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CONTINGENCE
CONTINGENCE

Il est peu de philosophes qui n’aient parlé de la contingence, soit pour en nier la réalité, soit, plus souvent, pour en préciser le sens. Toutefois, avant de passer en revue les significations diverses que ce mot a prises et de recenser les problèmes qu’il évoque, il convient de se demander quel est le statut épistémologique de cette notion, quel rôle elle tient en droit dans la connaissance.

L’idée de hasard appartient à l’expérience courante de la vie, qui nous fait éprouver le caractère inattendu d’événements ou de coïncidences. Le hasard peut aussi être introduit dans les jeux, d’une façon réglée, et il donne alors lieu à un art. Enfin, depuis le milieu du XVIIe siècle, une nouvelle mathématique traitant de certaines espèces domestiquées du hasard s’est constituée. Quand on considère la notion de contingence, qui sert à désigner les événements non nécessaires, pouvant survenir ou non, on s’aperçoit qu’elle aussi est susceptible d’occuper différentes places dans le système de la connaissance. Empruntet-elle sa substance à l’expérience de tous les jours? Faut-il au contraire voir en elle une idée religieuse ou cosmologique, qui exprime une propriété de la relation entre l’Univers et Dieu? Ne serait-elle pas plutôt une notion métaphysique, qui marquerait le surgissement des actes de liberté? Il peut enfin s’agir d’un concept désignant certains caractères des lois scientifiques ou des phénomènes eux-mêmes. Cette diversité de sens conduit à se demander si le mot «contingence» dénote un concept scientifique ou une notion philosophique, et si, dans le second cas, la contingence s’attache plutôt à la nature ou à l’histoire.

1. La contingence dans le langage ordinaire

Expérience commune et science classique

Le langage ordinaire reflète l’expérience commune. Or le terme de «contingence» est peu employé dans la conversation, la correspondance, les romans ou les journaux. Qu’y a-t-il donc derrière le relatif effacement du mot? Cette absence ne veut pas nécessairement dire que les hommes de notre temps n’en ont pas sinon l’idée, du moins le sentiment. Si le terme est en déclin, c’est peut-être qu’il était associé à une vision religieuse de l’Univers, dans laquelle l’essentiel était de préserver à la fois les lois de la nature, la prescience divine et la liberté humaine. L’idée de contingence servait alors notamment à désigner une propriété des événements futurs qui, tout en étant inscrits dans une nature soumise à des lois, avaient le caractère de pouvoir être ou n’être pas. Enfin, ce futur contingent devait en même temps ne pas être un futur imprévisible, dénué d’essence et d’intelligibilité, si l’on affirmait que Dieu était omniscient. Ainsi, du moins dans la culture occidentale, cette notion enveloppait l’idée d’un faisceau de relations entre Dieu, la liberté humaine et la nature. Dans la mesure où l’expérience commune, celle qui est effectivement vécue et ressentie par la majorité des gens, a, dans de nombreux cas, cessé de se définir par rapport à Dieu, et qu’elle a trait seulement à la nature et à l’histoire, le sens du mot a subi une transformation profonde.

Avec l’avènement de la science moderne au XVIIe siècle et ce qu’on a appelé die Mechanisierung des Weltbildes (la mécanisation de l’image du monde), la contingence fut, pendant près de deux siècles, jusqu’à la naissance de la mécanique statistique au XIXe siècle, comme expulsée des explications scientifiques de la nature. L’idée de futur contingent était en effet radicalement contraire à celle que suggérait la mécanique céleste, suivant laquelle on pourrait, connaissant l’état d’un système à un instant donné et les loi qui le régissent, calculer l’état de ce système à n’importe quel moment du futur ou du passé. Ainsi, la contingence se trouvait éliminée de la nature considérée indépendamment de l’homme. On a d’ailleurs pu dire que cette exclusion marquait, deux millénaires plus tard, le triomphe de la conception stoïcienne de la nature sur celle d’Aristote; celui-ci admettait un certain rôle du hasard dans le monde sublunaire.

On aurait pu croire que l’introduction, il y a près de deux siècles, puis le développement considérable, depuis 1900, des méthodes probabilistes en physique, puis en biologie, modifieraient cet état de choses et donneraient à l’idée de contingence un regain de vie. Il n’en a rien été pour une raison simple: la physique a fait appel à la théorie mathématique des probabilités, dans lesquelles la contingence n’est ni une notion primitive ni un concept dérivé. En effet, si le terme de contingence désigne, au niveau de la nature, l’impossibilité, sous certaines conditions, de prévoir rigoureusement l’état futur d’un système en connaissant son état présent, il fait double emploi avec celui de probabilité, ou, du moins, les nuances qu’il suggère sont trop fines pour être conservées dans des théories physiques.

Incertitude et contingence

Un second usage restait ouvert au mot «contingence» dans l’expérience commune: désigner, notamment dans les décisions, les principales formes d’incertitude auxquelles l’agent est exposé. Entendue ainsi, la contingence dénote deux réalités tout à fait distinctes: soit l’incertitude inhérente à l’histoire, individuelle et collective, du fait de la liberté humaine comprise comme pouvoir d’introduire délibérément des coupures, des commencements, dans le cours des événements; soit l’incertitude qui provient, quand un homme est aux prises avec un problème existentiel ou pratique, de ce que les facteurs qui influent sur son action ne sont pas tous déterminables ou prévisibles. Ce mot peut donc désigner soit le surgissement de la liberté, soit l’ensemble des facteurs qui, dans l’action, interfèrent de façon imprévisible avec les intentions ou les projets des agents.

Cette seconde espèce de contingence comporte à son tour deux modalités bien différentes, distinctes en droit, quoiqu’elles se conjuguent en fait pour produire l’inattendu: d’abord, l’incertitude qui naît de ce que j’agis dans un univers social, où d’autres sujets décident librement et accomplissent des actions qui s’entrecroisent avec les miennes; ensuite, l’incertitude qui vient d’événements aléatoires, appréhendables au mieux statistiquement et qui peuvent être aussi bien des événements naturels (orages, tempêtes) que sociaux (fréquentation saisonnière des magasins, consommation d’électricité, choix des établissements scolaires). Toutefois, pour préciser les concepts qui permettent de rendre intelligibles les modalités de l’incertain que vise l’idée de contingence, il convient de quitter le domaine de l’expérience ordinaire pour celui de l’explication scientifique.

2. La contingence dans la pensée scientifique

L’idée de contingence prend-elle rang au milieu des concepts scientifiques? À coup sûr, elle appartient, depuis l’Antiquité, à la logique, où elle qualifie le contraire du nécessaire. Joue-t-elle aussi un rôle dans les sciences de la nature et dans les sciences sociales?

La contingence en logique et dans les sciences de la nature

En logique, contingent s’oppose à nécessaire. Est nécessaire une proposition dont le contraire implique contradiction. Une vérité contingente dénote donc un état de fait qui pourrait se passer autrement, qui n’est pas marqué par la nécessité. Du sens logique on glisse au sens réel, quand on s’interroge non plus sur la connexion des propositions au regard de la nécessité, mais sur l’enchaînement des événements à travers le temps: le futur est-il entièrement déterminé ou y a-t-il un futur contingent?

Il n’est pas besoin d’un long examen pour s’apercevoir que si, dans les sciences de la nature, l’idée de contingence est présente, le mot n’est guère employé. La raison en est simple: l’idée de hasard, surtout sous la forme de probabilité mathématique, suffit à rendre compte des limites de la prédiction. Même si la domestication mathématique du hasard ne s’est pas faite en un jour, il est à la fois commode et juste de dater cette naissance du milieu du XVIIe siècle. En 1654, Pascal, s’adressant à la «très célèbre Académie parisienne de mathématiques», déclare que, jusque-là, dans les jeux de hasard, le résultat des parties était attribué à juste titre à «la contingence fortuite plutôt qu’à la nécessité naturelle» (fortuitae contingentiae potius quam naturali necessitati ), mais que ce qui flottait incertain se trouve par lui réduit au calcul. Aussi cette nouvelle science, «conciliant les choses qui semblaient contraires, et recevant son nom des deux, revendique ce nom stupéfiant de Géométrie du hasard (aleae Geometria )». Les lettres entre Pascal et Fermat montrent la façon dont la connaissance du futur contingent peut relever non plus de la simple supputation, mais du calcul. Alors que le sens commun nous incite à imaginer d’abord le futur immédiat et à nous éloigner de plus en plus du présent, Pascal établit que, pour maîtriser mathématiquement l’aléatoire, il faut partir d’un ensemble d’éventualités qui constituent les fins possibles d’une partie et, de là, remonter jusqu’à l’état présent.

Quand, au XIXe siècle, les lois statistiques ont commencé à prendre de l’importance en physique, il n’a pas été nécessaire de raviver la vieille idée de contingence, parce que la mécanique statistique disposait, avec le calcul des probabilités, des instruments analytiques suffisants pour aborder l’étude des phénomènes dont le cours n’est pas prévisible selon un modèle d’explication déterministe. Les querelles qui ont divisé les savants, et plus encore les philosophes, à propos de l’indéterminisme en physique auraient pu ressusciter la notion de contingence. Cela ne s’est pas produit, parce que l’examen attentif de l’idée de déterminisme mit en évidence qu’il s’agissait d’un postulat, même si l’on avait fini par le prendre pour un concept scientifique. Il apparut que ce postulat n’était justifié que sous certaines conditions, dans un système physique supposé clos. Poincaré, Hadamard et Duhem, à la fin du siècle dernier, attirèrent l’attention sur des systèmes mécaniques où de très faibles différences dans l’état initial conduisent à des évolutions très différentes, ce qui est à l’origine de la théorie du chaos.

L’idée même d’explication scientifique se transformait: le modèle causal et déterministe cessait de paraître comme le plus parfait, alors que les lois et les théories statistiques, en physique puis en biologie, permettaient de pénétrer la structure intime de l’infiniment petit. Le destin de l’idée de contingence en physique, depuis le début du XXe siècle, a donc été paradoxal: son empire s’est accru considérablement avec les progrès de la microphysique (et de la biologie moléculaire), mais le mot n’a pas repris d’usage, car les termes de probabilité, de hasard et, en partie, ceux d’incertitude, d’indéterminisme, et même de turbulence et de chaos ont avantageusement rempli les fonctions que la contingence assurait naguère dans le vocabulaire traditionnel de la philosophie.

La contingence dans les sciences sociales

Il ne s’agit pas ici d’examiner le rôle que les grandes philosophies de l’histoire attribuent à l’idée de contingence, mais de considérer si, parmi les sciences sociales, il en est qui recourent à cette notion dans leurs descriptions concrètes ou leurs hypothèses explicatives. Si les sciences sociales, en effet, se dotent d’un concept de contingence, nous le trouverons soit dans la présentation objective des phénomènes (qui est l’explanandum d’une science sociale, ce qu’elle se propose d’expliquer), soit dans l’interprétation ou l’explication qui rendent intelligible cette description (l’explanans ). Or, suivant le tempérament des auteurs ou la philosophie qui les inspire, une importance plus ou moins grande est attribuée aux accidents, aux événements qui auraient pu ne pas se produire et qui, ayant pourtant eu lieu, ont eu des effets parfois considérables. L’idée de contingence apparaît dans les descriptions, tantôt comme événement extérieur ou coïncidence fortuite, tantôt comme acte de liberté imprévisible modifiant brusquement une situation. Des difficultés apparaissent quand il s’agit non plus d’illustrer l’idée de contingence par des exemples, mais de déterminer sa fonction dans l’explication d’un phénomène social: autrement dit, quand on se propose de donner à la contingence une place dans la théorie.

Un problème épistémologique se pose alors: à quelles conditions une science sociale, l’histoire par exemple, peut-elle recourir non plus à une idée vague de contingence, mais à un concept clairement défini qui reprenne, en les précisant, les contours de cette idée? C’est sans doute Cournot qui aborde cette question avec le plus de clarté. Prenant l’histoire des sciences comme cas particulier de l’histoire générale, il observe: «Si les découvertes dans les sciences pouvaient indifféremment se succéder dans un ordre quelconque, les sciences auraient des annales sans avoir d’histoire [...]. Dans l’autre hypothèse extrême, où une découverte devrait nécessairement en amener une autre, et celle-ci une troisième, suivant un ordre logiquement déterminé, il n’y aurait pas non plus [...] d’histoire des sciences, mais seulement une table chronologique des découvertes» (Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes ). Il montre ensuite que, dans les jeux de société tels le tric-trac ou les échecs, «on trouve, à la futilité près des intérêts ou des amours-propres mis en jeu, toutes les conditions d’une véritable histoire, ayant ses instants critiques, ses péripéties et son dénouement» (ibidem ). La comparaison de l’histoire aux jeux de société où interviennent le hasard et l’habileté des joueurs est particulièrement heureuse, car elle permet d’étudier les principales modalités de la contingence dans ce modèle réduit de l’histoire qu’est un jeu de stratégie. On voit tout de suite que les événements aléatoires ou bien sont extérieurs – et on peut les traiter comme des phénomènes de la nature, justiciables des lois statistiques –, ou bien résultent de l’imbrication inattendue des décisions réfléchies de deux adversaires – pour se limiter au cas simple du duel, ou jeu à deux personnes et à somme nulle.

Conceptuellement, on peut distinguer deux espèces de contingence: celle qui tient à l’interférence entre un événement aléatoire extérieur et une décision humaine; celle qui apparaît lorsque deux joueurs prennent une décision de telle façon que, d’une part, chacun ignore ce que fera l’adversaire et que, d’autre part, le résultat de l’action de l’un dépend de la décision de l’autre. Le texte de Cournot rend un son prophétique: «Que les conditions du jeu se compliquent encore, et l’histoire d’une partie du jeu deviendra philosophiquement comparable à celle d’une bataille ou d’une campagne, à l’importance près des résultats.» La théorie mathématique des jeux de stratégie – dont Cournot fut d’ailleurs l’un des créateurs – est venue confirmer cette idée. Si donc on considère la contingence comme résultat inattendu de l’interférence de décisions individuelles réfléchies, prises dans un contexte social déterminé, ce qui peut à la rigueur caractériser une large classe d’actions historiques – celles que Max Weber appelaient Zweckrational «rationnelles par rapport à des buts» –, on constate que ce n’est que depuis 1926 qu’on a pu former, en toute clarté, et pour les jeux de stratégie les plus simples, le concept correspondant à cette idée de contingence. C’est en effet à cette date que Johann von Neumann présenta la première démonstration générale du théorème de l’équilibre dans les jeux à deux personnes et à somme nulle ou duels. Il établit que, dans tout duel, il existe pour chacun des joueurs une répartition optimale de ses tactiques possibles (ou stratégie mixte), qui rend son gain minimal assuré aussi grand que possible ou sa perte certaine aussi réduite que possible.

Cette démonstration est très importante pour l’histoire de l’idée de contingence. En effet, J. von Neumann montre d’abord, en formant le concept de stratégie mixte, ce que Borel (1923) et sans doute aussi Nicolas Bernoulli, Montmort et Waldegrave avaient remarqué, à savoir que, pour éviter d’être percé à jour par un adversaire intelligent, on a parfois intérêt à tirer au sort le choix de la tactique qu’on suivra (en respectant d’ailleurs une répartition statistique optimale calculable). On introduit donc délibérément la contingence dans la suite de ses actions. Et, simultanément, J. von Neumann démontre qu’on peut définir rationnellement sa stratégie tout en étant dans l’impossibilité de prévoir ce que fera l’adversaire et en sachant que lui aussi adoptera une stratégie mixte. Depuis la fin des années 1920, les études se sont multipliées et l’incertitude inhérente au jeux à n personnes, aux coalitions, etc., a été analysée. On dispose donc de modèles analytiques complexes et subtils de l’idée de contingence. En même temps, le mot ne s’est pas implanté dans le vocabulaire de la théorie des jeux. La raison en est simple, et elle apparaît en toute clarté chez Johann von Neumann et Oskar Morgenstern: pour démontrer le théorème de l’équilibre (ou du minimax) dans les jeux de stratégie à deux personnes et à somme nulle, le mathématicien n’a besoin que du concept d’utilité pour déterminer une échelle numérique de préférences des individus, et de celui de probabilité pour calculer le dosage optimal des tactiques élémentaires dont dispose chaque joueur. L’idée de contingence est présente, mais, avec la probabilité et les stratégies mixtes, on peut en former la notion sans recourir à un concept original.

Deux caractères singuliers de la contingence, au sens des jeux de stratégie, méritent d’être notés. Tout d’abord, elle est non psychologique, dans la mesure où l’on suppose que les joueurs agissent rationnellement et qu’il n’y a pas une sorte de finesse qui apprendrait plus sur ce qu’il faut faire que ce qu’en dit la raison mathématique. Ensuite, à tout duel correspond un programme linéaire et réciproquement, ce qui veut dire qu’à toute décision stratégique qui tient compte du caractère contingent de l’action de l’adversaire correspond un plan d’action défini dans un contexte déterministe. Cette dualité entre programmation linéaire et théorie des jeux, tout à fait claire pour l’algébriste, rend toutefois un peu énigmatique l’idée de contingence qui se dégage des jeux de stratégie. En fait, le mystère n’est pas bien épais: il traduit seulement cette idée que l’optimum se définit en déterminant de façon certaine la façon d’agir en face de l’incertain.

3. La contingence dans la pensée philosophique

Formes simples

Partout où l’idée de contingence est utilisée, elle entretient des relations avec trois termes: les lois de la nature, la liberté humaine et la prescience divine, dont chacun peut être affirmé ou nié. On peut ainsi former de nombreuses combinaisons, auxquelles correspondent des sens différents du mot «contingence». Sans passer en revue toutes les figures concevables de la contingence, nous évoquerons certaines d’entre elles. L’idée de contingence dont la structure conceptuelle est la plus simple est celle qui se fonde sur l’un des trois termes seulement: nature, liberté ou Dieu. On a dès lors trois espèces de contingence.

On peut affirmer que la nature n’est pas entièrement soumise à des lois rigoureuses et que le devenir est imprévisible, parce qu’il résulte d’un mélange de nécessité et d’aléatoire; ou même qu’il reflète les «habitudes» – plutôt que les lois – de la nature. Cette dernière pourrait donc en changer. Ainsi, en 1874, dans De la contingence des lois de la nature , Émile Boutroux écrit: «La nature ne nous offre jamais que des ressemblances, non des identités» (op. cit. ). «L’être [...] tend à s’immobiliser dans la forme qu’il s’est une fois donnée [...]. Mais l’habitude n’est pas la substitution d’une fatalité substantielle à la spontanéité: c’est un état de la spontanéité elle-même» (ibidem ). De fait, les hommes ont formé toute une gamme de cosmologies: les unes rejettent toute contingence de la nature et de ses lois; d’autres lui font la part belle; d’autres enfin la confinent dans une région de la nature (le monde sublunaire, par exemple), pour l’éliminer du reste de l’Univers.

Une deuxième espèce simple de contingence consiste à affirmer que le surgissement de l’accidentel et de l’imprévisible dans le monde n’est imputable ni à la nature ni à Dieu mais à l’homme. Deux interprétations de la contingence sont possibles: ou bien on en situe la source dans la nature et les passions de l’homme, ou bien on en rend sa liberté responsable. La première version peut se rattacher à la précédente, et c’est certainement la seconde qui, dans les philosophies de l’existence, a l’importance la plus grande. Ainsi entendue, la contingence signifie la liberté humaine elle-même, se frayant un chemin à travers les obstacles de l’existence, et rendant l’histoire à la fois intelligible, et dans une certaine mesure imprévisible, puisque toute décision introduit une coupure dans le cours du temps. L’affirmation la plus radicale de cette contingence fondée sur la liberté se trouve sans doute chez Sartre.

Enfin, la source de la contingence dans l’histoire peut être attribuée à Dieu. Les philosophes de l’existence, dans les années 1930-1960, se sont plu à commenter et à donner une place centrale au mot d’un héros de Dostoïevski: «Si Dieu n’existe pas, tout est permis.» Et, de fait, l’idée de contingence change radicalement de sens selon qu’on affirme ou qu’on nie l’existence de Dieu. Si l’on pose que Dieu est tout-puissant et tout-connaissant, de deux choses l’une: ou bien on nie la liberté humaine, et alors l’idée de contingence n’est qu’une illusion subjective traduisant l’ignorance où nous sommes du chemin que nous suivons nécessairement; ou la liberté humaine est réelle, et alors toute la difficulté de l’idée de contingence vient de l’affirmation simultanée de la puissance de Dieu et de la liberté humaine. Si, en revanche, on se situe dans une philosophie athée, l’idée de contingence peut revêtir l’une des deux formes simples précédemment décrites.

Formes composées

Ces remarques nous acheminent vers des formes plus complexes de l’idée de contingence, celles qui mettent en jeu non plus un, mais deux des trois termes dont nous étions parti: nature, liberté, Dieu. L’idée de contingence revêt alors des sens fort différents suivant qu’on se place ou non dans une philosophie athée.

Si, en effet, on met entre parenthèses le problème de l’existence de Dieu, et qu’on limite l’objet de la réflexion philosophique à la nature observable et à l’histoire, élucider l’idée de contingence revient à comprendre les relations des hommes soit avec la nature, soit entre eux. Si l’idée de contingence se réduisait à la constatation de l’impossibilité où nous sommes de prévoir rigoureusement le futur, ce serait l’idée la plus commune qu’on pût former. Mais, dans l’idée de contingence, il y a la volonté d’expliquer le fondement de cette imprévisibilité relative ou totale: et, sur ce point, les philosophies qui exaltent le plus la liberté prennent le mot de contingence en deux acceptions principales: celui-ci renvoie ou bien à la liberté humaine comme à son fondement, ou bien à la finitude humaine comme à sa source. Le lien entre finitude et contingence est le suivant: quand nous prenons une décision individuellement ou en groupe, notre action, étant à la fois praxis sociale et activité technique sur la nature, enveloppe des conséquences que nous ne pouvons prévoir et c’est ainsi notamment qu’apparaissent ce que Sartre nomme les contre-finalités: on laboure des zones arides, pour mieux nourrir la population, mais on abîme le sol qui, sous l’effet de l’érosion éolienne, devient impropre à la culture; on déboise, pour gagner de nouvelles terres arables, mais, ce faisant, on modifie dangereusement le régime des pluies, etc. La contingence signifie alors que l’homme, dans ses projets, dans l’anticipation des résultats de ses actions, est fini, et qu’en même temps ses actes, une fois posés, continuent à produire des effets, à s’entremêler à d’autres événements, la conjonction de ces deux ensembles de conditions produisant le cours difficilement prévisible de l’histoire. Cela étant, on aperçoit très bien comment les philosophes peuvent restreindre le champ de la contingence: soit en affirmant que l’homme est un fragment de la nature, qui est elle-même soumise à des lois; soit en affirmant que le règne de la culture et de l’histoire, tout en étant distinct de celui de la nature, se conforme à des lois générales telles que la contingence ne puisse représenter au plus que des variations, accidentelles sans doute mais limitées, autour de phénomènes moyens soumis à des lois.

La difficulté et même l’obscurité de la notion de contingence deviennent particulièrement grandes lorsqu’on affirme à la fois que l’homme est libre et que Dieu a la prescience de tout ce qui arrivera. On peut se demander si la notion de contingence sert alors à désigner une idée de la raison ou un mystère de la foi.

Enfin, la contingence, comme argument cosmologique dans une preuve de l’existence de Dieu à partir de la non-nécessité du monde, perdrait de sa substance, si l’Univers pouvait apparaître comme éternel et stable. Avec le renouveau, depuis les années 1920, de la cosmologie scientifique et l’abandon par bien des astronomes de l’idée d’un modèle fixe de l’Univers, certains philosophes ont songé à renouveler la preuve a contingentia mundi , en montrant notamment que si l’Univers a commencé, il n’a pas en lui-même la raison d’être suffisante de son début et peut-être de son devenir, et qu’alors sa contingence renvoie à un Dieu créateur. À l’opposé de cette ligne de pensée, des savants et des philosophes ont tenté, depuis les années 1960, d’ériger la contingence elle-même – ou plutôt certaines de ses projections scientifiques – en principe d’explication du réel: des métaphysiques de l’ordre par le désordre, de la complexité à partir du simple, de la stabilité par la fluctuation, de la finalité dérivée de la sélection ont eu leur heure de gloire. Elles fondent leurs titres sur des arguments sérieux, en ce que l’observation, à l’échelle élémentaire, fait apparaître un réel en agitation. La question est de savoir si le désordre est seulement un état à comprendre scientifiquement ou s’il peut être érigé en principe d’explication. Sur ces audaces, ou ces légèretés, le tribunal de la raison et du temps n’a pas encore rendu ses arrêts. On y discerne de l’ingéniosité, de la profondeur, de la confusion aussi.

La notion de contingence est une idée à la fois familière et difficile à former; elle occupe dans la pensée philosophique une place centrale, parce qu’elle fait écho à des questions fondamentales; son sens et son contenu dépendent, en effet, de l’idée qu’on se fait de la nature, de la liberté humaine et de Dieu.

contingence [ kɔ̃tɛ̃ʒɑ̃s ] n. f.
• 1340; de contingent
1Philos. Caractère de ce qui est contingent. éventualité. Log. Un des quatre modes de la logique modale.
2(1896) Cour. Les contingences : les choses qui peuvent changer, qui n'ont pas une importance capitale. Ne pas se soucier des contingences. Les contingences de la vie quotidienne : les événements terre-à-terre.
⊗ CONTR. Nécessité.

contingence nom féminin (bas latin contingentia, hasard) Caractère de ce qui est contingent ; éventualité, possibilité que quelque chose arrive ou non. Dépendance, liaison entre deux caractères généralement qualitatifs. ● contingence (expressions) nom féminin (bas latin contingentia, hasard) Coefficient de contingence, nombre qu'on peut calculer avec un tableau de contingence et qui mesure l'importance de la contingence entre deux caractères. Tableau de contingence, tableau statistique mettant en évidence, parmi un groupe d'individus, un échantillon ou une population, une distribution d'un certain caractère A pour chaque catégorie ou tranche d'un autre caractère B, et réciproquement. (La distribution de A et celle de B figurent dans les deux marges du tableau.) ● contingence (synonymes) nom féminin (bas latin contingentia, hasard) Caractère de ce qui est contingent ; éventualité, possibilité que quelque chose...
Synonymes :
- éventualité
Contraires :
- nécessité

contingence
n. f.
d1./d PHILO Possibilité qu'une chose arrive ou n'arrive pas (par oppos. à nécessité).
d2./d (Plur.) Choses sujettes à variation, et dont l'intérêt est mineur. Il ne se soucie pas des contingences.

⇒CONTINGENCE, subst. fém.
A.— [Avec une idée d'éventualité]
1. PHILOS. Manière d'être d'une réalité (être ou chose) susceptible de ne pas être. Anton. déterminisme, nécessité. De la contingence des lois de la nature, 1874. Titre d'un ouvrage d'E. Boutroux consacré aux aspects contingents des formes de l'être :
1. L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition l'existence n'est pas la nécessité. Exister c'est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire.
SARTRE, La Nausée, 1938, p. 167.
Preuve de l'existence de Dieu par la contingence du monde. Démonstration postulant une cause première en considération de la contingence universelle.
P. ext., vx. Selon la contingence des affaires, des cas. Selon ce qui peut arriver dans tel ou tel cas.
2. Usuel, au plur. exclusivement. Événements imprévisibles tributaires de circonstances fortuites, faits d'importance mineure. Se placer au-dessus des contingences; les contingences économiques; les contingences des situations historiques (cf. MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 370) :
2. Remarquez que la plupart des actes importants d'une existence d'homme sont provoqués par un fait insignifiant. Les contingences sont les facteurs habituels de nos volontés les plus graves. Cela ne veut point dire que les contingences en soient, à proprement parler, l'origine.
ESTAUNIÉ, L'Empreinte, 1896, p. 259.
B.— [Avec une idée de rencontre, de relation entre deux objets]
1. MATH. Angle de contingence. Angle ,,que forme une ligne droite avec une courbe qu'elle touche ou que forment deux courbes qui passent par un même point; angle que forment deux tangentes à une courbe en des points infiniment voisins`` (LITTRÉ).
2. STAT. Coefficient de contingence. Mesure du degré de liaison entre deux variables qualitatives. Tableau de contingence. Tableau faisant apparaître, dans un échantillon, une distribution d'un certain caractère A pour chaque catégorie d'un autre caractère B, et réciproquement (d'apr. Lar. encyclop. et Lar. 3).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. Enregistré au plur. ds DUB. Étymol. et Hist. A. 1. 1340 « possibilité qu'une chose arrive ou n'arrive pas » (A.N. JJ 73, f° 51 v° ds GDF. Compl.); 2. 1896 les contingences « événements fortuits, imprévisibles de l'existence » (supra ex. 2). B. 1704 math. angle de contingence (Trév.). Empr. au b. lat. contingentia terme de philos. « ce qui peut être ou ne pas être, hasard », part. prés. neutre plur. (assimilé au fém. sing.) de contingere « arriver par hasard »; l'acception math. s'explique par le sens du lat. class. contingere, proprement « toucher, atteindre ». Fréq. abs. littér. :276. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 29, b) 7; XXe s. : a) 360, b) 927.

contingence [kɔ̃tɛ̃ʒɑ̃s] n. f.
ÉTYM. 1340; de contingent.
1 Philos. Caractère de ce qui est contingent (I., 1.). Éventualité. || La contingence du monde créé. || De la contingence des lois de la nature, ouvrage de É. Boutroux.
1 Je conçois clairement que chaque chose pourrait être autrement qu'elle n'est; j'ai appelé cela contingence, et je dis que, dans ma manière de concevoir, chaque chose est contingente de sa nature.
Charles Bonnet, Palingénésie philosophique, XVII, 2.
2 (…) certes, par nature, le monde des possibles m'a toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle.
Proust, À la recherche du temps perdu, t. XI, p. 28.
Preuve de l'existence de Dieu par la contingence du monde : preuve selon laquelle on conclut du caractère contingent du monde empirique à l'existence de Dieu, considéré comme cause nécessaire.
2 (1896). Cour. || Les contingences : les choses qui peuvent changer, qui n'ont pas une importance capitale. || Ne pas se soucier des contingences. || Les contingences de la vie quotidienne : les événements terre-à-terre.
3 Contingences. Menus événements, incidents, traverses, vétilles, mesquineries, futilités, plis de l'existence amoureuse; tout noyau factuel d'un retentissement qui vient traverser la visée de bonheur du sujet amoureux, comme si le hasard intriguait contre lui.
R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, p. 83.
4 Le décor même, ce coin obscur de pays balte isolé par la révolution et la guerre, semblait (…) satisfaire aux conditions du jeu tragique en libérant l'aventure de Sophie et d'Éric de ce que seraient pour nous ses contingences habituelles, en donnant à l'actualité d'hier ce recul dans l'espace qui est presque l'équivalent de l'éloignement dans le temps.
M. Yourcenar, le Coup de grâce, Préface, p. 128.
3 Math. || Angle de contingence, formé par la rencontre de deux lignes courbes, ou d'une ligne droite avec une ligne courbe.
CONTR. Nécessité.

Encyclopédie Universelle. 2012.