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TRAJAN
TRAJAN

Qui était Trajan? Jérôme Carcopino voyait en lui le souverain qui avait amené l’Empire à son apogée et qui fut appelé en son temps «le meilleur des princes». Pour Paul Petit, en revanche, il n’était qu’un «soudard au front bas», porté sur «le vin et les jeunes garçons». Cependant, aux yeux des historiens actuels, la personnalité devra peut-être s’effacer devant la politique. En ce domaine, bien des interrogations subsistent. Jusqu’à présent, personne n’avait songé à nier l’importance des événements militaires qui ont marqué ce règne; peut-être ne serait-il pas inutile de les passer au crible de la critique. D’autre part, certains savants en sont à se demander si Trajan s’est occupé des affaires intérieures, alors qu’un livre récent s’efforce de montrer que, de 98 à 117, l’État romain a obéi à un programme élaboré et cohérent.

Un provincial

Par ses origines et ses charges initiales, Trajan appartient aux milieux provinciaux. Il est le premier empereur né hors d’Italie, et cette nouveauté traduit une certaine évolution dans la conception du pouvoir impérial: l’accès aux responsabilités n’est plus l’apanage des seuls habitants de la ville de Rome.

Trajan a vu le jour dans le sud de l’Espagne, à Italica, le 18 septembre 53. Certes, il descend de colons italiens immigrés, et il a même grandi au sein de la noble famille des Vlpii (il s’appelait Marcus Vlpius Traianus). Mais il n’en demeure pas moins un provincial, et sa promotion accompagne l’essor de la région où il a vu le jour: l’Espagne romaine connaît alors en effet une période d’apogée.

C’est sous Domitien qu’il accomplit l’essentiel de sa carrière (cette constatation amène d’ailleurs à penser que la rupture entre l’époque des Flaviens et celle des Antonins est moins tranchée qu’on ne l’a cru parfois). Trajan commence par dix ans de tribunat militaire: il sert comme officier en second de légion; cette durée inhabituelle, la règle étant d’une année, prouve son goût pour l’armée. Appartenant à l’ordre sénatorial, il suit ensuite la carrière des honneurs, c’est-à-dire qu’il exerce les magistratures dans l’ordre normal jusqu’au consulat, qu’il atteint en 91. En 97, avec le titre de légat impérial propréteur de Germanie supérieure, il gouverne la province et commande l’armée qui s’y trouve, une des plus importantes de l’Empire. C’est à ce moment que Nerva le choisit comme successeur: il l’adopte et l’associe immédiatement à son pouvoir. Suivant le mot de la tradition, il fait appel «au meilleur», ce qui a été dans la suite la règle des Antonins, jusqu’à Marc Aurèle qui préféra désigner Commode, son propre fils.

Il dirige l’Empire dans la force de l’âge, entre quarante-quatre et soixante-quatre ans. Il a laissé de nombreux bustes, et son aspect physique est donc bien connu. Des cheveux courts et plats rétrécissent le front, et un visage plutôt osseux, avec un grand nez et une bouche étroite aux lèvres minces, n’a pas laissé un souvenir de beauté; mais il avait beaucoup de majesté: il était laid et digne comme Louis XIV. Le portrait psychologique paraît plus difficile à tracer et, comme on l’a vu, il a donné matière à des interprétations divergentes, car on le connaît à travers des auteurs plus ou moins partisans. Mais lui-même se révèle à nous, sur le tard il est vrai, dans ses réponses à Pline le Jeune. Peut-être aimait-il le vin et les jeunes garçons: il n’aborde pas ces points dans cette correspondance; mais on sait qu’il était marié à Plotine. On sait aussi qu’il attachait une grande importance à l’amitié: «Très cher Pline, tu as eu raison de faire confiance à mon amitié» (Lettre 121). Homme de pouvoir et de devoir, il fonde son action sur deux pôles: il s’appuie sur l’armée et le droit. Il fait partie de ceux qu’on appelle les uiri militares , nobles passionnés par les armes, véritables «traîneurs de sabres». D’où une nette tendance à l’autoritarisme et à la sévérité; ainsi dans la Lettre 30, à propos d’esclaves qui se sont fait enrôler dans l’armée: «S’ils sont venus d’eux-mêmes en pleine connaissance de leur condition, il faut les condamner à mort.» Mais il accorde tous ses soins aux provinciaux, il sait montrer son cœur et sa générosité et manifeste une certaine élégance dans ses attitudes. À cet égard, on n’a pas assez remarqué un étonnant souci de modernité dans la célèbre «Lettre sur les chrétiens» (97); condamnant les pratiques courantes sous les mauvais empereurs en général et sous Domitien en particulier, il écrit: «Quant aux dénonciations anonymes, elles ne doivent jouer aucun rôle dans quelque accusation que ce soit; c’est un procédé d’un détestable exemple et qui n’est plus de notre temps.» Voilà l’homme, avec ses qualités et ses défauts. Voyons l’empereur.

Un politique

Le «meilleur des princes» exerce sa charge dans une monarchie absolue: sans cette évidence fondamentale, on ne peut pas comprendre la vie de l’État romain. Et il semble même que cet absolutisme ait été renforcé à partir de 112, quand s’annonça la guerre contre les Parthes. Chef des armées, l’imperator commande de manière concrète; il se met à la tête de l’état-major et décide de tout en dernier ressort: cette monarchie absolue est donc aussi une monarchie militaire. Mais point de pouvoir solitaire: le souverain s’entoure d’«amis», titre officiel donné aux conseillers qu’il s’est choisis. Les uns se spécialisent plutôt dans le domaine militaire; on les a appelés les «maréchaux», par analogie avec les lieutenants de Napoléon Ier: ce sont Licinius Sura, Cornelius Palma, Lusius Quietus et même, dans une certaine mesure, Hadrien, qui a néanmoins montré par la suite plus de goût pour la paix. D’autres manifestent des compétences particulières pour les affaires civiles. On pense ici au cercle de Pline le Jeune, où gravitaient les historiens Suétone et Tacite, et qui était imprégné du probabilisme de la Nouvelle Académie; cette doctrine philosophique enseignait un scepticisme de bon ton, condamnait les attitudes trop tranchées et les certitudes absolues. On ne sera pas étonné d’apprendre que Trajan lui-même témoignait plus de sympathie à l’austère et héroïque stoïcisme.

De fait, l’empereur ne doit pas être caricaturé sous les traits d’un matamore: son action est fondée sur une théorie qui peut être connue à travers la propagande qu’elle a engendrée. À cet égard, d’ailleurs, il n’innove pas totalement; depuis l’époque d’Auguste, ses prédécesseurs avaient pris l’habitude d’exprimer la conception qu’ils se faisaient de leur rôle à travers leurs titulatures; celles-ci, passablement stéréotypées sous le Haut-Empire, sont portées sur les monnaies et surtout sur les inscriptions. Un texte, gravé en 114 dans le sud de l’Espagne, permet de saisir de manière concrète cette idéologie: «Les habitants de la cité [ont fait placer cette pierre] en l’honneur de l’empereur César Auguste Nerva Trajan, fils de Nerva divinisé, [prince] excellent, vainqueur des Germains, des Daces et des Parthes, souverain pontife, revêtu de la XVIIIe puissance tribunicienne, acclamé imperator à sept reprises, six fois consul et père de la patrie.» De chaque terme se dégage un caractère dominant. On distingue ainsi trois grandes catégories de pouvoirs. Apparaît d’abord un aspect civil et politique: «César», Trajan est le lointain héritier du célèbre dictateur; la puissance tribunicienne lui confère une inviolabilité sacrée et le droit de veto sur les actes des autres magistrats; le consulat constitue un honneur, comme les surnoms d’«excellent prince» et de «père de la patrie». Cette titulature relève ensuite du domaine militaire: l’«empereur» est le général en chef, victorieux par la volonté des dieux et «acclamé» par ses soldats; il porte les titres des succès qui lui ont valu le triomphe (par exemple «Dacique»). Vient enfin ce qui est peut-être le plus important, l’élément religieux: être fils d’un homme divinisé confère bien évidemment un caractère sacré certain; le «souverain pontife» contrôle la religion; l’Auguste, «augmenté», est marqué par un charisme divin.

Mais Trajan a fait plus qu’imiter ses prédécesseurs. Il a innové. Et c’est le mérite d’Eugen Cizek de l’avoir montré: jusqu’en 112, la vie politique est placée sous le signe de la ciuiltas (mot dérivé de ciuis , «citoyen»): on met alors l’accent sur l’aspect civil du régime. S’inspirant de R. Paribeni, Jérôme Carcopino, dans une page brillante de sa Vie quotidienne , était allé plus loin. Il avait compris que l’ensemble monumental connu sous le nom mal adéquat de «forum de Trajan» constituait en réalité un véritable manifeste politique, un authentique programme de gouvernement. L’empereur voulait d’abord exprimer le respect qu’il vouait à la plèbe: il lui offrait une place publique, le forum proprement dit, avec sa basilique, et des locaux pour les distributions de vivres (les pseudo-«marchés»). Il exprimait ensuite l’importance qu’il attachait à l’armée: les sculptures de la Colonne racontaient une campagne victorieuse, la guerre contre les Daces, et des bustes de généraux ornaient la place. Il ne négligeait pas non plus la culture: des effigies d’écrivains et deux bibliothèques, l’une grecque, l’autre latine, prouvaient cet intérêt et reconnaissaient officiellement le bilinguisme de l’Empire. Au centre, une statue équestre montrait le généreux donateur.

Ce programme entraîna une assez large adhésion, de la ville de Rome d’abord. Les sénateurs, jouissant de la «liberté» et voyant qu’on respectait leur dignité, se sentaient plus en sécurité; ils laissèrent donc à quelques stoïciens le soin d’animer une opposition modérée et courtoise. La plèbe, qui ne voulait que «du pain et des jeux», fut mieux approvisionnée grâce au nouveau port d’Ostie et aux «marchés»; bien plus, son patriotisme tira satisfaction des conquêtes.

L’Italie ne fut pas négligée. Les sénateurs devaient y posséder un tiers au moins de leurs biens; or un nombre croissant de provinciaux rejoignaient leurs rangs. Ce sont surtout les alimenta , connus notamment grâce aux inscriptions de Veleia et Bénévent, qui marquèrent le règne de Trajan (l’idée venait peut-être de Nerva): l’État prêtait de l’argent au taux de 5 p. 100 à des agriculteurs qui développaient ainsi leurs exploitations; les intérêts étaient utilisés pour élever des orphelins. Cette organisation profita, après 107, de l’or des Daces.

Dans les provinces, des curateurs eurent pour mission de rétablir les finances des cités. Et le butin ramené des conquêtes permit de diminuer les prélèvements fiscaux. Il ne semble pas, en revanche, que la persécution dirigée contre les chrétiens de Bithynie ait rencontré beaucoup d’écho en dehors des milieux qui pratiquaient cette religion. Quant aux soldats, tous appréciaient les victoires.

Cette euphorie générale accompagne le développement d’un «deuxième classicisme». En littérature pure, on relève les noms du poète Juvénal, des historiens Suétone et Tacite, de l’épistolier Pline le Jeune et du rhéteur Dion de Pruse, également connu comme philosophe. Plusieurs traités techniques virent le jour, dus à Arrien (tactique), au pseudo-Hygin (construction des camps), à Frontin (stratégie et hydrographie) et à l’architecte Apollodore de Damas que Trajan a associé à ses principaux travaux édilitaires.

Monarque absolu exerçant un pouvoir en partie militaire, Trajan sut laisser aux civils une certaine autonomie. Pour reconnaître ces mérites, le Sénat lui décerna en 114 le titre de «meilleur des princes».

Un stratège

Ce meilleur des princes a surtout laissé une image de guerrier. Il a d’ailleurs tout fait pour diffuser ce portrait, en utilisant dans sa propagande en particulier le thème de la fortitudo (le courage), surtout à partir de 112, année où le bellicisme prend le pas. Qu’en est-il en réalité?

Nous savons que les armées impériales ont été engagées sur plusieurs fronts. En Afrique, le quartier général est transféré de Tébessa à Lambèse, et l’Aurès est encerclé: ce mouvement a pour conséquence d’assurer un meilleur contrôle des hautes plaines du Constantinois, riches en blé: l’approvisionnenent de Rome est mieux assuré. Cette extension territoriale, qui a parfois échappé aux historiens, ne devrait pas être négligée.

Mais la première grande entreprise du règne, à cet égard, reste la conquête de la Dacie (101-106), menée contre le roi Décébale, qui avait humilié Domitien, et restée célèbre grâce à la Colonne Trajane qui la raconte en images (en images sans légendes, ce qui explique les divergences entre archéologues sur les détails). L’empereur participe en personne aux expéditions. Il se fait seconder par l’architecte Apollodore de Damas qui le conseille pour les travaux de génie. Douze légions, et leurs auxiliaires, sont engagées dans le conflit, soit quelque cent vingt mille hommes. Les opérations se déroulent en deux phases, séparées par une trêve. En 101, une première offensive aboutit à la victoire de Tapae et, surtout, au succès qui eut peut-être pour cadre le site d’Adam-Klissi (d’où, sans doute, le monument célèbre qui y a été retrouvé). Conscient de sa faiblesse, Décébale accepta une période de paix (102-105) qui lui permit de se renforcer, puis il attaqua. Trajan réagit avec énergie. Deux armées se dirigèrent vers la capitale dace, Sarmizegetusa; l’une passa par Drobeta, l’autre emprunta la vallée de l’Olt. Après la prise de la ville, le roi vaincu s’enfuit; rattrapé, il se suicida: on a retrouvé à Philippes la sépulture du soldat qui ramena sa tête à Trajan. Ce succès eut deux conséquences: le territoire vaincu fut transformé en province et romanisé (de là son nom actuel de Roumanie); l’or des Daces vint gonfler les finances impériales. Mais cette victoire fut-elle un triomphe aussi extraordinaire que le rapporta la propagande de Trajan, et que le rapportent encore bien des historiens? Il suffit de regarder une carte pour constater qu’entre l’Empire romain et le Royaume dace existait un formidable déséquilibre de superficies et donc de potentiels humains; Trajan a certes remporté la victoire, mais cette victoire était inéluctable.

L’autre grande affaire du règne est la guerre contre les Parthes (113-117). On admet en général qu’elle a été préparée par la constitution de la province d’Arabie et par l’envoi de Pline le Jeune en Bithynie. Il n’en est rien. La conquête en 106 de la Nabatène devenue Arabie n’est que l’achèvement d’un processus entamé depuis plusieurs décennies: la transformation des protectorats en provinces. Là encore, une simple carte montre que la uia noua Traiana se situait loin de l’État parthe dont elle est séparée par un désert. Quant au passage de Pline en Bithynie, il est connu grâce aux lettres laissées par ce personnage: aucune ne permet de penser que cette mission ait eu le moindre lien avec les affaires parthes.

L’entreprise semble avoir été conçue en 112. Trajan voulait sans doute marcher sur les pas d’Alexandre qui resta pendant toute l’Antiquité une figure mythique. Il faut aussi faire intervenir des considérations d’ordre économique, l’appât du butin, l’attrait de nouvelles annexions et le désir de contrôler le commerce transitant par le golfe Persique. Le besoin de sécurité joua aussi: l’Empire parthe constituait le seul État puissant susceptible de contrebalancer la force de Rome.

Il faut imaginer cette guerre comme une grande affaire, quelque chose comme la campagne de Russie menée par Napoléon. L’Arménie, comme ce fut souvent le cas dans les rapports entre Rome et l’Orient, fournit le prétexte: le Parthe Chosroès installa son protégé Parthamasiris sur le trône de ce royaume. À la fin de l’année 113, Trajan en personne se rendit en Orient. Les opérations commencèrent en 114: les armées de Cappadoce et de Syrie convergèrent vers l’Arménie qui fut transformée en province. Lusius Quietus s’illustra à la tête de ses Maures. En 115 fut constituée la province de Mésopotamie. L’année suivante, l’empereur reçut le surnom de Parthique qu’il conserva pour la postérité. En 116, il mena les armes romaines jusqu’à Babylone et organisa la province d’Assyrie. Mais une révolte générale éclata dans les territoires fraîchement conquis. Une insurrection des Juifs, née en 115, prit alors vilaine tournure et Trajan dut détacher Marcius Turbo pour remettre de l’ordre. L’empereur retournait à Rome quand il mourut; Hadrien, qui lui succéda, renonça rapidement à conserver les territoires annexés au cours de cette guerre qui ne fut donc un succès éclatant que dans la propagande: l’État iranien ne fut pas détruit, l’État romain ne fut pas agrandi. Cette victoire aussi doit être estimée à son exacte valeur.

Alors, quel homme fut Trajan? Peut-être avait-il des goûts très personnels et particuliers. Il est sûr toutefois qu’il fut un souverain qui élabora un programme politique cohérent reposant sur l’équilibre et l’ordre à l’intérieur, la sécurité puis, à partir de 112, l’impérialisme à l’extérieur. Cette vérité officielle fut diffusée grâce à des moyens de propagande, utilisant notamment l’art et la littérature, qui insistèrent sur les victoires. Or nous avons vu que, si Trajan remporta des succès indiscutables à Rome, en Italie et dans les provinces, ses actions aux frontières méritent d’être ramenées à de plus modestes proportions: ce militaire fut plus un politique qu’un stratège.

Trajan
(en lat. Marcus Ulpius Trajanus) (53 - 117) empereur romain (98-117). Né dans une famille installée en Bétique (Espagne du S.), il fut le prem. empereur romain à n'être pas originaire de Rome. D'abord associé au pouvoir par l'empereur Nerva (97), auquel il succéda, il centralisa le pouvoir. Pour rétablir les finances de l'état, il entreprit de nouv. colonisations avec une armée peu nombreuse mais bien entraînée: Dacie (101-107), Arabie nabatéenne (105), Arménie (114), Assyrie et Mésopotamie (116-117). Il développa l'architecture et la statuaire, à Rome (agrandissement du port d'Ostie, forum de Trajan avec sa colonne Trajane) et dans l'Empire.

Encyclopédie Universelle. 2012.