GRANDE-BRETAGNE
L’EXPÉRIENCE britannique, qui se déroule depuis quelque trois mille ans au large de l’Europe, est unique dans l’histoire en ce qu’elle est aussi rigoureusement limitée dans ses dimensions géographiques qu’indéfinie dans ses dimensions humaines. La terminologie qui sert à la décrire reflète cette contradiction.
L’Angleterre n’est qu’une des quatre nations qui, avec l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande, se partagent les îles Britanniques – en admettant que la Cornouailles et l’île de Man ne constituent point des nations distinctes. Le Royaume-Uni et la république d’Irlande sont les deux seuls États souverains, mais pour désigner leurs ressortissants, si l’on peut parler d’Irlandais, il n’y a pas de nom correspondant aux «Royaume-Uniens». Ils s’appellent eux-mêmes Britanniques, ce qui est trop, puisque l’Irlande est aussi une île britannique, et les étrangers s’obstinent à les appeler Anglais, ce qui est manifestement insuffisant. À la rigueur, on pourrait prétendre que les Britanniques sont les habitants de la Grande-Bretagne, mais cela laisserait hors de cause les Irlandais du Nord qui font partie du Royaume-Uni et qui se considèrent soit comme irlandais, soit comme anglais, soit encore comme Orangemen . D’ailleurs, on peut être britannique sans avoir jamais quitté Québec, Gibraltar ou Hong Kong et même se trouver inclus dans cette catégorie de Britanniques qui, en vertu des lois sur l’immigration, n’ont pas le droit de s’installer librement en Grande-Bretagne.
La raison en est sans doute qu’il est à la fois très facile (comme touriste) et très difficile (comme envahisseur) de pénétrer dans les îles Britanniques, mais que, lorsqu’on y est, on n’en sort plus – ou bien on les emporte avec soi à l’autre bout du monde.
Vis-à-vis du continent, les Britanniques ont une double vocation d’Européens et d’insulaires. Thomas More, ce condensé des contradictions britanniques, considéré comme un saint par les catholiques et comme un précurseur par les marxistes, a décrit le pays d’Utopie (1516), image philosophique de l’Angleterre, comme une ancienne presqu’île dont les habitants ont volontairement coupé l’isthme qui l’unissait à la terre ferme. Ils ont eu, ce faisant, le sentiment d’isoler le reste du monde, mais ils n’ont jamais renoncé à l’intention d’y intervenir.
Autrement dit, la Grande-Bretagne fait partie de l’Europe, continue l’Europe, mais à sa manière et de son côté. En un sens, sa géographie est le reflet de celle de la France. Les Downs du sud et les côtes de Champagne sont les deux rebords d’un même bassin géologique. La Cornouailles et le pays de Galles sont les cousins de la Bretagne et l’Écosse est une Auvergne du nord. Pourtant le fleuve inondé de la Manche dont la Seine et la Tamise sont de modestes affluents suffit à creuser un infranchissable fossé entre les deux parties jumelles de cet immense territoire.
Il a suffi à briser l’élan des deux plus formidables armées de l’histoire, celle de Napoléon et celle d’Hitler. Il paraît toujours très simple et naturel pour un conquérant de l’Europe d’annexer par un saut de puce ce bout de continent parti à la dérive. Et pourtant aucun n’y arrive, ou, pour être tout à fait exact, aucun n’y arrive plus de nos jours.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Ayant constaté, comme le raconte Tacite, par une circumnavigation prudente, que la Grande-Bretagne était une île, les Romains n’eurent pas trop de mal, si l’on en croit César, à y prendre pied. Il leur fallut tout de même construire un mur pour contenir les irréductibles Écossais, mais on imagine assez bien une belle civilisation gallo-romaine se développant sur l’île. Elle est morte d’avoir voulu survivre et d’avoir appelé à son secours les Barbares des mers du nord. Protecteurs infiniment plus redoutables que les Romains, ceux-ci mirent cinq siècles à se faufiler, à se bousculer, à s’installer, à se quereller. Les derniers arrivés, en 1066, avaient fait un détour par la France et amené avec eux un quelque chose d’indéfinissable qui fait que Français et Britanniques pourront être adversaires, voire ennemis, mais jamais tout à fait étrangers les uns aux autres.
Ils fermèrent la porte derrière eux. Depuis neuf cents ans, la Grande-Bretagne n’a jamais subi d’autre invasion. Par contre, elle a parfois envahi le continent. Après Hastings, pendant quatre siècles, la Grande-Bretagne hésite encore à décider d’être une île. L’empire angevin d’Henri II, qui s’étendait sur l’Angleterre et le sud-ouest de la France, était tout aussi solide et historiquement viable que l’État centralisé construit plus tard par les rois de France dans le fameux hexagone. L’issue de la guerre de Cent Ans a fermé la deuxième porte, celle qui va de la Grande-Bretagne au continent. En un sens, c’est Jeanne d’Arc qui a fait le Royaume-Uni.
Leur choix insulaire fait, les Britanniques ne mirent pas longtemps à l’assumer: soixante-trois ans seulement après la bataille de Castillon, en 1453, Thomas More coupe l’isthme d’Utopie comme un cordon ombilical.
Venu enfin au monde après cette longue parturition, le pays, qui n’est déjà plus l’Angleterre, mais qui n’est pas encore le Royaume-Uni, doit désormais vivre avec ses contradictions et s’en accommoder.
Il le fait en seigneur. D’un coup le règne d’Élisabeth Ire ouvre les temps modernes en faisant du royaume la première puissance économique d’Europe, en lui donnant la maîtrise des mers et en inaugurant sa littérature par un jaillissement de talents jamais égalé dans l’histoire.
À partir de ce moment, il y a toujours au moins deux façons de penser, de sentir, de dire les choses en anglais et quelquefois trois ou quatre façons de les faire. «Il ne faut pas rire des hommes qui pleurent, écrivait Richard Steele au début du XVIIIe siècle, jusqu’à ce qu’on sache plus clairement ce qu’on doit attribuer à la dureté de la tête et à la tendresse du cœur.»
«The hardness of the head and the softness of the heart »: ce n’est qu’une des façons d’exprimer le dilemme britannique ou l’un des dilemmes britanniques. Il est un peu trop facile d’opposer dans l’«âme anglaise» l’esprit calculateur et intellectuel français à la spontanéité instinctive et volontariste du tempérament anglo-saxon. Certes, comme l’a montré Walter Scott dans un passage célèbre d’Ivanhoe , la langue anglaise révèle dans son vocabulaire l’opposition entre les mots saxons, d’origine serve et paysanne, qui serrent de près le concret, et les mots français, d’origine noble, qui permettent l’abstraction: mutton , c’est la viande, sheep , c’est l’animal. De même brotherly est le lien viscéral entre gens d’un même sang, alors que fraternal est le lien civique entre membres d’une même communauté.
Cependant, tout ne se ramène pas à un match France-Angleterre. Il y a les larmes du mad Irishman et les calculs fort rationnels du canny Scot . Dans un domaine au moins – et fort essentiel, puisque c’est celui de la religion – le dualisme britannique est d’une autre nature. Les habitants de la Grande-Bretagne ont été évangélisés en deux fois: ce furent d’abord les Celtes au temps de l’occupation romaine, puis, quatre siècles plus tard, les Anglo-Saxons. Il existe donc un christianisme nordique, primitif, dépouillé, austère, dont le bastion fut York, et un christianisme plus continental, plus romain, dont la base fut Canterbury. Cela explique qu’il y ait dans l’Église d’Angleterre deux primats: l’archevêque d’York et l’archevêque de Canterbury. Cela explique surtout que la chrétienté britannique présente toute la gamme des liturgies, depuis le dénuement puritain jusqu’à la magnificence papiste et qu’au sein même de l’Église d’Angleterre une basse église à tendance protestante coexiste avec une haute église à tendance catholique.
Cet état de fait est le type du compromis britannique dont le principe est de rester entre soi pour y assumer les contradictions sans chercher à les résoudre par des maximes générales, mais en les déjouant, au jour le jour, par des procédés pratiques qui peuvent aller de la convention sociale à l’artifice verbal. On peut appeler ce comportement pragmatisme ou hypocrisie selon qu’on est admiratif ou irrité.
Les étrangers sont alternativement l’un et l’autre. Ils sont admiratifs quand il s’agit du sens de l’humour, ce réflexe britannique qui, comme l’a écrit Stephen Potter, permet de trouver un terrain commun au début d’une conversation entre gens qui ne savent pas ce qui les oppose et ce qui les rapproche. Ils sont irrités quand il s’agit du cant , ce langage pieux qui sert à couvrir à peu près n’importe quelle marchandise. Ils sont admiratifs quand les compromis aboutissent à de grandes réalisations d’unité nationale comme le gouvernement de guerre de Winston Churchill ou la révolution travailliste des années 1950 et 1960. Ils sont irrités quand le pragmatisme prend la forme d’un égoïsme privé ou public.
On comprend que Karl Marx ait pu déceler dans l’Angleterre industrielle du XIXe siècle toutes les contradictions du capitalisme, mais que, précisément dans ce pays, la lutte des classes ait pris des formes différentes de celles qu’il prévoyait.
À l’inverse de la démocratie française, volontiers jacobine et toujours plus ou moins centralisatrice, la démocratie britannique repose sur une méfiance du pouvoir central. Depuis la Grande Charte de 1215, elle a évolué à partir des conquêtes de la féodalité contre le pouvoir monarchique. Alors que le paysan français gagnait sa bataille contre le seigneur à Paris, grâce à ses représentants appuyés par le peuple parisien, le paysan anglais a été, dès le XVIe siècle, chassé de ses terres et prolétarisé par la montée de l’aristocratie terrienne, elle-même détrônée plus tard par la bourgeoisie marchande, évincée à son tour par l’industrie textile libérale, puis par l’industrie lourde dirigiste et protectionniste. De nos jours, le cycle se referme, mais toujours selon un compromis où les forces s’équilibrent plus qu’elles ne s’opposent.
Cependant, dans les dernières années du XXe siècle, la Grande-Bretagne se trouve au seuil d’une nouvelle mutation. Tout se passe comme s’il y avait dans les affaires britanniques une sorte de cycle de quatre cent cinquante ans. Vers l’an 150, c’est le point culminant de la Bretagne romaine. Vers l’an 600, c’est le début de l’évangélisation des Angles et des Saxons, définitivement installés dans le pays. En 1066, c’est la dernière irruption du continent dans l’île, suivie par la longue tentation de l’empire franco-anglais. Vers 1500, c’est l’établissement, avec Henri VII, de la monarchie moderne, le choix insulaire, le début du développement social et économique dans le cadre de l’île.
Il est trop tôt pour déchiffrer l’avenir, mais il est possible de lire les grandes lignes de force de la période précédente dans le livre prophétique que Thomas More écrivit précisément au début de cette période:
– interdire à tout jamais le sol de l’île aux envahisseurs et pour cela dominer la mer;
– ne pas s’engager sur le continent, sauf en cas d’extrême nécessité, et cela au moyen d’alliances, voire de troupes mercenaires, mais contrôler la politique du continent par la diplomatie et surtout l’influence économique;
– rechercher la sécurité et la prospérité de l’île non dans la gloriole des aventures militaires, mais dans la prise de possession systématique de territoires lointains à exploiter et à développer;
– adopter un système social fondé sur la vertu et l’égalité qui abolisse les tensions en supprimant les injustices.
Ce n’était qu’une utopie et la dernière condition n’a été satisfaite au cours des siècles que de manière purement verbale, mais on en décèle l’exigence dans la conception même du travaillisme tel qu’il a été compris notamment par Sir Stafford Crips ou le major Attlee. Quant au reste, on reconnaît bien les grandes orientations de la politique britannique qui, avec des langages différents, sont restées les mêmes sous Cromwell, sous Walpole, sous Pitt et sous Disraeli. Le système qui avait atteint son apogée avec l’empire victorien s’est gâté avec le XXe siècle, et le Commonwealth a été son chant du cygne.
La Grande-Bretagne actuelle change rapidement, mais non brutalement. Les stéréotypes qui servaient à la décrire à l’étranger s’usent avec une rapidité déconcertante. Le major Thompson et le colonel Bramble, héritiers du gentleman victorien, sont allés rejoindre John Bull au paradis des vieilles lunes, mais il y a encore en Grande-Bretagne des John Bull, des colonel Bramble et des major Thompson. À côté d’eux, mêlées à eux, sont apparues les étonnantes silhouettes sorties de Carnaby Street. Les Beatles sont aussi incontestablement britanniques que Shakespeare lui-même.
Malgré l’apparente timidité, la self-consciousness , qui est le langage de leur pudeur sociale, les Britanniques sont à l’aise dans leurs îles et dans leur histoire. Le secret de cette aisance est probablement que rien d’eux-mêmes ne leur est jamais indifférent. Ils n’ignorent rien de leurs laideurs et de leurs échecs, mais ils n’admettent pas de s’y résigner. Ce trait est particulièrement perceptible dans la littérature anglaise. C’est probablement la seule littérature européenne qui ait toujours été «engagée».
De même que les grandes cathédrales d’Angleterre sont des «bibles de pierre» sur lesquelles l’histoire sainte est écrite, de même sur toutes les créations britanniques – brique fonctionnelle ou pierre noble, manuscrit enluminé ou livre de poche, guimpe victorienne ou mini-jupe – est écrite l’histoire obstinée du peuple le plus composite mais le plus réel qui ait sans doute jamais existé.
Encyclopédie Universelle. 2012.