CIVILITÉ
Ce terme fait dans le Littré l’objet d’une analyse très précise. Littré distingue civilité , politesse et courtoisie . «La civilité, écrit-il, préside aux relations [...] entre concitoyens; la politesse est la qualité de celui qui a été poli; la courtoisie [...] émane de la fréquentation de la cour [...].» La civilité se définit par un «cérémonial», des règles «qui sont de convention». La politesse ajoute à l’idée de civilité «quelque chose de noble, de fin, de délicat». Civilité et politesse se distinguent comme le naturel et l’artificiel. On peut parler d’une «politesse naturelle», tandis que «pour pratiquer la civilité, il faut connaître les usages». Enfin, Littré oppose civilité et politesse, d’une part, à courtoisie, d’autre part, laquelle implique «des sentiments chevaleresques, c’est-à-dire le culte envers les femmes, la générosité envers les adversaires et les ennemis, sentiments que ne renferment ni la civilité ni la politesse».
Cette dernière antithèse renvoie à son tour à deux distinctions familières aux sociologues. La courtoisie désigne les rapports de bienveillance avec ceux qui ne sont pas du même groupe que nous. Elle constitue donc une valeur universaliste, tandis que la civilité (et la politesse) sont particularistes puisqu’elles s’adressent aux membres de notre propre groupe. En second lieu, civilité et politesse ne comportent pas la dimension de «générosité», qui est associée à la courtoisie. Elles appartiennent à l’ordre du calcul et de l’échange, tandis que l’homme de cour est généreux dans la mesure où il donne pour donner et non dans le but de recevoir ou, à plus forte raison, de profiter. On pourrait dire qu’elles sont des vertus bourgeoises cependant que la courtoisie est une vertu noble.
L’intérêt de la notion de civilité ne tient pas seulement aux perspectives qu’elle ouvre sur le système des relations sociales, auquel elle donne un sens par le jeu des ressemblances et des différences qu’elle soutient avec ses voisines. On ne peut manquer de se demander dans quelle mesure l’ordre politique est civil, c’est-à-dire s’il respecte un ensemble de procédures et de règles conventionnelles. Contre une réponse affirmative à cette question se dressent tous ceux qui considèrent l’ordre politique comme un faux-semblant destiné à «occulter» les «rapports de domination et d’exploitation». Mais peut-on soutenir que toute civilité est exclue de la vie politique et que nos concitoyens ne sont pour nous rien d’autre que des ennemis, comme les étrangers que nous attaquons quand ils viennent à traverser nos frontières? Mais si, en dépit des conflits qui nous font affronter tel ou tel de nos compatriotes, nous reconnaissons qu’il existe entre nous et nos concitoyens quelque chose de «civil», de quelle nature est le lien sur lequel repose cette communauté?
La politesse des rois
La civilité est une qualité de l’ordre politique. On peut alors chercher à la définir non plus seulement dans les termes généraux proposés par Littré, mais en tant que rapportée aux problèmes qui surgissent entre les citoyens. Ce ne sont plus des «cérémonies et des règles» quelconques, mais celles de ces procédures qui concernent la désignation des gouvernants, l’obéissance et le respect des gouvernés, la nature de la concurrence pour parvenir au pouvoir. La civilité des gouvernants consiste, non pas exclusivement mais d’une manière significative, dans leurs manières. Ainsi Saint-Simon, si hostile à Louis XIV, reconnaissait au roi une parfaite bonne grâce: «Jamais il n’a passé devant la moindre coiffe sans soulever son chapeau.» Il lui attribuait aussi une «politesse retenue» qui contraste avec les explosions et la grossièreté d’un despote comme l’empereur Napoléon («Quel dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé», remarquait Talleyrand, qui venait d’essuyer une algarade apparemment justifiée). La politesse que Saint-Simon loue dans un homme qu’il déteste ne se réduit pas à l’agrément des manières, l’empressement auprès des femmes et un «art de flatter délicat mais insinuant». Le roi «savait se tenir». Il ne s’abandonnait pas à ses passions. La politesse du roi tient à ce que celui-ci est une «personne publique». Cette expression, il est vrai, est ambiguë. Elle signifie à la fois que la personne du roi se confond avec le public ou l’État, et que le roi ne s’appartient pas. Le cérémonial, la vie de cour – qui se distinguent, à Versailles, par leur raffinement et leur complication sans égal – lui retirent toute vie privée. La personne publique se donne en spectacle selon un rituel très strict dont l’étiquette constitue l’expression la plus achevée. Selon Alain, «la vraie politesse consiste à éprouver ce que l’on doit». Ce que doit le roi s’entend par rapport à sa condition de roi. La politesse ne prescrit pas au roi la même conduite qu’à un marchand ou à un soldat.
À tout homme la politesse impose des règles de convenance qu’il lui faut apprendre et qui, comme disent les sociologues, dépendent de son statut. Comme Alain l’a souligné, elle est une discipline des passions, c’est-à-dire de «mouvements qui nous arrachent à nous-mêmes et nous attachent à des objets imaginaires qui, lorsque nous nous laissons aller à les prendre pour réels, nous séduisent et à la fin nous déçoivent». Aussi la politique ne se réduit-elle ni à l’étiquette ni à un pur spectacle. Louis XIV, dont Saint-Simon loue la politesse «si fort mesurée, si fort par degrés, qui distinguait l’âge, le mérite, le rang», n’en était pas moins aux yeux du mémorialiste un despote que ses passions de vanité, de jalousie, de méfiance – lorsqu’elles n’étaient plus contenues par les manières et l’étiquette – entraînaient souvent à des mesquineries ou à d’incroyables cruautés. C’est Alain qui, commentant Saint-Simon, résout le paradoxe lorsqu’il écrit: «Louis XIV ne supportait pas ce qui ressemblait à une réclamation de corps ou par délégués, mais à l’égard des individus il était bienveillant [...] surtout lorsqu’il était clair que [...] l’obéissance n’était pas mise en question.»
Ce que nous venons de dire sur le commandement, nous pouvons le dire de l’obéissance. L’obéissance, elle aussi, est un rituel. Elle repose sur un ensemble de règles et de procédures conventionnelles. On le voit dans le cas des soldats qui sont, à certains moments, obligés de mettre le petit doigt sur la couture du pantalon, de prendre la position «repos» ou «fixe», de saluer d’une certaine manière les officiers. Sur l’obéissance militaire, nous vérifions ce que nous pressentions déjà sur le commandement. C’est que toute politesse est un système de signes conventionnels appris ou inculqués qui, nous plaçant vis-à-vis d’autrui à la bonne distance, permet aux partenaires de la relation considérée de contrôler leur rapprochement ou leur éloignement. La politesse est un réglage de la distance sociale – même s’il est loin d’être toujours pertinent et efficace. Louis XIV en soulevant son chapeau «devant n’importe quelle coiffe» réduisait la distance qui le séparait de ses sujets. On peut dire que la recrue s’immobilisant à deux pas de son caporal, en fixant la ligne d’horizon, exprime symboliquement sa soumission à l’égard de l’ordre qui va lui être transmis. Mais la politesse, qui endigue à la fois l’arrogance de celui qui commande et l’indocilité ou la rébellion de celui qui obéit, ne constitue qu’une régulation évidemment très imparfaite. Elle n’est qu’un garde-fou très limité contre les intérêts et les passions de l’un et de l’autre.
Civilité et justice
C’est pourquoi l’ordre politique ou, si l’on préfère, la civilité inclut, outre la politesse, des dispositions plus solides, comme la justice ou l’amitié. Aristote a insisté sur ces conditions sans lesquelles il n’y a pas de «bonne cité». Mais Aristote ne tombe pas dans l’erreur qui consiste à opposer d’une manière radicale une cité absolument «juste» et une cité absolument «injuste», ou encore, pour parler le langage des sociologues modernes, une société totalement«intégrée» à une société totalement «anomique». La justice dont parle Aristote est un ensemble de relations concrètes entre des contractants, entre ces contractants et le juge, entre les membres d’une famille, entre les membres d’une association productive ou encore d’une communauté territoriale. Il n’y a donc pas lieu de parler d’une société juste stricto sensu, mais plutôt de telle ou telle relation sociale particulière que l’on peut qualifier de juste ou d’injuste. C’est encore la qualité des relations sociales qui est visée par la notion aristotélicienne d’amitié et non pas la qualité intrinsèque de la société considérée comme totalité organique.
Il n’y a donc aucune raison de considérer la civilité comme un terme permettant de qualifier une cité comme «absolument bonne». Au contraire, il s’agit d’un ensemble de pratiques publiques et privées qui concernent les différentes sphères de la vie sociale et dont l’efficacité varie selon les domaines et selon les circonstances. On peut la définir comme les «bonnes manières» dans l’ordre économique, politique et intellectuel. Ces bonnes manières s’apprécient par rapport à un contexte particulier, par rapport à un rôle ou à une relation sociale. Ainsi avoir de bonnes manières n’a pas le même sens quand il s’agit d’un savant qui discute avec un collègue, d’un banquier en négociation avec un client, d’un homme politique en concurrence avec un adversaire. Dans le premier cas, les bonnes manières d’un savant consistent d’abord à ne pas «trafiquer les données», à produire ses sources, à ne pas refuser la discussion, à ne pas s’offenser des objections, et, corrélativement, à ne pas abuser des avantages qu’il peut s’assurer contre des adversaires, à rendre à ses collaborateurs et à ses associés la part qui leur revient dans le travail commun. En affaires aussi, il y a de bonnes et de mauvaises manières.
À cet égard, la métaphore sur la «jungle capitaliste» est source de beaucoup d’erreurs. Les transactions, dès que l’on s’écarte de la relation instantanée du troc ou de l’échange à la sauvette, seraient simplement impossibles si les contractants n’avaient pas confiance l’un dans l’autre, s’ils ne pensaient pas que les engagements quant à la nature du bien ou du service qui fait l’objet du contrat, quant aux «délais d’exécution» de ce dernier, quant aux «clauses de sauvegarde» seront effectivement tenus. Sur les deux cas qui viennent d’être évoqués, on s’aperçoit que les «bonnes manières» ne sont pas sans quelque rapport avec la morale. Les «bonnes manières» du savant concernent l’obligation de véracité: ne pas dire ce qu’on sait être faux, même si des intérêts par ailleurs honorables sont engagés. Les bonnes manières de l’homme d’affaires imposent des limites à la concurrence entre les agents économiques et permettent de définir soit par la loi, soit par la coutume les «pratiques déloyales».
Les bonnes manières
Les «bonnes manières» ont donc à voir avec les vertus. Les définitions de la vertu, inspirées d’Aristote, insistent sur deux caractères qui s’appliquent aussi aux «bonnes manières». La vertu est un habitus (une manière d’être persistante) dont l’exercice implique discernement et suppose un apprentissage. La deuxième caractéristique de la vertu, c’est qu’elle est associée à la modération et à la maîtrise de soi. Mais les bonnes manières permettent de saisir un aspect de la civilité qui n’est pas apparent dans le cas de la vertu. C’est le caractère conventionnel ou même, si l’on veut, artificiel de la civilité – à condition de ne pas confondre artifice et arbitraire.
Ce trait est particulièrement apparent dans l’ordre politique. La plupart des démocraties modernes reposent sur des constitutions. L’exception du Royaume-Uni n’est qu’apparente. Il est vrai qu’il n’y a pas en Grande-Bretagne un document unique régissant les rapports entre les pouvoirs publics. Pourtant, même si les Anglais n’ont pas comme les Français ou les Allemands une «loi fondamentale» détaillée en articles et regroupée dans un document unique, les procédures politiques en Grande-Bretagne sont aussi fixées et probablement plus régulières qu’en France. Le jeu politique britannique a ses règles, qui ne sont pas mieux fondées «en raison» qu’en France, mais qui font probablement l’objet d’un accord et d’un respect plus solides que chez nous. Ces règles sont perçues comme conventionnelles – en ce sens que personne n’y verrait la stricte réalisation d’un idéal ou d’un absolu. Mais ces produits de l’histoire ou de la tradition ne sont pas jugés arbitraires. Ils sont le fruit de l’art politique et non pas de la machination des politiciens.
Les règles de la civilité politique sont inspirées par l’esprit de modération. Par exemple, l’alternance des équipes concurrentes au pouvoir se fonde sur le jugement que ce n’est pas toujours le «tour du même». En outre, la civilité exige que le gagnant ne pousse pas son avantage jusqu’au point de mettre en danger les intérêts vitaux du perdant. Ce sont les maximes qui régissent le fair play («jeu à la loyale»). Elles tempèrent les excès de la règle majoritaire. La majorité peut tout, mais elle ne doit pas désespérer la minorité. Principe extrêmement vague, qui, pourtant, n’est pas sans importance, puisqu’il contribue à freiner les impulsions despotiques de la majorité. Tel est le fondement de ce que les auteurs anglais et américains appellent le «gouvernement constitutionnel» et que les Français du XVIIIe siècle, comme Montesquieu, dénommaient «régime modéré», qui se définit davantage par la pratique et l’esprit de modération que par un texte et une charte.
Le principe de la civilité, c’est de ne pas abuser d’autrui, et sans doute le meilleur moyen d’y parvenir est-il que l’enjeu des conflits ne soit pas de la forme «tout ou rien» et que les enjeux des luttes restent limités. Il est en effet difficile de ne pas traiter comme un ennemi l’adversaire dont le succès aurait comme conséquence mon propre anéantissement. Comme dans l’ordre privé, où la civilité contribue, selon La Bruyère, à «cette attention à faire que les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes», dans l’ordre politique, elle permet la coexistence paisible entre des gens qui n’ont ni les mêmes intérêts ni les mêmes opinions.
Civilité, tolérance et idéologie
En prenant ce mot dans un sens large, la civilité est inséparable de la tolérance par laquelle je reconnais à autrui le droit de ne pas être, de ne pas penser, de ne pas agir comme moi. Parce qu’elle est teintée d’un certain scepticisme, ou du moins d’un certain relativisme, la civilité est incompatible avec l’esprit d’idéologie. Edward Shils a beaucoup insisté sur ce point: les idéologies longtemps prédominantes au XXe siècle, obsédées par l’opposition manichéenne entre les bons et les méchants, les «exploiteurs» et les «exploités», sont conduites à se représenter la vie sociale comme une lutte à mort, de l’issue de laquelle dépend le destin de l’humanité et de chaque homme en particulier. Chercher des compromis avec les «gens d’en face», s’employer à «calmer le jeu», cela ne peut être jugé dans cette perspective que comme un comportement d’ingénus, de complices ou d’hypocrites – à moins qu’il s’agisse d’une ruse de guerre destinée à tromper l’«ennemi de classe» pour mieux l’exterminer. Selon Shils, la civilité s’oppose à l’esprit idéologique comme la tolérance pluraliste à l’esprit de conquête et de domination. Reste à se demander comment cette disposition bienveillante se constitue, se maintient, à quelle menace elle est exposée.
À première vue, on peut distinguer deux conceptions touchant les origines de la civilité. Pour caractériser la première, on soulignera qu’elle se rattache à l’optimisme de certaines théories du droit naturel. Dans l’état de nature, l’homme est pourvu des ressources nécessaires à sa vie. Rien ne l’oppose à ses semblables. Cette situation n’est ni altérée ni moins encore interrompue par la division du travail. La coopération qu’elle établit entre les associés améliore la productivité et augmente la part de chacun. À la différence de l’interprétation proposée par Hobbes selon laquelle tout homme est, au moins virtuellement, en guerre avec les autres hommes, à la fois par suite de l’avarice de la nature et par l’homogénéité des passions qui nous poussent à nous porter simultanément demandeurs des mêmes biens rares, l’association civile, telle que la décrit Locke, est essentiellement pacifique. L’homme, parce que la nature lui fournit à suffisance de quoi satisfaire ses besoins, ne peut que regarder les autres hommes avec bienveillance. En d’autres termes, l’homme est naturellement civil.
Mandeville prend les choses par l’autre bout. La Fable des abeilles souligne le caractère avantageux de l’association pour chaque associé. Mais la ruche de Mandeville n’est pas une Salente fénelonienne. La société des abeilles telle que la décrit Mandeville n’est pas tournée vers la satisfaction des besoins naturels et nécessaires. Elle tend à l’enrichissement des associés. Ce résultat, Mandeville ne le met pas au compte de la vertu des associés. Au contraire, si ces derniers s’en tenaient aux prescriptions de la civilité puérile et honnête, la ruche ne serait ni si riche ni si industrieuse. Et d’ailleurs il suffit que Dieu décide de moraliser la ruche pour que celle-ci s’appauvrisse et que, à la fin, abandonnée de la plupart des abeilles, envahie et occupée par des voisins agressifs, elle dépérisse et disparaisse.
La civilité incivile
Peut-être interprète-t-on abusivement la fable de Mandeville quand on la présente comme l’éloge de la «civilité incivile» (ungesellige Geselligheit )? La ruche prospère peut-elle être qualifiée de civile? Ce sont à coup sûr des passions égoïstes et agressives qui motivent les abeilles à travailler et à s’enrichir. Mais ces passions sont la source de conflits à l’intérieur de la ruche. Les conditions sont inégales entre ceux qui trouvaient facilement des affaires profitables et ceux qui étaient condamnés «à la faux et à la bêche». L’effronterie des «aigrefins, pique-assiette, proxénètes» est la contrepartie de la prospérité générale. «Au nom près, les coquins et les gens industrieux étaient tous pareils.» La passion de l’enrichissement est donc incivile puisqu’elle déchire la ruche et oppose les abeilles les unes aux autres.
La remarque de Smith par laquelle il introduit sa fameuse métaphore sur la «main invisible» évoque une situation différente de la ruche de Mandeville. Adam Smith observe que ce n’est point par philanthropie que le boucher nous cède sa viande. Ce qu’il vise, c’est son intérêt, comme nous visons le nôtre. Mais lui et nous, qui croyons n’être mus que par notre intérêt individuel, nous ne nous rendons pas compte que l’échange auquel nous procédons produit des conséquences bénéfiques à la société tout entière. Ce résultat, chez Smith, à la différence de ce qui est suggéré par Mandeville, n’est pas obtenu par l’exploitation de l’un des échangistes par l’autre. Le boucher de Smith ne trompe pas son client, pas plus que ce dernier n’est en mesure d’imposer au boucher un prix qui ne permettrait pas à celui-ci de rentrer dans ses fonds. En effet, si le client peut trouver une viande de meilleure qualité à un moindre prix, il ira se fournir chez un autre boucher; le boucher, de son côté, peut résister à la défection d’un client qui prétend lui extorquer des rabais abusifs, s’il est sûr que le «mauvais» client ne trouvera pas ailleurs la même viande à meilleur prix. À condition, évidemment, que prévale la concurrence effective entre les bouchers, c’est le marché qui assure la civilité de l’échange.
On ne peut élaborer une théorie satisfaisante de la civilité ni sur le paradoxe de Mandeville ni sur celui de Locke, mais il faut emprunter aux analyses de l’un et de l’autre. Mandeville, anticipant le Rousseau du Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes , a mis en évidence une des difficultés essentielles du schéma utilitariste quand il est généralisé sans précaution: on ne passe pas sans transition de la recherche de l’intérêt individuel (surtout lorsqu’il est défini en termes de luxe et de consommation privée) à l’intérêt collectif, surtout lorsque celui-ci inclut des éléments non strictement économiques comme la justice et la cohésion sociale. Contrairement à une vue très répandue chez les «philosophes», rien ne nous garantit que les progrès de l’enrichissement individuel et collectif aillent de pair avec ceux de la civilité. Ce qu’on peut reprocher à Mandeville, ce n’est pas du tout d’avoir aperçu qu’enrichissement et civilité sont difficilement compatibles, c’est, pour ainsi dire, d’avoir évacué le bébé avec l’eau du bain, en n’apercevant pas la nécessité d’une sorte de «civilité précivile» qui constitue une condition préalable à toute forme de coopération.
La civilité précivile
Cette «civilité précivile», on la trouve dans l’état de nature à la Rousseau, qu’il faut se garder de confondre non seulement avec l’état social corrompu dans lequel nous vivons, mais tout aussi bien avec la vertu des démocraties antiques comme Rome ou Sparte à leurs débuts. Les deux sentiments qui meuvent l’homme de la nature sont l’indépendance et la pitié. «Seul, oisif et toujours voisin du danger», le sauvage de Rousseau, qui «n’est ni bon ni mauvais», n’est pas l’ennemi de son semblable. Mais «la nature [...] a pris bien peu de soin à rapprocher les hommes par des besoins mutuels». Cette indépendance les conduit à une sorte d’indifférence. Faute d’industrie, ils n’ont pas grand-chose à échanger. Dépourvus d’idées générales, réduits d’abord au seul cri, ils n’ont pas grand-chose à communiquer. Enfin, «écoutant uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature [...], toute femme est bonne pour lui». Et comme l’offre des femmes équilibre à peu près la demande des hommes, les relations sexuelles se ramènent à des échanges paisibles et brefs, entre partenaires interchangeables. «Chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature, s’y livre sans choix avec plus de plaisir que de fureur et, le besoin satisfait, tout le désir est éteint.» De la même façon que les rapports sexuels ne suffisent pas à établir entre homme et femme de véritables rapports sociaux, les rapports entre parents et enfants sont à peine moins évanescents. Une fois ceux-ci sortis de la dépendance caractéristique de la toute petite enfance, ils abandonnent leur mère et s’abandonnent au même vagabondage que leurs géniteurs.
Cette description proprement cynique insiste sur le caractère paisible de l’homme naturel, qui tient à ce que ses besoins fondamentaux peuvent être aisément satisfaits par la générosité de la nature physique mais aussi par la très grande faiblesse des attachements interpersonnels. «Sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre [...], sans nul besoin de ses semblables comme nul désir de leur survie»: le sauvage est indépendant et largement indifférent à autrui. La solitude est pour lui la première condition de cette sorte de civilité précivile dont nous cherchons les origines. Toutefois cette sorte d’indifférence des hommes les uns pour les autres se combine avec un sentiment que Rousseau appelle la «seule vertu naturelle [...], la Pitié qui précède l’usage de toute réflexion, et par laquelle l’animal spectateur s’identifie avec l’animal souffrant». La pitié est le sentiment d’un destin commun, ou plutôt d’une faiblesse ou d’une misère communes. Elle rapproche les hommes qui, à travers elle, éprouvent l’identité de leur condition et comment, en dépit de toutes les différences, ils se trouvent égaux au regard de la nature.
La civilité précivile signifie que, placé dans des conditions naturelles ou normales, l’homme n’a pas de raison de faire du mal à ses semblables puisqu’il n’a pas grand-chose à craindre ou à espérer d’eux, sauf des contacts et des échanges agréables, qui peuvent aisément se nouer et se dénouer. Et, puisque chacun s’«identifie» en imagination au malheur infligé aux autres par la rudesse de la nature ou la fatalité de notre condition mortelle et souffrante, on peut exprimer la même idée en disant qu’à l’égard de ses semblables le sauvage selon Rousseau a un «préjugé favorable» mais de faible intensité. Il le voit venir avec sympathie mais ne lui «court pas après». C’est ce mélange d’indifférence et de bienveillance qui constitue la civilité précivile.
Comment cette combinaison est-elle préservée dans l’homme socialisé? Elle est évidemment menacée lorsque nous nous mettons à trop espérer ou à trop craindre des autres. Ceux-ci deviennent les pourvoyeurs de nos plus chères satisfactions. Aussi avons-nous tendance à en faire des objets et des instruments de notre plaisir. Il en résulte entre eux et nous des relations d’exploitation si nous avons réussi à en faire nos dupes, ou des relations d’affrontement si, mus par les mêmes passions que nous, ils sont amenés à s’opposer à notre égoïsme. De cette observation on peut tirer avec Rousseau que l’indépendance ou, à la limite, la solitude constituent le dernier recours contre la corruption sociale; on peut aussi en déduire qu’il n’y a pas de civilité sans un minimum de distance et d’évitement négocié.
Demandons-nous quelles sont les conditions institutionnelles de la civilité. Elles varient, puisque chaque type social peut se caractériser par un agencement institutionnel spécifique. L’Athènes de Périclès, l’Angleterre du XVIIIe siècle n’offrent pas le même cadre au développement de la civilité. Toutefois, les sociétés auxquelles peut être attribué ce titre ont en commun certains traits. D’abord ce sont des sociétés laïques – ou en voie de laïcisation. L’ordre religieux y est distinct de l’ordre politique. Cette condition permet aux citoyens de professer dans leur for intérieur ou, mieux encore, publiquement les convictions de leur choix. En ne s’engageant point dans la concurrence entre les Églises et leurs dogmes, l’État s’oblige à la tolérance (qui est une forme de la politesse). Il accepte ainsi de limiter lui-même son propre pouvoir puisqu’il renonce à le rattacher à un hypothétique fondement divin. Une sorte de pluralisme s’établit alors entre les activités du citoyen ou du sujet, du religieux et de l’homme privé. Les sociétés civiles qui sont des sociétés laïques ont des régimes constitutionnels. Le pouvoir politique n’y est pas seulement dépouillé de son habillage théologique ou métaphysique, il est limité par le jeu d’un certain nombre de corps intermédiaires qui lui font contrepoids. Enfin, les sociétés civiles se caractérisent par la place qu’y tiennent dans l’allocation des ressources l’échange et le marché. Dans toute la mesure du possible, les ressources ne sont pas attribuées selon des procédés contraignants par des autorités hiérarchiques. Les goûts des individus sont tenus, jusqu’à preuve du contraire, pour légitimes. Si les autorités sont amenées à contredire certaines préférences des particuliers, la preuve que leur intervention est nécessaire reste à leur charge. Un des critères de la civilité, c’est le respect de la sphère privée dévolue à chacun: «Charbonnier est maître chez lui.»
Civilité et réciprocité
La civilité suppose réciprocité. Dans cette mesure elle fait appel au calcul de l’«intérêt bien compris». Je ne respecterai pas longtemps les préférences d’autrui si autrui ne respecte pas les miennes. Il n’y a donc pas de civilité sans attentes régulières et définies. Mais de quelles sortes de garanties ces attentes sont-elles pourvues? On peut sans doute invoquer l’attrait des hommes les uns pour les autres, la bienveillance spontanée – la «sympathie» dans le langage d’Adam Smith –, qui nous porte vers nos semblables. Mais ce sentiment a été si profondément dénaturé dans nos sociétés corrompues qu’on peut se demander si, loin d’être un ami de l’homme, l’homme n’est pas devenu un loup pour l’homme. C’est ici qu’on peut citer la remarquable formule que Freud prête aux frères de la horde primitive: «N’étant pas sûr d’être toujours plus fort que toi, je renonce à te faire du mal, à condition que de ton côté tu renonces à m’en faire.» On peut faire remonter la civilité à un sentiment de bienveillance précivile, à une sorte de courtoisie originaire, mais cette attraction primitive a dégénéré en méfiance et en agression, si bien que la civilité ne peut être restaurée dans nos sociétés corrompues que par les calculs d’une prudence appuyée sur la régularité de quelques «bonnes habitudes».
civilité [ sivilite ] n. f.
• 1361; lat. civilitas
1 ♦ Vieilli Observation des convenances, des bonnes manières en usage dans un groupe social. ⇒ courtoisie, politesse; affabilité, amabilité, sociabilité. Formule de civilité. Les règles de la civilité. Manquer de civilité.
2 ♦ Au plur., vieilli Démonstration de politesse. Présenter ses civilités à qqn, ses compliments, ses devoirs, ses hommages, ses salutations. « Je lui ai rendu toutes les civilités qui sont dues à un homme de son mérite » (Mme de Sévigné).
⊗ CONTR. Grossièreté, impolitesse, incivilité, insolence, rusticité; injure.
● civilité nom féminin (latin civilitas, -atis) Littéraire. Observation des convenances en usage chez les gens qui vivent en société ; politesse, courtoisie : La plus élémentaire civilité demanderait une réponse. ● civilité (synonymes) nom féminin (latin civilitas, -atis) Littéraire. Observation des convenances en usage chez les gens qui vivent...
Synonymes :
- affabilité
- aménité
- urbanité
- usage
Contraires :
- grossièreté
- incivilité (littéraire)
- muflerie (familier)
- sans-gêne
civilité
n. f. Politesse, courtoisie.
|| (Plur.) Témoignage de politesse. Il nous fit mille civilités.
⇒CIVILITÉ, subst. fém.
A.— Au sing. Observation des règles du savoir-vivre, respect des convenances qui régissent la vie en société. Les règles de la civilité. La civilité veut qu'on laisse une goutte au fond du verre, un morceau au fond du plat (POURRAT, Gaspard des Montagnes, À la belle bergère, 1925, p. 239) :
• 1. Au temps où il voyageait en première classe, c'est par sa politesse raffinée qu'il indiquait qu'il était né; en troisième, il le démontrait en niant les règles élémentaires de la civilité.
S. DE BEAUVOIR, Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958, p. 176.
♦ P. iron. [P. allus. au titre d'un vieux manuel des bons usages] La civilité puérile et honnête. Les obligations élémentaires du savoir-vivre, telles qu'on les apprend dès l'enfance et qu'on les attend d'un honnête homme. On n'était pas obligé là de suivre les maximes de la civilité puérile et honnête (BALZAC, Le Médecin de campagne, 1833, p. 100).
— IMPR. [P. réf. aux caractères employés pour imprimer la Civilité puérile et honnête] Caractères de civilité. Caractères d'imprimerie reproduisant l'écriture cursive. L'ancienne imprimerie Enschedé, de Haarlem, dont la fonderie conserve les poinçons et les frappes des caractères dits de civilité (HUYSMANS, À rebours, 1884, p. 187).
B.— Au plur. Paroles, actions employées comme témoignages de courtoisie et de politesse :
• 2. ... Richelieu, en dehors et dans ses relations avec le monde, est obligé à bien des civilités, à bien des révérences envers les puissants du jour, et à bien des souplesses.
SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi, t. 7, 1851-62, p. 232.
— Spéc. Présenter ses civilités à qqn. Lui offrir ses salutations, lui témoigner des marques d'estime et de respect.
♦ P. iron. Nous t'attendrons pour aller présenter à son double décalitre, nous nos civilités, et toi, ta flamme (FLAUBERT, Correspondance, 1845, p. 47).
Prononc. et Orth. :[sivilite]. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1370 « communauté organisée » (ORESME, Eth., f° 103, éd. 1488 ds GDF.) — XVe s., Bouciq. ds LITTRÉ; 2. 2e moitié du XVIe s. « bonnes manières à l'égard d'autrui » (AMYOT, Marius, 2 ds LITTRÉ). Empr. au lat. impérial civilitas « sociabilité, courtoisie »; « ensemble des citoyens, la cité » en b. latin. Fréq. abs. littér. :155.
civilité [sivilite] n. f.
ÉTYM. 1361; lat. civilitas, de civilis. → Civil.
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1 Vieilli. Observation des convenances, des bonnes manières en usage dans un groupe social. ⇒ Civil (II.); courtoisie, politesse; affabilité, amabilité, honnêteté, sociabilité. || Formule de civilité. || Les règles de la civilité. ⇒ Manière (bonnes manières), usage. || Manquer de civilité.
1 Le mot de civilité ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables (…)
Bossuet, Disc. sur l'Hist. universelle, III, 5.
2 (…) un neveu de Mme de Challeux qui lui faisait entendre, par manière de civilité, qu'il la trouvait bien faite.
3 Que vous avez peu de civilité de ne pas saluer les gens quand vous les approchez !
Molière, George Dandin, I, 4.
4 La politesse flatte les vices des autres, la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour.
Montesquieu, l'Esprit des lois, XIX, 16.
4.1 Elle reconnut le roi; mais sans en témoigner la moindre surprise, sans même se lever pour lui faire civilité et pour le recevoir, comme s'il eût été la personne du monde la plus indifférente, elle se remit à la fenêtre comme auparavant.
A. Galland, les Mille et une Nuits, t. II, p. 274.
♦ ☑ Vieilli. La civilité puérile et honnête : les règles élémentaires du savoir-vivre (par allus. au titre d'anciens traités des bons usages).
2 (Littér. ou style soutenu). || Une, des civilités, démonstration, de civilité, de politesse. || Présenter ses civilités. ⇒ Baisemain (faire ses baisemains, vx), chose (dire bien des choses), compliment, devoir, hommage, salutation. || Faire des civilités; combler, accabler qqn de civilités. || Agréez mes civilités. || Civilités excessives. ⇒ Cérémonie.
5 La différence qu'il y a de leurs manières brusques (des maris) aux civilités des galants.
Molière, l'Impromptu de Versailles, 1.
6 Je lui ai rendu toutes les civilités qui sont dues à un homme de son mérite.
Charles de Sévigné, 1423, 9 juil. 1695.
♦ ☑ Loc. Vx. Faire civilité de qqch. à qqn, présenter par politesse.
7 — Cela n'est pas civil, d'aller voir un homme que vous avez tué.
— Au contraire, c'est une visite dont je lui veux faire civilité.
Molière, Dom Juan, III, 5.
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CONTR. Grossièreté, impolitesse, incivilité, insolence, malhonnêteté, rusticité. — Injures.
Encyclopédie Universelle. 2012.