JÉSUS
Il est peu de personnages historiques dont l’influence sur l’histoire de l’humanité ait été aussi grande que celle de Jésus, eu égard à la durée exceptionnellement courte de sa prédication. Il n’a pas fondé de religion et sa vie n’est en rien comparable à celle du Bouddha, de Confucius ou de Mahomet dont l’activité s’exerça durant des années. Et pourtant, depuis deux mille ans, son enseignement est sans cesse repris et commenté par ses fidèles, sa personne vénérée comme celle du Fils de Dieu, la foi en lui annoncée en toutes les langues de la terre. Les non-chrétiens et les adversaires même du christianisme reconnaissent en lui une personnalité hors de pair et chacun interprète son œuvre et son message en fonction de ses options philosophiques ou politiques. Jésus est tour à tour présenté comme un moraliste, un maître à penser, un idéaliste un peu rêveur, un messager du socialisme ou un révolutionnaire. Le personnage historique a depuis longtemps donné naissance au mythe. Cela est d’autant plus normal que Jésus n’a rien écrit. Les Évangiles, qui sont notre seule source documentaire, ne sont pas des biographies de Jésus, ni un compte rendu de ses discours, mais un témoignage de la foi des premiers chrétiens (cf. ÉVANGILES et nouveau TESTAMENT). S’ils font constamment référence à des événements de la vie de Jésus, s’ils rapportent ses paroles, c’est sous la forme d’une prédication, d’une annonce du Christ. Aussi bien les faits que l’historien peut avancer concernant la vie de Jésus se réduisent-ils à peu de chose. Originaire d’une province obscure de l’Empire romain, il a sans doute une trentaine d’années lorsqu’il commence un ministère public, d’abord dans l’entourage de Jean-Baptiste, qu’il quitte bientôt pour aller prêcher en Galilée, sa patrie, où il recrute des disciples. Son enseignement, enraciné dans la tradition religieuse et scripturaire juive, est pourtant marqué d’une autorité particulière. Il ne commente pas les Écritures et n’ergote pas sur les articles de la Loi, comme le font les rabbis pharisiens, mais parle comme un prophète inspiré, annonçant la venue imminente du Royaume de Dieu et la nécessité de se soumettre, avant qu’il ne soit trop tard, à la volonté de Dieu, qu’il appelle son Père. Il utilise un langage clair, des images et des paraboles simples, accessibles au peuple. Cet enseignement et les guérisons qu’il accomplit, comme le font d’autres rabbis, attirent sur lui l’attention des Galiléens, mais aussi l’hostilité des rigoristes pharisiens, qui le considèrent comme un gêneur et cherchent à le prendre en faute. Quelques mois plus tard, Jésus monte à Jérusalem avec ses disciples pour la Pâque. Les Évangiles nous le montrent enseignant dans le Temple, aux prises avec les légistes et les membres du sacerdoce. Arrêté de nuit, abandonné par ses amis, il est mené devant le sanhédrin réuni à la hâte, puis conduit chez le procurateur romain, Pilate. L’accusation portée contre Jésus, lors de sa comparution, est d’ordre politique: il se serait dit «roi des Juifs». Il est condamné à être crucifié et meurt sur la croix, sans doute la veille de la Pâque, sans qu’on puisse préciser l’année (autour des années trente). Bientôt après, ses disciples proclameront leur certitude que leur maître est ressuscité.
Au total, ce que l’on connaît le moins mal du Jésus historique, ce sont les dernières heures de sa vie, qui représentent une bonne part de la matière évangélique, et surtout son enseignement. Mais le lecteur des Évangiles, historien ou non, se retrouve finalement devant la question que se posaient déjà ses contemporains: «Qui est-il?» [cf. CHRISTOLOGIE]. À cette question, le Nouveau Testament donne la réponse de la foi.
Juif fervent, Jésus est pourtant entré en conflit avec les sages et les officiels de son peuple. Il a annoncé un Royaume et ce Royaume n’est pas venu. Il a entraîné des hommes derrière lui et, très vite, c’est lui qui est traîné au supplice des esclaves. Tout est alors fini et pourtant la foi reprend... Que de paradoxes autour de cette personne que chacun croit connaître et qui échappe à toute classification. Mais n’est-ce pas ce qui fait qu’il a pu si aisément franchir les frontières de son siècle et celles de sa nation?
1. Le problème historique
Les sources
Devant l’indigence et le caractère incertain des documents païens ou juifs concernant Jésus, notre seule source est constituée par les quatre Évangiles. Encore ne sont-ils pas unanimes. Ils sont une prédication, une annonce de la foi, et chaque Évangile, par la manière dont il rapporte tel fait ou telle parole, par le cadre dans lequel il les insère, peut lui donner un sens et une interprétation différents. La comparaison des trois premiers Évangiles, dits synoptiques, est instructive à cet égard, pour les péricopes qu’ils ont en commun. Quant au quatrième Évangile, dit selon Jean, il représente une construction théologique élaborée dans laquelle il est difficile de distinguer ce qui pourrait être parole de Jésus et ce qui est commentaire du rédacteur. Cet Évangile a pourtant conservé des faits dignes de foi, notamment lorsqu’il rectifie les données des Évangiles de Matthieu, Marc et Luc. Au reste, tous les Évangiles sont tributaires de la tradition orale qui a véhiculé jusqu’à eux la matière qu’ils utilisent. Nulle part ils ne livrent des faits bruts. Un récit évangélique n’est pas une tentative de biographie et, lorsqu’il rapporte une parole, il cherche à transmettre un enseignement et non la littéralité des paroles du Maître. Mais la critique ne reste pas dépourvue. Une meilleure connaissance de l’araméen, langue maternelle de Jésus, l’étude de l’histoire des formes littéraires prises par la tradition, celle de l’histoire de la rédaction offrent à l’historien un certain nombre de points d’ancrage solides, en particulier pour reconstituer ce qu’a pu être l’enseignement de Jésus, non dans sa forme exacte mais du moins dans l’essentiel de ses affirmations. Pour ce qui concerne les événements précis de la vie de Jésus, il faut se montrer beaucoup plus circonspect. Nul n’oserait plus, de nos jours, écrire une vie de Jésus comme celles qui virent le jour au siècle dernier. L’imagination suppléait alors au silence des sources; on faisait appel à une psychologie de Jésus qui était le plus souvent celle de l’auteur. L’ouvrage d’Albert Schweitzer sur l’histoire des vies de Jésus a mis un terme définitif à ce genre de projet. Quant à l’entreprise inverse, quant aux thèses des mythologues qui, devant les difficultés rencontrées par l’historien, ont pensé les résoudre toutes en expliquant les Évangiles comme un mythe solaire ou un drame sacré purement symbolique, elle ne résiste pas à l’analyse. L’étude des Évangiles permet de dire, non seulement que Jésus a existé, mais encore bien plus.
Le milieu
La Palestine, à l’époque de Jésus, vit sous l’occupation romaine. La succession d’Hérode le Grand, en 4 avant J.-C., et le partage de son royaume entre ses trois fils ne se firent pas sans mal. Dès ce moment, la révolte gronde partout, et notamment en Galilée où Judas de Gamala provoque deux soulèvements avant d’être exécuté. Peu après l’arrivée de Pilate à Jérusalem en 26, une émeute est matée avec férocité. La situation politique est tendue, l’insurrection souhaitée par les nationalistes, qui mêlent dans une même haine l’occupant et ceux qui collaborent avec lui. La situation économique n’est pas meilleure: les impôts, les réquisitions et les corvées pèsent lourdement sur la population. Les trois grands partis juifs du temps n’ont pas tous la même attitude envers les Romains. Du point de vue religieux, ils ont tous en vue l’observance des commandements mosaïques, si bien que le judaïsme se présente plus comme une orthopraxie que comme une orthodoxie. Les esséniens eux-mêmes, qui vivent en marge de la société et du Temple, ne sont pas rejetés de la communauté juive.
Les sadducéens
Le parti des sadducéens n’est pas fortement organisé. Il se confond avec une classe privilégiée: le grand sacerdoce et les familles influentes et riches. C’est sous Jean Hyrcan (135-107 av. J.-C.) qu’ils sont devenus un parti de gouvernement; et ils ont constamment lutté avec les pharisiens pour conserver ou reprendre le pouvoir. Depuis la conquête romaine, ils savent se montrer conciliants avec les pouvoirs successifs, mais se confinent de plus en plus dans le Temple, en conservant toute leur influence sur la caste sacerdotale. Ils sont essentiellement conservateurs, n’observant que la loi écrite et refusant tous les apports de la tradition pharisienne. Seul, le Pentateuque (les cinq livres de la Loi) fait autorité à leurs yeux et ils n’ont jamais admis les idées introduites plus ou moins récemment dans le judaïsme: le destin et la prédestination, l’angélologie, la croyance aux esprits, la résurrection, la rétribution finale. Ils ne partagent pas l’attente messianique de nombre de leurs compatriotes. Ils méprisent le peuple, qui le leur rend bien. «Les sadducéens ne persuadent que les riches, le peuple ne leur est pas favorable», écrit l’historien Flavius Josèphe.
Les pharisiens
Le même Josèphe définit les pharisiens comme un «parti qui semble plus religieux que les autres et commente les lois avec plus de soin». La législation qu’ils proposent au peuple remonte, selon eux, à la «tradition des Pères». Cette utilisation des traditions leur permettait de préciser la Loi – par exemple, ce qu’on pouvait faire ou ne pas faire le jour du sabbat –, d’en réinterpréter les exigences, mais parfois aussi de la modifier en fait, lorsque leurs précisions arrivaient à tourner le commandement. Deux écoles, l’une très rigoriste, l’autre plus ouverte, partageaient les pharisiens en deux tendances au début de notre ère. Mais tous raisonnaient en casuistes, et ils n’hésitaient pas à donner à la tradition la primauté sur la Loi. Une de leurs grandes réussites est la synagogue, qui fut l’instrument de leur influence sur le peuple. La synagogue désigne à la fois la communauté qui se réunit et le lieu où elle le fait. On s’y retrouvait le jour du sabbat pour la prière, la lecture de l’Écriture et l’homélie. Pendant la semaine, elle servait d’école, et l’on s’y instruisait de la Loi. Pour la plupart farouchement nationalistes, les pharisiens exécraient les Romains.
Les esséniens et les zélotes
Les esséniens menaient une vie communautaire, retirés dans le désert de Juda. Ils sont bien connus depuis la découverte d’une part importante de leur bibliothèque et de leur établissement monastique au bord de la mer Morte. On sait par ailleurs que des esséniens vivaient aussi dans les villes, comme des membres d’un tiers ordre. De recrutement surtout sacerdotal à l’origine, ils avaient rompu avec le culte du Temple, dont ils jugeaient les cérémonies souillées par un sacerdoce impur. Comme ils suivaient un ancien calendrier sacerdotal différent du calendrier officiel, ils se trouvaient coupés de la vie et des fêtes religieuses juives. Tous étaient des volontaires; avant leur admission définitive dans la secte, ils devaient passer par un postulat d’un an et un noviciat de deux ans. Ils étaient soumis à une règle très stricte qui dictait des principes de hiérarchie et de rigoureuse obéissance. Les biens étaient mis en commun. Les esséniens avaient pour rites des bains quotidiens de purification et un repas sacré pris chaque jour en commun. Le but de cette vie communautaire est de faire en tout la volonté divine, d’étudier sans cesse la Loi et de mener une vie sainte qui réponde à ses exigences. Le caractère ésotérique de la secte, tant pour les ordonnances que pour les doctrines, est fortement marqué. On y enseigne un dualisme strict qui partage le monde et les hommes en deux camps: celui de la lumière, du bien et de la vérité (le parti de Dieu) et celui des ténèbres, du mal et du mensonge (le parti de Bélial). Au contraire des pharisiens, les esséniens pratiquent, dans leurs commentaires de l’Écriture, une exégèse inspirée. Les spéculations messianiques y fleurissent. La secte se prépare à la guerre apocalyptique et attend la fin pour la génération présente.
Enfin, c’est à cette époque aussi qu’apparaît le mouvement zélote, dont les origines restent obscures, mais dont on sait qu’il rassemble les partisans d’une action directe et immédiate contre l’occupant et ses complices. Tout incident leur est une occasion de déclencher une émeute. Redoutés des sadducéens, désapprouvés par les pharisiens, leur influence va croissant au point qu’ils entraîneront une grande partie du peuple lors de la guerre juive.
Les prises de position de Jésus et les sectes
Ces diverses sectes ne réunissent pourtant qu’une faible partie du peuple juif. Josèphe estime que le parti des pharisiens, le plus nombreux, ne dépasse pas six mille membres. La grande majorité des juifs constitue ce que les pharisiens appellent «le peuple du pays», sur lequel on n’est guère renseigné.
Il est important de pouvoir situer l’activité de Jésus dans ce contexte. En effet, Jésus sera très vite en butte à l’opposition des sadducéens, qui le considèrent comme un fauteur de troubles et montreront leur hostilité lors de son jugement. Certains pharisiens ont pu manifester de la sympathie pour lui et, dans son enseignement, on retrouve quelques formules proches des sentences pharisiennes. Mais, en stigmatisant leur légalisme étroit et la charge insupportable des observances qu’ils imposent aux juifs pieux, en dénonçant ceux qui n’ont que l’apparence de la piété, en les accusant de prendre le détail pour l’essentiel et la tradition pour la Loi, Jésus fera des pharisiens ses adversaires les plus redoutables, qui ne le lui pardonneront pas. Les Évangiles ne mentionnent pas les esséniens que Jésus a pourtant connus lorsqu’il était auprès de Jean-Baptiste. Si Jésus ne partageait ni leur haine pour les pécheurs ni leur obsession de la pureté rituelle, sa proclamation d’un bouleversement prochain n’est pas sans rapport avec l’espérance apocalyptique recueillie par l’essénisme. Enfin, Jésus a dû prendre plusieurs fois position à l’égard des aspirations zélotes, au sujet de l’impôt dû à César, par exemple. Sans doute a-t-on dû le prendre, ici ou là, pour un sympathisant zélote, d’autant plus facilement que quelques-uns de ses disciples avaient des attaches avec le mouvement zélote; cela est certain pour Simon, dit le Zélote, vraisemblable pour Judas, et possible pour Pierre et les deux fils de Zébédée. Au moment de son arrestation, l’un d’eux tirera l’épée. Cette équivoque sera utilisée devant Pilate par ses accusateurs, qui le dénonceront comme incitant la nation à la révolte, empêchant de payer le tribut à César et se déclarant le Messie-Roi (Luc, XXIII, 2).
Jésus et son ministère
La date et le lieu de la naissance de Jésus ne sont pas connus avec une grande précision. Les nombreux problèmes posés par les Évangiles de l’enfance laissent bien des incertitudes. La tradition le fait naître «dans les jours d’Hérode», c’est-à-dire quelques années avant notre ère, dont le point de départ ne fut fixé qu’au VIe siècle. Ses contemporains le connaissaient comme Galiléen, originaire de Nazareth, et ses compatriotes voyaient en lui «le fils de Joseph le charpentier» et «le fils de Marie». Ses frères et sœurs sont mentionnés dans les Évangiles. Il est très possible que cette famille, comme d’autres familles juives, ait été de la descendance de David. Jésus ne s’en prévaudra pas, et il embarrassera même les scribes par une question au sujet de l’ascendance davidique du Messie, telle qu’ils l’enseignaient (Marc, XII, 35-37). On ignore tout de son enfance et de son adolescence. C’est à l’âge adulte (il aurait eu une trentaine d’années) qu’on le trouve auprès de Jean-Baptiste, au bord du Jourdain, non loin des installations esséniennes. Jean prêchait la venue imminente d’un Messie-Juge, appelait à la pénitence et à la conversion et baptisait dans le Jourdain d’un baptême conçu comme une purification définitive. On s’accorde aujourd’hui à reconnaître en Jean-Baptiste, sinon un essénien, du moins une ascète essénisant qu’a dû marquer la spiritualité des solitaires du désert. Les Évangiles montrent Jésus venant recevoir le baptême de Jean. Il est possible que Jésus ait suivi quelque temps Jean et ses disciples. Les premiers disciples de Jésus seront en tout cas d’anciens disciples du Baptiste. La tradition évangélique, même et surtout dans ses pointes polémiques contre les disciples de Jean, témoigne des liens qui avaient uni et continuaient d’unir les hommes de l’un et l’autre groupe.
Jésus fait alors une retraite solitaire au désert, tels les grands prophètes de jadis. Lorsqu’il en sort et apprend l’arrestation de Jean-Baptiste par Hérode Antipas, Jésus regagne la Galilée et commence à prêcher dans les bourgs, prenant la parole dans les synagogues le jour du sabbat, enseignant le peuple dans la campagne ou sur les bords du lac de Génézareth. Il appelle ses premiers disciples, galiléens comme lui; bientôt il en choisit douze. Ce nombre, qui correspond aux douze tribus d’Israël, est souvent regardé comme purement symbolique et il est vrai que certains d’entre eux ne nous sont connus que par un nom sur une liste. Mais, outre la fermeté de la tradition sur ce point, le parallèle de l’organisation essénienne, qui place à sa tête un conseil de la communauté composé de douze hommes, confirme la vraisemblance de ce collège des Douze. C’est l’embryon d’une nouvelle communauté qui se forme autour de Jésus; anciens disciples de Jean, zélotes et même un péager s’y côtoient. Abandonnant métier et famille, faisant bourse commune, ils vont suivre Jésus, qui les enverra prêcher à leur tour dans les villages de Galilée.
La chronologie et la géographie des Évangiles sont trop imprécises pour permettre de reconstituer les itinéraires de Jésus et délimiter la durée exacte de son ministère. Les Synoptiques ne mentionnent qu’une fête de Pâques, ce qui réduit cette durée à un an au plus. L’Évangile de Jean, lui, fait état de trois Pâques, ce qui implique un ministère de deux ans au moins, et de plusieurs montées de Jésus à Jérusalem, à l’occasion de diverses fêtes. Ce qui est probable en tout cas, c’est que ce ministère fut court et que plusieurs des déplacements de Jésus sont provoqués soit par la menace d’une arrestation sur l’ordre d’Hérode Antipas (Luc, IX, 9; XIV, 31), soit par l’hostilité de ses adversaires (Jean, IV, 1-3).
S’adressant à tous, ne se détournant pas des humbles et de ceux que les pharisiens regardent comme des «pécheurs», déclarant au contraire que c’est pour eux qu’il est venu, Jésus voit se presser autour de lui les malades, qui abondent dans ces villages de Palestine : aveugles, paralysés, hystériques, fous en liberté, tous ceux qu’on considère comme des démoniaques impurs. Nombreuses sont les guérisons qui lui sont attribuées. Même en éliminant les traits légendaires des récits qui les rapportent, il reste que Jésus passait, aux yeux de ses contemporains, pour avoir le pouvoir de guérir, ou, en termes de l’époque, de «chasser les démons». Ce trait n’étonne pas. Les esséniens pratiquaient l’exorcisme, et Jésus demandait aux pharisiens: «Par qui vos disciples chassent-ils les démons?» Mais la tradition évangélique est soucieuse de montrer que c’est la puissance de Dieu qui se manifeste ainsi en Jésus, qu’il a une autorité particulière dans ses actes comme dans son enseignement. Ses adversaires, eux, affirment que ce pouvoir est d’origine diabolique.
Avec la venue de Jésus en Judée, l’atmosphère se tend. Son enseignement dans la cour du Temple le met aux prises avec les sadducéens. Dans des circonstances difficiles à préciser, Jésus bouscule les marchands et les changeurs qui, dans le parvis, offrent aux pèlerins les animaux nécessaires au sacrifice et de l’argent «pur» pour acquitter la redevance due au Temple. La police du Temple tolérait bien des abus, et lorsque Jésus reproche aux responsables d’avoir transformé une maison de prière en caverne de voleurs, il rejoint le sentiment de plus d’un juif pieux. Mais il se montre ainsi de plus en plus gênant. Les autorités lui font poser des questions insidieuses pour trouver une raison de l’arrêter. Jésus fait front, devient incisif. Le conflit est ouvert.
La Pâque est proche. Jésus prend avec ses disciples un repas qui sera le dernier. Il n’est pas certain que ce fût un repas pascal; la forme liturgique que la tradition a donnée au récit et les divergences des Évangiles sur la chronologie des derniers jours de Jésus ne permettent pas de l’affirmer. Au moins se déroule-t-il dans une atmosphère pascale. Dans la même nuit, c’est l’arrestation, dans laquelle Judas, l’un des Douze, a pu jouer un rôle qu’on a eu tendance à majorer de plus en plus. Le procès qui suit pose aussi de nombreux problèmes d’ordre juridique. Ce qui est certain, c’est que Jésus comparaît devant les instances juive et romaine, qui le considèrent l’une et l’autre comme un homme dangereux: les Juifs, pour des raisons essentiellement religieuses, le procurateur, pour des raisons d’ordre public. Quoi qu’il en soit, la responsabilité juridique de sa condamnation revient aux Romains et c’est au supplice romain, la crucifixion, qu’il est conduit. Il est mis à mort comme agitateur, accusé de s’être dit le roi des Juifs. La crucifixion a lieu la veille de la Pâque (d’après l’Évangile de Jean), plutôt que le jour de Pâques (d’après les Synoptiques) aux alentours de l’an 30. Tout semble achevé et pourtant cette mort n’est qu’une étape dans l’histoire de la foi chrétienne, puisque ses compagnons, qui l’ont abandonné au moment du drame, vont affirmer au péril de leur vie que «Dieu l’a ressuscité d’entre les morts».
L’enseignement de Jésus
Ces quelques faits qu’on peut tenir pour assurés n’expliqueraient ni l’attrait que continue à exercer la figure de Jésus, ni la continuité qu’il y eut entre le Jésus de l’histoire et celui qu’annoncèrent les premiers chrétiens, si l’on ne pouvait atteindre l’enseignement qui fut le sien. Bien que marqué, dans les Évangiles, par les préoccupations particulières de l’Église primitive (catéchèse, liturgie, apologétique, etc.), cet enseignement peut être dégagé, non certes dans sa forme – car on ne peut prétendre remonter jusqu’aux paroles mêmes de Jésus –, mais dans son fond essentiel. Loin des théories abstraites, il est une ouverture directe sur l’homme et sur le monde qui s’exprime en sentences brèves ou sous forme de paraboles qu’il faut se garder d’interpréter comme des allégories: ce sont de petits récits vivants, de courtes scènes destinées à illustrer une vérité qu’on veut déposer dans la mémoire des auditeurs. Ces images, Jésus les puisait dans le trésor de l’Ancien Testament, mais les empruntait aussi à la vie quotidienne de son temps.
Le Royaume de Dieu
L’annonce du Royaume ou du Règne de Dieu tient la place centrale dans l’enseignement de Jésus. Cette attente du Règne de Dieu, aussi vieille qu’Israël, pouvait être entendue de diverses façons par les hommes de ce temps: soit que ce Règne s’établisse sur Israël par la libération du territoire national – c’était l’espérance des zélotes, que Jésus n’a pas retenue –, soit qu’il prenne la forme d’un bouleversement apocalyptique dont toute une littérature avait scruté les temps et les modes. Jésus n’a jamais donné de description du Royaume, mais il garde de l’apocalyptique juive l’idée d’une venue imminente. La tradition évangélique a transmis un logion , une parole, qui a pourtant dû lui poser un problème. «En vérité je vous le dis, il y en a parmi ceux qui sont ici qui ne goûteront pas la mort avant qu’ils voient le Royaume de Dieu venir avec puissance.» Face à cette irruption prochaine, chaque homme doit se décider. Maintes paraboles ont pour but de rappeler les exigences de l’heure qui risque d’être la dernière. C’est au moment de la moisson que se fera le tri entre le blé et la mauvaise herbe (Matth., XIII, 24-30). Jusqu’à la maturité du Royaume, les hommes sont mêlés et il n’est pas encore temps de trier les bons et les mauvais, d’exclure les pécheurs et de glorifier les justes. Pourtant, la tradition a conservé aussi le souvenir d’un enseignement qui présentait le Règne comme une réalité déjà présente, en attribuant à Jésus des déclarations comme celles-ci: «Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, le Royaume de Dieu est donc venu à vous.» Et encore: «Car voici, le Royaume de Dieu est parmi vous.» On ne peut supprimer cette tension entre présent et futur. Il est probable que Jésus a affirmé que le Royaume était là, en sa personne, tout en annonçant, avec autant de force, que le Royaume devait venir. Mais il a surtout insisté sur le caractère unique de ce temps de salut qui commence, sur l’importance qu’il y a à ne pas passer à côté, sur la joie qu’il y a à trouver le Royaume et à tout quitter pour y pénétrer. Une parabole lui fait dire: «Le Royaume de Dieu est semblable à un trésor caché dans un champ et qu’un homme vient à trouver; il le cache et, ravi de joie, il va vendre tout ce qu’il possède et achète ce champ.» Si le Royaume n’a pas de prix, c’est qu’il est le temps du pardon de Dieu qui s’adresse à toutes ses créatures. En fréquentant les pécheurs, ce que lui reprochent les pharisiens, Jésus veut témoigner de ce pardon divin selon la parole que lui prêtent les Évangiles: «Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.»
La volonté de Dieu
C’est en fonction de cette «bonne nouvelle» qu’il faut comprendre les exigences que Jésus formule dans sa prédication. Ceux qui ont entendu l’appel, ceux qui renoncent à tout pour entrer dans le Royaume appartiennent désormais à un monde nouveau. Ils sont les enfants prodigues que le Père a recueillis dans la maison paternelle. Parce qu’ils sont pardonnés, leur vie nouvelle doit répondre à l’amour de Dieu. Dans leur radicalisme, les préceptes énoncés par Jésus dans son enseignement ne constituent pas une loi nouvelle qui promettait la béatitude à ceux qui pourraient l’accomplir. Ils disent plus simplement: «Ceux qui appartiennent au Royaume mènent, par reconnaissance, une vie en accord avec leur condition nouvelle.»
Jésus ne se sépare pas du judaïsme de son temps sur la question de l’autorité de la Loi. À un riche qui lui demande ce qu’il doit faire pour obtenir la vie éternelle, Jésus répond: «Tu connais les commandements.» Cette obéissance à la Loi, fondement de l’éthique juive, n’entraîne aucun mérite. «Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites: nous sommes tout juste des serviteurs, nous n’avons fait que ce que nous devions.» Cette parole attribuée à Jésus est en parfait accord avec ce qu’enseignaient les docteurs de la Loi. Mais Jésus radicalise pourtant l’idée d’obéissance en refusant catégoriquement la soumission à une autorité purement formelle. Alors que les scribes mettaient sur un même plan tous les textes de l’Écriture, Jésus met en relief certains passages par rapport à d’autres. Par exemple, la Loi prévoyait qu’un homme pouvait abandonner sa femme en lui donnant une lettre de répudiation. Jésus s’appuie sur un texte de la Genèse pour montrer que la Loi véritable, conforme à la volonté du Créateur, ne donne pas à l’homme le droit de séparer ce que Dieu a uni. Ce n’est plus à une autorité formelle qu’il faut obéir. L’homme doit reconnaître ce qui est véritablement exigence de Dieu et distinguer, dans les Écritures, l’essentiel de ce qui ne l’est pas. C’est au nom de ce principe que les Évangiles lui font condamner maintes pratiques pharisiennes: «Vous acquittez la dîme [...] et vous laissez de côté ce qu’il y a de plus important dans la Loi.» Lorsqu’on lui reproche de violer le sabbat en guérissant un malade, il demande: «Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, de sauver une vie ou de la tuer?» Cette façon de poser le problème est significative d’une rupture totale avec une conception qui réduisait la Loi au faire ou ne pas faire. En toute situation, pour Jésus, le choix est entre faire le bien et faire le mal, sans qu’il y ait un troisième terme possible. C’est pourquoi il dénonce comme une mascarade la piété satisfaite de ceux qui croient avoir tout accompli en pratiquant une obéissance tout extérieure. La tradition évangélique va jusqu’à montrer Jésus ébranlant l’autorité formelle de l’Écriture en mettant dans sa bouche ces paroles: «Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens: Tu ne commettras pas de meurtre. Celui qui commet un meurtre en répondra au tribunal. Mais moi je vous dis: Quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal [...] Vous avez entendu qu’il a été dit: Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis: Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis en son cœur l’adultère avec elle... Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens: Tu ne te parjureras pas.. Mais moi je vous dis de ne pas jurer du tout.» À l’exigence du droit, Jésus oppose ainsi, non pas un idéalisme moral mais une exigence plus haute, celle de Dieu, dont le caractère est absolu.
Lorsque Jésus résume toute la loi dans le double commandement: aimer Dieu et aimer son prochain, il ne cherche pas seulement, comme le faisaient quelquefois les rabbins, à apporter une simplification nécessaire de la casuistique juive dans laquelle le peuple se retrouvait difficilement (les docteurs de la Loi ayant comptabilisé 613 commandements positifs, 365 interdictions et 248 prescriptions diverses). Il énonce surtout le principe de toute obéissance: aimer Dieu, c’est soumettre sa propre volonté à la sienne. La conduite envers le prochain est liée à cette soumission première. La volonté égoïste, la prétention personnelle font alors place à l’esprit de service et au renoncement. Lorsqu’on demande à Jésus s’il faut aller jusqu’à pardonner sept fois, on lui attribue cette réponse: «Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.» C’est dire que le pardon est infini, comme l’est celui de Dieu.
Dieu
Pour exprimer les rapports de l’homme avec Dieu, Jésus n’a donné aucune définition métaphysique de Dieu ni parlé le langage de la mystique. Il n’a pas cherché à dire ce qu’était Dieu en soi, mais il a exprimé ce que, selon lui, Dieu était pour l’homme. Il l’a fait notamment en montrant Dieu comme un Maître, dont les hommes sont les serviteurs, et comme le Père, dont l’amour entoure sans cesse ses enfants.
En parlant de Dieu comme du Maître, dans plusieurs de ses paraboles, Jésus pense sans doute aux métayers à qui les propriétaires confiaient la gestion de leurs terres. Semblable à eux, l’homme doit se montrer fidèle dans la mission qui lui est confiée et trouver sa joie dans le service accompli. Si pourtant il est infidèle, il est en dette avec son Maître, comme un intendant qui, par sa mauvaise gestion, devient débiteur du propriétaire. Mais quel homme pourrait bien se dire fidèle? Il est toujours en dette envers Dieu, et c’est pourquoi Jésus, dans la prière qu’il donne à ses disciples, leur fait dire: «Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes les avons remises à ceux qui nous devaient.» Or Dieu est toujours prêt à remettre cette dette. La parabole du serviteur impitoyable met en relief cette générosité divine. On y voit le roi remettre sa dette, dont le montant est colossal, à un de ses serviteurs qui le supplie de prendre patience. Tel est Dieu pour l’homme; le pécheur même peut avoir la certitude du pardon, si du moins il accorde lui-même son pardon aux autres hommes qui ont des torts envers lui. Sinon, il sera mesuré comme il a mesuré, et le Maître se montrera un juge inexorable.
Parce que Dieu est le Maître de ce royaume futur dont la lumière brille déjà dans la vie de ceux qui sont prêts à l’accueillir, il est aussi le Dieu proche à qui confiance doit être faite.
Toute une série de paroles, peu importe ici la façon dont la tradition les a mises en forme, reflète cette foi en un Père prêt à prendre également soin de ses enfants, jour après jour. «Ne vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtu. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement [...] Votre Père céleste sait ce dont vous avez besoin.» Cette foi, déjà exprimée dans la vieille sagesse juive, n’est pas une naïveté enfantine. Elle ne prêche pas le fatalisme, mais condamne le souci de l’homme qui se croit maître de son sort parce qu’il poursuit la richesse et la puissance. Là encore, il faut choisir: «Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent [...] Ne vous amassez pas des trésors sur la terre [...] mais amassez-vous des trésors dans le ciel. Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.»
Mais celui qui s’adresse à Dieu, après l’avoir choisi pour Maître, peut tout attendre de lui. Car, le cours du monde comme les choses de la vie reposant sur l’action libre de Dieu, la prière n’est pas, selon l’enseignement de Jésus, un accommodement de soumission au destin, mais une demande confiante, dans le renoncement à tout droit. Cette idée rejoint celle qu’expriment d’autres sentences montrant que l’attitude de l’homme qui veut entrer dans le Royaume doit être celle du petit enfant (et celle du pauvre), symbole de celui qui n’a rien à donner, mais tout à recevoir.
Ce Père, à qui Jésus veut conduire les hommes, est pour lui, de façon toute particulière, son Père. Le judaïsme connaissait bien cette représentation de Dieu comme Père. Mais, les travaux de J. Jeremias l’ont montré, aucun juif n’aurait osé s’adresser à Dieu en disant: mon Père. Le terme araméen abba , utilisé par les enfants, aurait, en effet, paru trop familier. Jésus, selon la tradition unanime des Évangiles, a toujours employé, lorsqu’il priait, cette expression «mon Père», par laquelle il veut préciser, sans doute, l’intimité particulière qui l’unit à Dieu. Cette observation vient confirmer et éclairer le fait que Jésus se présente, parle et agit avec une autorité de révélateur: il a conscience d’être dans une communion particulière avec Dieu, à laquelle il invite ceux qui viennent à lui.
2. La foi en Jésus
La foi et l’événement
Dans les Évangiles, on trouve étroitement mêlés un témoignage de la communauté qui croit en Jésus-Christ et un récit des faits qui le concernent. Ces deux aspects doivent continuellement être distingués, mais ils sont si imbriqués qu’il est souvent très difficile de dire où l’un finit et où l’autre commence. Nulle certitude mathématique ne permet de dégager une histoire de Jésus qui n’aurait pas été «retouchée» par la foi; cela rend ardue et même vaine la recherche des faits bruts de l’histoire.
Pour sortir de cette impasse, il faut examiner, avant de tenter la reconstitution exacte d’un événement historique, comment les Évangiles comprennent l’histoire et la figure de Jésus. Or, ils s’écartent absolument du processus habituel de la pensée moderne. Car, pour la tradition chrétienne primitive, Jésus n’est pas d’abord un personnage d’autrefois, mais le Seigneur glorifié, présent avec son vouloir, sa force, sa parole; il est bien le rabbi de Nazareth, dont l’histoire terrestre commença en Galilée et se termina sur la croix à Jérusalem, mais il est en même temps le Ressuscité, le porteur du salut et l’accomplissement des desseins divins. Le regard de la communauté ne s’attache pas à l’autrefois mais à l’aujourd’hui, et cet aujourd’hui n’est pas une simple date de calendrier, mais une présence déterminée par Dieu et, en même temps, un avenir ouvert par Dieu. C’est à la lumière de ce maintenant et de cet après, inaugurés par la crucifixion et la résurrection de Jésus, que la communauté saisit aussi l’autrefois de l’histoire de Jésus, avant le Vendredi saint et le jour de Pâques, et l’intègre dans sa prédication, mais toujours comme une histoire qui concerne le présent et ouvre l’avenir (cf., par exemple, Actes, X, 37-43). Ainsi, cette intelligence de l’histoire de Jésus est une intelligence à partir de la fin et orientée sur la fin. Elle marque de son empreinte toute tradition recueillie dans les Évangiles.
On en trouve le témoignage dans les anciennes formules de prédication et de confession, qui livrent la forme primitive de l’Évangile, bien avant qu’il y eût des Évangiles fixés par écrit (Actes, III, 13 sqq.; IV, 10 sqq.; et aussi I Cor., XV, 3 sqq.). Toutes sont exclusivement centrées sur la mort et la résurrection de Jésus-Christ, proclamant ainsi la fin de l’ancien éon et le commencement du nouveau monde de Dieu pour le salut et le jugement.
Mais les Évangiles eux-mêmes, qui exposent l’histoire de Jésus avant Pâques, ne se distinguent pas essentiellement, dans leur façon de comprendre cette histoire, des plus anciennes formulations du message de salut. Ils sont, eux aussi, le fruit de la prédication, et ils sont au service de celle-ci. C’est pourquoi le récit des quelques jours de la Passion prend une place si démesurée que l’on a pu appeler ces livres des «récits de la Passion avec introduction détaillée» (M. Kähler). Encore qu’ils aient gardé des souvenirs historiques sûrs, les Évangiles n’ont certainement pas cherché à être des chroniques, mais à développer la question posée par le Ressuscité aux disciples d’Emmaüs: «Le Christ ne devait-il pas souffrir tout cela pour entrer dans sa gloire?» (Luc, XXIV, 26). En racontant l’histoire d’autrefois, ils annoncent qui il est et non pas qui il était. L’absence de souci historique de la tradition se manifeste aussi dans le style des narrations. Les questions, si importantes pour l’historien moderne, du lieu et du temps, des causes et des effets d’un événement, du cheminement intérieur et du profil des personnages restent pratiquement sans réponse. Les quelques notations historiques ne font qu’encadrer les scènes et les lier les unes aux autres; elles se limitent pour les dates à des mots de transition (là-dessus, ce soir-là, quelques jours plus tard) et pour les lieux à des stéréotypes (maison, chemin, champ, lac, etc.) et elles varient souvent d’un Évangile à l’autre.
Cependant les Évangiles présentent réellement la personne historique de Jésus: ils le font avec une authenticité, une fraîcheur, une originalité que la foi pascale de la communauté n’a pu estomper. Tout cela renvoie à la personne terrestre de Jésus. La critique historique bien comprise a précisément ouvert à l’homme moderne de nouvelles perspectives, en le débarrassant des biographies psychologiques. On voit mieux aujourd’hui que si les Évangiles ne reproduisent pas l’histoire de Jésus, en toutes ses étapes chronologiques, ils n’en parlent pas moins d’histoire comme événement. Malgré la vulnérabilité historique de beaucoup de récits et de paroles, pris isolément, l’historicité globale des Évangiles est incontestable.
Ils présentent Jésus en « péricopes », courtes scènes anecdotiques, dont l’ensemble ne constitue pas vraiment une histoire suivie, mais dont chacune évoque sa personne et son histoire comme un tout. Le lecteur est à chaque fois enfermé dans le faisceau de lumière d’une scène qui se suffit à elle-même: les caractéristiques de chaque personnage sont limitées au strict nécessaire et la rencontre de Jésus avec tel ou tel homme y devient un événement d’une grande portée et d’une grande tension. À cette manière de raconter l’histoire de Jésus correspond la transmission de ses paroles. Chacune de celles-ci est complète en elle-même, et n’a pas besoin de contexte ou de commentaire.
N’est-ce pas le signe que la transmission des Évangiles est ordonnée à l’usage pratique de la communauté croyante pour qui la simple biographie ne signifie au fond pas grand-chose? Cela oblige l’historien à faire la critique de cette tradition, qui trop souvent se tait alors qu’il cherche une réponse, qui trace naïvement un portrait type alors qu’il voudrait interroger des individualités, qui efface les frontières entre l’histoire et sa signification. Mais c’est précisément cette manière de raconter Jésus qui fait apparaître sa figure et ses actes dans ce qu’ils ont d’absolument unique; on se trouve à la source même, qui dépassera toujours toute intelligence rationnelle et la dépouillera de sa force apparente. Ainsi entendue, la tradition chrétienne primitive de Jésus est débordante d’histoire.
Plus qu’un prophète, plus qu’un rabbi
La nature des sources dont on dispose interdit de raconter l’histoire de Jésus comme une biographie intégrée à l’histoire de son peuple et de son temps. Cependant, ces sources fournissent des renseignements qui ne sont pas négligeables, et il faut y prêter soigneusement attention en renonçant à toute construction prématurée et en considérant réellement ce qui, avant toute interprétation inspirée par la foi, apparaît comme n’étant le résultat ni d’un arrangement ni d’une déduction.
Bien des choses restent dans l’ombre et la tradition ne permet pas de reconstituer le déroulement de la vie de Jésus dans tous ses détails. Mais les Évangiles sont précieux si l’on cherche à y découvrir les grands traits de la figure de Jésus: il appartient au monde juif et, cependant, il ne peut être confondu avec lui, il est autre. Là se trouve le mystère de son action et de sa condamnation; on y pénètre si l’on essaie de comprendre ce personnage à partir de l’un des titres ou catégories du judaïsme de son temps.
Jésus est un prophète du Royaume de Dieu qui vient, comme le dit occasionnellement la tradition (Marc, VIII, 28; Matth., XXI, 11-46, etc.). Mais il n’est pas uniquement prophète; il n’emploie jamais l’antique formule «Yahweh parle – Oracle de Yahweh» (Am., VI, 8 et 14; Os., II, 15; XI, 11; Is., I, 24, etc.); il ne parle jamais de sa vocation et il serait encore plus vain de chercher chez lui la moindre tentative de légitimer sa mission, comme le font les voyants des apocalypses du judaïsme tardif en évoquant des ravissements, des révélations de l’au-delà, des aperçus merveilleux sur les décrets divins. Jésus refuse de semblables justifications, aussi bien pour lui-même que pour son message. Raison de plus pour que l’auditeur s’entende dire: «Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute» (Matth., XI, 6).
Ce prophète du Royaume de Dieu est en même temps un rabbi qui proclame la volonté de Dieu manifestée dans la Loi, enseigne dans les synagogues, rassemble les disciples, discute avec d’autres experts en Saintes Écritures en utilisant leurs méthodes et en invoquant, comme eux, l’autorité des livres inspirés. L’image que présente ce rabbi est toutefois très particulière. On le voit déjà à des indices extérieurs: Jésus n’enseigne pas seulement dans les synagogues, mais en plein air, sur les rives du lac, le long des routes. Quant à sa suite, elle a de quoi déconcerter, car on y rencontre des catégories de gens qu’un rabbi écarte le plus possible: femmes et enfants, publicains et pécheurs. Mais c’est surtout sa manière d’enseigner qui est profondément différente. Tout rabbi est exégète en Écriture. Il s’agit donc toujours d’une autorité dérivée. Par contre, l’enseignement de Jésus n’est jamais limité à l’explication d’un texte sacré, même lorsqu’il cite des paroles de l’Écriture. La réalité de Dieu et l’autorité de sa volonté sont toujours directement présentes et deviennent, en Jésus, événement. Il ne craint pas de mesurer l’énoncé même de la Loi à la volonté immédiatement actuelle de Dieu. Cette façon directe d’enseigner n’a aucun parallèle dans le judaïsme contemporain.
Les Évangiles, à ce propos, parlent de son autorité. «Et l’on était vivement frappé de son enseignement, car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes» (Marc, I, 22; Matth., VII, 29). Ce terme enferme certainement tout le mystère de Jésus tel que la foi le saisit; il dépasse donc tout ce qui est purement «historique». Mais, il exprime une réalité qui, de par son origine, appartient, avant toute interprétation, au Jésus historique. Dans les rencontres les plus diverses, Jésus est toujours là avec une «autorité» qui n’est pas d’emprunt. Et ses interlocuteurs sont également présents dans leur réalité concrète: les justes avec leur justice, les scribes avec le poids de leur doctrine, les publicains et les pécheurs avec leur culpabilité, les malades, les démoniaques et les pauvres avec le fardeau de leur misère. Rien de tout cela n’est indifférent, mais Jésus oblige chacun à sortir de lui-même, tout naturellement, tout simplement, sans contrainte, sans cet effort pénible de découverte de soi que l’on trouve dans certaines prédications chrétiennes ultérieures.
Les Évangiles autorisent donc tout d’abord à parler un langage très simplement humain, sans faire appel d’emblée aux interprétations qu’en a données la foi dès la tradition chrétienne primitive. Quelle que soit, par exemple, la réponse à la question de la «messianité» de Jésus, il est certain que Jésus n’en fait pas la condition indispensable pour comprendre son message et son action. La manière si vulnérable et en même temps si naturelle et si directe de son enseignement et de son comportement ruine toute tentative de construire à partir de sa messianité un système de croyances et d’idées qui, seules, donneraient pleinement leur sens à sa prédication, à ses actes et à son histoire. Rendre présente la réalité de Dieu, tel est le mystère propre de Jésus. Cette présence signifie la fin du monde dans lequel elle doit s’accomplir. C’est pour cela que les scribes et les pharisiens s’indignent: ils voient dans l’enseignement de Jésus une atteinte révolutionnaire à la Loi et aux traditions. C’est pour cela que les démons hurlent, disent les Évangiles; ils flairent en Jésus une irruption dans leur domaine, «avant le temps» (Marc, VIII, 29). C’est pour cela que sa propre famille le tient pour fou (Marc, III, 21). Mais c’est aussi pour cela que le peuple est dans l’admiration et que ceux qui sont sauvés rendent gloire à Dieu.
Une parole et une action «messianiques»
Jésus s’est-il lui-même considéré comme le Messie et en quel sens? Cette question, on vient de le voir, est souvent regardée comme la plus importante dans la tradition. C’est ce qu’on appelle communément le problème de la «conscience messianique» de Jésus. Beaucoup estiment qu’il doit être traité dès le début et qu’on ne peut vraiment comprendre la moindre chose au message et à l’histoire de Jésus avant de l’avoir clairement résolu. Nous ne sommes pas de cet avis, car le propre de Jésus est de s’affirmer dans sa parole et son comportement, sans faire de sa dignité un thème en soi, sans justifier l’un et l’autre par une fonction qui lui aurait été confiée; il ne répond pas plus aux exigences de ses adversaires qu’à l’attente de ses partisans.
Cette situation étrange s’est exprimée dans les Évangiles par la doctrine paradoxale du «secret messianique» de Jésus. On la rencontre tout spécialement dans l’Évangile de Marc: les démons reconnaissent Jésus et voient en lui, avec anxiété, celui qui va mettre fin à leur domination. Ceux qu’il a guéris veulent le proclamer, avant l’heure, Messie. Mais Jésus recommande toujours le silence et n’accepte une telle confession et proclamation qu’après sa mort et sa résurrection.
Quelle est donc la réalité historique qui se trouve derrière tout cela? L’idée du secret messianique présuppose manifestement l’expérience du Vendredi saint et de Pâques, et les textes explicitement messianiques que contiennent les quatre Évangiles relèvent du credo de la communauté et de la théologie de la chrétienté primitive.
Ainsi la confession de Pierre (Marc, VIII, 27-30 et lieux parallèles) se réfère sans doute à une scène historique, ne serait-ce que par l’indication précise du lieu: Césarée de Philippe; mais, tel qu’il est conté, le récit a pour trame la confession et la réflexion de la communauté postérieure; il ne s’agit plus seulement d’une scène biographique, mais d’un témoignage historique d’un genre plus élevé, l’histoire de Jésus tout entière y est inscrite, depuis la croix jusqu’à la résurrection, et en même temps l’histoire d’une foi qui ne devait se briser qu’à la mort de Jésus, pour renaître, nouvelle, sur sa croix et dans sa résurrection.
Il faut en dire autant des paroles où Jésus se donne à lui-même des titres messianiques: Messie, Fils de David, Fils de Dieu, Fils de l’homme. Malgré l’importance que prendra par la suite le titre de Fils de Dieu, seul le titre de Fils de l’homme mérite que l’on s’y arrête. L’expression provient des écrits apocalyptiques du judaïsme tardif et désigne une figure mythique transcendante; c’est donc un titre de majesté sans pareil, ce n’est absolument pas un nom qui s’applique à un homme dans son abaissement. Jésus a certainement parlé du Fils de l’homme, juge du monde, au sens de l’attente des apocalypses contemporaines. Et cela avec la certitude étonnante que les décisions prises à l’égard de sa personne et de son message seront confirmées au jour du jugement. Pourtant il ne s’est pas lui-même attribué le titre de Fils de l’homme. Il est vain de se référer à la doctrine apocalyptique selon laquelle le Fils de l’homme, juge du monde, resterait caché auprès de Dieu jusqu’au jour où, du ciel, il se révélerait, pour affirmer, comme on l’a fait récemment, que Jésus se reconnaissait comme le Fils de l’homme désigné , qui devra apparaître plus tard dans sa gloire. En fait, rien n’autorise à confondre ce Fils de l’homme caché au ciel et le règne de Dieu caché dans la parole et l’œuvre de Jésus. C’est seulement la plus ancienne tradition, dans sa foi en celui qui est ressuscité et qui viendra pour juger le monde, qui a introduit ce titre de majesté dans des «paroles du Seigneur».
Mais, fondamentalement, la «messianité» de son être est incluse dans sa parole et dans son action, et dans l’immédiateté de sa manifestation historique. Aucun concept courant, aucun titre, aucune fonction déjà exprimés dans la tradition et dans l’attente juives ne permettaient de légitimer sa mission et d’épuiser le mystère de sa personne. Aucun raisonnement, aucun système dogmatique préconçu ne suffisaient à en rendre compte. On est ainsi amené à comprendre que le mystère de son être ne pouvait se dévoiler à ses disciples avant sa résurrection.
Une communauté de témoins
L’histoire de Jésus ne finit pas avec sa mort. Elle recommence avec sa résurrection. Le groupe dispersé et désemparé de ses disciples se reconstitue et forme une communauté dans la foi en lui et dans l’attente de son retour. L’esprit du Seigneur ressuscité et élevé aux cieux leur donne la certitude qu’il est présent et que le futur lui appartient.
Toutefois l’événement de la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts, sa vie et son règne éternel sont des réalités qui échappent à la science historique. L’ultime donnée qu’elle puisse saisir est la foi pascale des premiers disciples. Cette foi n’est pas l’expérience singulière de quelques enthousiastes ou une opinion théologique qui eut la chance, au cours des temps, de s’imposer et de faire époque. Non, partout où il y eut des chrétiens, et quelles que fussent les différences de leur message et de leur théologie, tous sont un dans la foi et dans la confession au Ressuscité. Paul a exprimé cela avec une vigueur particulière et sa pensée est ici représentative de toute la chrétienté primitive: «Si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vide, vide aussi notre foi... Mais le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis» (I Cor., XV, 14; XX).
Il n’en est pas moins difficile, voire impossible, de se faire une idée satisfaisante du comment de l’événement de Pâques. Il y a une tension évidente entre la clarté absolue du message pascal et le caractère problématique des récits de Pâques du point de vue historique. Il suffit pour s’en convaincre de comparer aux récits des Évangiles le texte pascal le plus ancien et le plus sûr (I Cor., XV, 3 sqq.), antérieur à Paul lui-même. Ce texte, qui a presque la forme d’un rapport officiel, mentionne de nombreuses apparitions du Ressuscité qui n’ont laissé aucune trace dans les Évangiles. Il ne connaît pas, en revanche, l’histoire des femmes devant le sépulcre vide, ni celle des disciples d’Emmaüs, qui sont rapportées par les Synoptiques; il affirme que Pierre fut le premier témoin du Ressuscité, ce qui est confirmé par Luc (XXIV, 34) et par la place prépondérante de Pierre dans la communauté primitive, mais on ne possède plus, tout au moins dans les Évangiles canoniques, le récit de cette première apparition à Pierre seul.
En fait, il faut comprendre les récits de Pâques eux-mêmes comme des témoignages de la foi et non pas comme des rapports et des chroniques; il faut chercher dans les récits de Pâques le message pascal. Cela ne signifie nullement que le message de la résurrection de Jésus n’est qu’un produit de la communauté croyante: les apparitions du Ressuscité et la parole des témoins sont le fondement premier de cette foi. Ce qui a ainsi éclos dans la communauté pour devenir une certitude, c’est que Dieu lui-même est intervenu de sa main toute-puissante, qu’il a arraché Jésus de Nazareth au pouvoir du péché et de la mort et l’a donné comme Maître à ce monde. Pâques est donc, pour la pensée chrétienne des origines, avant tout la confession de Dieu à ce Jésus auquel le monde refusa sa foi et auquel ses disciples même furent infidèles. C’est, en même temps, l’irruption d’un nouveau monde dans ce vieux monde marqué par le péché et par la mort, l’inauguration et le commencement du règne de Dieu. C’est un événement qui impose une fin et une limite à ce temps et à ce monde. Il est vrai que seule la foi fait l’expérience de cet événement (Actes, X, 40 sqq.), car celui-ci ne peut pas être observé et démontré comme ceux qui se déroulent dans le temps et dans l’espace. Et pourtant il concerne ce monde, comme une action de salut et de justice, et doit donc être proclamé jusqu’aux confins de la terre. Sous une forme nouvelle, ce n’est rien d’autre que le message de Jésus sur le règne de Dieu qui vient; mais maintenant Jésus lui-même, par sa mort et sa résurrection, est entré dans ce message et en est devenu le centre.
Le contraste entre ce que les hommes ont fait et font et ce que Dieu, en ce Jésus et par lui, a réalisé et réalise en plénitude fait donc partie intégrante de tous les témoignages néo-testamentaires sur la résurrection. Les premiers chrétiens n’ont nullement conscience de jouer le rôle d’alliés de Dieu, de compagnons de luttes de leur Seigneur. Ils se considèrent comme des vaincus qui ont échoué dans ce qui était jusqu’alors leur foi. Les hommes que le Ressuscité rencontre dans les récits de Pâques sont parvenus au bout de leur sagesse. Atterrés et désemparés par sa mort, ils portent le deuil de leur Maître et errent près de sa tombe, avec leur amour inutile, cherchant en de pauvres moyens à arrêter le processus de la décomposition, disciples apeurés qui se sont serrés les uns contre les autres comme des animaux pendant l’orage (Jean, XX, 19 sqq.). Il faudrait complètement renverser tous les récits pour les traduire par les paroles de Faust: «Ils fêtent la résurrection du Seigneur, car ils sont eux-mêmes ressuscités.» Non, ils ne sont pas eux-mêmes ressuscités. Ce qu’ils éprouvent dans la crainte et l’angoisse, et qui n’éveillera que progressivement en eux joie et allégresse, c’est qu’en ce jour de Pâques, eux, les disciples, sont marqués par la mort, mais qu’Il vit, celui qui a été crucifié et enseveli. Ceux qui lui ont survécu sont les morts, tandis que celui qui est mort est vivant.
jésus [ ʒezy ] interj. et n. m.
• 1545; Jhesus 1496; de Jésus
I ♦ Interj. Marquant la surprise, la peur, l'admiration. Jésus ! Doux Jésus ! Jésus Marie !
II ♦ N. m.
1 ♦ (1704) Vx Papier qui portait en filigrane le monogramme (I.H.S.) de Jésus. Mod. Format de papier (56 × 76). Petit jésus (56 × 72).
2 ♦ (1840) Image, statuette de Jésus enfant. Mettre un jésus en cire dans la crèche.
♢ Par ext. Enfant mignon. Mon jésus, terme d'affection.
III ♦ N. m. (1881) Gros saucisson court fabriqué dans le Jura, en Alsace et en Suisse. Jésus de Morteau. Jésus de Lyon.
● jésus nom masculin (de Jésus, nom propre) Image, représentation de Jésus enfant. Familier. Terme d'affection s'adressant à un petit enfant mignon. Littéraire. Jeune homosexuel prostitué. ● jésus (difficultés) nom masculin (de Jésus, nom propre) Orthographe Sans majuscule pour désigner une représentation de l’Enfant Jésus (un jésus en plâtre), un format de papier (une rame de jésus), un gros saucisson (un jésus de Morteau). ● jésus (expressions) nom masculin (de Jésus, nom propre) Jésus !, Doux Jésus !, Jésus Marie !, exclamations de surprise, de frayeur, d'admiration, etc. Jésus de Lyon, type de saucisson sec de gros diamètre emballé sous cæcum de porc. Papier jésus, format de papier de 56 × 72 cm (jésus ordinaire), 56 × 76 cm (grand jésus) ou 55 × 70 cm (petit jésus) dont la marge portait autrefois le monogramme de Jésus.
Jésus ou Jésus-Christ
(Jésus, forme grecque du nom hébr. Josué, signif. Dieu sauve; Christ, du mot gr. "Khristos", signifie oint) fondateur de la relig. chrÉtienne. Du strict point de vue historique, on admet que Jésus est né à Bethléem, non pas en l'an 753 de Rome (chronologie usuelle), mais quelques années auparavant, v. 5 ou 4 av. l'ère chrÉtienne. Sa prédication, transmise dans les évangiles, paraît avoir duré trois ans. On ne connaît rien de sa vie entre sa douzième et sa trentième année. Il fut condamné à mort et crucifié à Jérusalem le vendredi 14 du mois de nisan (7 avril) de l'an 30, ou bien le 3 avril 33. Selon les évangiles, Jésus est le Sauveur, le fils de Dieu, le Messie, prédit par les prophètes, et la deuxième personne de la Trinité. Conçu par l'opération du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie, épouse de Joseph, il vint au monde dans une étable de Bethléem. Pour le soustraire au massacre des nouveau-nés ordonné par le roi Hérode, ses parents l'emmenèrent en égypte. Quelques années plus tard, la famille s'établit à Nazareth, en Galilée. Jean-Baptiste, le Précurseur, donne à Jésus le baptême et le désigne à la foule comme le Messie. Jésus parcourt alors la Galilée et la Judée, prêchant une éthique ("Aimez-vous les uns les autres") qui se veut plus élevée, et surtout plus universelle, que les préceptes moraux de la relig. juive de l'époque: "Dieu est Amour, annoncez la bonne nouvelle (en gr. euaggelion, d'où évangile) au monde", demandera-t-il à ses disciples. Sans rompre avec le judaïsme, il développe des thèmes nouveaux (la rédemption, notam.) qui donneront corps à une nouvelle théologie, à une nouvelle religion: le christianisme. Il s'adresse aux humbles et, pour se faire comprendre, use de paraboles. Il opère des miracles. Bientôt, à la suite de Simon (le futur saint Pierre), onze autres disciples se groupent autour de lui: ce seront ses apôtres. De retour à Jérusalem, Jésus voit se dresser contre lui les princes des prêtres, les pharisiens, etc. Trahi par l'un de ses apôtres, Judas, il est amené devant le grand prêtre Caïphe, qui le condamne à mort comme blasphémateur pour s'être déclaré fils de Dieu. Ponce Pilate, procurateur romain de Judée, se refuse à confirmer cet arrêt, tout en abandonnant Jésus à son sort. Celui-ci est crucifié sur le mont Calvaire (Golgotha) entre deux larrons. Détaché de la croix, il est enseveli. Mais, le troisième jour après sa mort, le tombeau est vide: Jésus est donc ressuscité (le jour de Pâques des chrétiens); ensuite, il apparaît plusieurs fois à ses disciples et leur donne des instructions. Quarante jours après sa résurrection, il monte au ciel; lors de cette ascension, il apparaît une ultime fois et adresse un dernier message: il ne demande pas qu'on l'imite, mais il laisse sa Parole et son Esprit.
⇒JÉSUS, subst. masc.
A. — [P. réf. au Fils de Dieu, mort sur la croix pour le salut des hommes, selon la relig. chrét.]
1. Représentation de Jésus enfant. Un Jésus en cire, en plâtre, le petit Jésus :
• 1. Plusieurs fois, elle l'avait surprise à se baiser les mains. Elle la vit s'enfiévrer pour des images, des petites gravures de sainteté, des Jésus qu'elle collectionnait...
ZOLA, Rêve, 1888, p. 23.
— En partic. Plâtre à Jésus. Le plâtre qui convient le mieux pour faire les moules se nomme (...) plâtre à Jésus (BASTENAIRE, DAUDENART, Art fabr. faïence, 1828, p. 472).
2. Jeune enfant plein de gentillesse et digne d'affection. Doux comme un jésus; les pauvres jésus. Elle tenait sur son bras amolli comme une corbeille, un enfantelet, tête ballante : le Jésus! (GIONO, Baumugnes, 1929, p. 116) :
• 2. — Ah! cette Couillard!... Imagine-toi, ma chère, je lui en avais apporté un [nourrisson], un vrai Jésus, le petit d'une jolie demoiselle (...). Il a vécu cinq jours...
ZOLA, Fécondité, 1899, p. 301.
— Fam. Mon jésus. Terme affectueux. T'en auras des cloques mon jésus! (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 694).
3. Expr. Doux Jésus! Jésus Dieu! Jésus Marie! Jésus! [Exclamations traduisant l'admiration, la peur ou la joie]. Jésus Dieu! s'écria la pauvre servante, qu'avez-vous donc, mademoiselle, que vous vous levez si matin? (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 1, 1859, p. 297). Dans ta prime jeunesse il t'eût paru grotesque De n'avoir pas d'amants très bien (et tu les eus!) Ce qu'ils ont dû souffrir avec toi, doux Jésus! (VERLAINE, Élégies, 1893, p. 51).
4. RELIGION
♦ Ordre de Jésus. Ordre de chevaliers créé à Rome par Pie II pour lutter contre les Turcs (d'apr. LITTRÉ).
♦ Filles de l'enfant Jésus. Société de trente-trois jeunes filles établies à Rome en 1661 en hommage aux trente-trois années que Jésus-Christ passa sur terre (d'apr. LITTRÉ).
♦ Compagnie de Jésus, Société de Jésus. Ordre des jésuites :
• 3. Elle [Mme de Pompadour] vient de commettre une imprudence; elle s'est mis à dos tout le Parlement, avec ses deux sous d'impôt, et aujourd'hui elle ose attaquer une bien grande puissance, la Compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des armes, et, avant de périr, elle se défendra.
MUSSET, Mouche, 1854, p. 305.
B. — [P. anal.]
1. [avec un enfant emmailloté]
a) ART CULIN. ,,Saucisson de gros diamètre, hachage gros, emballé sous caecum de porc (...). Il est plus souvent pur porc, mais quelquefois porc et bœuf`` (Encyclop. de la charcut., Orly, Soussana, 1982, p. 405). Jésus sec, cuit.
♦ Jésus de Morteau. Avec une partie de la viande des porcs, on confectionnait des saucisses séchées et fumées (...). Dans ces conditions est né le fameux « Jésus de Morteau ». C'était la plus belle saucisse fabriquée avec les meilleurs morceaux et logée dans le plus gros boyau que l'on réservait pour le repas de la nuit de Noël, d'où certainement son nom (Encyclop. de la charcut., Orly, Soussana, 1982, p. 641).
— En partic., expr. fam. C'est le petit Jésus en culotte de velours. C'est délicieux.
b) Argot
— ,,Phallus en érection`` (ESN. Poilu 1919).
— Adolescent du troisième sexe. Le jésus est un jeune et beau garçon lancé comme appeau près des sodomites que veut exploiter le chanteur (FRANCE 1907).
— Un Jésus-Christ. ,,Un couteau`` (ESNAULT, Notes compl. Poilu, 1956 [1919]).
2. [avec le monogramme du Christ]
a) NUMISM. Jésus dévalisé. Monnaie de Genève sur laquelle figurait le monogramme du Christ (d'apr. Lar. encyclop.).
b) PAPET. Formats de papier existant en trois dimensions et dont la marque portait autrefois le nom de Jésus (I.H.S.) : Petit Jésus (55 X 70), Jésus (56 X 72), Grand Jésus (56 X 76). Feuille Jésus. Le Grand Jésus est le plus utilisé pour l'estampe. Le Petit Jésus est dit aussi Jésus de musique (BÉG. Estampe 1977) :
• 4. ... dans ce quinzième siècle, si vigoureux et si naïf, les noms des différents formats de papier, de même que les noms donnés aux caractères, portèrent l'empreinte de la naïveté du temps. Ainsi le Raisin, le Jésus, le Colombier, le papier Pot, l'Écu, le Coquille, le Couronne furent ainsi nommés de la grappe, de l'image de Notre-Seigneur, de la couronne, de l'écu, du pot, enfin du filigrane marqué au milieu de la feuille, comme plus tard, sous Napoléon, on y mit un aigle, d'où le papier dit Grand-Aigle.
BALZAC, Illus. perdues, 1837, p. 117.
Prononc. et Orth. : []. Att. ds Ac. 1835. Majuscule (sens A 1), majuscule ou minuscule (sens A 2). Étymol. et Hist. 1. 1496 Jhesus interj. (ANDRIEU DE LA VIGNE, Le Mystère de Saint Martin, éd. A. Duplat, 3638); 2. 1633 papet. (doc. ds DE BEAUREPAIRE, Dern. mél. hist. et archéol., 195 ds Fonds BARBIER : Papier du nom de Jesus); 1704 (Trév. : voilà de bon Jesus); 3. 1753 terme d'affection (VADÉ, Bouquet du Roy, p. 15 : p'tit Jesus de cire); 4. 1840 dévotion au cœur de Jésus, à l'enfant Jésus « image représentant un cœur ou un enfant Jésus entouré d'une gloire » (Ac. Compl. 1842). De Jésus, nom propre. Au sens 2 parce que cette sorte de papier portait dans la marge la marque I.H.S., monogramme de Jésus. Fréq. abs. littér. : 77. Bbg. CHAUTARD, (É.). La Vie étrange de l'arg. Paris, 1931, p. 652. - QUEM. DDL t. 19. - SAIN. Arg. 1972 [1907], p. 103, 115.
jésus [ʒezy] n. m.
ÉTYM. 1740, Trévoux; de Jésus, nom propre.
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1 Image, statuette de Jésus enfant. || Un jésus en plâtre. — (1870, Rimbaud). Par ext. Enfant mignon, aimable. || C'est un jésus, un vrai jésus.
♦ (Attesté XXe; p'tit jésus de cire, 1753, Vadé). Terme d'affection à l'adresse d'un enfant. || Ne pleure pas, mon jésus.
1 (…) je vais être un homme, il le faut, une sorte d'homme, de vieil enfant, j'aurai une gouvernante, elle m'aimera bien, elle me donnera la main, pour traverser, elle me lâchera dans les squares, je me tiendrai bien, je me mettrai dans un coin et je me peignerai la barbe, je la lisserai, pour être plus beau, un peu plus beau, si ça pouvait se passer comme ça. Elle me dira, Viens, mon Jésus, il est temps de rentrer.
S. Beckett, Textes pour rien, p. 131.
2 (V. 1545; Jhesu !, 1496, de la Vigne). Interj. || Jésus ! Doux Jésus ! Jésus Marie ! Jésus Marie Joseph ! (interj. courantes naguère, surtout en milieu rural). — Vx. || Jésus Dieu !
2 (…) cinq ou six laquais qui étaient derrière criaient : « Jésus Maria ! » et tremblaient déjà de peur.
Retz, Mémoires, p. 34.
➪ tableau Principales interjections.
3 (1835, Raspail). Prostitué homosexuel. || Petit jésus : prostitué très jeune. — (Dans un nom, un surnom). || Jésus la Caille, roman de Carco.
3 (…) cette fille, pour eux, c'était comme la floraison des (…) jésus du bagne (mignons du bagne).
Louise Michel, la Misère, t. II, p. 468.
4 (…) il aperçut un tout jeune homme bien frisé, bien pommadé, un de ceux que les antiphysiques — dans leur argot spécial auquel je ne veux faire que cet emprunt — appellent un petit Jésus.
Goron, l'Amour à Paris, t. II, p. 732.
4 (1704; papier du nom de Jésus, 1633). Vx. Papier qui portait en filigrane le monogramme (I. H. S.) de Jésus. Mod. Format de papier (56 x 76). || Petit jésus (56 x 72). — Par appos. || Papier jésus.
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II (Attesté XXe). Gros saucisson court fabriqué dans le Jura, en Alsace et en Suisse. || Jésus de Lyon. || Jésus de Morteau. ⇒ Morteau.
Encyclopédie Universelle. 2012.