ELDORADO
De tous les mirages qu’a fait naître la découverte de l’Amérique, aucun n’a été plus obstinément poursuivi, au prix d’incroyables fatigues, que celui de l’Eldorado. C’est à juste titre, sans doute, que le mot désigne, dans le langage courant, une contrée imaginaire aux richesses surabondantes. Mais avant que Voltaire ne transforme définitivemen le mythe en caricature en y situant un épisode de Candide, plusieurs générations d’aventuriers avaient ajouté foi à son existence, jusqu’à risquer fortune et vie à sa recherche. Si leur quête fiévreuse et dramatique n’a pas été couronnée de succès, elle a permis l’exploration du bassin de l’Orénoque et de toute la partie septentrionale de l’Amérique du Sud.
Les illusions de la conquête
En dépit de sa force et de sa persistance, le mythe de l’Eldorado n’a été qu’une légende parmi celles, très nombreuses, qui ont constamment soutenu les espérances des conquistadores. Au vrai, c’est l’entreprise américaine tout entière qui baigne dans un climat de merveilleux dès le premier voyage de Colomb, convaincu qu’il touchait aux splendeurs de Cipango et du Cathay. Au contact du Nouveau Monde, les mythes traditionnels de l’Antiquité et du Moyen Âge retrouvent toute leur vigueur. La légende situait en Asie la fontaine de Jouvence et le fleuve du Paradis: c’est en Floride que Ponce de León crut les redécouvrir. Quant aux Amazones, plus d’un conquérant eût juré les avoir aperçues, dans la confusion de quelque combat, sur les plages du Yucatan ou sur les rives du grand fleuve auquel Orellana donna leur nom. Un des romans de chevalerie les plus en vogue au début du XVIe siècle, Las Sergas de Esplandián , situait loin dans l’Ouest, «à main droite des Indes, près du paradis terrestre», l’île fabuleuse de Californie où vivaient les farouches guerrières. Le fait que les anciens Mexicains désignaient l’Occident sous le nom de Cihuatlampa ou pays des femmes, ne pouvait qu’accréditer la légende. C’est en recherchant ces contrées fantastiques, sur la route de la mer du Sud et des îles à épices, que Cortés et ses rivaux explorèrent le nord-ouest du Mexique et découvrirent la pointe de la péninsule baptisée Californie en 1542.
Il n’est pas d’épisode de la conquête du Nouveau Monde qui ne soit lié à des perspectives fabuleuses: on s’est épuisé à rechercher des montagnes d’argent ou des cités aux toits d’or, que les récits des Indiens plaçaient toujours plus loin. Quelquefois cependant, au bénéfice d’un aventurier plus chanceux, la réalité confirmait l’illusion: la découverte et la conquête du Pérou par Pizarro légitimaient après coup les rumeurs qui couraient depuis vingt ans, de Panama jusqu’au río de La Plata, sur l’existence d’un empire merveilleux à l’intérieur des terres. Le butin de Cajamarca et du Cuzco, les trésors rapportés par Cortés du Mexique justifiaient les espérances les plus folles. On s’explique ainsi qu’aucun échec n’ait jamais découragé les conquérants d’un introuvable Eldorado.
La quête de l’Eldorado
Aux origines de la légende de l’Eldorado, on a voulu placer un fait véridique. Selon un récit de Gonzalo Fernández de Oviedo, les conquérants espagnols de Quito avaient entendu raconter, en 1534, qu’une tribu des hautes terres de Cundinamarca (dans l’actuelle Colombie) célébrait chaque année une cérémonie au cours de laquelle un cacique au corps recouvert de poudre d’or se baignait dans les eaux d’un lac sacré et y jetait, en offrande aux dieux, des objets d’or et d’argent. De là, la légende d’une contrée aux richesses fabuleuses... En fait, l’histoire du cacique couvert d’or (El Dorado ) ressemble bien à une explication a posteriori. L’imagination des conquérants, bien avant 1534, situait dans les profondeurs inconnues du continent les richissimes royaumes de Meta, de Manoa, des Omeguas, de Cuarica, qui étaient peut-être les images déformées de l’empire inca ou des civilisations chibcha.
Dès 1531, Diego de Ordás avait entrepris de remonter l’Orénoque, pour atteindre le Meta; ses anciens lieutenants Herrera et Ortal, stimulés par la conquête du Pérou, firent de nouvelles tentatives qui échouèrent tragiquement devant l’obstacle des jungles insalubres et l’hostilité des Indiens.
Plus à l’ouest, d’autres expéditions partirent de Coro, capitale du Venezuela concédé à la banque allemande des Welser, vers les richesses supposées de l’Occident. Ambroise Alfinger pénétra jusqu’au río Magdalena et entrevit les tribus chibcha, mais se fit tuer au retour (1529-1533). Son compatriote Jorge de Spira (de son vrai nom Hohermuth) atteignit le río Meta puis le Guaviare et arriva au pied des Andes, mais dut regagner Coro en 1538 après avoir perdu la plupart de ses hommes (1535-1538).
Son rival Nicolas Federmann ne fut guère plus heureux: après deux ans d’efforts, il franchit les Andes et arriva sur le haut plateau de Bogota (1537-1539); mais les riches royaumes chibcha étaient déjà occupés par Gonzalo Jiménez de Quesada, qui, venu de Santa Marta par le río Magdalena, avait soumis le pays et y avait ramassé un immense butin en or et émeraudes. Federmann arrivait trop tard pour en avoir sa part ainsi que Sebastián de Belalcázar, qui, parti de Quito, réussit à les rejoindre peu après.
Ainsi prend fin la première phase de l’histoire de l’Eldorado. S’il y a, en effet, quelque fonds de réalité dans la légende, il faut identifier l’Eldorado, et le Meta qui n’en est que la variante, avec la civilisation des Chibcha ou Muisca, célèbre par ses chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, que Quesada venait précisément de découvrir.
Un siècle d’efforts et d’échecs
Mais le succès de Quesada, le seul de toute l’histoire de l’Eldorado, ne fit que donner au mythe une nouvelle consistance: les espérances des conquérants allaient toujours au-delà de leurs découvertes. La légende du cacique couvert d’or s’était répandue dans toute l’Amérique et enrichie de nouveaux détails. Il fallait désormais trouver la «maison du Soleil» et aussi le pays des Amazones, que les dires des Indiens plaçaient dans le Sud, vers le haut Marañón. En 1541, Philipp von Hutten, ancien lieutenant de Spira, partit à la recherche du royaume des Omeguas: ce furent cinq ans d’efforts sans résultats dans les solitudes des Llanos. Pérez de Quesada, frère du fondateur de Bogota, ne réussit pas davantage; ni Gonzalo Pizarro, dans sa désastreuse expédition à l’est de Quito (1541-1543), bien qu’un détachement de ses troupes, commandé par Orellana, ait réussi à descendre jusqu’à l’Atlantique le grand fleuve «des Amazones».
Vers 1550, des Indiens venus du Brésil persuadèrent les Espagnols du Pérou de l’existence de grands royaumes civilisés, qu’ils situaient dans l’Orient. Plusieurs expéditions se lancèrent à leur recherche: Pedro de Ursúa (1559), Martin Poveda (1566), Pedro Maraver de Silva et Diego Fernández de Serpa (1569), et jusqu’à l’infatigable Jiménez de Quesada qui avait alors plus de soixante ans. Ce furent autant de désastres, qui ne découragèrent pas de nouvelles tentatives, aux objectifs toujours changeants.
De 1575 à 1587, Francisco de Cáceres n’organisa pas moins de trois expéditions entre les Andes et la Guyane, à la recherche du royaume de Cuarica, nouvel avatar de l’Eldorado. L’héritier de Quesada, Antonio de Berrio, s’acharna de 1584 à 1597, à la découverte de l’insaisissable lagune de Manoa, dans les Llanos et la Guyane; la grande expédition recrutée en Espagne par son lieutenant Domingo de Vera s’acheva en tragédie (1596).
Au-delà des frontières du monde castillan, le mirage de l’Eldorado séduisit à son tour un vétéran anglais des entreprises américaines, sir Walter Raleigh, qui attaqua la Trinité en 1595 et remonta l’Orénoque jusqu’au confluent du Caroni. Il ne fit pas de découvertes, mais le livre qu’il publia à son retour, The Discoverie of the Large, Rich and Beautiful Empire of Guiana , où abondent des détails imaginaires ou fantastiques, contribua à diffuser dans toute l’Europe la légende de l’Eldorado (1596). Un autre Anglais, Keymis, revint sur l’Orénoque en 1596, toujours sans résultat.
Le dernier héros de l’Eldorado fut Fernando de Berrio, fils d’Antonio de Berrio et héritier de son obsession; de 1598 à 1610, il conduisit une vingtaine d’expéditions dans le massif des Guyanes: il s’y ruina, mais il n’avait pas renoncé à son rêve quand il mourut en 1622. Le mythe de l’Eldorado, s’il cessa de susciter de nouvelles entreprises au XVIIe siècle, survécut cependant à l’échec de tant d’efforts: la lagune de Parime et la cité de Manoa étaient restées inaccessibles à toutes les tentatives; elles n’en figurèrent pas moins, pendant longtemps encore, sur les cartes de l’Amérique, quelque part entre l’Orénoque et l’Amazone.
Les explorations du XVIIIe siècle portèrent le coup final à la vieille légende; le voyage de Nicolas Hortsman (1739-1740) et les expéditions organisées par le gouverneur Manuel Centurion (1771-1775) ne trouvèrent trace ni de grands lacs ni de trésors. Avec les travaux de Humboldt, au début du XIXe siècle, la géographie fantastique le cède définitivement à une vision scientifique et critique du monde américain. Le seul résultat tangible d’un effort séculaire avait été de permettre une meilleure connaissance de l’espace vénézuélien et de jeter les bases d’une colonisation de l’intérieur du continent.
eldorado [ ɛldɔrado ] n. m.
• 1835; el Dorado, nom d'un pays fabuleux d'Amérique du Sud 1640; mot esp. « le doré, le pays de l'or »
♦ Pays merveilleux, de rêve, de délices. ⇒ éden, paradis (cf. Pays de cocagne). « Tu vois quel est mon Eldorado, ma terre promise » (Gautier). Des eldorados.
● eldorado nom masculin (espagnol el pais dorado, le pays doré) Pays chimérique où l'on a tout en abondance, où la vie est facile.
eldorado
n. m.
d1./d L'Eldorado: le pays imaginaire d'Amérique du Sud, où les conquistadores espagnols croyaient trouver en abondance or et pierres précieuses.
d2./d Pays d'abondance, de délices.
⇒ELDORADO, subst. masc.
A.— Pays fabuleux situé au nord de l'Amérique du Sud et regorgeant d'or et de produits précieux. L'Eldorado (...) était si riche, que les temples avaient des toits d'or massif (Ac. Compl. 1842).
— P. ext. [Pour désigner la Californie, censée posséder des mines d'or] :
• 1. De tous les points du globe partaient maintenant des solitaires, des corporations, des sectes, des bandes vers la terre promise, où il suffisait de se baisser pour ramasser des monceaux d'or, de perles, de diamants; tous convergeaient vers l'Eldorado.
CENDRARS, L'Or, 1925, p. 148.
B.— Au fig. Pays, lieu, endroit, imaginaire ou réel, où rien ne manque, tant les richesses que les plaisirs. Tous les Eldorados que l'âme en songe effleure, Leurre (POMMIER, Colifichets, 1860, p. 61). Je m'étais fait d'un Concile un eldorado de charité, de zèle, d'amour (DUPANLOUP, Journal, 1869, p. 308). Cf. alhambra ex. 2 et collectiviste ex. 2 :
• 2. [Cérès] lui procura [à Céline Visire] des engagements dans des cafés-concerts. Bientôt, à son instigation, elle joua en des eldorados des pantomimes unisexuelles, sous les huées.
FRANCE, L'Île des Pingouins, 1908, p. 385.
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1878 et 1932. Étymol. et Hist. [1579 Dorado « contrée fabuleuse de l'Amérique que les Espagnols situaient entre l'Orénoque et l'Amazone et qu'ils croyaient regorger d'or », mot esp. cité (Hist. univ. du Nouv. Monde, extr. de l'ital. de M. H. Benzoni par M. U. CHAUVETON, p. 4 ds KÖNIG, p. 90)]; 1640 el Dorado « id. » (J. DE LAET, L'Hist. du Nouv. Monde ou Descr. des Indes Occ., p. 565); 1759 Eldorado (VOLTAIRE, Candide, éd. A. Morize, p. 103); 1836 au fig. (GAUTIER, Mlle de Maupin, t. IV, p. 64 ds ROB.). Empr. à l'expr. esp. el (pais) dorado « le pays doré » (dorer), « le pays de l'or ». Fréq. abs. littér. :5.
eldorado [ɛldɔʀado] n. m.
ÉTYM. 1579, dorado; eldorado en 1640; de l'esp. eldorado, proprt « le doré », pays de l'or.
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1 N. pr. Pays imaginaire qui aurait été découvert par un lieutenant de Pizarre en Amérique du Sud, et qu'on disait abonder en or et en pierres précieuses. || Séjour de Candide, héros de Voltaire, au pays de l'Eldorado (ou dans le Dorado).
2 (1835). Pays merveilleux, lieu d'abondance et de délices. ⇒ Eden, paradis; cocagne (pays de); → aussi Californie (vx). || Un Eldorado ou un eldorado. || Des eldorados.
1 Tu vois quel est mon Eldorado, ma terre promise : c'est un rêve comme un autre; mais il a cela de spécial que je n'y introduis jamais aucune figure connue; que pas un de mes amis n'a franchi le seuil de ce palais imaginaire (…)
Th. Gautier, Mlle de Maupin, IV, p. 64.
2 Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin;
L'imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.
Baudelaire, les Fleurs du mal, La mort, CXXVI, « Le voyage ».
Encyclopédie Universelle. 2012.