SALLUSTE
C. Sallustius Crispus, historien de la révolution qui, en un peu plus d’un demi-siècle, conduisit Rome de la République à l’Empire, est l’un des juges les plus clairvoyants d’une époque dont il fut lui-même en partie le témoin. Il appartient au groupe des quatre historiens majeurs de la littérature latine, avec César (qui fut son ami), Tite-Live et Tacite, et il exerça une influence certaine sur les deux derniers, donnant à Tite-Live des modèles de récit et confirmant chez Tacite le goût de l’explication psychologique. Enfin, il est l’exemple vivant de l’influence des philosophes dans la pensée romaine à l’apogée du Ier siècle avant J.-C.
Une carrière officielle
C. Sallutius Crispus naquit à Amiterne, une petite ville de la Sabine, en 87 (peut-être en 86, selon l’interprétation que l’on donne d’une indication fournie par la Chronique de saint Jérôme) avant J.-C. Il devait mourir quatre ans avant que la bataille d’Actium consacrât définitivement la victoire d’Octave et des Césariens. Mais il assista aux luttes qui conduisirent Rome à ce destin. Il appartenait à une famille plébéienne obscure quoique suffisamment aisée pour qu’il ait pu commencer une carrière politique. Il vint sans doute à Rome de très bonne heure s’initier à la vie publique. Des anecdotes diverses, certaines peut-être inventées plus tard par ses ennemis politiques, le présentent comme étant de mœurs dissolues. On racontait par exemple qu’il avait été l’amant de Fausta, fille du dictateur Sulla et épouse de Milon; il aurait été surpris auprès d’elle par le mari. Salluste exerça la questure en 55. Il fut tribun de la plèbe en 52, au moment où s’affrontaient le plus violemment les populares , dont le chef, P. Clodius, venait d’être assassiné par Milon, et les optimates , avec le même Milon et Cicéron. Salluste prit le parti des premiers, que soutenait César, aidé, encore, de Pompée. Après la mort de Clodius, Salluste prit une part active à la campagne dirigée contre ses meurtriers et ses amis. Peut-être cela explique-t-il qu’en 50, lors de la dernière censure de la République, il ait été exclu du Sénat, sous prétexte d’immoralité. Aussi, lorsque éclata la guerre civile, au début de janvier 49, Salluste se trouva tout naturellement dans le camp de César. Celui-ci lui confia des commandements importants.
Chargé de celui de la flotte qui, à la fin de l’été de 49, devait appuyer le débarquement d’Antoine en Illyrie, il fut vaincu par les Pompéiens. César n’en permit pas moins qu’il revêtit une seconde fois la questure, ce qui le rétablissait au Sénat et le réhabilitait. En 47, il fut chargé par César de faire rentrer dans l’ordre des légions qui s’étaient mutinées en Campagnie; là encore, il échoua, et César dut intervenir lui-même. Il accompagna César en Afrique, comme préteur, et s’y conduisit de telle façon qu’il mérita de devenir, en 46, le premier gouverneur de la nouvelle province d’Afrique, créée par César dans les États du roi numide Juba Ier. À la fin de son gouvernement (en 45), Salluste fut accusé de concussion, mais César étouffa l’affaire. Après la mort de son protecteur, et la réaction sénatoriale qui se produisit pendant quelques mois, il préféra quitter l’activité politique et se retira dans les magnifiques jardins qu’il avait aménagés à Rome. Une tradition assez incertaine veut qu’il ait épousé, en 46, Térentia, l’épouse répudiée par Cicéron cette année-là. Pendant les dix dernières années de sa vie, Salluste se consacra à la rédaction de ses ouvrages historiques.
Une œuvre d’historien
On connaît trois ouvrages de Salluste. Deux seulement sont conservés intégralement: la Conjuration de Catalina (Catilinae Conjuratio ) et la Guerre de Jugurtha (Bellum Jugurthinum ). Du troisième, les Historiae on ne possède que des extraits. Cicéron fait allusion, dans l’une de ses lettres, à un poème intitulé Empedoclea , dont l’auteur était un nommé Sallustius, peut-être identique à l’historien. L’hypothèse n’est pas sans vraisemblance: un tel poème évidemment inspiré par l’œuvre du philosophe sicilien, s’accorderait assez bien avec les positions philosophiques adoptées par l’historien dans les prologues qu’il a mis en tête du Catilina et du Jugurtha . Mais comme on ne connaît aucun vers des Empedoclea , l’hypothèse ne saurait être démontrée.
Plus importants, trois opuscules, dont l’authenticité n’est pas absolument établie, ont été conservés: deux Lettres à César vieillard (Ad Caesarem senem ) et une Invective contre Cicéron (Invectiva in Ciceronem ). En dépit des controverses soulevées autour de ces petits ouvrages, il semble bien qu’il faille aujourd’hui conclure à leur authenticité, même à celle de l’Invective , texte qui est le plus souvent mis en question. Non seulement la langue de ces opuscules est celle de Salluste (naturellement, des faussaires auraient pris la précaution d’en faire un pastiche!), mais surtout, les situations politiques auxquelles ils font allusion sont celles de la date à laquelle est assigné chacun d’eux, et les idées qui s’y trouvent exprimées s’accordent avec les thèses chères aux réformateurs «philosophes» de ce temps, comme l’était Salluste (diminuer le rôle joué par l’argent dans la cité, plus d’égalité entre les citoyens, restauration de l’autorité contre les factions, etc.). L’Invective doit dater de 54 avant J.-C. la «première» Lettre de 46, la «seconde», probablement de 49 ou 48, au moment où tout est remis en question dans l’organisation de l’État.
La «Conjuration de Catilina»
Dans le prologue de la Conjuration de Catilina , Salluste se justifie d’écrire des ouvrages historiques, exaltant la prééminence de l’esprit sur le corps. On décèle l’influence du stoïcisme romain sur la distinction établie ici entre ce qui relève de la mortalité et ce qui est impérissable. Dans ces développements, peut-être influencés par Posidonius, qui venait juste de disparaître, se reconnaît l’effort des Romains de ce temps pour comprendre, en raison, le cours de l’histoire. La Conjuration de Catilina fut pour Salluste l’exemple qui permit une réflexion sur les causes qui ont provoqué la dégradation du vieil esprit romain. La nature, le caractère, la psychologie du Catilina ne sont que des causes occasionnelles; ce qu’est le personnage n’est que l’effet de causes plus générales, qui résident dans l’évolution économique et spirituelle de l’État romain (dans cette analyse, Salluste se souvient de Platon, mais aussi, sans doute, du De republica de Cicéron). Catilina, produit de cette évolution historique, cristallise autour de lui ceux des Romains qui lui ressemblent, pris, comme lui, dans une frénésie d’argent et d’ambition. Dans cette perspective, les individus comptent moins que les types psychologiques. Salluste est déjà (comme le sera Tacite) le peintre de groupes politiques. Cela explique – mieux qu’une hostilité systématique – pourquoi la figure de Cicéron n’est pas mise en grand relief dans le récit. L’action du consul est jugée, pourtant, avec équité. Le Catilina n’est à aucun degré un pamphlet. Salluste reste parfaitement objectif. On regrette souvent (c’est un point de vue de l’historiographie moderne) que la chronologie des faits ne soit pas fixée avec précision. Toutefois, autant qu’on peut la reconstituer d’après d’autres témoignages, elle est exacte ou du moins elle n’a subi aucune déformation volontaire.
Le moment le plus dramatique du traité est le récit de la séance du Sénat, lorsque la conjuration fut enfin démasquée, et, dans cette séance, le sommet est évidemment le long discours que Salluste prête à César, et où s’exprime, avec une grande élévation de pensée, celui dont Salluste savait, lorsqu’il écrivait ces pages, qu’il devait devenir le maître de Rome. César s’y montre déjà clément – comme il voulut l’être au cours de la guerre civile – et clairvoyant, puisque l’exécution des complices de Catilina fut l’origine de troubles ultérieurs.
La «Guerre de Jugurtha»
Ce récit d’une opération «coloniale» de Rome, menée entre 110 et 104 avant J.-C. contre le roi numide Jugurtha, la Guerre de Jugurtha fut écrite par Salluste après le Catilina , et forme couple avec lui. Même affirmation, dans une préface, de la supériorité de l’esprit, même pessimisme, aussi, à l’égard des activités politiques. La Guerre de Jugurtha est un autre exemple de l’évolution de Rome, et qui la conduisit à la guerre civile. Salluste connaît la province où s’est déroulée la guerre (malgré une bévue qui lui fait placer Cirta, Constantine, près de la mer!); il s’est fait traduire les ouvrages, rédigés en punique, sur l’histoire du pays. Il a un souvenir précis des paysages et sait les évoquer avec vigueur. Ce qui l’intéresse, ici encore, c’est l’arrière-plan politique, dans Rome même, aux événements militaires. Le héros de l’histoire est Jugurtha, qui n’est pas sans ressembler un peu à Catilina: même vigueur, même absence de scrupule, même ambition. Un Catilina barbare. C’est la corruption des dirigeants romains qui fournit au roi les moyens de réaliser son plan: éliminer ses frères d’adoptions, qui partagent le pouvoir avec lui, et régner seul. À chaque crime nouveau, quelques versements de plus à tel ou tel magistrat, et les choses s’arrangent. Mais Jugurtha, en véritable barbare, ignore la mesure; il n’a pas prévu le sursaut d’indignation qui soulèvera contre lui l’opinion populaire. Et c’est cette indignation qui donnera au peuple le courage de s’opposer aux manœuvres des factions au pouvoir.
Par une ironie du sort, à laquelle Salluste est sensible, la première victime du conflit entre le peuple et les nobles sera Metellus, un noble «vertueux», et C. Marius, son adversaire, qui devra son commandement au peuple, vaut moralement moins que lui. Cependant, le processus est en marche irrésistiblement. Le sommet de l’œuvre est le discours de Marius au peuple. Marius, favorisé par la fortune, plutôt moins bon général que Metellus, mais loué aussi bien pour ses fautes que pour ses mérites. Et déjà, à la fin du livre, apparaît la figure de Sulla, qui reçoit Jugurtha prisonnier, des mains du roi de Maurétanie.
À propos des Histoires , il suffit de dire que cet ouvrage, presque entièrement perdu, racontait, en cinq livres, les événements survenus entre la mort de Sulla (78 av. J.-C.) et la victoire de Pompée sur les pirates (67 av. J.-C.). Là encore, on entrevoit une pensée animée par la philosophie, cherchant passionnément à comprendre la raison des déchirements que Rome connaissait depuis si longtemps. Esthétiquement, Salluste se rattache à la tradition de Caton l’Ancien: objectivité, sobriété, archaïsme, qui donnait à sa pensée une vigueur extrême.
Salluste
(en lat. Caius Sallustius Crispus) (86 - v. 35 av. J.-C.) historien latin. Gouverneur de la Numidie (46 av. J.-C.), il amassa une immense fortune. Après l'assassinat de César (44 av. J.-C.), il écrivit: Conjuration de Catilina, Guerre de Jugurtha et Histoires.
Encyclopédie Universelle. 2012.