BUENOS AIRES
La capitale de l’Argentine réunissait en 1991, avec plus de 10 millions d’habitants, le tiers de la population de ce pays. L’une des principales métropoles d’Amérique latine, Buenos Aires exerce son pouvoir de commandement sur la totalité du territoire argentin tandis que son influence s’étend sur tout le bassin de La Plata, et notamment sur l’Uruguay et le Paraguay. Il dépasse si largement les grands centres régionaux argentins que le rapport quantitatif est de 10 à 1 entre Buenos Aires et Cordoba ou Rosario, supérieur encore à l’écart qui sépare Paris de Marseille ou Lyon. C’est là une caractéristique originale de l’Argentine que la concentration sur ce seul centre des fonctions de services à l’échelle nationale et internationale en même temps que d’importantes activités productives. Ce trait tient à la structure même du pays et hypothèque gravement son développement, car cette véritable congestion urbaine s’est opérée si rapidement et dans un tel désordre que l’agglomération survit de plus en plus difficilement à son gigantisme, sans que diminue pour autant son rythme de croissance. Seuls l’aménagement de l’espace urbain métropolitain – qui a depuis longtemps dépassé les limites administratives de la capitale fédérale – et une politique de promotion sélective de centres régionaux peuvent permettre de rendre Buenos Aires vivable pour ses habitants.
Un site médiocre
Si la situation de Buenos Aires, au débouché du bassin du Paraná, au contact de la Pampa humide et de l’océan Atlantique, est en tous points remarquable, il n’en est pas de même de son site, difficile à cerner dans l’apparente uniformité de cette vaste plaine qui vient se fondre dans les eaux boueuses de l’estuaire de La Plata. L’embouchure d’une petite rivière, le Riachuelo, qui pouvait servir de port naturel, et l’extrémité aval de la barranca du río Paraná, qui délimitait une terrasse alluviale, haute parfois d’une dizaine de mètres, protégée des inondations et qui en même temps pouvait offrir un fragile point d’appui contre les Indiens et les envahisseurs venus de l’Océan, furent les deux éléments qui ont probablement déterminé le choix des Espagnols lorsqu’ils fondèrent, pour la deuxième fois en 1580, le port de Santa Maria de los Buenos Aires. Un autre facteur favorable est la salubrité des vents pampéens, frais et vifs lorsqu’ils soufflent du sud-ouest, mais qui peuvent devenir catastrophiques lorsqu’ils s’abattent en rafales chargées de pluies depuis le sud-est: ils refoulent alors les eaux de l’estuaire qui envahissent les basses terres sur plus de 100 km de rives et occasionnent de terribles inondations, comme en 1958, 1963 ou 1967.
Car, dès la fin du XIXe siècle, la ville a dépassé son site originel et elle s’étend aujourd’hui sur plus de 3 000 km2 de plaine pampéenne, loin au sud et à l’ouest de la barranca , s’efforçant de contourner ou de drainer les bas-fonds marécageux. Aussi le développement moderne de Buenos Aires est-il marqué par les succès et les échecs de l’entreprise d’adaptation d’un site médiocre aux fonctions de plus en plus complexes et diversifiées que la ville doit assumer.
Les étapes de la croissance
Devenue, en 1776 seulement, capitale de la vice-royauté de La Plata nouvellement créée, Buenos Aires prend la tête de la lutte pour l’indépendance, et toute l’histoire de l’Argentine au XIXe siècle est sous-tendue par le conflit entre la bourgeoisie du port liée à l’aristocratie terrienne de la campagne pampéenne et les maîtres des provinces intérieures. Mais la ville ne prend véritablement son essor qu’à partir de l’insertion de la Pampa, puis de l’ensemble du territoire argentin, dans le circuit économique atlantique. Sans revenir sur ce processus, il importe cependant de saisir à quel point il est concentré de façon presque exclusive sur le port de Buenos Aires. En 1869, la ville, forte de 178 000 habitants (moins du dixième de la population nationale), possède certes un poids spécifique mais n’en reste pas moins un organisme modeste. En 1880, elle est promue capitale fédérale, et cette victoire de la bourgeoisie porteña coïncide avec le début de la grande période d’expansion, d’équipement, de peuplement et de mise en valeur de l’Argentine. Dans le dernier quart du XIXe siècle confluent vers Buenos Aires depuis l’Europe les grands courants d’immigration, ainsi que les équipements et les biens de consommation, cependant qu’un réseau ferroviaire très dense draine vers le port la majeure partie des grains et des viandes que produit la Pampa. Tous les nœuds commerciaux, financiers et politiques de ce grand circuit transatlantique se nouent dans la capitale de l’Argentine.
Les laisses inondables au pied de la terrasse sont aménagées en plusieurs étapes pour constituer un complexe portuaire allongé sur une douzaine de kilomètres (Puerto Madero de 1889 à 1892, Dock Sur 1895, Puerto Nuevo 1928). Un faisceau de neuf gares encadre le vieux centre, de Constitución – terminus des lignes de la Pampa méridionale et de la Patagonie – à Retiro où s’alignent côte à côte les trois stations qui desservent l’Ouest subandin, le Centre pampéen et les marges tropicales du pays, en passant par Once d’où partent les trains pour la Pampa occidentale. Ces gares constituent autant de foyers d’activités commerciales et artisanales qui dégagent le vieux centre historique, aux rues étroites se coupant en angle droit selon le damier classique de toute l’Amérique espagnole. Entre l’avenue et la place de Mayo où s’élève la Casa Rosada, palais du président, et Retiro où naît l’élégante avenue Santa Fe, le centre traditionnel est envahi par les banques, les ministères, les sièges de sociétés, les grands magasins et les commerces spécialisés ou de luxe. Fuyant cette prolifération des activités commerciales et plus généralement tertiaires de la ville du XIXe siècle, les quartiers résidentiels glissent vers la périphérie. Les demeures luxueuses s’étendent au nord de l’avenue Santa Fe, puis couronnent la barranca de Belgrano, tandis que l’habitat moyen et pauvre s’étale vers l’intérieur, donnant un paysage urbain uniforme de maisonnettes grises qui, bordant à perte de vue des rues rectilignes, ne sont pas sans rappeler les échoppes bordelaises. La masse urbanisée s’écoule au long des voies de communication, c’est-à-dire des axes ferroviaires, et franchit les limites administratives pour occuper peu à peu l’espace interstitiel entre la capitale et les petites communes industrielles ou rurales qui l’environnent.
L’impact de l’industrialisation
Au recensement de 1914, Buenos Aires atteint 1 575 000 habitants. Cette ville prospère, dynamique, bien équipée, offrant une large capacité de consommation et une main-d’œuvre abondante et qualifiée, réussit ainsi à tirer parti des crises économiques et sociales qui secouent l’Argentine à partir de 1930. Les gares de la capitale déversent des centaines de milliers de ruraux à la recherche d’un emploi: un million entre 1943 et 1953. Cette impressionnante migration intérieure qui prend le relais de l’immigration internationale bientôt tarie, la création et le développement d’une industrie nationale puissante et diversifiée, la complexité croissante des fonctions tertiaires corrélatives, autant de facteurs de mutation du rôle et de la structure de Buenos Aires. La capitale traditionnellement liée à l’étranger bénéficie d’investissements industriels considérables, tant dans le domaine énergétique (centrales thermo-électriques et ceinture de raffineries liées au port) que dans les activités de transformation. Dans les communes environnantes prolifèrent fabriques et ateliers, particulièrement vers le sud et l’ouest où la terre est moins chère. De puissantes implantations industrielles telles qu’usines automobiles (Ford, Peugeot, Mercedes Benz, Chevrolet, Citroën), filatures et tissages, industries chimiques et mécaniques (Pirelli, Goodyear, Olivetti) viennent s’ajouter aux frigorifiques géants, aux minoteries et aux huileries nés à l’époque de la mise en valeur pampéenne.
Corrélativement, de véritables «nappes» d’habitations sommaires comblent en une vingtaine d’années les interstices du tissu urbain et les lacunes de l’espace périphérique entre les bourgades pampéennes. Des fronts de lotissements progressent dans un climat d’anarchie concurrentielle à la conquête des terres agricoles, jusqu’à une soixantaine de kilomètres du centre de la capitale, soit une distance-temps de près de deux heures. Parallèlement, le glissement vers le nord de l’habitat aisé se poursuit, accéléré par les contingents de cadres supérieurs à la recherche d’un statut social volontiers lié à la résidence; ce sont autant de banlieues luxueuses (Olivos, Vicente López, Martinez) qui se développent sur l’axe de l’avenue San Martín jusqu’à 30 km du centre, en direction du Tigre (delta du Paraná).
Aussi la population de la capitale fédérale stagne-t-elle autour de trois millions d’habitants: 2 982 500 au recensement de 1947, 2 966 800 à celui de 1960, 2 922 800 à celui de 1980, 2 960 900 à celui de 1991. Au contraire, de l’autre côté du Riachuelo au sud, de l’avenue General Paz à l’ouest et au nord, et absolument soudée à la capitale, la masse urbanisée des communes périphériques s’accroît très rapidement: 1 174 000 habitants en 1947, 3 795 000 dès 1960, plus de 7 000 000 au début des années quatre-vingt-dix, portant la population totale de l’agglomération à plus de 10 millions d’habitants étalés sur plus de 3 000 km2.
Le développement du Grand Buenos Aires: gigantisme et saturation
Quelques grandes masses urbaines se dégagent de cet ensemble gigantesque. La capitale administrative se place au centre de l’agglomération. C’est elle qui met en œuvre les fonctions portuaires, commerciales et bancaires d’une part, politiques et administratives de l’autre. Par ailleurs, elle fixe la résidence de la plus grande partie des maîtres de la terre et des responsables réels de la vie nationale en Argentine. Le vieux centre répond assez à la notion de City et s’élève rapidement en hauteur sans que soient prévus les points d’échange entre les transports d’approche collectifs ou individuels et la circulation pédestre locale, la seule qu’autorise en fait l’étroitesse des rues.
La capitale renferme trois autres unités urbaines en pleine mutation. Au sud, en direction de la gare de Constitución, s’étend un vaste domaine dégradé par transfert des activités commerciales nobles vers le nord. Les vieilles maisons à un étage abritent tout un artisanat vivace. À l’opposé, on pénètre au-delà de l’avenue Santa Fe dans les quartiers de grands immeubles modernes, qui dominent le splendide parc de Palermo, au long de la voie royale qui mène aux banlieues aristocratiques du nord. Vers l’ouest, l’intérieur de la capitale se fond avec le paysage urbain du Grand Buenos Aires, juxtaposant d’anciens «villages» intégrés en bloc dans un tissu d’habitat uniforme entrecoupé de fabriques, de plages ferroviaires et de bidonvilles.
À la périphérie, nous retrouvons le même dispositif en trois masses relativement homogènes. Au sud du Riachuelo s’étendent les communes industrielles et ouvrières où voisinent, autour de quelques centres anciens bien équipés, de vastes espaces informes voués aux lotissements, aux emprises industrielles ou encore, lorsque le terrain est trop fréquemment inondé, envahis par les bidonvilles: Lanús, Avellaneda, Lomas de Zamora, Quilmes. L’ensemble s’étend jusqu’aux abords de La Plata, ville administrative et universitaire, capitale de la province de Buenos Aires, sise à 60 km de la capitale fédérale. Quant à l’ouest, ses habitants, pour une grande part, se déplacent vers la capitale ou vers les usines du sud, bien que de nombreux emplois secondaires aient été créés sur place. Morón, Moreno, Merlo sont des communes dortoirs pour ouvriers qualifiés et classes moyennes autant que des centres d’activités productives. Plus au nord se concentrent les couches sociales de statut élevé, qui recherchent les villas élégantes de l’axe Olivos-Tigre.
Tout cet ensemble a rapidement pesé d’un poids énorme sur la vie argentine. Dès les années soixante-dix, on y recensait plus de 800 000 ouvriers, soit 54 p. 100 de la population employée dans l’industrie, ainsi que 40 p. 100 des établissements industriels du pays; le secteur tertiaire occupait 60 p. 100 des actifs de la région métropolitaine où ne demeuraient pas moins de 40 p. 100 de la population active argentine. Le complexe portuaire faisait alors transiter de 40 à 45 millions de tonnes de marchandises par an, soit les deux tiers du trafic maritime national, et les deux aéroports assuraient la totalité des liaisons aériennes internationales du pays. En réalité, de telles constatations sont alarmantes si l’on considère combien cette agglomération, qui rassemble tous les pouvoirs de décision politiques, économiques et culturels de l’Argentine et oriente d’importants secteurs d’activités des pays voisins, éprouvait déjà de difficultés à vivre et à assurer ses fonctions.
Dès cette époque, la capitale était littéralement saturée. La circulation y était paralysée à certaines heures bien que l’on ne comptât encore qu’une voiture pour quatorze habitants. Le réseau ferroviaire, dense mais vieilli, au lieu de constituer un échangeur rapide pour le million et demi de personnes qu’il transportait journellement, était souvent un obstacle aux liaisons entre le centre et la périphérie, ne serait-ce que par les 350 passages à niveau qui bloquaient ou freinaient la circulation automobile. Le métro qui ne comptait que 35 km de lignes n’atteignait même pas les limites de la capitale fédérale, et les voies de surface, trop étroites, étaient encombrées par les autobus.
Les distances-temps s’accroissent de façon exponentielle vers la périphérie tandis que l’engorgement des communications téléphoniques est légendaire. Ces phénomènes sont aggravés par la congestion du centre vers lequel confluent tous les courants, car les habitants des banlieues ne disposent pas localement d’équipements satisfaisants. Il faut relever encore un autre non-sens urbanistique: l’absence de front de mer. Cette ville d’estuaire ne possède pas de grande promenade monumentale qui la mette vigoureusement en contact avec le large. Enfin, le système des lotissements détermine une agglomération distendue, hétérogène, dépourvue de centres pilotes qui l’ordonnent. La Pampa est conquise et dirigée par les agents immobiliers, sans laisser d’autre espace vert que les marécages temporaires sitôt envahis par les bindonvilles.
Dans une agglomération dont la population s’accroît chaque année de près de 200 000 unités, l’anarchie urbanistique a conduit à une saturation telle que l’abondance et la qualité des infrastructures existantes ne compensent plus les coûts extrêmement élevés engendrés par le mauvais fonctionnement de l’organisme urbain. Aussi les industriels ont-ils remis en question leur politique d’investissements et l’État s’est-il préoccupé simultanément d’ordonner le développement de la capitale et de promouvoir des centres satellites et des métropoles régionales destinés à rééquilibrer l’organisation de l’espace argentin. Un Bureau de la région métropolitaine fut même créé par le gouvernement, avec la charge de tracer les grandes lignes du Buenos Aires de l’avenir. Plusieurs mesures devaient permettre ce rééquilibrage: création d’un système de rocades routières devant éviter le passage dans le centre; réorientation des activités des habitants en fonction d’un certain nombre de pôles urbains spécialement équipés, aussi bien dans la région industrielle que dans les secteurs plus résidentiels; les habitants étaient encore appelés à se fixer dans une des villes satellites développées dans un rayon de 100 à 150 km en privilégiant les centres pampéens les plus dynamiques.
Cette politique associe une restructuration de l’espace urbain métropolitain à un tamisage des mouvements migratoires internes par fixation sur des villes relais. Menée avec continuité et décision, elle paraît devoir permettre à Buenos Aires un nouvel épanouissement et lui conférer les moyens d’assumer ses responsabilités à l’échelle nationale et internationale, tout en créant pour les millions d’habitants de la capitale les conditions d’une vie plus humaine et, partant, plus efficace.
Buenos Aires
cap. et port de commerce important de l'Argentine, sur la rive sud du río de la Plata; 2 922 830 hab. (Porteños) (aggl. urb. 10 728 000 hab.). Princ. centre écon. du pays.
— La ville, fondée en 1580, devint en 1776 la cap. de la vice-royauté de La Plata. Capitale fédérale depuis 1880.
Encyclopédie Universelle. 2012.