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IMPRESSIONNISME
IMPRESSIONNISME

La révolution apportée dans la peinture par l’impressionnisme est un de ces événements au cours desquels l’homme apparaît comme prenant conscience de son caractère temporel: il se situe dans le temps, se saisit dans le temps. Une telle prise de conscience s’est produite de façon particulièrement aiguë dans le dernier quart du XIXe siècle, et l’impressionnisme en est une manifestation. Mais non la seule, car non seulement la peinture mais tous les arts de l’espace ont, dans cette période, tendu à devenir des arts du temps. La sculpture qui est, essentiellement, pétrification du temps, s’efforce, sous la main de Rodin, de contrarier sa nature propre, de rompre son immobilité, sinon d’embrasser en celle-ci différents instants d’un mouvement. Cette volonté paradoxale du sculpteur constitue le principal moteur de son génie, sa détermination majeure, ainsi qu’il ressort de magnifiques propos recueillis par Paul Gsell dans L’Art.

Plus tard, après que cette intention d’exprimer le temps aura bouleversé les arts plastiques, elles apparaîtra dans l’art qui est pourtant l’art temporel par excellence: la musique. Mais les formes par lesquelles celle-ci exerçait sa puissance de développement semblaient souvent courir le risque de se raidir dans du convenu et du mécanique, de se configurer, c’est-à-dire de se fixer dans le milieu qui leur est contraire: l’espace, ou une sorte d’espace. La révolution produite par le génie de Debussy les situe expressément dans la liberté du temps, leur imprimant des modulations excessivement subtiles et comme imprévisibles et surprenantes. Une telle nouveauté devait venir d’un créateur n’écoutant de conseils que «du vent qui passe». Elle consistait donc en une réaffirmation de la nature spécifique de la musique, en une restitution, par des moyens inédits, de la musique à son élément. Et si l’on veut faire référence à une révolution analogue qui s’effectuait alors dans un autre domaine, celui de la philosophie, on dira que, en s’affranchissant de la temporalité arithmétique, la musique est devenue expression de la durée bergsonienne. Enfin, en poésie, le symbolisme et le vers libre ont, pareillement, tenté de rendre, par de quasi imperceptibles glissements de rythmes, de silences, de séquences verbales, les plus secrets et nuancés déroulements de la rêverie subliminale. Tout cela est du règne du temps, dépendance du temps, exploration du temps.

1. Une philosophie du changement

Au milieu du siècle, Baudelaire avait découvert l’héroïsme de la vie moderne et introduit dans la méditation du beau l’idée de modernité. L’esprit, en concevant cette idée et en s’y tenant, choisit la position la plus propre à percevoir le temps en son essence, c’està-dire en son écoulement. Position difficile et restreinte, véritablement critique , coincée entre le plaisir de se réfugier dans la nostalgique répétition du passé et celui de se projeter et de se complaire dans les exaltantes perspectives de l’avenir. Le sentiment du présent, au contraire, s’accompagne d’une constatation de précarité. Il n’a pas le loisir de s’épanouir; il n’est ni attendrissant comme le sentiment du passé, ni réconfortant comme celui du futur. Le regret et l’espérance sont également délectables: l’appartenance à un présent qui, de nature, est menacé, qui incessamment s’arrache à un passé périmé et s’altère en un avenir incertain suscite, au contraire, des réflexions pénibles et douloureuses, crée un état de profonde mélancolie. Il y a une profonde mélancolie à se connaître transitoire. La seule consolation, c’est qu’une telle connaissance mérite, elle aussi, le qualificatif d’héroïque, celui-là même qu’elle attribue aux scènes, aux personnes, aux mœurs, aux costumes de l’actualité, à ses modes, ce dernier terme devant être doublement entendu, en son sens masculin, de manières d’être et en son sens féminin d’artificielles frivolités saisonnières imposées par la société.

Situé dans le temps, l’artiste ne peut que voir la nature suivre elle aussi le cours du temps. Telle sera la grande innovation de l’impressionnisme. Il ne s’intéresse, dans la nature, qu’à ses changements selon la lumière, le climat, le mois, l’heure, autant d’agents dont l’effet est de dissoudre les contours des choses, d’effacer tout ce qui définit et immobilise. Aussi porte-t-il toute son attention sur les accidents météorologiques: neiges, brouillards, inondations, dégels, débâcles, ainsi que sur les forces les plus fluides de la nature: l’air, l’eau, les rivières coulant, les flots de la mer déferlant contre les rochers. L’atmosphère, les ciels, les éléments, l’élément, cela dans quoi l’on baigne et où l’artiste ne se donne plus pour tâche de distinguer et signifier des objets, mais dont il sent et veut faire sentir la souveraine et comme magique énergie métamorphosante.

La révélation, en Europe occidentale, et particulièrement en France, des estampes japonaises a conjugué son influence avec ce sentiment de l’universel devenir. Elle s’est produite en France à la suite de faits, tels que la découverte fortuite de quelques-unes de ces estampes utilisées, dans le commerce, pour envelopper la marchandise, et la fondation, en 1862, de la boutique de curiosités extrême-orientales des époux Desoye au Palais-Royal. Parmi les premiers artisans de la vogue prodigieuse qui allait s’ensuivre, on compte Edmond de Goncourt, Bracquemond, Duret, Degas, Huysmans, Geffroy, Chesneau, Roger Marx. Une estampe figure sur le mur du cabinet de travail de Zola dans le fameux portrait peint par Manet. Ces estampes si singulières sont du style de l’Ukiyo-e , école à cheval sur le XVIIIe et le XIXe siècle, et qui compte Utamaro, Hokusai, Hiroshige parmi ses maîtres. Ukiyo-e se traduit par peinture du «monde flottant», du «monde changeant». C’est le monde des femmes, du théâtre et des maisons de plaisir, des lieux en marge où tout est grâce, galanterie, légèreté, mode. Les thèmes vont s’élargir à ceux de tout le monde extérieur: la rue animée, sous le soleil ou sous la pluie, d’une multitude frémissante de vie, les anecdotes de l’existence quotidienne, et surtout le paysage. Celui-ci aussi apparaît sous divers aspects, donc comme la mobilité même. Les maîtres japonais pratiquent l’art des séries . Un même site, tel le mont Fuji, est reproduit en d’innombrables vues au gré des saisons et des heures. Ce n’est pas seulement le découpage arbitraire et les perspectives obliques et angulaires de cet art qui émerveilleront de façon décisive les impressionnistes, mais aussi la philosophie qui l’inspire et qui est une philosophie de la mutabilité des spectacles. De quoi conclure sans doute à la mutabilité des choses.

L’agent principal de cette mutabilité est la lumière solaire, sur quoi il faut interroger les physiciens. En 1839, Eugène Chevreul avait publié son ouvrage De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture . De ce livre capital, des publications qui lui succédèrent, de toute la suite des études et des expériences de Chevreul sur la décomposition de la lumière par le prisme et sur le cercle chromatique, la peinture devait retenir que les couleurs ne sont pas la propriété des choses, qu’il n’y a pas de ton local, que toute couleur perçue appelle sa complémentaire. Le noir n’existe pas, tout est coloré, jusqu’aux ombres, lesquelles peuvent être, par exemple, violettes. Ainsi, le monde est-il en constante activité chromatique: il n’est même que cette activité, il est un jeu perpétuel de couleurs. De grands peintres, qu’il faut classer avant tout comme des habitants, des princes du royaume des couleurs, Constable, Delacroix, ont eu la familiarité de ces comportements, de ces pouvoirs et de ces aventures des couleurs et les ont, jusqu’à l’obsession, observés et médités. Delacroix avait préparé une visite à Chevreul; il dut la remettre à cause de son mal de gorge invétéré. Trente-quatre ans après, en 1884, Signac, une première fois seul, puis un peu plus tard en compagnie d’Angrand lui rendit cette visite manquée. Mais l’illustre savant avait alors quatre-vingt-dix-sept ans, et les deux néo-impressionnistes ne purent tirer de celui qui avait possédé la loi et la clef des couleurs rien de plus que ce qu’ils en savaient déjà. En tout cas, néo-impressionnistes, comme leurs aînés impressionnistes, se reconnaissent de cette lignée pour qui – artistes ou savants – le monde extérieur est un monde de couleurs.

Non seulement les couleurs agissent les unes sur les autres jusque dans les moindres parties de la surface à couvrir, mais encore, selon le temps qui passe, dans la réalité même et les diverses parties du paysage à représenter. Si un même site, un même ensemble de choses se colore différemment selon la marche du temps, c’est que les couleurs ne sont pas attachées aux choses comme des épithètes homériques, mais constituent les choses mêmes, l’ensemble des choses, la réalité en infini changement.

Lorsque ce n’est pas la lumière naturelle qui produit ces chatoiements et ces diaprures et qu’on a affaire à la lumière artificielle des villes, l’effet d’enchantement est le même. Le gaz fait scintiller le bal nocturne de Montmartre comme le soleil estival une partie de canotage à Bougival ou à Chatou. Sous les deux éclairages, et au théâtre sous les feux de la rampe, et à la campagne parmi les plaisirs du jardin, une fête de la modernité est célébrée, un instant éphémère présent. Sans doute découvrira-t-on ici une contradiction entre cette joie cosmique, l’une des plus vives et éclatantes qu’aucun art ait jamais chantée, et la conscience poignante du caractère passager de cette joie. Voici un art qui a conféré à la lumière le pouvoir absolu sur le monde, mais pour lui faire éclairer la fugacité de toutes choses en ce monde. Et sans doute retrouvera-t-on en cette contradiction le mot final de la philosophie de l’impressionnisme dont on a laissé entendre plus haut qu’il était mélancolique.

Cette philosophie prendra une singulière résonnance enfin dans l’âme du poète Jules Laforgue qui mourra en 1887 et dont les notes posthumes de critique d’art portent principalement sur l’impressionnisme. Chacun des grands mouvements esthétiques du XIXe siècle et du début du XXe en France a eu la chance de trouver son meilleur exégète dans l’un des plus grands poètes du temps: l’art romantique en Baudelaire, le cubisme en Apollinaire, et, entre les deux, l’impressionnisme en Laforgue. Pour celui-ci, en outre, c’est dans toute son œuvre, c’est dans son lyrisme même que s’épanouit la pleine signification de l’impressionnisme. Mieux que nul autre de ses contemporains il a représenté la sensibilité fin-de-siècle et mérité le titre qu’il se donnait lui-même de «dernier des poètes». Moderne, et forçant à l’extrême le caractère fatal, crépusculaire et décadent de la modernité, il formule sa vaste considération métaphysique en parodie des chansons du Chat-Noir . Sa pensée, héritière de Schopenhauer et, par conséquent, du bouddhisme, révèle le sens suprême de l’impressionnisme: cette mince superficie de fragiles et délicieux reflets, cette apparence, c’est le voile de Maya, c’est l’Illusion.

Il est naturel que cette comédie philosophique s’incarne dans une figure de femme. Ce sera la petite Ève fin-de-siècle qu’on rencontre à tous les détours des poésies de Laforgue, mais aussi la nymphe de ses Moralités légendaires , la nymphe figure évasive par excellence, en fuite perpétuelle à travers toute la littérature symboliste et qui s’évapore en fantôme, en ombre, en néant comme dans L’Après-midi d’un faune de Mallarmé et surtout dans son Nénuphar blanc . Ce dernier texte est peut-être celui, de tous ceux du temps, qui ressemble le plus à l’une de ces images impressionnistes qui chantent le poème de l’Eau.

2. L’œil impressionniste

Un art tel que l’impressionnisme s’oppose totalement aux conceptions qui ont tendu à faire de l’art une tentative de définition, d’organisation et de restructuration du monde par l’intellect. Pour l’impressionnisme, l’art n’est en rien cosa mentale , rien ne diverge plus que lui de toute aspiration à un classicisme. C’est un art éminemment matérialiste, conforme en cela à une époque de scientisme et d’évolutionnisme, et Laforgue va au fond des choses en intitulant la première de ses notes d’esthétique: Origine physiologique de l’impressionnisme. Toute la volonté cosmique, s’incarnant dans l’organisme humain, aboutit à l’œil. Et à l’œil le plus subtil qui ait jamais pu se former à l’exercice le plus raffiné de son pouvoir de perception, l’œil impressionniste. «L’œil, une main», disait souvent Manet, selon ce que rapporte Mallarmé dans un de ses médaillons . Cette formule d’une fulgurante concision, si elle convient à l’art de Manet, résumerait encore plus justement la promptitude de ce que fut, pour les impressionnistes, le trajet de la perception au geste pictural. En fait ce trajet se contracte en immédiateté. Opération instantanée, exclusivement physique, contenue toute en de la matière.

Certes, cette perception se complète de sensation et de tous les effets d’ordre émotionnel que comporte le terme impression. Impression, soleil levant , tel est le titre d’un des tableaux que Claude Monet présente en 1874 au premier salon du groupe des jeunes artistes qui va devenir la nouvelle école. On en tirera l’étiquette sous laquelle ils consentiront à se ranger. «Impression, s’exclame un des joyeux lurons de la presse boulevardière qui tant se tordirent de rire à cette exposition, impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans...» En effet, les formes diffuses et les tonalités exquises perçues par l’œil impressionniste et aussitôt transcrites ne laissent point de répandre dans l’esprit du spectateur un sentiment lui-même vague, où l’on ne peut s’empêcher de reconnaître un plaisir, un plaisir d’ordre poétique. Et le critique d’art en question se déclarait lui-même «impressionné», tout en s’esclaffant à l’idée que pareil accident ait pu lui arriver. Sans doute ne concevait-il point que la peinture pût produire une émotion. Mais l’important en l’affaire, c’est que les impressionnistes, à leur première manifestation, ont imposé une certaine analyse, très précise, du phénomène pictural et admis que celui-ci aboutissait à produire dans la conscience du spectateur un effet de caractère affectif. Seulement le point de départ de l’opération est strictement physiologique. L’auteur de l’opération s’est tout entier concentré dans son organe optique.

Cette attitude matérialiste avait été préparée par le réalisme, celui de Courbet, celui aussi de l’école de paysagistes qui s’était développée depuis le XVIIIe siècle et qui pratiquait la peinture sur le motif, la peinture de plein air. Non sans raison, Raymond Cogniat, dans son ouvrage, Les Impressionnistes , insiste sur l’invention du tube de couleur qui, dès avant le milieu du XIXe siècle, permit à l’artiste de sortir de son atelier sans avoir à traîner un encombrant équipement, et d’affronter la nature jusqu’à la fin de son œuvre. À la lumière de l’atelier se substitue la lumière universelle; les ombres, les lueurs blafardes, les contre-jours bitumeux, tous les éclairages d’école s’abolissent, le regard du peintre comme celui du spectateur entrent dans le paradis de la peinture claire.

Dès lors, toute la géographie de la France se représente en images. La campagne des environs de Paris, la forêt de Fontainebleau sont illustrées par des hommes fuyant la ville, cherchant, isolés ou entre camarades, les recueillements de la solitude. Corot est le type parfait de ces amants de la nature, un continuel promeneur, qui, dans toutes les villes, toutes les campagnes de la province, découvre un coin capable de produire une impression sur le spectateur, non seulement objective, mais subjective, puisque, déjà, sur l’artiste lui-même le paysage en a produit une – une impression que, dans certains titres de ses tableaux, il appellera souvenir . Mais pour ce qui est des impressionnistes, une région aura leurs faveurs, une région humide, à la lumière mouillée et sans cesse changeante, l’Île-de-France, la vallée de la Seine, les côtes normandes. Deux précurseurs importants sont à évoquer ici: le hollandais Johan Barthold Jongkind (1819-1891), peintre très original, à la capricieuse écriture souvent japonisante et dont la carrière fantasque et tragique débuta sur les rivages de la Manche. Et Eugène Boudin (1824-1898), né à Honfleur, dont Baudelaire loua les ciels immenses et mouvants, dont le lyrisme s’exalte en proportion inverse de la dimension menue, gracieuse et drôlatique des personnages qui animent ses plages. Il rencontra au Havre le jeune Claude Monet et l’initia à la peinture. Argenteuil et ses bords de Seine resteront un des hauts lieux de l’impressionnisme à ses débuts, avec les séjours qu’y firent, travaillant en commun, Manet, Monet et Renoir. Tout près de là, autre haut lieu: Pontoise. L’atmosphère de cette vallée et des plages normandes se prolonge en Angleterre. On sait les étroits rapports de Delacroix avec l’Angleterre, son amitié avec Bonington, tout ce qui rapproche son art de coloriste de celui de Constable pour qui le vert – la couleur même de la nature – n’est pas une teinte abstraite ni uniforme, mais une modulation infinie. Pendant la guerre de 1870, Monet et Pissarro, fuyant devant l’avance allemande, se réfugient à Londres, s’enchantent de sa lumière, de ses brouillards, des peintres anglais. Turner les intéresse, mais ils se sont défendus d’avoir subi son influence, ainsi qu’on l’a dit. Et, pourtant, les historiens doivent voir en Turner, objectivement, un grand annonciateur de l’impressionnisme – peut-être moins de sa technique que de son esprit et de sa poésie. Il avait, certes, un œil de coloriste, et de puissant coloriste; plus encore un œil de visionnaire. Et ses images sont éclairées d’une lumière chimérique, mêlant en un vertigineux chaos les éléments déchaînés. À ceux-ci se sont joints, dans une célèbre toile, Pluie, vapeur et vitesse (1844), les démons industriels du siècle. Les Gare Saint-Lazare de Monet traiteront le même thème. Ainsi la sensibilité des poètes les plus raffinés ne fait-elle aucune différence entre la poésie des forces naturelles et la poésie, celle-ci toute neuve, insolite, méconnue, inconcevable, du progrès technique moderne. C’est que l’œil au degré d’acuité où l’ont porté l’impressionnisme et ses initiateurs n’a cure de choisir des sujets, de les choisir de préférence nobles et poétiques, mais s’applique, en toute équanimité, aux multiples aspects du spectable universel.

3. Les événements de l’impressionnisme

Depuis le Salon des Refusés (1863), initiative libérale de Napoléon III, Manet est le peintre que la presse, les pouvoirs académiques et le publics ont voué à l’exécration. En quoi il succède à Courbet, lequel, non seulement se proclamait le fondateur de l’école réaliste, mais encore se faisait honnir pour ses opinions sociales. Manet est, lui aussi, un réaliste, peut-être de façon encore plus affirmée puisque aucune intention extrapicturale ne s’ajoute à sa stricte présentation de la chose vue. Il est d’ailleurs républicain de cœur et ne s’en cache point, tout en appartenant à la haute bourgeoisie parisienne et en s’étonnant du mépris où le tient le monde de l’art officiel. Mais en ces contradictions un fait s’impose: l’irréductible singularité de son génie qui a fait de lui l’instaurateur de cette idée toute simple, mais qui ouvre l’histoire de l’art moderne: à savoir que la peinture n’est pas autre chose que la peinture, qu’elle n’exprime rien d’autre qu’elle-même. Telle est la peinture que fait Manet; aussi exige-t-elle des dons de peintre absolument extraordinaires et, pour reprendre la formule plus haut citée, un œil et une main d’une exceptionnelle puissance. C’est là une raison – l’autre étant qu’il est décrié par la société – pour que les jeunes peintres se groupent autour de lui. Ainsi font, dans les dernières années de l’Empire, Monet, Sisley, Bazille, Renoir, qui sont entrés en 1862 à l’atelier de Gleyre, puis Pissarro, et Cézanne arrivé à Paris retrouver son camarade d’enfance, Zola. On se réunit le vendredi soir au café Guerbois, avenue de Clichy, non loin de l’atelier de Manet. D’autres artistes et hommes de lettres viennent grossir cette «école des Batignolles »: Fantin-Latour, Degas, le paysagiste Guillemet, le graveur Desboutin, Stevens, Duranty, Zola, Zacharie Astruc.

Les idées du groupe sont tout imprégnées de réalisme. Les premiers tableaux des jeunes peintres sont donc de cette tendance, mais avec déjà, la prédominance des tons clairs et de subtils effets de lumière. Frédéric Bazille (1841-1870), qui sera tué à Beaune-la-Rolande, peut apparaître comme bien représentatif des complexités et des promesses de la jeune peinture de cette période. Méridional, il a le goût des contours nets et de la situation des objets et des personnages dans l’espace, et n’est donc point disposé à les laisser s’y dissoudre, si peu que ce soit. Mais on peut le ranger parmi les pré-impressionnistes à cause de ce sentiment même de l’espace, à cause de sa vision vaste et allègre, de sa passion pour le grand air et la pleine lumière, et à cause de la sonorité que produisent en un tel climat les robes et les feuillages. Tout cela va de pair avec un tableau tel que les Femmes au jardin (1866-1867) de Monet.

La première exposition du groupe, érigé en Société anonyme coopérative d’artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc., s’ouvrit à la galerie du photographe et très étonnant personnage Nadar, 35, boulevard des Capucines, le 15 avril 1874. Parmi les participants – une trentaine –, figuraient Boudin, Cals, Cézanne, Degas, Guillaumin, Monet, Berthe Morisot, Camille Pissarro (1830-1903), Renoir, Rouart, Alfred Sisley (1839-1899). Manet avait refusé de s’associer à ses jeunes amis. Jusqu’à sa mort, en 1883, il maintint son refus de participer à leurs expositions. Il supportait mal cette condition de perpétuel refusé qu’il partageait avec eux. Quelques exceptionnels succès au Salon le confirmaient dans son naïf espoir de se voir un jour reconnu et consacré. Et néanmoins il en était de cette cohorte d’artistes qu’on aurait déjà pu qualifier de «maudits». Il leur était si étroitement lié que, lui, leur maître, devait subir leur influence. Sa volonté essentielle, qui était de faire de la peinture qui ne soit que peinture et, pour cela, de capter la vérité des objets et des êtres, leur pleine et suffisante évidence, l’avait amené à garder dans leur représentation comme une trace ou un souvenir de ce que sont objets et êtres dans la pérennité des musées. Il y avait, dans ses œuvres, une destinée de chefs-d’œuvre et qui les rangeait, principalement, du côté des chefs-d’œuvre hollandais et espagnols. D’où cette fixité frontale de ses images, d’où un découpage péremptoire soulignant leur force de présence. La compagnie des impressionnistes l’inclina à assouplir toute cette gravité, à éclaircir une palette où il y avait souvent du sombre et du noir. Surtout ce qui contribua à ce renouvellement de son art, l’un des plus puissants arts de peintre qui ait jamais été, ce fut la rencontre d’une créature merveilleuse dont la peinture était féminine par excellence, toute en blancheurs et en clartés, Berthe Morisot (1841-1895). Il fit maintes fois son portrait, notamment dans le Balcon . En 1874, elle entra encore plus avant dans son intimité en épousant son frère Eugène Manet. En tout cas, on peut, on doit reconnaître que, dans beaucoup de toiles de la seconde partie de sa carrière, Manet est un impressionniste. Il appartient à l’impressionnisme, à son climat cristallin et délectable.

L’exposition de 1874 fut, on vient de le dire, un scandale. L’année suivante, le groupe organisa à l’hôtel Drouot une vente aux enchères. Le résultat fut pitoyable: 11 491 francs, dans lesquels il fallait compter les toiles rachetées par les artistes et par leur ami et marchand de la première heure, Durand-Ruel. À la vente de la collection Hoschedé en 1878, les prix des toiles impressionnistes descendent plus bas encore, ou plus bas qu’ils devaient jamais descendre: Manet de 500 à 800 francs; Monet de 50 à 505 francs; un Renoir fait 31 francs, un Pissarro 7 francs. Les débuts de l’impressionnisme marquent un des moments les plus aigus du conflit qui s’est produit à la fin du XIXe siècle entre le goût bourgeois et la création artistique. Et cela s’est traduit par une lamentable misère pour la plupart de ces jeunes créateurs, surtout Monet, Pissarro, Sisley. Ce dernier, dont le père négociant venait d’être ruiné, connaîtra particulièrement la malchance et la défaveur. Cet homme discret, artiste d’une sensibilité exquise, mourra trop tôt pour avoir reçu sa part des premiers succès de la nouvelle école. Il ne peut, dans les débuts d’une carrière qui ne s’améliorera point, que partager les infortunes de ses camarades accablés de charges, tel Monet qui s’est marié. Ceux-là, leurs compagnons les plus aisés les aident, et aussi quelques premiers, très rares, amateurs, Caillebotte, Chocquet, le Dr de Bellio, le baryton Faure, le pâtissier Murer.

Les expositions impressionnistes se sont succédé à peu près d’année en année: la seconde et la troisième en 1876 et 1877; la quatrième en 1879, suivie d’une autre à chacune des années suivantes, jusqu’à la septième en 1882. En 1886 a lieu la huitième et dernière.

Cette suite de manifestations témoigne, de la part des impressionnistes, d’une héroïque ténacité. Les injures et les sarcasmes des journalistes se conjurent contre eux avec la misère sans les désespérer. Leur troisième exposition en 1877, rue Le Peletier, présente les plus merveilleux Sisley, dont l’Inondation à Port-Marly , et les plus éblouissants Renoir, dont la Balançoire et le Bal du Moulin de la Galette . Des écrits paraissent, de Théodore Duret, de Georges Rivière, qui expliquent et soutiennent leur art. Leurs ennemis ne désarment point. C’est à partir de 1880 que quelques signes favorables commencent d’apparaître. Renoir et Monet trouvent un amical accueil chez Charpentier, l’éditeur de Zola et de Daudet. Renoir devient aussi le familier de la famille Bérard et passe des jours, heureux pour lui, fructueux pour la peinture, dans sa propriété de Wargemont. Manet obtient une médaille au Salon de 1881 et, l’année suivante, la Légion d’honneur, grâce à son ami Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts dans le ministère Gambetta. Le Salon s’est également ouvert à Renoir et a admis son portrait de Jeanne Samary et celui de Madame Charpentier et ses enfants . Mais on continuera de bouder Pissarro et Sisley. Quant à Cézanne, il demeurera plus longtemps encore un objet d’horreur.

Renoir et Sisley sont absents de la quatrième exposition (1879), et un nouveau venu apparaît: Gauguin. L’année suivante, nouvelle absence de Renoir et Sisley, et absence de Monet et de Cézanne.

D’interminables chamailleries agitent le groupe. Aux réunions du Guerbois ont succédé celles de la Nouvelle Athènes, un petit café de la place Pigalle. Mais la plupart des anciens camarades demeurent dans le coin de banlieue où ils se sont fixés et qu’ils illustrent pour la plus grande gloire de l’art français. Degas, esprit essentiellement urbain, parisien impénitent, y va régulièrement, avec de nouvelles figures de connaissance. La prochaine dislocation du groupe se fait sentir, malgré les généreux efforts de Pissarro pour en maintenir l’unité. À la huitième et dernière exposition (1886) qui se tient au-dessus du restaurant de la Maison Dorée , rue Laffite, on ne trouve plus Renoir, ni Monet, ni Sisley, ni Caillebotte, mais Odilon Redon, Signac et Seurat. Le premier de ces trois noms montre comment des charmes purement chromatiques, ceux que l’impressionnisme avait dégagés d’une très exacte observation de la réalité, peuvent s’abolir au profit de charmes d’une toute autre espèce, non plus physique, mais métaphysique, et du ressort de l’imagination et du rêve. La publication d’À Rebours de J.-K. Huysmans marque ce tournant. Les deux autres noms, Signac, Seurat, signifient le dernier avatar de l’impressionnisme: le néo-impressionnisme. Après quoi c’en sera fini de celui-ci. D’autres choses vont naître.

Longtemps encore, la haine et la fureur s’acharnent sur cette période de création artistique, considérée comme l’une des plus glorieuses que la France ait connue. En 1890, l’État refuse avec énergie le don de l’Olympia de Manet au Louvre. Monet ouvre une souscription publique pour acheter l’œuvre et l’offrir à l’État, obliger celui-ci à l’accepter au Luxembourg; enfin, grâce à l’autorité de Clemenceau, elle entre au Louvre. Un même refus encore plus violent, et soutenu par l’Institut dont Gérome s’est fait le véhément porte-parole, a repoussé, en 1894, le legs Caillebotte. On finit néanmoins par l’accepter après une pudique épuration. Sur soixante-cinq chefs-d’œuvre de l’impressionnisme, quarante-huit seulement échappèrent à la condamnation et le reste s’en fut vers les musées étrangers.

4. Divergences et variations

Degas et Toulouse-Lautrec

Qui examine de près les querelles intestines du groupe constate tout d’abord qu’elles sont dues à des différences de tempérament et croit devoir distinguer la plus vive de ces différences en la personne de Degas. Celui-ci s’est toujours montré réticent devant l’opinion générale du groupe, réfractaire à ses plans et ses intentions. Peut-être serait-ce avec Pissarro que cette opposition se marque plus particulièrement. Peut-être est-ce avec cet homme qui est en relations avec les milieux anarchistes et qu’inspire le souffle d’humanitarisme et d’apostolat de tant de grandes figures juives, que Degas, parisien d’origine aristocratique, esprit critique, incisif, amer, de tendance réactionnaire, peut se sentir le plus en opposition. L’opposition s’étend au plan plastique, Pissarro, «l’humble et colossal Pissarro», comme l’appelle Cézanne, est un amoureux de la nature. Il l’aime d’un cœur candide et tendre. Le site qu’il contemple, il l’appronfondit par ses routes tournantes, il se confond avec ses mouvements de terrain et de végétation. Souvent il y ajoute une paysanne, c’est-à-dire une figure humaine. Par là il rejoint son grand aîné de Barbizon, Millet. Degas ne connaît guère la nature que par les courses. Ou par le corps de la femme, qu’elle se lave en son tub ou danse sous les feux de la rampe de l’Opéra et ainsi se contorsionne au gré d’un œil inlassablement curieux. Cette curiosité des gestes les plus forcés s’excite aussi à des recherches de métier, savamment, passionnément. Comme s’il s’impatientait d’avance de la douloureuse cécité qui accablera sa vieillesse, ces recherches aboutissent à des irisations, à des flambées de plus en plus fantastiques. C’est aussi un dessinateur, élève de Lamothe, lequel fut élève d’Ingres, et cela le situe dans une tradition complètement différente de celle de ses camarades, ces derniers se réclamant de Delacroix. Et ce qu’il a emprunté aux Japonais est encore de l’ordre du dessin: ce sont leurs mises en page coupées, leur géométrie bizarre. En résumé, il y a un point sur lequel il est vraiment hétérogène à l’impressionnisme: le plein air. Fromentin estime qu’on s’est mis à accorder au plein air une importance excessive. Duranty, dans une brochure sur La Nouvelle Peinture (1876), défend celle-ci de ce reproche, quoique de façon assez insidieuse, et surtout la considère comme un effort valable, mais nullement réalisé . Duranty est un ami de Degas et un romancier réaliste. Déjà le terme réalisme est remplacé en littérature par le terme naturalisme. C’est le nom de l’école fondée par Zola et les romanciers qui se réunissent autour de lui dans les Soirées de Médan (1880). Le naturalisme, dans son développement, ne peut que s’éloigner de l’impressionnisme. Ainsi Zola se montre-t-il à l’égard de l’impressionnisme plus critique encore – et plus franchement – que Duranty. Tempérament de puissant romancier, mais non pas tempérament artiste, il semble qu’il n’ait rien compris à une peinture qu’il avait commencé par défendre et qui, finalement, l’a déçu. Toutes ces précieuses fantaisies chromatiques ne sauraient que laisser mécontents et insatisfaits des hommes dont l’œil veut voir autre chose: à savoir la réalité sociale, quotidienne, vulgaire, grise. C’est pourquoi Degas peut leur plaire par la vérité féroce des gestes qu’il reproduit, ceux des rats de ballet, ceux des repasseuses. C’est aussi pourquoi Degas s’est entiché de Jean-François Raffaëlli et s’escrime à introduire ce petit anecdotier, d’ailleurs assez cocasse, dans le groupe des impressionnistes qui n’en veulent à aucun prix.

Au reste, il ne fait pas de doute que ce goût de la rue, de la banlieue, du plaisir populaire, de la modernité enfin, se retrouve dans tout l’impressionnisme, comme plus tard chez les Nabis. Mais il éclate avec une force prodigieuse chez un artiste, qu’on ne peut séparer de Degas qu’il admirait: Toulouse-Lautrec. Il est, lui aussi, un aristocrate, issu d’une grande famille du pays d’Oc. Deux fractures successives des deux fémurs en ont fait un misérable nabot, qui se consolera en se confinant dans les lieux en marge et plus ou moins mal famés de la société, les lieux de la noce, Montmartre, les cafés-concerts, les cabarets, le cirque, les bordels. Extraordinaire existence où se mêlent stoïcisme et bouffonerie, en même temps qu’une cruelle pitié. Cette œuvre éminemment objective implique donc aussi une pathétique subjectivité. La leçon du japonisme y apparaît, bien qu’admirablement intégrée, et un art du dessin assurément l’un des plus décisifs et magistraux qui ait jamais été. Un art fait pour ce genre tout moderne qui se situe dans la rue, sous l’œil du passant: l’affiche. Les silhouettes de Lautrec, jaillies d’un trait si péremptoire, si caractérisé qu’il est proche de la caricature, annonçent un style qui dominera l’Europe une quinzaine d’années plus tard: l’expressionnisme.

L’évolution de Renoir

De telles divergences se manifestent donc dans l’impressionnisme en tant qu’école. D’autres se manifestent dans la carrière même de certains impressionnistes en tant que personnalités individuelles. C’est ainsi que Renoir qui aura, à ses débuts, donné les images les plus éclatantes, chatoyantes, prestigieuses de la fête impressionniste, se convertit au dessin. La «cassure», comme il le rapporte à Vollard, s’est produite en 1883, à la suite d’un séjour en Italie où Raphäel et Pompéi l’ont frappé. Ce sera sa période «ingriste», ou «aigre». Puis il se dégage de cette purgation, mais n’en revient point pour autant aux enchantements atmosphériques. Au contraire, toute la dernière période de son existence, période de plénitude sensuelle, est occupée par les nus nacrés, puis par ces fameux grands nus couleur groseille qui tendent à la forme sculpturale et, d’ailleurs, s’accompagnent de toute une œuvre de sculpture.

L’impressionnisme absolu: les «Nymphéas»

Mis à part Sisley, dont l’œuvre brève s’est tenue conforme à l’impressionnisme proprement dit, et Pissarro qui y reviendra après une courte adhésion au néo-impressionnisme, il faut reconnaître que celui qui, tout au long d’une longue existence, sans réticence ni déviation aucune, lui est demeuré fidèle, c’est Claude Monet. Sa maturité, puis sa vieillesse n’ont fait qu’accentuer son impressionnisme, pousser celui-ci à l’extrême de son développement logique. Il est le plus impressionniste des impressionnistes. Avec sa série des Cathédrale de Rouen , la magie impressionniste s’attaque, paradoxalement, à ce qui lui est le plus antinomique: la pierre, le monument. Mais c’est avec les Nymphéas que cette magie atteint son point suprême, ou se perd dans sa conséquence ultime, qui est fluidité et déliquescence. Le vieux maître s’est retiré à Giverny: il concentre ses regards, menacés par la cataracte, sur les herbes et les fleurs de son jardin et sur un bassin qui deviendra l’alambic d’une prodigieuse mixture alchimique de plantes, de reflets et d’eau. Parmi les amis qui viennent le visiter au cours de cette extraordinaire opération de la pensée picturale, il faut noter Georges Clemenceau, son voisin de campagne, l’ami et le défenseur passionné des grands créateurs maltraités par le siècle. Avant, après et même pendant la guerre qu’il a décidé de «faire» – et de gagner –, il passe de longues heures auprès de Monet, assiste à son suprême combat avec l’ange de la lumière. Le vieil artiste et le vieil homme d’action se sont profondément entendus, et un émouvant témoignage en demeure dans le livre que ce dernier a écrit sur son ami et ses nymphéas.

L’obsédant commerce que le regard de Monet a entretenu à toutes les phases du jour et de l’année avec ce miroir enchanté produisit à partir de 1887, semble-t-il, un nombre très considérable de toiles, puis le grand ensemble décoratif qui était son rêve ultime – et le rêve ultime de l’impressionnisme –, et pour l’exécution duquel il se fit construire et aménager un énorme atelier. Cet ensemble fut donné à la France et installé à l’Orangerie des Tuileries dans des conditions et avec un éclairage étudiés et décidés par Monet lui-même. Mais il mourut en décembre de l’année 1926, quelques mois avant le vernissage officiel qui eut lieu en mai 1927.

Le néo-impressionnisme

En 1884, fondation de la Revue indépendante , avec Félix Fénéon, qui sera suivie de toute la floraison des «petites revues» du symbolisme; exposition du «groupe des XX» à Bruxelles; fondation du Salon des Indépendants , dont la première manifestation, dans une baraque, aux Tuileries, groupe Redon et une nouvelle équipe: Angrand, Dubois-Pillet, Henri-Edmond Cross, Seurat, Paul Signac (1863-1935), président de l’association. Cet événement est encore un pas en avant vers la liberté de la création artistique, vers la rupture définitive de l’art vivant avec les goûts surannés du public, les institutions et le despotisme de l’art officiel, les doctrines et les pratiques du pompiérisme.

Seurat et ses camarades ont repris l’étude des physiciens Chevreul, Maxwell, Rood, Helmholtz, et leur ami Charles Henry, directeur du laboratoire de physiologie des sensations à l’École pratique des hautes études, commentateur de Léonard de Vinci et de Léon Battista Alberti. À ce qui, pour la génération précédente, était pure intuition, succède la volonté de créer l’impressionnisme scientifique. Ainsi qu’en science, il y a en art une vérité à trouver et des principes à édicter. Cela se formule dans le texte de Seurat intitulé Ma méthode et dans le livre de Signac: D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme , paru en 1899 à la Revue blanche . Comme on l’a vu plus haut, c’est de Delacroix que se réclame l’école, mais aussi et surtout de la science, et il faut évoquer ici ces grandes époques d’humanisme qui ont eu le sentiment de l’harmonie universelle et aspiré à découvrir le fondement commun des lois de la nature et des activités de l’esprit. Le démon de l’analyse domine dès lors la peinture, et tout le visible macrocosme se réduit à une vibration de petites taches juxtaposées. D’où les noms de divisionnisme et de pointillisme souvent donnés à cette école par quoi l’impressionnisme se résume en code et en système avant d’expirer.

Mais le système n’est pas cause de l’expiration: il faut plutôt voir en lui une apothéose fournissant application et doctrine à ce qui avait été simple phénomène de vie. C’est que le néo-impressionnisme est lui-même phénomène de vie et que chez ses protagonistes il n’y a pas seulement une volonté législatrice, mais aussi une grande sensibilité créatrice. Une preuve suffisante en est donnée par les aquarelles de Signac, d’une si vivace fraîcheur, et une preuve plus éminente encore par le génie même de Seurat, lequel, prématurément disparu, a produit assez de chefs-d’œuvre pour apparaître comme l’un des plus purs et des plus grands de toute la peinture française. En lui se réalise cet accord de la raison et de la poésie, que l’on considère comme caractéristique de notre civilisation et qu’on appelle ordinairement le «miracle français». Cet art admirable ne s’est pas seulement exprimé par des marines, des vues de port et de grandes compositions, mais aussi par des dessins au crayon Conté qui ont accompli cet exploit d’atteindre à la lumière par des effets de noir.

À la dernière exposition des impressionnistes, Seurat qui y a participé sur l’invitation insistante de Pissarro présente sa vaste composition d’Un dimanche d’été à la Grande Jatte , qui fait scandale. C’est à son propos, plus peut-être qu’à celui des autres toiles de Seurat, qu’il faut noter que l’impressionnisme, tout en restant avec lui l’art des infinitésimales subtilités rétiniennes, implique une intention contradictoire et qui va s’affirmer et s’épanouir dans l’évolution immédiatement ultérieure de la peinture: une intention de construction. Les figures des promeneurs de la Grande Jatte présentent un aspect hiératique et comme religieux. La sensibilité aux prestiges de la lumière est toujours extrêmement aiguë, mais l’intellect joue son rôle, qui est de comprendre le mouvant, et pour cela de le figer.

Entraîné par son fils Lucien et aussi par la générosité de son esprit toujours ouvert à l’avenir, Pissarro pratique pendant quelque temps la technique divisionniste. Mais tant de science et de dogmatisme ne pouvait convenir à ce magnifique ingénu, à ce campagnard impénitent. Il revint à la manière de sa jeunesse, l’appliquant souvent dans ses dernières années avec le même bonheur et la même frémissante vivacité, à des sites parisiens, aux Boulevards, à l’avenue de l’Opéra.

5. La réaction contre l’impressionnisme

Le retour à la forme, si net chez Seurat, on l’a vu aussi s’exprimer dans la vieillesse de Renoir. Il s’est tout naturellement imposé à l’inverse d’un art dont la conséquence extrême devait être l’indéfini déroulement circulaire des Nymphéas , paradoxe et merveille par quoi l’art de peindre a pu paraître frôler de si près l’art musical. Mais toute l’époque est polarisée par la musique; la poésie, elle aussi, a cherché avec Verlaine «de la musique avant toute chose» et avec Mallarmé à «reprendre à la musique son bien». Une réaction était fatale. Elle se manifeste par Gauguin et Cézanne, qui ont parfois exposé avec les impressionnistes, mais se sentent des vocations tout opposées.

Ce qu’il y a d’exclusivement sensoriel, matériel chez les impressionnistes, cet art acéphale , choque Gauguin. «La pensée n’y réside pas.» «Ils cherchèrent autour de l’œil, dit-il encore, non au centre mystérieux de la pensée, et de là tombèrent dans des raisons scientifiques.» On ne saurait mieux résumer la singularité de cet itinéraire qui est allé de la plus totale sensualité à une ambition de système et à un excès d’abstraction. Gauguin et ses amis de Pont-Aven récuseront ces deux attitudes et aboutiront à une alliance, non moins paradoxale: celle du primitif avec un intellectualisme réduisant le monde à un plan bidimensionnel et avec une rigoureuse volonté de style. Il est certain que le fameux «Talisman», ce couvercle de boîte de cigares barbouillé sous la direction de Gauguin, au bois d’Amour, par Sérusier et que celui-ci a apporté à ses amis de l’académie Julian comme les tables de la nouvelle loi, marque une orientation de la peinture dans des voies tout à fait opposées à celles de l’impressionnisme. La couleur n’y obéit plus aux lois de l’optique: elle est un phénomène mental, elle est le fruit de la fantaisie intérieure. Aussi est-elle franche et pure, telle que jaillie du tube, sa combinaison avec d’autres couleurs, sur la surface à peindre, se fait selon les volontés de l’artiste et à des fins d’intense expressivité.

Cézanne n’a pas eu, dans ses commencements, des visées aussi lucides et résolues. Aussi bien cet homme de réflexion et qui créera un nouveau classicisme n’a-t-il jamais œuvré que dans le doute, le scrupule, la patience, la recherche passionnée d’une impossible «réalisation». S’il s’est trouvé dans le groupe des impressionnistes, c’est sur les instances du toujours chaleureux Pissarro. Mais à cette époque, il fait une peinture noire, lourde, étrangement romantique, qui n’a rien à voir avec l’impressionnisme. Et quand il sera engagé dans la voie de sa profonde vérité personnelle, il sera plus éloigné encore de l’impressionnisme: l’esprit de géométrie l’aura emporté chez lui, l’aura rendu maître de la nature. C’est de lui que s’inspirera expressément une révolution nouvelle, celle du cubisme.

Un troisième grand initiateur de l’art moderne est Van Gogh. Celui-ci, venant d’Anvers, arrive à Paris en 1886, l’année où s’achève la fête de l’impressionnisme. Mais les feux en brûlent encore. Van Gogh, après les sombres périodes nordiques de sa jeunesse, commence par l’étape de Paris sa marche vers le soleil, et tout de suite l’impressionnisme l’éblouit. Désormais il peindra clair. Mais ici encore, c’est une réaction contre l’impressionnisme qui se manifeste, une réaction non pas de l’intellect comme chez Gauguin et Cézanne, mais du cœur. Van Gogh est un amoureux éperdu des couleurs, de leurs jeux, de leurs drames, de leur valeur symbolique, de leur puissance émotive. Sa peinture déborde d’humanité, elle en atteint au paroxysme du tragique. Tandis que Cézanne est une des sources du cubisme, on doit considérer Van Gogh et aussi, d’une autre façon, Gauguin, comme deux sources essentielles du fauvisme et de l’expressionnisme.

6. Situation de l’impressionnisme dans l’histoire de l’art moderne

Que l’impressionnisme ait été suivi d’autres révolutions de sens contraire ne fait que témoigner de l’énergie de la création artistique dans cette période qui va du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe et, par conséquent, souligne, dans cette suite de géniales contradictions, l’importance de l’impressionnisme. Celui-ci occupe donc une place des plus considérables dans l’histoire de l’esprit et doit être étudié dans ce qu’on appelle aujourd’hui une diachronie.

Une première observation à faire en ce sens, c’est qu’il a été un phénomène exclusivement français. Il est une expression et une invention du génie français. Son rayonnement s’étend sur la France. Ses petits-maîtres, Lépine, Lebourg, Maufra, sont français, et c’est en France qu’on trouve à lui adjoindre des artistes tels que Monticelli (1824-1886) dont la mystérieuse fantaisie peut être classée dans les parages du lyrisme impressionniste. Mais à l’étranger il n’a pas eu d’influence directe. Son action a été autre. Ce n’est qu’avec les Anglo-Saxons qu’on lui trouve des affinités véritables et profondes. On a dit que le climat de l’impressionnisme était celui de la vallée de la Seine et des côtes de la Manche, donc proche du climat anglais. Sisley avait des origines britanniques. Un des fidèles impressionnistes et qui, avec Berthe Morisot, a apporté au groupe le concours de la grâce et de l’affectivité féminines, est une américaine, Mary Cassatt (1845-1927), peintre d’enfants et de maternités. Et l’un des proches compagnons de l’impressionnisme fut James Whistler (1834-1903), américain en même temps que grande figure parisienne, l’un des plus intimes familiers de Mallarmé. Les titres de ses tableaux suffisent à démontrer à quel point la sensibilité picturale tendait alors à se faire sensibilité musicale: Harmonie en rose ; Harmonie en vert ; Nocturne en bleu et argent ; Nocturne en noir et or , etc.

Mais si l’impressionnisme n’a pas produit d’écoles impressionnistes étrangères, c’est néanmoins un phénomène de portée universelle. Il n’a pas agi en tant que doctrine, en tant que contenu esthétique, mais en tant que puissance de choc. Il a servi d’exemple et montré comment une nouvelle conception de l’art risquait de ruiner les anciennes conceptions devenues «manière» et routine. C’est parce qu’il avait acquis des tableaux impressionnistes que von Tschudi, directeur du musée de Berlin, a été chassé de son poste par Guillaume II. L’impressionnisme a ouvert les fenêtres. Il a incité les artistes du monde entier à prendre conscience de leur propre faculté d’invention et de la faculté de renouvellement de leur art. Il les a incités à accomplir des révolutions . Après quoi, la voie était libre, dans le monde entier, pour d’autres esthétiques, qui, cette fois, s’avéreraient communes, universelles et se formeraient dans un concours d’initiatives géniales, surgies, au même moment, dans les régions les plus diverses du monde. Ou bien, dans l’hypothèse où elles auraient eu leur seule source en un lieu déterminé, ces esthétiques nouvelles se répandraient aussitôt à travers le monde en se corroborant ou en se transformant à la flamme de divers autres foyers.

La révolution impressionniste inaugure donc un affranchissement général de l’art de peindre. Mais si l’on en revient à la considérer dans sa teneur particulière, ce qui frappe, c’est qu’elle rompt avec la conception vulgaire de la peinture comme représentation du monde extérieur et qu’elle a rendu celle-ci problématique.

Sans doute l’impressionnisme est-il une forme de réalisme ou de naturisme. Mais réalisme, naturisme, qui ont ahuri une société bourgeoise persuadée que sa peinture officielle lui rendait exactement compte d’une réalité, d’une nature de la connaissance desquelles elle se croyait aussi assurée que de toutes ses autres connaissances, c’est-à-dire de toutes ses autres possessions. De celles-ci, ses artistes patentés lui fournissaient une intelligence immédiate. Ils en faisaient des objets représentables, lui en dessinaient les contours, les définissaient. Or, dès leur première manifestation, en 1874, les jeunes artistes subversifs lui présentent des «impressions». Elle n’avait qu’en faire. Et elle ne pouvait que se sentir horrifiée par ces artistes qui absorbaient les objets dans une chatoyante magie en se réclamant pour cela des lois spécifiques de la lumière. On pressent dès lors que la prochaine crise de la peinture pourra se fonder sur l’action de tel autre agent ou sur la prédominance de tel ou tel principe, de telle ou telle idée, voire de pures intuitions secrètes et essentiellement individuelles. Par conséquent la voie est ouverte pour l’art de peindre à d’infinies et imprévisibles variations. Elle est ouverte à une foisonnante richesse de l’imagination.

Cette action déterminante de l’impressionnisme est, pour la formation de l’esprit moderne, d’une importance capitale. Elle ne doit point nous détourner de considérer l’impressionnisme en lui-même et comme un moment de l’histoire de l’art français et de l’art universel. On reconnaîtra alors que c’est un moment essentiellement glorieux et ayant mérité la gloire. Ses œuvres sont éclatantes et cet éclat est durable. Et les auteurs de ces œuvres constituent d’admirables figures d’artistes dont les débuts, affreusement pénibles, ont exigé une grande persévérance dans l’humilité comme dans l’audace. Ils ont été les premiers «artistes maudits». On donnera à cette formule un sens dépassant le seul fait – d’ailleurs très grave – du conflit social si l’on considère que les impressionnistes, à la suite de Manet et en sa compagnie, ont, dès le principe de leur production d’ensemble comme de l’élaboration de l’œuvre de chacun d’eux, mis l’accent sur le caractère de création de ces opérations. La peinture, avec eux, comporte en elle-même son apprentissage, sa perpétuelle faculté de résoudre des difficultés, de proposer des solutions, ses propres directives, son autonomie. Elle existe par elle-même et au fur et à mesure qu’elle se fait elle-même. Cette conception de la peinture, qui est appelée à devenir la conception actuelle de la peinture, a promu un type d’artiste d’un tout particulier relief, entretenant avec son art des rapports singuliers, faits à la fois de modestie et de fierté. Dès lors, il faut qu’il accepte un destin souvent isolé et incompris. Il faut qu’il envisage et adopte une certaine éthique. Celle-ci demeurera valable, même après le succès social. Encore convient-il d’observer que, pour les impressionnistes, comme pour beaucoup des créateurs qui les ont immédiatement suivis, ce succès a été tardif, et plus souvent posthume.

impressionnisme [ ɛ̃presjɔnism ] n. m.
• 1874; de impressionniste
1Œuvres des peintres impressionnistes, courant artistique qu'ils représentent. Par ext. Manière qui caractérise ou rappelle les peintres impressionnistes (souvent opposé à expressionnisme).
2Style, manière d'écrivains, de musiciens qui se proposent de rendre par le langage, les sons les impressions fugitives, les nuances les plus délicates du sentiment. L'impressionnisme des Goncourt, de Debussy.

impressionnisme nom masculin École picturale française, qui se manifesta notamment, de 1874 à 1886, par huit expositions publiques à Paris. Ensemble des particularités techniques et stylistiques caractérisant une œuvre, un artiste qui se rattachent à cette école. Tendance générale, en art, à noter les impressions fugaces, la mobilité des phénomènes plutôt que l'aspect stable et conceptuel des choses.

impressionnisme
n. m.
d1./d BX-A Mouvement pictural qui se développa en France dans le dernier quart du XIXe s. en réaction contre les conceptions académiques de l'art.
d2./d Litt. Manière des musiciens, des écrivains impressionnistes (sens 2).
Encycl. L'impressionnisme repose sur la division des tons (un ton vert, par ex., résulte du voisinage d'un bleu et d'un jaune); dès lors, la touche concourt à la dissolution des formes dans l'atmosphère. La première exposition du groupe, à Paris, en 1874, fit scandale; un critique, raillant la toile de Monet Impression, soleil levant, inventa le sobriquet "impressionnistes" pour qualifier les peintres de cette école dont les principaux furent Renoir, Degas, Monet, Manet, Sisley, Pissarro. Dans les années 1880, divers peintres s'appuyant sur l'acquis de l'impressionnisme développèrent une oeuvre personnelle: Seurat, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Gauguin, Cézanne; c'est abusivement qu'on les classe parfois dans les impressionnistes. En revanche, dans l'Europe entière, apparurent de très nombreux artistes post-impressionnistes.

⇒IMPRESSIONNISME, subst. masc.
A. — Ensemble des techniques picturales, des conceptions et attitudes artistiques qui sont communes aux peintres impressionnistes et qui sont considérées comme caractéristiques d'une école dans l'histoire de la peinture; p. méton., cette école. Tout l'impressionnisme — la mort du bitume, etc., etc. — est fait par la contemplation et l'imitation des impressions claires du Japon (GONCOURT, Journal, 1884, p. 334). On peut (...) définir l'impressionnisme comme une révolution de la technique picturale, parallèle à un essai d'expression de la modernité (MAUCLAIR, Maîtres impressionn., 1923, p. 33) :
1. ... la poursuite de la pure énergie lumineuse, à laquelle se livre l'impressionnisme, va dissoudre la matière elle-même. Désintégrée, éparpillée en des myriades d'éclats colorés, elle est abandonnée en holocauste à la lumière vibrante. Les notions fixes qui avaient permis de concevoir et de voir une réalité permanente sont immolées pour acquérir les deux éléments les plus réfractaires à la peinture : le mouvant et sa conséquence, la durée.
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 158.
Cet ensemble de techniques, conceptions et attitudes tel qu'il est illustré dans l'œuvre d'un peintre. Sa maturité [de Claude Monet] puis sa vieillesse n'ont fait qu'accentuer son impressionnisme, pousser celui-ci à l'extrême de son développement logique. Il est le plus impressionniste des impressionnistes (Encyclop. univ. t. 8, 1970, p. 764).
Manière de traiter un élément visuel rappelant l'approche picturale des peintres impressionnistes. Il existe un impressionnisme de la ligne analogue à celui de la lumière et de la couleur (HOURTICQ, Hist. Art, Fr., 1914, p. 432).
B. — P. anal. Tendance artistique (prenant pour modèle ou rappelant l'impressionnisme en peinture) cherchant à exprimer et à transposer les impressions ressenties face au monde dans un langage spontané, libéré des conventions artistiques traditionnelles, en privilégiant les notations fugitives à la recherche de formes structurantes.
1. Sans valeur dépréc.
a) LITT. Une autre forme de la réaction contre le naturalisme est le passage au symbolisme et à l'impressionnisme lyrique qui est représenté, en Allemagne, par deux Autrichiens, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke (Arts et litt., 1936, p. 48-3). Si l'impressionnisme en littérature est de saisir la sensation et de la traduire par une équivalence de mots, ni dans Fantaisie, ni dans la Rêverie de Charles VI, ni dans Delfica, il ne s'agit vraiment d'impressionnisme (DURRY, Nerval, 1956, p. 17) :
2. « Ralenti par l'analyse psychologique ou contrarié par la vision impressionniste, dit-il [Lacretelle], le roman français perdra en tout cas son ordonnance et sa composition (...) » Alors que l'impressionnisme ainsi défini est dévolu à Jean Giraudoux, à Paul Morand, M. de Lacretelle se range parmi les analystes et les psychologues.
MASSIS, Jugements, 1924, p. 127.
Caractère impressionniste d'une œuvre. Après avoir fort bien défini l'« impressionnisme » des Rois en exil, il [Brunetière] se dit qu'après tout ce n'est là qu'une « forme inférieure de l'art » (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 230).
b) MUS. L'impressionnisme de Debussy, de Ravel. À l'expressionnisme de la décadence musicale s'oppose un impressionnisme objectif (SCHAEFFER, Rech. mus. concr., 1952, p. 173). Un autre de mes maîtres fut cet Erik Satie dont la ligne s'opposait à l'impressionnisme musical et dont la musique dégraissée, délivrée de sauces et de voiles paraissait trop naïve au dilettante (COCTEAU, Poés. crit., 1960, p. 188).
2. Avec une valeur dépréc. L'époque de l'impressionnisme, de la vision rapide et superficielle (GIDE, Journal, 1910, p. 310). Ceux qui exaltent l'impressionnisme contre les productions où intervient l'intelligence ordonnatrice assimilent volontiers celles-ci à des constructions purement utilitaires, fabriquées en série et dénuées par essence de toute saveur et de toute vie (BENDA, Fr. byz., 1945, p. 103).
3. P. anal., PHILOS., rare. Attitude philosophique privilégiant la description et l'étude des phénomènes au détriment du problème de l'être. Un impressionnisme philosophique qui réduit la substance à ses modes (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 3).
C. — P. ext., dépréc. Attitude intellectuelle de celui qui ne se fonde que sur ses impressions. Renan n'a jamais rien fait que pratiquer le subjectivisme le plus absolu et s'abandonner à l'impressionnisme et à la fantaisie de sa nature mobile (MASSIS, Jugements, 1923, p. 128).
Prononc. et Orth. : [] ou [-]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1. 1874 peint. (CASTAGNARY, in Le Siècle, 29 avr. ds QUEM. DDL t. 15); 2. 1885 litt. (LEMAITRE, loc. cit.). D'apr. impressionniste; de impression, suff. -isme. Fréq. abs. littér. : 77.

impressionnisme [ɛ̃pʀesjɔnism] n. m.
ÉTYM. 1874, Castagnary, in D. D. L.; de impression ou de impressionniste.
1 Œuvres des peintres impressionnistes, courant artistique qu'ils représentent (→ Batailler, cit. 2). || L'impressionnisme s'annonçait par les œuvres de certains peintres dès 1860.Par ext. Façon de peindre, manière qui caractérise ou rappelle les peintres impressionnistes (souvent opposé à expressionnisme).
0.1 (…) tout l'impressionnisme est né de la contemplation et de l'imitation des impressions claires du Japon.
Ed. et J. de Goncourt, Journal, 19 avr. 1884.
1 En réalité l'Impressionnisme est multiple : le terme si critiqué est surtout mauvais parce qu'on l'emploie tantôt dans un sens large, tantôt dans un sens étroit. Il y a l'impressionnisme de Manet qui peint clair. Il y a celui de Manet encore et de Degas qui spécule sur l'emploi d'une nouvelle perspective. Il y a celui de Pissarro et de Renoir qui se fondent sur le plein air et l'emploi des tons purs. Il y a enfin celui de Monet qui unit une conception lyrique de la vision avec une analyse quasi scientifique des sensations colorées et qui substitue au dessin classique la notation des ombres et des reflets.Toutes ces tendances ont un caractère commun : elles se fondent sur une tentative pour substituer aux conventions de l'école l'analyse des données pures des sens. Et c'est par là qu'elles méritent finalement toutes, en commun, le nom d'Impressionnisme.
P. Francastel, Nouveau dessin, nouvelle peinture, III, p. 58-59.
2 Didact., littér. Style, manière d'écrivains, de musiciens qui se proposent de rendre par le langage, les sons les impressions fugitives, les nuances délicates du sentiment sans recourir à l'analyse intellectuelle. || L'impressionnisme des Goncourt.
2 (…) Giraudoux, épanouissant une incomparable maturité, laisse tressaillir toutes les inquiétudes contemporaines à travers l'impressionnisme subtil de ses romans (…)
René Jasinski, Hist. de la littérature franç., t. II, p. 746.
L'impressionnisme d'un récit, d'un rapport. Subjectivisme.Impressionnisme philosophique : attitude qui privilégie la psychologie phénoménologique au détriment des problèmes de l'être.
COMP. Néo-impressionnisme, post-impressionnisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.