LÉGITIMITÉ
Le terme de «légitimité» évoque le fondement du pouvoir et la justification de l’obéissance qui lui est due. Le problème a reçu les solutions les plus diverses, depuis une interprétation purement religieuse, c’est-à-dire métajuridique, propre aux théocraties, jusqu’à une traduction purement logique et rationnelle s’appuyant sur l’origine consensuelle du pouvoir, en passant par des considérations de faits extra-juridiques telles que son ancienneté et sa durée ininterrompue. Tout pouvoir revendique normalement un titre quelconque qui l’impose aux individus placés sous sa tutelle. Mais ce besoin de légitimation est plus ou moins vif selon les époques. Il peut même dans certains cas presque disparaître, les institutions en vigueur paraissant, du seul fait de leur existence, commander le respect des assujettis. Au contraire, dans certaines périodes troublées, le problème de la légitimité se pose d’une manière aiguë: l’autorité se trouvant discutée, il est nécessaire de lui chercher une raison d’être. En France, on a surtout parlé de la monarchie légitime à la suite de la Révolution. Au XXe siècle on s’est beaucoup interrogé sur le fondement du pouvoir. De telles préoccupations se sont fait jour dès l’entre-deux-guerres. Elles se sont encore accentuées après le conflit mondial: en France, le général de Gaulle ne cessa d’insister sur l’idée qu’il incarnait depuis 1940 le pouvoir légitime.
Cependant, il règne en la matière beaucoup d’obscurité. Les mots légitime et légitimité , entachés d’une certaine imprécision, sont susceptibles d’acceptions diverses. Il importe d’abord d’en fixer le sens.
1. La règle et son dépassement
En quoi légitime se distingue-t-il de légal ? Comment des pouvoirs légaux peuvent-ils être illégitimes? Le dictionnaire de Littré, d’ordinaire si éclairant, ne nous est pas ici d’un grand secours. Ses définitions font tout de suite apparaître la difficulté d’établir un rapport rigoureux entre légitime et légal , entre légitimité et légalité . Le premier sens qu’il donne du mot légitime , c’est «qui a un caractère de loi». Le premier sens qu’il donne du mot légitimité , c’est «qualité de ce qui est légitime», et il cite aussitôt comme exemple: «On attaque la légitimité de son mariage.» Il est clair que la légitimité d’un mariage, c’est sa légalité. Mais un flottement apparaît lorsque Littré mentionne l’autorité légitime, les pouvoirs légitimes. On pourrait penser qu’il s’agit de l’autorité légale, des pouvoirs légaux; mais il introduit dans ses exemples une idée qui dépasse le droit positif. Il invoque entre autres une phrase de Chateaubriand dans sa brochure De Buonaparte et des Bourbons : «Les mots changent d’acception: un peuple qui combat pour ses souverains légitimes est un peuple rebelle.» Et Littré ajoute particulièrement: «Une dynastie légitime, dynastie qui règne en vertu d’un droit traditionnel, par opposition aux princes qui règnent par des coups d’État ou par la volonté nationale.» Aussi bien, le second sens qu’il indique du mot légitimité se réfère au «droit des princes que l’on appelle spécialement légitimes».
La légitimité est assurément la conformité à une certaine règle. Mais quelle position occupe cette règle à l’égard de celles qui sont effectivement obéies? Il semble qu’elle les déborde, puisqu’il y a des gouvernements qui se prétendent légitimes, et qui sont reconnus comme tels par leurs partisans, sans disposer cependant d’une puissance réelle sur un territoire quelconque: c’était le cas de Louis XVIII dans l’émigration. La légitimité se réclame alors d’une idée supérieure au droit établi. Mais, par ailleurs, on en est arrivé quelquefois à l’assimiler au respect de ce même droit établi, en protégeant celui-ci contre toutes les subversions. C’est en ce sens que Talleyrand se faisait au congrès de Vienne, d’accord avec Louis XVIII lui-même, le défenseur de la légitimité. La légitimité devenait le droit qu’il s’agissait de prémunir contre toutes les entreprises de la force. Sans doute y avait-il malgré tout un certain lien entre les deux conceptions. Le principe de légitimité, invoqué par Talleyrand, voulait qu’un souverain dont les États sont sous la conquête ne cessât point d’être souverain, à moins qu’il n’eût cédé son droit, ce qui aboutissait à n’admettre comme valables que les États constitués selon un certain type traditionnel. Les instructions de Talleyrand ajoutaient, toutefois, qu’aucun titre de souveraineté n’existe pour les États qu’autant qu’ils l’ont reconnu; et cela conduisait, en fait, dans beaucoup de cas, à consacrer des autorités plus ou moins suspectes d’usurpation, avalisées par le consentement général des puissances. Mais ce que l’on confirma à Vienne sous le nom de légitimité, ce furent souvent des situations existantes, dont on s’abstenait de juger l’origine et qui tiraient leur valeur de leur effectivité pratique plus que d’une légitimité transcendante.
Il n’en est pas moins vrai que les deux concepts de légitimité et de légalité ne se recouvrent pas et qu’un effort constant de la pensée a tendu à les distinguer. Mais à cet égard les tentatives ont été poussées dans des directions multiples et il en résulte une grande confusion.
Tantôt l’idée de légitimité a été rattachée au mode d’établissement de tel ou tel gouvernement. Tantôt on l’a appliquée d’une manière plus large au pouvoir originaire de l’État, aux fondements mêmes de la vie sociale. Dans les deux cas d’ailleurs, on a fait appel pour la justifier ou pour la contester à des idées profondément différentes, mais qui offraient souvent ce caractère commun de n’être pas strictement juridiques. Enfin, le problème ne s’est pas limité aux actes constitutifs du gouvernement ou de l’État. Il s’est posé aussi à propos du déroulement dans le temps des activités gouvernementales ou étatiques. Il y a des légitimités qui ont semblé disparaître. Il y a, à l’inverse, des pouvoirs initialement censés illégitimes dont le vice originel a paru s’effacer. La question se présente aussi à l’occasion des manifestations particulières d’un pouvoir dont la légitimité de principe n’est pas contestée.
2. Interprétations divergentes
En France, le mot de gouvernement légitime évoque des souvenirs historiques et idéologiques parfaitement précis, qui procèdent de deux conceptions antithétiques et rivales. Il a été utilisé avec une grande rigueur affirmative au profit de la branche aînée des Bourbons. Il l’a été aussi au profit des gouvernements issus de la volonté populaire, manifestée normalement par le suffrage universel.
La légitimité monarchique
La légitimité de Louis XVIII s’appuyait sur deux idées fort distinctes: celle de droit divin et celle d’ancienneté historique. Le préambule de la Charte invoque la Providence qui a rappelé le roi dans ses États. Louis XVIII est roi par la grâce de Dieu, comme il l’avait déjà affirmé dans son exil. Mais, en même temps, il insiste longuement sur les titres de ses prédécesseurs. L’autorité de la dynastie se fonde donc aussi sur une longue possession. Cette dernière justification n’est certainement pas moins importante que l’autre. On peut même dire que, dans l’opinion monarchique, c’était elle qui primait; car, si le droit divin faisait toujours partie de la théorie officielle, son prestige avait diminué dans les esprits. Déjà, en 1791, Jacques de Cazalès avait dit crûment à l’Assemblée constituante: «Je ne pense pas que le roi tienne sa couronne de Dieu et de son épée; je n’admets point ces contes ridicules; il la tient du vœu du peuple; mais il y a huit cent ans que le peuple français a délégué à la famille royale son droit au trône...» Cette interprétation était la plus courante. Elle se rattachait d’ailleurs à des sources anciennes: dès le XVIIe siècle, Loyseau, dans son Traité des offices , l’avait mise en forme: «Y a longtemps que tous les roys de la terre, qui par concession volontaire des peuples, qui par usurpation ancienne (laquelle fait loy en matière de souverainetez qui n’en peuvent recevoir d’ailleurs) ont prescrit la propriété de la puissance souveraine et l’ont jointe à l’exercice d’icelle.»
La légitimité consacrée par le temps, considérée comme un facteur de stabilité et d’ordre, telle est en effet la grande idée qui prévaut sous la Restauration. En dehors d’elle, il n’y a que le chaos révolutionnaire. À cette idée, on ajoute encore le caractère proprement français de la monarchie bourbonienne, qui exprime l’âme du terroir, et on l’oppose à l’Empire qui n’est pas d’institution nationale. La dynastie légitime est autochtone, la dynastie napoléonienne est étrangère. Les royalistes répètent abondamment que Bonaparte n’est pas un Français de vieille souche. Si une dynastie étrangère a pu ainsi momentanément s’implanter sur le sol français, c’est, de toute évidence, parce que ce sol a été saccagé par la Révolution, parce que la tradition nationale a été abandonnée au profit d’une philosophie à prétentions universelles, d’une sorte de cosmopolitisme de rencontre. La pensée diffuse des royalistes de 1814-1815 annonce déjà les conceptions que Maurras a développées un siècle plus tard.
La légitimité démocratique
Dans le même temps ou presque, les libéraux fidèles à l’esprit de la Révolution, qui soutenaient le gouvernement de Louis XVIII, cherchaient un autre fondement à sa légitimité. Le fait que la Charte ait été acceptée tacitement par les Français en 1814 et solennellement jurée par le monarque en 1815, sous les acclamations des députés, transforme à leurs yeux le titre du roi. Il n’est plus seulement légitime comme représentant d’une ancienne race; il n’est plus seulement national comme exprimant une tradition française. Il est légitime parce que investi d’une autorité régulièrement établie et confirmée. Il est national parce qu’il représente la volonté du pays. Cet effort pour assimiler la royauté à la volonté populaire est très visible en particulier dans l’Essai sur la Charte de Jean-Denis de Lanjuinais.
Une pareille tentative cadrait du reste pleinement avec la philosophie politique qui s’était dégagée en France dès 1789. La Déclaration des droits de l’homme, prenant évidemment le mot loi dans son sens le plus étendu, avait dit qu’elle est l’expression de la volonté générale. La Constitution de 1791 avait été établie sur les principes de cette déclaration. Elle avait rappelé qu’il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi et que le roi ne règne que par elle. Dans la suite, pour la Constitution au moins, le suffrage universel avait été tenu comme le seul moyen d’exprimer directement cette volonté. En ce sens, Danton avait fait décider, le 21 septembre 1792, qu’il ne peut y avoir de Constitution que celle qui est acceptée par le peuple. Sous la Restauration, il ne pouvait s’agir du suffrage universel, ni même d’une manifestation quelconque de la puissance électorale, pour avaliser la Charte; mais l’opposition maintenait le principe que la Charte et l’autorité royale elle-même tiraient leur valeur juridique de l’assentiment du pays, donné sous d’autres formes.
L’établissement direct ou indirect, ou la consécration des gouvernements par le suffrage universel, deviendra d’ailleurs ultérieurement la base de toute légitimité démocratique (philosophie répudiée par la seule extrême droite) et les contestations ne porteront plus que sur la liberté et la sincérité des consultations populaires. La légitimité de Louis-Napoléon sera récusée en 1851 non seulement parce que son pouvoir était issu d’un coup d’État, mais en raison des vices qui avaient entaché la ratification populaire de l’opération du 2 Décembre.
La légitimité fondée sur la volonté nationale, au contraire de la légitimité monarchique, reste au demeurant sujette à révision. Tout dépend de la manière dont le gouvernement reconnu pour légitime se comportera. Les libéraux de la Restauration ont cessé, à une certaine époque, d’appuyer le gouvernement de la branche aînée et l’ont renversé comme ayant trahi sa mission. Certains éléments de l’opinion ont considéré qu’en 1958 le gouvernement de la IVe République, bien qu’il fût toujours le gouvernement légal, avait perdu sa légitimité du fait de son impuissance.
Quoi qu’il en soit, on est en présence de deux théories antithétiques de la légitimité, selon lesquelles la régularité formelle d’un gouvernement ne suffit pas à lui valoir l’obéissance. Le légitimisme monarchique, fondé sur le droit divin et la tradition, n’a plus guère aujourd’hui qu’un intérêt historique. C’est dans le cadre de la théorie démocratique qu’il faut examiner maintenant de plus près les rapports de la légalité et de la légitimité.
3. Légalité et légitimité du pouvoir
La ligne de démarcation entre légalité et légitimité du pouvoir est parfois incertaine. Il arrive qu’un gouvernement soit tenu pour illégitime simplement parce que sa constitution n’a pas obéi en tous points à une régularité formelle. Le gouvernement de Vichy a été considéré comme illégitime pour de multiples raisons. Mais il est significatif que l’ordonnance du 9 août 1944 ait fait remonter l’origine de l’illégitimité en France plus haut que Vichy, c’est-à-dire au 16 juin 1940 . Elle déclare en effet dans son exposé des motifs: «Tout ce qui est postérieur à la chute, dans la journée du 16 juin 1940, du dernier gouvernement légitime de la République est évidemment frappé de nullité.» Le nouveau gouvernement formé à Bordeaux le 16 juin 1940 l’avait bien été initialement selon les procédures normales; mais il n’avait pas reçu la consécration parlementaire imposée par le droit positif. Il était donc illégitime parce que vicieusement formé.
Il reste néanmoins que, très souvent, un gouvernement peut être tenu pour illégitime en dehors de toute violation de la régularité formelle dans les conditions de son avènement. Ceux qui contestaient la légitimité du gouvernement de Vichy, outre l’irrégularité d’une délégation du pouvoir constituant, lui reprochaient d’incarner un esprit contraire aux traditions nationales, tant en politique étrangère qu’en politique intérieure. Ceci est très caractéristique de notre époque. On tend de plus en plus à dépasser la seule exigence d’une régularité formelle. Un gouvernement, fût-il établi selon cette norme fondamentale, n’est pas sûr de voir sa légitimité reconnue par tous. C’est ce qui est arrivé aux gouvernements de la Ve République, qui a reçu pourtant, en de multiples circonstances, la consécration du suffrage. En d’autres termes, on ne se contente pas toujours de ce qu’on peut appeler une légitimité formelle. On passe à l’examen de l’inspiration générale du gouvernement, et cette inspiration, même approuvée par la masse, ne paraît pas légitimer aux yeux de tous son autorité.
Le danger évident d’une telle attitude est de rendre le principe de cette autorité justiciable d’appréciations subjectives. Et au fond tout le monde y tombe. C’était le cas des adversaires du général de Gaulle s’insurgeant à main armée contre sa politique algérienne. Ce n’était pas moins celui du général lui-même, prétendant avoir incarné depuis 1940 la légitimité nationale, alors que dans l’intervalle de nombreux gouvernements s’étaient constitués en dehors de lui, non seulement ceux de Vichy, évidemment récusables, mais ceux de 1946 à 1958 qui n’étaient pas entachés des mêmes vices.
4. Recherche d’un critère objectif
Il serait cependant nécessaire de dégager un critère objectif de la légitimité, car la tradition nationale, sur laquelle on se fonde le plus fréquemment, peut s’appuyer sur de multiples interprétations. Pour prendre un exemple récent, la tradition nationale pouvait être invoquée également – et l’a été du reste – en faveur du maintien de l’Algérie dans la souveraineté française et en faveur de l’indépendance algérienne. D’une manière générale, il paraît difficile de lier la légitimité d’un gouvernement à l’observation d’une politique déterminée: ce serait tomber dans l’arbitraire pur.
Il semble certain que l’extension démesurée donnée aux controverses sur la légitimité et l’illégitimité des gouvernements est une caractéristique fâcheuse du XXe siècle. Faute de pouvoir ignorer ce débat, peut-être convient-il de le circonscrire en raison des dangers qui en découlent, car l’illégitimité une fois admise conduit à l’exercice de la résistance par la force, c’est-à-dire à la guerre civile.
Un premier point paraît incontestable. Si l’effectivité d’un gouvernement, même accompagnée de sa régularité formelle, ne suffit pas dans toutes les circonstances pour établir sa légitimité, à tout le moins constitue-t-elle en faveur de cette légitimité une présomption. C’est ce que l’Église catholique a toujours professé. C’est ce que le bon sens le plus élémentaire impose. Aussi bien dans les périodes calmes ne songe-t-on guère à dissocier les deux idées: on se contente de la légalité «puérile et honnête».
Quelles sont maintenant les circonstances qui peuvent rendre un gouvernement à coup sûr illégitime, soit initialement, soit plus tard? Dans une société démocratique, un gouvernement peut être tenu pour illégitime si son avènement est entaché d’un vice fondamental. C’est l’illégitimité formelle. On ne saurait aller plus loin qu’avec la plus grande prudence.
La question a été posée autrefois sur le terrain de la liberté. Les gouvernements oppresseurs ont été considérés comme illégitimes. Saint Thomas pensait que c’était le tyran qui était séditieux et non ceux qui se révoltaient contre lui. Mais, si l’on admet le critère de l’adhésion populaire comme fondement de la légitimité formelle, le problème dans la plupart des cas ne se pose plus, car le suffrage universel est peu enclin à avaliser l’oppression s’il est librement consulté. Il ne disparaît pas tout à fait néanmoins dans des cas limites. Non seulement il est bien évident que la consultation peut être entachée de vices qui en détruisent la valeur, mais il faut tenir compte parfois du grégarisme aveugle des foules. Il n’est nullement sûr que les nombreux plébiscites massifs du régime hitlérien n’aient été déterminés que par la pression artificielle du pouvoir. L’autosuggestion des masses y a joué un très grand rôle.
Si désireux que l’on soit de ne pas s’écarter de la légitimité formelle, on est contraint éventuellement de faire appel à un autre critère pour justifier ou contester le respect dû au pouvoir. Ce critère ne pourra être que d’ordre moral. Un gouvernement qui violerait systématiquement les droits de la personne humaine, en faisant bon marché de la liberté et de la vie des citoyens (ou de certaines catégories d’entre eux, en vertu par exemple d’une doctrine raciste), sera justement tenu pour illégitime, quelles que soient les acclamations populaires dont il puisse bénéficier.
Mais on hésiterait beaucoup à admettre ici un critère politique. Un gouvernement, soutenu par l’opinion égarée, qui se comporte au mépris des traditions nationales et qui rabaisse le pays vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis de l’étranger, peut et doit sans doute être combattu par l’élite éclairée avec la dernière énergie; mais il ne s’ensuit pas que celle-ci, qui le considère à juste titre comme odieux, soit qualifiée pour le déclarer illégitime. La différence n’est pas que dans les mots; car dans un cas on ne saurait envisager qu’une résistance légale, tandis que dans l’autre la résistance physique deviendrait permise.
La notion de légitimité a été entachée de beaucoup d’incertitude parce qu’elle déborde manifestement l’ordre juridique. Sa théorie soulève des difficultés du même ordre que celle du droit naturel. On ne peut l’éliminer complètement en déclarant que tous les gouvernements légaux sont légitimes, mais il importe d’en limiter étroitement l’application. Un gouvernement ne devrait être réputé illégitime, au sens matériel et non plus formel du mot, que dans le cas où il contreviendrait ouvertement à des règles morales incontestées qui sont les bases mêmes de toute civilisation.
Quant à ceux qui disent: «Est illégitime tout gouvernement qui ne tend pas au bien commun, la poursuite du bien commun étant la seule raison d’être de l’autorité publique», il est facile de leur répondre que cette idée est beaucoup trop large et beaucoup trop vague, car qui définira le bien commun? On chercherait en vain un code du bien commun emportant la conviction de tous les citoyens!
5. La légitimité dans la société politique
Si le système de la légitimité a été utilisé de la manière la plus effective et parfois la plus dangereuse pour ou contre les gouvernements, il ne faut pas oublier que la même idée, sur le plan religieux ou sur le plan rationnel, a été appliquée aux fondements mêmes de la société politique. Cette idée est apparue surtout au Moyen Âge sous l’influence de l’Église. Dans l’Antiquité le problème de la légitimité ne se posait guère. On décrivait les institutions existantes. On mesurait à l’occasion leurs avantages et leurs inconvénients. Des philosophes les jugeaient sans doute d’un point de vue moral. Mais, même chez Platon et Aristote, il s’agissait plutôt de déterminer l’idéal d’un gouvernement que de remonter à la source et à la justification de l’autorité. C’est un fait très remarquable que le problème de la légitimité n’ait été vraiment abordé que par la théologie chrétienne et que celle-ci ait ouvert les voies à des spéculations purement séculières sur le même sujet. La théorie du droit divin comme base de la légitimité trouve son origine dans la parole de saint Paul: omnis potestas a Deo . Mais on sait que cette formule a revêtu deux interprétations différentes. Elle a servi à justifier l’autorité monarchique, dont les titulaires étaient censés être désignés par Dieu pour gouverner les hommes. Sous cette forme elle a été utilisée par le pouvoir civil, par les légistes de l’empereur et par ceux du roi de France. Au contraire, la doctrine de l’Église s’est montrée plus nuancée. Ce qui vient de Dieu, d’après saint Thomas, c’est le pouvoir pris en soi, le rapport abstrait de quelqu’un qui gouverne à quelqu’un qui est gouverné. Il n’en résulte pas que Dieu ait institué par un acte exprès de volonté telle famille ou telle forme de gouvernement. L’institution politique reste donc, dans ces limites, de droit humain, et saint Thomas la rapporte à la collectivité agissant en vue du bien commun: omnis potestas a Deo per populum . Il ne s’ensuit pas cependant que l’autorité ainsi fondée soit toujours légitime. Elle ne le sera pas si elle est injuste quant aux conditions soit de son avènement, soit de son exercice, car dans ce cas elle est contraire aux impératifs religieux.
La théorie de la légitimité sera ultérieurement laïcisée. On perdra de vue la causa remota explicative, c’est-à-dire Dieu. On se placera sur un plan purement rationnel; mais la même préoccupation se fera jour de juger le droit établi en fonction de certaines normes transpositives. Elle s’étale comme le souci dominant de Rousseau dès la première page du Contrat social : «L’homme est né libre et partout il est dans les fers... Comment ce changement s’est-il fait? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois pouvoir répondre à cette question.» Ce qui peut le rendre légitime, c’est le contrat social, qui ne correspond pas pour Rousseau à une réalité historique, puisqu’il dit que les clauses n’en ont peut-être jamais été formellement énoncées. Mais à la lumière de cette idée on pèsera au trébuchet la valeur de la société politique. Le pacte social étant outrageusement violé, chacun rentre dans ses premiers droits et reprend sa liberté naturelle.
Soit que l’on considère tel ou tel régime, soit que l’on considère le principe même de l’autorité sociale, la question est toujours de savoir si le droit positif suffit à tout et commande par lui-même l’obéissance.
Le malheur, c’est que dans ce domaine les conceptions les plus hétérogènes s’affrontent et qu’il n’est pas plus possible de les départager d’une manière indiscutable qu’il ne l’est de départager des croyances. Cependant, moins en ce qui concerne la philosophie sociale prise à sa racine qu’en ce qui concerne les gouvernements, incarnations momentanées du pouvoir, une théorie de la légitimité peut engendrer des conséquences redoutables, comme la rébellion violente et de graves troubles civils. C’est la raison pour laquelle, faute d’en proscrire radicalement l’emploi, ce qui serait une vaine entreprise, on s’est efforcé d’indiquer les limites dans lesquelles elle pourrait éventuellement jouer, en tenant compte surtout des droits de la personne humaine, les individus étant à la fois la cause efficiente et la cause finale de toute organisation politique.
légitimité [ leʒitimite ] n. f.
• 1694; lat. médiév. legitimitas cf. légitime
1 ♦ État, qualité de ce qui est légitime ou considéré comme tel. Légitimité d'une union. Légitimité d'un enfant, sa qualité d'enfant légitime. La légitimation confère la légitimité à l'enfant naturel. — Légitimité du pouvoir. ⇒ souveraineté. Légitimité monarchique, démocratique.
♢ Spécialt Droit (fondé sur l'hérédité de la couronne) dont devaient se réclamer, particulièrement après 1830, les princes de la branche aînée des Bourbons. Charles X « a essayé de sauver la légitimité française » ( Chateaubriand).
2 ♦ Qualité de ce qui est juste, équitable, raisonnable. Légitimité d'une conviction, d'une revendication. ⇒ bien-fondé.
⊗ CONTR. Illégitimité.
● légitimité nom féminin Caractère de ce qui est fondé en droit : La légitimité d'un contrat. Qualité de ce qui est équitable, fondé en justice : La légitimité d'une revendication. Qualité d'un enfant légitime. Qualité d'un pouvoir d'être conforme aux croyances des gouvernés quant à ses origines et à ses formes. ● légitimité (citations) nom féminin Maxime Du Camp Paris 1822-Baden-Baden 1894 Académie française, 1880 Tout pouvoir légitime est issu d'une usurpation. L'Attentat Fieschi Charpentier ● légitimité (synonymes) nom féminin Caractère de ce qui est fondé en droit
Synonymes :
- légalité
Contraires :
- illégalité
Qualité de ce qui est équitable, fondé en justice
Synonymes :
- bien-fondé
- bon droit
Contraires :
- illégitimité
légitimité
n. f.
d1./d Caractère de ce qui est légitime. La légitimité d'un régime. La légitimité d'une réclamation.
d2./d Spécial. Qualité juridique d'enfant légitime.
⇒LÉGITIMITÉ, subst. fém.
A. — Qualité, état de ce qui est légitime, conforme au droit, à la loi. Je ne reconnois point la légitimité d'un mariage célébré sur les autels de l'erreur, que j'ai renversés sans retour (GENLIS, Chev. cygne, t. 2, 1795, p. 148). L'introduction d'une instance contre une disposition dont on conteste la légitimité juridique (en particulier le recours au Conseil d'État) constitue un trait caractéristique de l'état de droit (MEYNAUD, Groupes pression Fr., 1958, p. 223).
— En partic. État d'enfant légitime. La légitimité de l'enfant né trois cents jours après la dissolution du mariage, pourra être contestée (Code civil, 1804, art. 315, p. 59) :
• 1. ... n'étant pas prévenu de me munir de ces pièces, j'ai négligé de les prendre avec moi. — Ah! diable! fit Monte-Cristo. — Étaient-elles donc tout à fait nécessaires? — Indispensables. (...) si l'on allait élever ici quelque doute sur la validité de votre mariage, sur la légitimité de votre enfant!
DUMAS père, Monte-Cristo, t. 1, 1846, p. 807.
B. — Conformité de quelque chose, d'un état, d'un acte, avec l'équité, le droit naturel, la raison, la morale. Ce n'est qu'après qu'une guerre a été entreprise, qu'on peut rendre les ministres responsables de la légitimité de cette guerre (CONSTANT, Princ. pol., 1815, p. 76). Étienne parlementait toujours, cherchant à convaincre Deneulin de la légitimité de leur action révolutionnaire. Mais celui-ci répondait par le droit au travail (ZOLA, Germinal, 1885, p. 1411). V. légalité ex. 2 :
• 2. ... Christophe n'avait pas l'esprit assez rassis pour admettre la légitimité de sa défaite. Il lui manquait la sérénité que donne au vrai artiste l'expérience d'une longue incompréhension des hommes et de leur bêtise incurable.
ROLLAND, J.-Chr., Révolte, 1907, p. 409.
— En partic. Conformité du pouvoir politique exercé avec les règles de souveraineté, d'exercice du pouvoir dans le pays considéré. Pour nous (...) la justice est le fondement nécessaire du droit, et seule elle constitue la légitimité du pouvoir (LAMENNAIS ds L'Avenir, 1831, p. 197) :
• 3. Aussi (...) n'est-ce pas à rechercher des causalités que se sont appliquées les théories classiques du pouvoir, mais à bâtir des légitimités. Ces légitimités ont été successives. Les unes ont fondé le consentement des gouvernés par les théories du droit divin ou de la souveraineté populaire. Les autres ont animé le ralliement des philosophes ou l'action de certains hommes d'État.
BELORGEY, Gouvern. et admin. Fr., 1967, p. 12.
♦ P. méton. Droit d'une dynastie, de souverains légitimes. Nulle part l'hérédité n'est plus solidement établie qu'en Angleterre, bien que le peuple anglais ait rejeté la légitimité fondée sur le droit divin, pour y substituer l'hérédité consacrée par le gouvernement représentatif (STAËL, Consid. Révol. fr., t. 2, 1817, p. 155) :
• 4. Le changement de dynastie se fit sans secousses (752). Il avait été admirablement amené. Toutes les précautions avaient été prises. Le dernier Mérovingien avait disparu, l'opinion publique approuvait. La consécration du Saint-Siège, le « sacre », rendait la nouvelle dynastie indiscutable et créait une autre légitimité. La substitution fut si naturelle qu'elle passa presque inaperçue. Le maire du palais était devenu roi.
BAINVILLE, Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 32.
En France. Droit dont se réclame la branche aînée des Bourbons, p. oppos. à celle des Orléans. Messieurs, dit le préfet en se levant, au roi!... À la légitimité! N'est-ce pas à la paix que les Bourbons nous ont ramenée que nous devons la génération de poètes et de penseurs qui maintient dans les mains de la France, le sceptre de la littérature! (BALZAC, Illus. perdues, 1843, p. 676). Ces gens-là (...) ne lui pardonneront jamais d'avoir, en se ralliant à la dynastie d'un grand roi citoyen, porté le dernier coup au parti de la légitimité, à ce parti rétrograde que nous avons, en 1830, renversé du pouvoir (SANDEAU, Sacs, 1851, p. 20) :
• 5. Le ministre me disait : la France est anti-bourbonienne. Tant pis pour la France, devais-je répondre, car la France ne peut vivre sans les Bourbons; hors de la légitimité, je ne vois qu'anarchie et despotisme.
MAINE DE BIRAN, Journal, 1818, p. 175.
Prononc. et Orth. : []. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1694 « état, qualité d'un enfant légitime » (Ac.); 2. 1762 « qualité de ce qui est équitable, juste » (Ac.); 3. 1797 pol. (CHATEAUBR., Essai Révol., t. 1, p. XL). Dér. de légitime1; suff. -(i)té; cf. le lat. médiév. legitimitas, -atis « naissance légitime » (ca 1220 ds LATHAM). Fréq. abs. littér. : 570. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 1 589, b) 539; XXe s. : a) 339, b) 574. Bbg. DUB. Pol. 1962, pp. 330-331. - MAULNIER (Th.). Le Sens des mots. Paris, 1976, pp. 135-136. - VARDAR Soc. pol. 1973 [1970], p. 258.
légitimité [leʒitimite] n. f.
ÉTYM. 1694, Académie « état d'un enfant légitime »; de légitime; cf. lat. médiéval legitimitas.
❖
1 État, qualité de ce qui est légitime ou considéré comme tel.
a Dr. civ. || Légitimité d'une union. — Légitimité d'un enfant, sa qualité d'enfant légitime. || La légitimation confère la légitimité à l'enfant naturel.
1 La légitimité de l'enfant né trois cents jours après la dissolution du mariage pourra être contestée.
Code civil, art. 315.
b (1797, Chateaubriand). Polit. || Légitimité du pouvoir. ⇒ Souveraineté. || Reconnaître, contester la légitimité d'un régime. || Légitimité monarchique, démocratique. — Spécialt. Droit (fondé sur les principes traditionnels de l'hérédité de la couronne) dont devaient se réclamer, particulièrement après 1830, les princes de la branche aînée des Bourbons. || Chateaubriand, défenseur de la légitimité. ⇒ Légitimiste (→ Avancer, cit. 9; hérédité, cit. 6; incarner, cit. 4).
2 Charles X (…) a essayé de sauver la légitimité française et avec elle la légitimité européenne : il a livré la bataille et il l'a perdue; il s'est immolé au salut des monarchies; voilà tout : Napoléon a eu son Waterloo, Charles X ses journées de juillet.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. VI, p. 88.
3 Quand Saint Louis aura annexé à une légitimité incontestable le prestige de sa sainteté, la lignée capétienne aura ses racines au plus profond des traditions françaises.
Fr. Olivier-Martin, Précis d'hist. du droit franç., no 408.
2 (1834, Landais). Qualité de ce qui est juste, équitable, raisonnable. || Légitimité d'une conviction (→ Intolérant, cit. 3), d'une prétention. ⇒ Bien-fondé, 3. droit (bon droit).
4 On ne conteste guère aujourd'hui l'aptitude de la musique à se suffire à elle-même, la légitimité de la musique pure.
Henri Lichtenberger, Richard Wagner, p. 126.
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CONTR. Illégitimité.
Encyclopédie Universelle. 2012.