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GRECO
GRECO

Artiste polémique, Greco fut, dès son vivant, la cible de vives critiques comme l’objet des louanges de ses contemporains érudits. Les collectionneurs du XIXe siècle apprécièrent son œuvre; mais, au début du XXe siècle, des écrivains, qui pour la plupart n’étaient pas espagnols, lui forgèrent une personnalité «moderne» d’artiste tourmenté, mystique, qu’ils considéraient comme le meilleur représentant d’une Espagne éternellement spirituelle, sombre et déchirée. Une meilleure connaissance des courants artistiques de la fin du XVIe siècle, une grande exposition monographique en 1982-1983 et la publication d’écrits autographes révèlent aujourd’hui un artiste philosophe, profondément marqué par Venise et son esthétique de la nature et de la lumière. De Venise à Rome, puis à Tolède, Greco sut privilégier, à travers des commandes essentiellement religieuses, le primat de la traduction de la vie, fondé sur une manière très personnelle de la forme et de la couleur.

Formation traditionnelle et moderne

D’importantes découvertes documentaires permettent d’avoir une meilleure approche de la formation crétoise de Domenikos Theotokopoulos, né en 1541 à Candie (Héraklion) en Crète, alors possession vénitienne. Son maître Gripiotis lui enseigna les deux pratiques picturales de l’île, la manière traditionnelle – «alla greca» – des icônes byzantines à fond d’or, et la nouvelle mode – «alla italiana» –, qui cherchait à incorporer quelques éléments du naturalisme et de la perspective issus de la Renaissance italienne. La Mort de la Vierge (église de la Dormition, Syros) témoigne du premier courant, le plus répandu en Crète, alors que l’Autel portatif (Galleria Estense, Modène) montre le choix déterminé du second. Ce goût explique certainement son départ pour Venise: la présence de Greco y est documentée en août 1568, et il y demeura environ deux ans. Ce séjour influença définitivement ses choix esthétiques: annoté de sa main, un exemplaire des Vite de Vasari (collection particulière, Espagne) souligne son admiration pour Titien, «le meilleur connaisseur et imitateur de la nature», alors que son œuvre reflète, dans la mise en page et le mouvement, l’influence de Tintoret. L’Annonciation (musée du Prado, Madrid) ou la première version du Christ chassant les marchands du temple (National Gallery, Washington) sont encore des peintures sur bois, de petit format, traitées en petites touches, mais l’essai de décor architectural, l’importance des gestes et le choix des coloris montrent, dans leur maladresse même, une imitation systématique des grands maîtres vénitiens.

Rome (1570-1577): le cercle érudit du palais Farnèse

Le désir de connaître l’antique, les œuvres de Raphaël ou de Michel-Ange peut expliquer son départ pour Rome: grâce au miniaturiste Giulio Clovio, il reçut dès novembre 1570 la protection du cardinal Alexandre Farnèse et s’intégra au groupe d’érudits du palais Farnèse, dominé par la personnalité du bibliothécaire Fulvio Orsini. L’Enfant allumant une chandelle (Capodimonte, Naples), ekphrasis (description littéraire) tirée de Pline l’Ancien, peut symboliser la culture antique de ce cercle d’érudits, mais montre aussi que Greco restait fidèle aux jeux de lumière vénitiens. Son intérêt pour le traitement de la forme chez Michel-Ange est fondamentalement plus fort que l’agacement suscité par la vénération portée à la mémoire du maître: la Pietà (Hispanic Society, New York) comme, plus tard, Saint Sébastien (vers 1577, cathédrale de Palencia) s’inspirent nettement de sculptures michelangelesques. Cependant, bien qu’il ait peut-être participé au décor du palais de Caprarola et ait été admis en 1572 à l’Académie de Saint-Luc, il n’obtint guère de commandes officielles de la papauté ou des cardinaux et n’exécuta, semble-t-il, que quelques portraits (Giulio Clovio , Capodimonte, Naples, et Vincenzo Anastagi , Frick Collection, New York). Sûr de son talent mais déjà âgé de trente-cinq ans, Greco devait chercher ses mécènes ailleurs. Deux circonstances le conduisirent, en 1577, en Castille: comme tout le milieu artistique romain, il savait que Philippe II cherchait des artistes pour le décor de l’Escurial et il était attiré par cette perspective de mécénat royal. D’autre part, son ami Luis de Castilla, qu’il rencontra à Rome, pouvait lui procurer quelques commandes importantes à Tolède: son père était le doyen du chapitre de la cathédrale. Greco se trouve en juillet 1577 à Tolède, mais il ne s’agit pas encore d’une installation définitive: il réside sans doute aussi à Madrid, nouvelle capitale du royaume et résidence favorite du souverain.

Greco et Philippe II

Le premier but du peintre, en arrivant en Espagne, était en effet d’obtenir la faveur du roi, amateur passionné de Titien. Commande royale, peut-être – ou morceau de bravoure –, L’Allégorie de la Sainte Ligue , qui rend hommage à Philippe II et à son demi-frère don Juan d’Autriche, fut appréciée du souverain et dut assurer à Greco la commande du Martyre de saint Maurice (1580-1582, Escorial) destiné à la basilique de l’Escorial; dûment payé, le tableau fut décroché en 1584: la complexité de la composition, la subtilité du traitement iconographique et peut-être même la gamme acide des couleurs pouvaient certes intéresser Philippe II, mais, pour ce lieu sacré, le roi, défenseur convaincu de la Réforme catholique, exigeait des œuvres immédiatement compréhensibles, inspirant directement la dévotion. Ce rejet incita certainement Greco à se tourner vers la clientèle tolédane qui, dès 1577, lui avait confié d’importantes commandes. Mais il ne l’empêcha pas de maintenir des liens avec la cour madrilène, comme le prouvent plusieurs portraits et le retable du collège des augustins de Madrid fondé par María de Aragon, nourrice de Philippe II (1596, dispersé entre le Prado, Villanueva y Geltrú et le musée de Bucarest).

Le mécénat tolédan

Même si elle n’était plus «cité impériale», Tolède, peuplée de près de soixante mille habitants, était encore très vivante à la fin du XVIe siècle: son économie reposait sur l’industrie textile de luxe et les armes. Son intense activité culturelle et spirituelle, centrée autour de la petite université Santa Catalina et surtout de la cathédrale primatiale, est animée en particulier par un groupe d’humanistes, chanoines le plus souvent: parmi eux, Pedro Salazar de Mendoza (1550?-1630), historien et administrateur de l’hôpital Tavera pour lequel il commanda en 1595 trois retables à Greco, ou Antonio de Covarrubias y Leíva (1524-1602), helléniste, ami du peintre qui le portraitura (avant 1600, musée du Louvre, Paris). Son ami Luis de Castilla lui fit obtenir en 1577 deux commandes, qui sont en fait ses premières œuvres monumentales: le chapitre de la cathédrale lui confie l’Expolio (le Christ dépouillé de ses vêtements) pour la sacristie de la cathédrale (in situ). Pour les cisterciennes de Santo Domingo el Antiguo, il exécuta les peintures de trois retables (1577-1579, dispersées entre le Prado, The Art Institute of Chicago, une collection particulière et des éléments restés in situ). Largement redevables aux modèles vénitiens ou inspirés de Michel-Ange, ces toiles montrent cependant une audace dans les contrastes de couleurs, une technique nerveuse et rapide donnant des formes amples et des fonds rapidement brossés qui vont devenir les caractéristiques de son art. Le succès de l’entreprise lui valut la reconnaissance du milieu religieux et humaniste déjà sensibilisé par Alonso Berruguete aux courants italianisants. Installé définitivement à Tolède et intégré à ce cercle d’érudits, Greco vécut dès lors de manière aisée; un important atelier, dominé dès la fin du XVIe siècle par la personnalité de son fils Jorge Manuel Theotocopuli (1578-1631) – qui allait devenir un architecte de talent –, l’aidait dans les nombreuses répétitions de ses thèmes à succès. À côté d’un grand nombre de portraits, l’essentiel de son œuvre fut consacré aux tableaux de dévotion et à quelques grandes toiles pour des retables conçus par les meilleurs architectes tolédans. Ses nombreuses peintures de saints en prière – Les Larmes de saint Pierre (vers 1580-1585, Bowes Museum, Barnard Castle, Grande-Bretagne) et Saint Dominique en prière (vers 1580-1585, collection particulière, Madrid) ou Saint André et saint François (vers 1590-1595, le Prado) – sont le reflet du déroulement serein de la Réforme catholique en Espagne; elles montrent déjà, derrière un volume nettement défini, une certaine géométrisation des formes, une rapide suggestion de l’espace, tandis que l’unité du tableau est fondée sur le coloris, souvent dominé par les tons acides – bleu, jaune ou vert –, et sur l’intensité du sentiment exprimé par le regard des personnages. L’Enterrement du comte d’Orgaz (1586-1588, in situ) symbolise parfaitement les choix stylistiques du peintre, qui a vécu dix ans dans la péninsule. Commandée par le curé de Santo-Tomé de Tolède pour célébrer la reconnaissance officielle d’un miracle survenu lors des obsèques du seigneur d’Orgaz en 1323, l’œuvre suit fidèlement les prescriptions du contrat: la procession funéraire (dans la partie inférieure de la composition) et la gloire céleste sont unies dans une composition très élaborée, légèrement concave; les coloris acides, presque transparents, du monde des cieux s’opposent aux noirs et blancs éclatants de la galerie de portraits qui font ressortir les couleurs chaudes des vêtements liturgiques de saint Étienne et de saint Augustin. La touche peut être précise et minutieuse – les détails des chasubles – ou rapide et géométrique, comme pour les nuages. L’élongation des corps – typiquement maniériste – demeure un principe. Au-delà de cette perfection technique, Greco traduit avec force et retenue, grâce à quelques gestes et à l’expression donnée aux regards, le mystère du passage de l’âme de la terre au ciel. Dix ans plus tard, Greco conçut l’un de ses plus remarquables ensembles décoratifs, aujourd’hui démantelé, la chapelle San-José de Tolède: au centre du retable principal (in situ), la figure de saint Joseph guidant les pas de l’Enfant Jésus se détache sur la première vision que donne le peintre de la ville de Tolède, sous un ciel lumineux. La même monumentalité, fondée sur la position très basse du point de vue, se poursuit dans l’un des retables latéraux, Saint Martin et le mendiant (National Gallery of Art, Widener Collection, Washington), où l’on devine le pont d’Alcantara entre les deux jambes avant du cheval. Dans ces deux tableaux, ainsi que dans la Vue de Tolède (vers 1600, The Metropolitan Museum, Havemeyer Collection, New York) et Vue et plan de Tolède (vers 1610-1614, casa del Greco, Tolède), la diversité de ses approches topographiques de la ville s’explique au moins en partie par une conception emblématique de la cité, enrichie du souvenir des «vues» de Venise.

Philosophie et spiritualité de la peinture

Le recours aux mêmes sujets religieux tout au long de sa carrière tolédane permet de comprendre le tournant stylistique qui s’opère dans l’œuvre de Greco vers 1600. Ses réflexions théoriques sur la création artistique, qui s’expriment dans les annotations de son exemplaire des Vies de Vasari et dans son édition du traité de Vitruve par Barbaro (Bibliothèque nationale, Madrid), montrent une recherche constante d’un idéal de beauté fondée sur l’étude de la nature, de la vie. Selon une démarche typique des grands peintres maniéristes, il centre de plus en plus ses œuvres sur des éléments fondamentaux, la lumière et la couleur; mais il les conduit jusqu’à une abstraction exceptionnelle des formes, de l’espace tout en augmentant l’intensité des gestes et du mouvement. Déjà sensible dans l’ensemble des peintures de l’hôpital de la Charité d’Illescas (1603-1605, in situ) et notamment dans la Vierge de Charité , cette conception éclate dans la Visitation , destinée à la chapelle Oballe de l’église San-Vicente-Martir de Tolède (inachevée, vers 1607-1614, Dumbarton Oaks, Washington). Une autre toile de cet ensemble, L’Immaculée Conception (museo Santa Cruz, Tolède) montre la permanence de l’influence vénitienne, malgré cette nouvelle orientation. Seule peinture mythologique de Greco, le Laocoon (vers 1610-1614, National Gallery, Samuel H. Kress Collection, Washington) exprime tout à la fois la culture archéologique du peintre et son attachement à la ville de Tolède rendus grâce à ce traitement si particulier des volumes et de la lumière.

Greco, portraitiste

Ce cheminement vers l’essentiel se lit également dans ses portraits: si le Chevalier à la main sur la poitrine (vers 1577-1579, le Prado, Madrid) est encore vénitien dans la composition et l’atmosphère, les portraits plus tardifs de ses amis tolédans (Antonio de Covarrubias , vers 1600, musée du Louvre), d’une technique d’une grande virtuosité, s’attachent surtout à exprimer la personnalité de ces hommes cultivé. La liberté de la touche dans ses œuvres plus tardives, la simplicité de la composition donnent à quelques portraits d’hommes d’Église, Le Cardinal Niño de Guevara (The Metropolitan Museum of Art, New York), Fray Hortensio Felix Paravicino (Isaac Sweetser Fund, Boston Museum of Fine Arts), Francisco de Pisa , donné jusqu’en 1988 comme portrait de Giacomo Bosio (vers 1610-1614, Kimbell Art Museum, Fort Worth), une intensité véridique qui ne peut être comparée qu’à l’œuvre de Velázquez.

Trop longtemps traité comme un génie isolé et sans postérité, Greco doit être compris comme une personnalité complexe marquée par le souvenir toujours vivace de sa formation italienne et par son épanouissement dans le milieu humaniste tolédan. Son apport capital pour le développement de la peinture espagnole réside dans l’expression de la vie spirituelle et dans l’art du portrait qu’il a profondément enrichi.

Greco
(Dhominikos Theotokópoulos, dit le) (1541 - 1614) peintre espagnol d'origine crétoise. Formé en Italie par Titien et le Tintoret, il travailla à l'Escurial de Madrid puis se fixa à Tolède. Sa peinture montre un allongement maniériste des formes; une fièvre mystique anime ses personnages.

Encyclopédie Universelle. 2012.