LAOS
Le Laos, ou «pays du Million d’éléphants», est situé au cœur de l’Asie du Sud-Est continentale. Nul territoire dans cette région n’a mieux mérité le nom d’Indochine puisqu’il est situé à la charnière géographique des deux plus vieilles cultures de l’Asie. Terre de carrefour et en même temps terre isolée, le Laos a toujours été une terre contestée. De cette position, il a tiré sa grandeur au temps du royaume du Lan Xang (XVIe siècle) où il a su s’imposer parmi des voisins divisés. De là aussi sa faiblesse lorsque ceux-ci, ayant retrouvé leur puissance, ont fait de son territoire un terrain d’affrontement.
Aujourd’hui, on le qualifie souvent d’État tampon; mais le conflit d’hégémonie, dont il est l’enjeu, ne doit pas faire oublier la guerre civile qui déchire ce peuple réputé pour sa douceur.
La culture laotienne a pourtant survécu aux bouleversements historiques. Son essor date de la fondation du royaume de Lan Xang par le roi Fa Ngum, au milieu du XIVe siècle. Ce roi, élevé à la cour du Cambodge, avait réuni les principautés de Luang Prabang et de Vientiane après une expédition, de Bassak au Trân-ninh. Des campagnes victorieuses le conduisirent, au sud, jusqu’au plateau de Khorat et, au nord-ouest, jusqu’au royaume de Lan Na, dans l’actuelle Thaïlande. Ainsi, dès qu’il commença à s’épanouir, l’art lao fut en contact avec l’art khmer et les arts de Thaïlande, art de Sukhodaya et art du Lan Na. Toutefois, ce serait une vue bien superficielle que d’attribuer aux influences étrangères une trop grande importance. Apparenté aux autres arts de la péninsule indochinoise de culture bouddhique therav da, l’art lao s’est cependant révélé d’une originalité et d’une vitalité incontestables.
Des monuments édifiés à l’époque de la constitution du Lan Xang, il ne reste pratiquement rien. Certes, bien des monastères remontent à une date ancienne: à Luang Prabang, Vat Vixun fut fondé en 1503 et Vat Xieng Thong en 1561; à Vientiane, le That Luang fut sans doute construit dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ces fondations eurent à souffrir du temps et des événements qui affectèrent le Laos, événements dont l’un des plus tragiques fut l’invasion thaï qui, en 1827, traversa le pays et saccagea Vientiane; mais les restaurations successives surent généralement conserver les caractères traditionnels de l’art lao.
1. Un pays isolé, continental et montagneux
Cadre géographique
Pays continental et montagneux, le Laos ne possède aucun débouché sur la mer. Étiré sur plus de mille kilomètres, depuis les confins de la Birmanie et de la Chine, au nord, jusqu’au Cambodge, au sud, il s’insère entre la Thaïlande et le Vietnam et couvre 236 800 kilomètres carrés. La chaîne annamitique en constitue l’échine, massive au nord, très allongée au centre avant de se raccorder aux plateaux du vieux massif central indochinois. À ces hautes terres recouvrant les deux tiers du pays Lao, il faut ajouter le couloir du Mékong, très rétréci dans le Nord, où le fleuve se fraye un passage difficile à travers des montagnes couvertes de vastes forêts. À partir de Vientiane, le couloir s’élargit en une série de plaines qui atteignent une extension maximale dans la région de Savannakhet, où domine la forêt claire (savane arborée).
Le Laos est soumis à un régime de mousson qui oppose cinq mois de saison des pluies de mai à septembre, où tombent 88 p. 100 des précipitations, à sept mois de saison sèche d’octobre à avril. La pluviométrie varie de 1 300 à plus de 3 000 mm selon l’exposition à la mousson du Sud-Ouest et l’altitude. À ces variations inter-régionales s’ajoutent de fortes irrégularités tant entre les années (plaine de Vientiane: moyenne de 1 700 mm, minimum 1 200 mm et maximum 2 100 mm), qu’à l’intérieur de chaque année pour le commencement et la fin de la saison des pluies (plaine de Vientiane, mois d’avril: moyenne 84 mm, minimum 12 mm, maximum 241 mm). À ces conditions s’ajoute enfin une petite rémission au cours de la saison des pluies dont la durée et la date varient entre juillet et août, au moment où le riz vient d’être repiqué. L’irrégularité de la pluviométrie nécessite un apport complémentaire d’eau pour la récolte principale en saison des pluies qui n’est réalisé, grâce à l’irrigation traditionnelle, que dans le nord du Laos. L’irrégularité des précipitations explique la fréquence des inondations qui, pour le Mékong, prennent un caractère catastrophique tous les six ans en moyenne.
Le Mékong, axe historique de peuplement pour les populations lao qui se répartissent sur les deux rives du fleuve, au Laos comme en Thaïlande, constitue une frontière artificielle, de 1 865 kilomètres, issue de la colonisation. Aussi, le fleuve apparaît-il beaucoup plus comme un trait d’union entre ces populations que comme un grand axe de circulation. Les fortes variations de son régime tropical et l’existence de nombreux rapides et de chutes qui entravent son cours rendent la navigation difficile et multiplient les ruptures de charge.
La vallée du Mékong et les terres basses en général rassemblent la quasi-totalité des populations de langue thaï qui représentent 67 p. 100 de la population du pays, les Lao à eux seuls y figurant pour plus de 50 p. 100. En fait, elles concentrent près des deux tiers de la population sur le tiers de la superficie. Les terres hautes sont occupées par des groupes proto-indochinois, dénommés globalement Kha (27 p. 100) par les Lao. Elles sont aussi peuplées par des groupes venus du Nord, des confins chinois, depuis le siècle dernier – principalement Méo et Yao, qui représentent 6 p. 100 de la population. Contrairement à toutes les autres ethnies du Laos, Méo et Yao n’habitent pas des maisons sur pilotis, mais à terre comme les Vietnamiens et les Chinois.
À la différence des pays voisins, on ne trouve de minorités étrangères qu’en ville; parmi celles-ci figurent de 30 000 à 35 000 Chinois et presque autant de Vietnamiens. La population urbaine ne représentait, en 1973, qu’un peu plus de 10 p. 100 et, en 1990, 19 p. 100 de la population du pays, qui est donc en grande majorité rurale. Vientiane (178 200 hab. en 1985) est la capitale politique et Luang Prabang (68 400 hab.) l’ancienne capitale royale. À ces deux villes s’ajoutent, toujours sur le Mékong, les deux autres centres régionaux: Savannakhet (96 700 hab.) et Paksé (47 300 hab.). La croissance annuelle de la population se fait à un rythme comparable à celui des pays voisins: 29,0 p. 1 000 en 1993, tout en étant caractérisée par une natalité et une mortalité plus fortes. La population est très jeune: la classe d’âge des moins de 15 ans représente, en 1990, 43,7 p. 100 de la population totale. Celle-ci était estimée à 2,8 millions en 1968, elle atteignait 3,4 millions en 1979 et 4,17 millions en 1990.
Ce sont les densités pourtant qui caractérisent le mieux la population lao. Elles font apparaître un sous-peuplement relatif important. La densité de la population est passée de 4 habitants au kilomètre carré en 1921 à 12 en 1971, pour atteindre 19 habitants en 1993. Les densités rurales s’approchent de quinze habitants, avec un maximum de dix-sept dans les plaines du Sud et un minimum de sept dans les provinces montagneuses et isolées. Elles font donc ressortir d’importantes différences régionales. Le Laos lui-même est proportionnellement beaucoup moins peuplé que ses principaux voisins. Ce sous-peuplement explique en partie les difficultés rencontrées par le gouvernement lao pour établir une infrastructure socio-culturelle solide, ainsi que son coût relativement élevé.
Les déplacements de population constituent l’autre trait majeur du peuplement lao. Depuis toujours, les conflits entre royaumes ou principautés se sont terminés par la déportation de la population vaincue sur le territoire du vainqueur. Au siècle dernier par exemple, la population de la rive laotienne du Mékong a été déportée en Thaïlande deux fois en moins de cent ans! Le conflit qui s’est achevé en 1975 n’a pas fait exception. Entre 1965 et 1973, 700 000 personnes, soit 25 p. 100 de la population, ont dû se réfugier de part et d’autre du Mékong pour fuir la zone des combats. 200 000 d’entre elles ont été relogées en 1976 dans leur région d’origine avec l’aide du haut commissariat aux réfugiés. Entre 1975 et 1980, 350 000 habitants ont tenté de quitter le pays, parmi lesquels 170 000 Lao (soit le tiers de la population urbaine et de 4 à 5 p. 100 de la population paysanne), 70 000 Hmong (le tiers de l’ethnie), 30 000 autres montagnards, 15 000 Chinois et autant de Vietnamiens (soit presque la moitié de leurs communautés respectives). De plus, 50 000 personnes ont péri en traversant le Mékong ou dans les camps thaïlandais. C’est donc un bouleversement total du peuplement qui a eu lieu en quinze ans, dont on mesure encore mal toutes les conséquences pour l’avenir du pays.
1954-1975: une économie désarticulée
L’économie lao est caractérisée par une nette prépondérance du secteur agricole traditionnel, puisque 80 p. 100 de la population active vit de l’agriculture. La culture du riz est partout dominante, que ce soit sur brûlis (ray ) ou en rizière. La culture de ray se rencontre, principalement, sur les hautes terrasses des plaines et en montagne, et n’autorise guère une densité de population supérieure à dix habitants au kilomètre carré, ce qui correspond à la densité rurale du pays. Les rizières sont uniquement alimentées par l’eau de pluie et ne connaissent généralement ni système d’irrigation ni système de drainage. Elles sont soumises étroitement aux conditions climatologiques, qui subissent elles-mêmes de fortes variations interannuelles. La récolte est donc très variable et les rendements faibles: 800 à 1 000 kilogrammes de riz décortiqué à l’hectare. Il s’agit de l’une des rizicultures les plus extensives de toute l’Asie du Sud-Est.
L’élevage était une ressource traditionnelle du Laos qui fournissait les marchés de Hanoi, Saigon et Bangkok. Le cheptel a beaucoup souffert de l’état de guerre que connaît le pays et il faut reconstituer le troupeau. La forêt, qui recouvre, en 1990, près de 53,6 p. 100 de la surface du pays, représente une des principales richesses du Laos. Elle constitue une réserve d’autant plus précieuse que la surexploitation en Thaïlande et la guerre au Vietnam ont appauvri celles de ses deux principaux voisins.
L’agriculture lao est caractérisée par l’absence de problèmes fonciers: traditionnellement la terre appartenait au roi, et le paysan en avait l’usufruit tant qu’il la cultivait. S’il la laissait plus de trois années en friche, quelqu’un d’autre pouvait s’y installer et en devenir le nouvel usufruitier. Le plus souvent cependant, la terre faisait l’objet d’échanges entre les maisonnées, sur le modèle de la réciprocité, pour s’adapter aux variations cycliques de leur effectif, commandées par le système de mariage et d’héritage.
L’économie rurale est marquée par une série de sous-emplois, directement liés au sous-peuplement du pays: sous-emploi de la terre cultivable, puisqu’un tiers seulement du bassin du Mékong est cultivé; sous-emploi des forêts qui couvrent plus de la moitié du Laos; sous-emploi de l’eau, car on ne sait pas maîtriser la crue; sous-emploi de la force animale, car l’on ne connaît pas le collier d’épaule; sous-emploi de la force de travail humaine, enfin, qui est mal utilisée pendant près de deux mois par an et réduite encore par diverses endémies (paludisme). Cependant, il ne faut pas voir là des freins fondamentaux au développement rural, la population s’accroissant rapidement durant cette période. En fait, les obstacles principaux tiennent plus à l’inorganisation de la commercialisation des produits agricoles, qui est entre les mains des Chinois, à l’importation de denrées qui pourraient être produites dans le pays et au monopole de transit institué par les Thaï.
Dans ces conditions, les réalisations financées par le secteur privé restent cantonnées au secteur des industries de consommation à rentabilité rapide, à l’exclusion des industries d’équipement, exception faite des mines d’étain de la Nam Pathene. La production électrique, financée par des prêts étrangers, augmente très rapidement, avec la mise en service du barrage de la Nam Ngum (30 MWh en 1971, 110 MWh en 1978, pour atteindre 775 GWh en 1984), s’ajoutant aux centrales hydrauliques proches de Paksé et de Luang Prabang. Le déficit de la balance commerciale est supérieur à 90 p. 100 (75 p. 100 seulement, si l’on tient compte de l’opium, du commerce de l’or et des réexportations clandestines vers la Thaïlande).
Cette analyse économique fait apparaître un certain nombre de déséquilibres de l’économie laotienne: faiblesse du secteur productif et hypertrophie de l’administration; faiblesse de la production artisanale et industrielle par rapport à la production agricole; faiblesse de la production intérieure par rapport à la consommation; insuffisance des ressources budgétaires avec un découvert autorisé en 1968 de 8,5 milliards de kips sur un total de 16 milliards (1 dollar = 500 kips en 1970), ce qui rend le pays dépendant des aides étrangères.
La dépendance du Laos vis-à-vis des États-Unis d’Amérique était, durant cette période, presque totale sur le plan financier comme sur le plan politique. L’aide étrangère, 85 p. 100 américaine, représentait alors annuellement quelque 55,5 millions de dollars, soit la moitié du produit intérieur brut, 2,1 fois les dépenses du budget national, 5,5 fois ses recettes. Lorsque le Laos vota par exemple en 1971 l’admission de la Chine à l’O.N.U., la réponse de Washington ne se fit pas attendre et l’on dut immédiatement dévaluer la monnaie nationale: le kip. L’U.S.A.I.D. constituait en effet sur place une administration néo-coloniale, forte de 2 400 employés, recevant ses ordres de Bangkok ou directement de Washington. Elle doublait l’ensemble des ministères laotiens, concentrait l’ensemble des moyens. Elle était implantée dans le pays, non pas sur la base provinciale, mais selon les régions militaires. Par les clientèles qu’elle entretenait, elle contrôlait l’ensemble du système politique. Enfin, elle imposait au Laos une division des tâches toujours plus grande au profit de la Thaïlande, son plus fidèle allié durant le conflit indochinois. Par cette dépendance régionale, le Laos était ramené au rôle de pourvoyeur de matières premières pour l’industrie thaï et de marché pour ses produits finis. Isolement et dépendance ont fait de ce pays, avec le Népal, le Bhoutan et le Bangladesh, l’un des pays «les moins avancés» d’Asie, selon la nomenclature de l’O.N.U.
1975-1982: l’échec de la collectivisation
Une socialisation hâtive
La priorité a été accordée dans un premier temps à la mobilisation de la production sur la mobilisation de la population, et à la collectivisation du système commercial sur la collectivisation de l’agriculture. Il fallait en effet, de toute urgence, remédier à l’arrêt de l’aide américaine qui a précédé en décembre 1975 la mise en place de la République démocratique populaire lao.
Pour s’assurer du contrôle de la récolte, les autorités interdirent la circulation des marchandises entre les districts, ce qui eut pour conséquence de couper les campagnes des villes, de faire disparaître pratiquement le marché libre faute de débouchés, et donc toute incitation à la production de surplus. Des magasins d’État furent implantés dans chaque district, relayés au niveau du canton et du village par des magasins du peuple. Leur mission était d’acheter les produits agricoles en échange d’un approvisionnement des paysans en biens d’équipement et de consommation. En raison du blocus frontalier exercé par les Thaï interdisant l’arrivée de produits importés, et de la faiblesse des moyens financiers du gouvernement, la réciprocité ne put jamais s’établir. L’État n’eut rapidement rien à proposer en échange des produits agricoles, qu’il ne put bientôt même plus payer.
L’institution des impôts agricoles, en revanche, s’imposait à l’évidence, tant pour des raisons économiques: assurer au gouvernement les moyens financiers de sa politique, que pour des raisons idéologiques: affirmer l’indépendance nationale et la prééminence du pouvoir central, traditionnellement marquée par le paiement du tribut. Il s’agissait cependant d’une mesure délicate pour deux raisons: d’une part, les paysans de l’ancienne zone contrôlée par la «partie de Vientiane» avait été dispensés de tout impôt direct en raison des largesses de l’aide américaine; d’autre part, cette mesure intervenait au moment même où une succession de catastrophes naturelles (sécheresse de 1976 et inondations de 1977 et de 1978) réduisit de manière dramatique la production agricole. Le gouvernement aggrava les difficultés en élaborant un système de prélèvement beaucoup trop complexe qui se révéla non seulement incompréhensible pour les paysans mais aussi pour les cadres chargés de l’appliquer. Enfin, le montant du prélèvement acceptable dans une économie de subsistance est difficile à déterminer. La déduction autorisée de 100 kilos de paddy par personne était notoirement insuffisante puisque, avant 1975, la consommation par tête atteignait 280 kilos! En retenant ce dernier chiffre proche de l’autosuffisance, le prélèvement de la maisonnée moyenne serait passé de 8 à 2 p. 100 de la récolte!
Ces mesures ont dissuadé les paysans d’augmenter leur production et ont compromis les chances d’une politique agricole par ailleurs bien adaptée à la situation du pays. L’autosuffisance alimentaire devait être obtenue, dans le cadre d’une production extensive, par l’accroissement de la surface cultivée, par l’utilisation de variétés locales résistant aux aléas climatiques, et par la priorité accordée aux petits aménagements hydrauliques à l’échelle villageoise.
L’accumulation des difficultés dans la mobilisation de la production a conduit à un durcissement du régime et à la collectivisation de l’agriculture. En mai 1978 fut lancé le «mouvement des coopératives» à un rythme accéléré. En moins de trois mois, les créations furent au nombre de 300, en six mois de 800, en neuf mois de 1 600 et en un an de 2 800, soit 25 p. 100 des maisonnées du pays. Faute d’expérience, de moyens matériels et des cadres nécessaires pour opérer un tel bouleversement de l’organisation des campagnes dans un délai aussi bref, les résultats se révélèrent vite décevants. Tous les observateurs s’accordent pour constater que bien des coopératives n’eurent qu’une existence formelle, simples groupes d’entraide, constitués sans gestion comptable sur une base très restreinte: une douzaine de familles. D’autres coopératives, profitant de l’imprécision de la réglementation, développèrent un système de faire-valoir mixte associant production familiale et production socialiste, ou eurent une existence exclusivement saisonnière pour la culture de saison sèche. Ailleurs, une interprétation rigide du règlement a prévalu. À l’adhésion volontaire fut substituée la contrainte. Ceux qui refusèrent les coopératives durent assister à des séminaires politiques, d’abord au village, puis en des lieux de plus en plus éloignés: au canton et au district.
La priorité donnée à la révolution des rapports de production sur la révolution scientifique et technique, pour reprendre le langage vietnamien, explique l’échec économique mais aussi politique du «mouvement des coopératives». Cette socialisation hâtive et prématurée n’a pas, en effet, été accompagnée par une modernisation des techniques de production et une meilleure maîtrise de l’eau, comme ce fut le cas au Vietnam par exemple. Aussi, ni les rendements ni la productivité n’ont sensiblement progressé. Elle a donné par contre, pour la première fois, au pouvoir central, les moyens de s’emparer du pouvoir villageois et d’y imposer les cadres du parti. Les paysans virent surtout dans les coopératives une nouvelle structure d’encadrement permettant de contrôler l’organisation villageoise, déjà bien affaiblie par le transfert des pouvoirs administratifs au canton, maillon faible de la pyramide administrative, hérité de la période coloniale.
Comme il est de tradition au Laos en de pareilles circonstances, le refus se manifesta par la destruction de récoltes, l’abattage d’arbres fruitiers et d’animaux, l’abandon de villages, moyens de se soustraire à ce qui était considéré comme une véritable agression. Interprété comme des actes de dissidence portant atteinte à la sécurité nationale, le refus prit une dimension politique dans une paysannerie jusqu’alors peu politisée. Le lien avec la sécurité nationale devint évident lorsque les populations montagnardes se virent contraintes de s’installer en plaine et former à leur tour des coopératives, au moment même où s’esquissait le conflit sino-vietnamien.
La traversée du Mékong par un nombre toujours plus grand de paysans en 1978 et au début de 1979, véritable hémorragie des forces vives du pays, a conduit le gouvernement de la République démocratique populaire lao à modifier radicalement la politique agricole suivie depuis 1976.
Une nouvelle politique agricole
Le 2 août 1979 fut annoncée une décision du comité central prise le 14 juillet, prévoyant en plein milieu de la campagne agricole: «l’arrêt immédiat et absolu de la mobilisation des paysans pour la collectivisation et la création des coopératives agricoles». Le recours à la contrainte était officiellement condamné; seules les coopératives fonctionnant réellement furent maintenues et durent être consolidées, notamnent par la formation de leurs cadres, les autres furent démantelées. De plus, lorsqu’elles étaient maintenues, leur objectif fut considérablement restreint. Il se limita à la seule riziculture, l’économie familiale se chargeant de toutes les autres cultures, de l’élevage et de la pisciculture.
Au mois de novembre suivant, le 7e plénum du comité central compléta ces mesures pour corriger les deux autres axes de la politique agricole définie en 1976. Les impôts agricoles furent révisés, la tranche supérieure fut ramenée de 30 à 14 p. 100, la libre circulation des marchandises fut rétablie ainsi que le marché libre pour écouler la production familiale. Seuls l’opium, le bois et le café, considérés comme produits stratégiques, firent l’objet d’un monopole d’État, mais pas le riz. Enfin les prix des produits agricoles, qui avaient doublé en 1978, triplèrent en 1979 pour mettre un terme au marché noir avec la Thaïlande et relancer la production.
Ainsi, en six mois, la politique agricole suivie pendant les trois années précédentes fut totalement démantelée!
Le 7e plénum prolongeait cette réforme déjà radicale par des mesures d’accompagnement tout aussi importantes. Pour se protéger d’un éventuel sabotage économique de la part des Chinois qui avaient gardé les planches ayant servi à l’impression des «kip-libération», on procéda au remplacement de cette monnaie par les «kip-banque nationale», imprimés, eux, en U.R.S.S. Ce changement de monnaie, le deuxième depuis 1975, était accompagné par une dévaluation de l’ordre de 75 p. 100. Pour relancer le secteur privé, le 7e plénum autorisa la création d’un réseau commercial parallèle au réseau étatisé. L’État donna l’exemple en réduisant le nombre des entreprises publiques, en se séparant de celles qui n’avaient pas fait la preuve de leur efficacité, notamment dans le secteur de l’import-export. D’autres furent transformées en sociétés d’économie mixte pour profiter de l’expérience de la gestion capitaliste. Enfin pour favoriser l’autosuffisance agricole, une relative autonomie de gestion fut accordée aux provinces. Si l’on retient le discours officiel, il ne peut s’agir, en 1979, que d’un repli tactique pour revenir au socialisme sur des bases plus solides, une fois les erreurs corrigées. Cependant, l’autocritique était profonde; pour une fois, elle ne portait pas sur les modalités d’application de la ligne politique mais sur la ligne elle-même. Cette autocritique déboucha, au moins à moyen terme, sur une nouvelle stratégie, après une meilleure évaluation des contraintes et des moyens.
Deux années plus tard, en avril 1982, le troisième congrès du Parti populaire révolutionnaire lao entérina ce tournant stratégique de la manière la plus explicite. Kaysone Phomvihane, le Premier ministre, reconnut d’abord qu’au Laos les éléments exploiteurs étaient peu nombreux et qu’ils ne constituaient pas un obstacle majeur. Jusqu’alors, le gouvernement et bon nombre de propagandistes justifiaient la politique suivie par la nécessité de lutter contre les féodalités, en reprenant un discours bien connu au Vietnam mais appliqué à une toute autre réalité. Il affirmait que le principal obstacle tenait à la faiblesse du surplus dans une économie de subsistance. Le Laos, en effet, était loin d’être tiré d’affaire, même si la production de paddy avait fortement progressé en 1980 avec une disponibilité par tête de 275 kilos, due surtout à une situation climatique favorable après les catastrophes naturelles des années précédentes. Malheureusement, l’autosuffisance, évaluée entre 290 et 300 kilos pas tête, ne fut pas encore assurée durablement, la faiblesse du surplus ne permettant toujours pas la constitution de stocks de sécurité. Aussi Kaysone Phomvihane mit-il l’accent sur la construction économique plutôt que sur la recherche de la sécurité, et sur le rôle décisif du commerce pour promouvoir la production. Il concentra les efforts du plan 1981-1985 sur un nombre restreint de projets vitaux ayant une rentabilité à court terme. Enfin, pour donner à l’État les moyens de sa politique agricole, il affecta les revenus des exportations d’électricité vers la Thaïlande du barrage de la Nam Ngum (775 GWh sur un total produit de 850 GWh dont le prix a triplé en 1981), ainsi qu’une partie de l’aide étrangère (don suédois de 10 millions de dollars) à l’achat de biens d’équipement et de consommation qui permettront de mobiliser la production agricole.
La dépendance vis-à-vis de l’aide étrangère demeure une constante de l’économie lao. La contribution prévue de l’aide étrangère au plan 1981-1985 constituait annuellement entre 41 et 54 p. 100 du total du financement; elle était déjà, pour le plan cadre 1969-1974, de 47 p. 100. Entre 1977 et 1979, les aides étrangères ont représenté 15 p. 100 du P.N.B., 0,7 fois les dépenses et entre 4,3 et 2,1 fois les recettes du budget national. Même si ces chiffres étaient plus faibles que ceux qui avaient été cités pour la période précédente, ils n’en étaient pas moins considérables. Ces aides provenaient pour 64 p. 100 des pays socialistes et pour 36 p. 100 des pays occidentaux et des organisations internationales. Le poids de l’aide soviétique s’accrut beaucoup, surtout à compter de 1981 pour cesser en 1991, à la disparition de l’U.R.S.S. On mesure ainsi la difficulté, pour un petit pays enclavé comme le Laos, de préserver son indépendance dans une région du monde dominée par l’omniprésence des grandes puissances mondiales et la rivalité de ses deux puissants voisins: la Thaïlande et le Vietnam.
2. Une mosaïque ethnique
Le Laos est le pays indochinois qui comporte le plus grand nombre d’ethnies différentes. À la difficulté que crée cette multiplicité s’ajoute le fait qu’il n’existe guère de monographies ni même d’ouvrages généraux sérieux sur le sujet; il en va de même des statistiques.
En gros, sur les quelque 4 400 000 habitants que compte le Laos en 1992, environ 750 000 parlent des langues môn-khmer, 3 300 000 des langues thaï et 350 000 des langues tibéto-birmanes.
Indonésiens aux parlers môn-khmer
Les Kha
Les Kha sont les plus anciens occupants actuellement survivants du sol laotien; les Thaï les ont refoulés des terres irrigables vers celles des régions accidentées et boisées du Laos (ils les appellent kha , c’est-à-dire «sauvages, esclaves»).
Du nord au sud, les plus importantes de ces tribus sont celles des Phu Thaï («petits hommes», en thaï). Très nombreux dans la province de Phong Saly, bouddhistes peu convaincus, ils n’incinèrent que les corps de leurs moines et enterrent les autres. Les Khmu occupent aussi cette province, mais la débordent largement et s’étendent sur les provinces limitrophes de Hua Khong, de Luang Prabang et de Sayabury. Les Lamet, objet d’une monographie remarquable de Karl Izikowitz, sont installés au nord-ouest de Luang Prabang dans le Hua Khong. Les Phu Theng (en thaï, «hommes d’en haut»), qui habitent le Luang Prabang, sont en outre représentés dans la province de Vientiane. Des Phu Thaï, des Bô, Sô et Sek, qui parlent thaï lao, peuplent les dolines de la fantastique région calcaire à lapiés du Kham Muan. Dans la province de Savannakhet, il y a encore des Sô, Phu Thaï, Alkak, Leu, Kattang, Tahoï. Des Souei, Phu Thaï, Alak, Nghê, Kassen, Boloven demeurent dans la province de Saravane.
Pratiquant l’écobuage, les Kha cultivent le riz et, pour ménager le sol, se déplacent dans un cercle forestier assez restreint, propriété du village. Ils élèvent de la volaille, des chiens, des porcs, des buffles, ces derniers pour les sacrifier et les manger rituellement. Ils se livrent collectivement à la cueillette, à la pêche et à la chasse, qui complètent leurs ressources alimentaires. La bière de riz – fermentée dans des jarres et bue avec des chalumeaux, lors des fêtes – le bétel et le tabac sont en usage chez tous. Chaque village vit en autarcie et produit les ustensiles, outils, armes, tissus nécessaires (autrefois le tapa , ou écorce battue, était répandu).
Certains villages ont, cependant, une production spécialisée qui est échangée ou vendue: poterie, vannerie, métallurgie, orfèvrerie. Le transport s’effectue à dos d’homme au moyen de hottes soutenues par un bandeau frontal. Les éléphants servent au traînage des bois, parfois à la chasse au tigre à dos d’éléphant; le plus souvent ils sont des montures de prestige, acquis et vendus à ce titre aussi aux Lao. Leur capture et leur dressage sont l’affaire de certaines tribus, celle des Boloven par exemple. Les guerres intestines étaient endémiques autrefois et justifiaient la possession d’une riche collection d’armes: arbalètes redoutables, lances, javelines, sabres et haches à lames longues et à manches recourbés en crosse, boucliers tantôt circulaires (en bois), tantôt oblongs (en vannerie recouverte de cuir laqué).
Les tribus Kha construisent des habitations sur pilotis, en bois et bambou, dont le toit est en chaume ou parfois en vannerie d’un travail remarquable. Elles sont familiales ou claniques et abritent tous les membres d’une même lignée, avec les familles alliées. Les villages, sub-circulaires ou allongés, possèdent une maison des hommes au centre et une esplanade sacrificielle pour les fêtes. Les greniers sont généralement sur pilotis et très écartés des maisons.
Les vêtements sont différents selon les régions. Dans le Nord, où les hivers sont froids, l’influence chinoise se fait sentir. Les hommes Kha Bit, Kha Khmu sont vêtus de pantalons et de camisoles que portent aussi leurs épouses, par-dessus la jupe-sarong des Thaï. Les femmes ont le cou chargé de colliers d’argent et les lobes des oreilles distendus par de lourds anneaux ou des fiches-bobines, comme toutes leurs parentes du centre et du sud Laos.
Les Indonésiens de ces régions vont torse nu, hommes et femmes. Les uns portent la ceinture-tablier, parfois très réduite, les autres, un simple sarong; aux jours de fêtes, boléro ou tunique fendue pour les hommes et les femmes. Certains ont des chignons qu’ils transpercent de longues épingles d’argent ou de laiton d’aluminium, de peignes de bois incrustés d’étain, de touffes de plumes. Chez d’autres tribus, les hommes coupent leurs cheveux au bol. Des turbans de toute sorte sont très fréquents.
La société Kha, de type patriarcal patrilinéaire, tempéré par l’autorité de l’oncle maternel, comporte des clans subdivisés en familles restreintes. L’autorité revient aux anciens et aux riches. Ils enterrent leurs morts dans des cercueils, près des habitations ou dans des cimetières: occasion, entre maintes autres, de faire des sacrifices et de boire. Animistes, terrorisés par les mauvais génies et les jeteurs de sorts, ils sont la proie de leurs sorciers-guérisseurs.
Les Thaïs
Descendus des régions montagneuses situées dans le Sud-Est chinois, les Thaïs («Libres») envahirent progressivement le Laos, depuis au moins le Xe siècle. Du point de vue racial, ce sont des mongoloïdes, métissés d’Indonésiens autochtones, mais ce métissage ne se fait guère sentir – mise à part la classe noble, endogame – qu’à partir du moyen Laos et dans le Sud. Leur langue est rattachée maintenant au groupe des langues môn-Khmer.
Parmi les Thaïs, les Lao constituent le groupe le plus nombreux, près de 2 000 000, et, culturellement, le plus développé. Ils occupent, en général, la vallée du Mékong et de ses affluents, depuis Ban Huey Saï, au nord, jusqu’à Stung Treng au Cambodge septentrional. Les autres Thaïs sont: les Lü, des confins de la frontière chinoise et du nord du Laos, qui faisaient partie, avant 1895, du Sud chinois; les Nûa («l’amont», c’est-à-dire le nord, au Laos), qui peuplent surtout les Hua Phan, avec les Thaï Dèng («Rouges») et les Thaï Dam («Noirs», selon la couleur des jupes des femmes); les Thaï Khao («Blancs» d’après la couleur des corsages des femmes), qui sont, quant à eux, installés dans la province de Phong Saly et, comme les Nyang, fort peu nombreux au Laos. La province de Xieng Khouang est habitée par des Lao Phwan surtout. Des Lao Yuan, vraisemblablement émigrés de Thaïlande, occupent la province de Sayabury.
Ils pratiquent tous l’irrigation et cultivent essentiellement le riz, particulièrement le riz glutineux en labourant à l’aide de buffles. Des cucurbitacées, des patates douces, des choux et des feuilles comestibles forment avec le porc, la volaille, et surtout le poisson pêché ou piégé, la saumure de poisson ou de crevettes d’eau douce, l’essentiel de la nourriture des Thaï du Laos. Ils font également un grand usage du bétel. Filage et tissage étaient encore, jusqu’à nos jours, l’affaire des femmes de la maisonnée. Des villages étaient aussi spécialisés dans la poterie, mais, en général, tout Thaï était apte à confectionner les vanneries, les charpentes des maisons (dont l’édification est encore œuvre collective), ainsi que les ustensiles nécessaires du ménage, des pièges à animaux et à poissons, des nasses, des filets, etc. Chaudrons métalliques, armes blanches et lingots d’argent, d’or, de fer, de cuivre et d’étain étaient importés: ces derniers servaient à l’outillage et à l’orfèvrerie.
Les villages sont en général établis dans les vallées, allongés près des cours d’eau (dans les villes, les quartiers s’appellent encore ban ou «villages»). Les maisons, sur pilotis, de forme rectangulaire abritent une famille restreinte. Leur charpente, selon la richesse du propriétaire, est soit en bois et bambou, soit tout en bois. Leur couverture est en chaume ou en bois. Aujourd’hui, la brique et la tuile s’imposent avec le béton dans les villes. Les greniers sont toujours sur pilotis dans les campagnes. Deux escaliers de bois ou échelles conduisent à la véranda ouverte et à la salle commune, où les hôtes dorment près d’un foyer ou bien encore à la cuisine qui se trouve à l’opposé de l’entrée, avec son foyer de terre argileuse battue dans un cadre de bois. De grosses nattes de rotin couvrent les planchers de bois ou de bambou écrasé. Des nattes plus fines, avec des traversins de section carrée, bourrés de kapok, servent de lits. Habits, objets précieux, talismans sont conservés dans de vastes paniers rectangulaires, à couvercle; ils peuvent être facilement emportés en cas d’incendie. Auprès des villages thaï non bouddhistes s’élèvent des cases sur pilotis souvent fort grandes: elles sont les demeures des «génies» (phi ), âmes des défunts, ou de ceux préposés à la garde de la maison et du sol.
Les transports se font à dos d’hommes, dans les régions montagneuses ou aux forêts trop denses; en charrettes à bœufs, en plaine; et surtout, sur le Mékong et sur les autres cours d’eau, par pirogues monoxyles, pour la plupart très longues et d’un travail admirable. Aux hautes eaux, en été, les descentes s’effectuent généralement sur des radeaux constitués de plusieurs pirogues réunies par des traverses et un plancher ou par de simples bambous longs et empilés. Les Lao, excellents piroguiers, avec les Thaï Dam, se livrent habituellement au commerce pendant leurs loisirs de la saison sèche. Luang Prabang doit son antique importance à sa position commerciale de choix, étant à la croisée des grandes voies reliant le nord et le sud, l’est et l’ouest du Laos et les pays voisins. Les marchandises transportées comportent du benjoin et du stick-lac (laque en bâton) venant des Hua Phan, des melons, du riz, des peaux et du sel extrait surtout dans la région de Vientiane.
Au début de ce siècle, les hommes lao étaient encore tatoués depuis la ceinture jusqu’aux genoux, soit d’emblèmes totémiques – car les Lao descendaient, selon les Chinois, d’un dragon et d’une femme – soit de marques de virilité. Jadis, toutes les femmes allaient le torse nu ceint d’une écharpe assez large, aujourd’hui remplacée par corsages et boléros. Le fourreau de leur jupe, assez ample, est replié sur le devant, au ventre, et retenu par une ceinture ou un nœud pris dans l’étoffe. Les hommes portent, en général, des vestes et pantalons courts, «à la chinoise», des turbans en coton blanc ou teints à l’indigo. Ils ont tous des vêtements de soie pour les fêtes, qui sont fort nombreuses. Ce sont des sortes de culottes constituées par un large fourreau de soie, dont ils replient l’extrémité entre les jambes. Les femmes portent des chignons et les hommes se coupent les cheveux.
La société thaï est patrilinéaire, patriarcale, avec un matrilocat plus ou moins temporaire. La «famille étendue» existe encore, mais il se produit une évolution vers la «famille restreinte». Une noblesse de sang existe chez les Lü, les Lao et les Lao Phwan. Une chefferie, avec des prérogatives féodales, existait chez la plupart des Thaï, dans le Laos du Nord, même sous le protectorat français.
La campagne thaï est restée très attachée à l’animisme (le sacrifice d’un buffle aux génies du pays eut lieu en 1942 à Vientiane). Cette foi n’est d’ailleurs pas tout à fait incompatible avec le bouddhisme que les Lü, Yuan, Lao et Phwan pratiquent toujours avec ferveur. Les autres Thaï du Laos ne sont pas bouddhistes. Les croyances qui ont trait aux enfers, au paradis, à la réincarnation, enseignées par cette religion de salut, ses règles morales, sa conception du monde imprègnent profondément la mentalité des Lao et leur comportement.
Tribus de langues tibéto-birmanes
Wu-ni, A-kha, Kao-kho que l’on assimile aux Lo-lo, Mu-so ou Lahu, Man et Yao ainsi que les Méo, ou mieux Hmung, les plus nombreux de tous, occupent les terres situées entre 1 000 et 1 400 mètres des provinces de Hua Khong, Phong Saly, Luang Prabang; les Méo débordent largement sur les Hua Phan, le Xieng Khouang, poussant jusqu’au Kham Muan. Ces tribus sont descendues de Chine, il y a environ cent cinquante ans, pour occuper les terres délaissées par leurs prédécesseurs au Laos.
Tous cultivent le riz par écobuage, sauf les Hmung qui le remplacent par le maïs. Ceux-ci, par ailleurs, en ne laissant pas la forêt se reconstituer, détruisent définitivement la couche arable. Choux chinois, aubergines, tomates, aulx et oignons, viande de buffle, de porc, de chèvre, et volailles complètent la nourriture de ces tribus. Les Hmung pratiquent avec habileté la délicate culture du pavot à opium dont ils retirent de grands profits. Le trafic se fait à dos d’hommes et par caravanes de bœufs trotteurs et bâtés. Les chevaux sont montés par les chefs. Les habitations sont généralement adossées aux pentes et surélevées par des pilotis; elles sont construites à même le sol chez les Hmung.
Le costume des hommes consiste en un pantalon court, une veste boutonnée et un turban. Les Hmung ont des boléros très courts qui laissent découverts la poitrine et le ventre, en toute saison; outre les turbans, ils portent des calottes chinoises. Les femmes de ces tribus ont des vêtements et des bijoux des plus variés. Les femmes A-kha ont des «mini-jupes» avec ou sans tablier, le torse nu ou couvert d’un boléro avec plastron, des coiffures en tiares coniques cousues de perles, de rondelles ou rosettes d’argent ou des écharpes en turban, le tout brodé et décoré d’appliques à foison, comme le sont les jupes plissées, blanches ou sombres, les corsages à col marin, les turbans, souvent volumineux, des femmes Hmung. Des jambières d’étoffe sont portées par les femmes A-kha, des molletières par les femmes Hmung. Toutes se parent d’une multitude de colliers, de torques, de boucles d’oreille, de broches, boutons, etc., en argent décoré, d’une valeur prophylactique, comme ces torques avec plaques à leur nom que les Hmung portent continuellement.
Toutes ces tribus sont patrilinéaires, patriarcales et patrilocales. Le mariage par rapt est courant chez les A-kha. Chez ces derniers, le village est dirigé par un chef et un adjoint secondés par des notables. On rend un certain culte aux ancêtres et le chamane y joue un rôle considérable, celui de guérisseur et de psychopompe, surtout chez les Hmung. Il y a sacrifice de buffles lors des enterrements, où l’on fait usage de cercueils. La mantique connaît un grand développement dans presque toutes les ethnies du Laos. Trait particulier : les Man ou Yao croient descendre d’une princesse chinoise et du chien Pan-h’ou, d’où le tabou sur la viande de chien. La légende de la Courge, mère des hommes et du Déluge, est commune à toutes ces ethnies et à leurs voisines d’Indochine.
3. Histoire
Le Laos, avec ses nombreuses vallées, a été, dès les temps préhistoriques un lieu de passage et un carrefour de routes où ont transité (et aussi séjourné) des populations très diverses (Austronésiens, Austro-Asiatiques...). Les plus anciens occupants connus sont des peuplades à qui on peut attribuer une origine indonésienne, d’idiomes môn-khmers. Elles vivent aujourd’hui dans l’est, le sud-est et le sud du pays, où les ont refoulées, au cours des âges, les Khmers et les Thaïs. On les désigne sous le nom général de Kha (sauvages, esclaves) que leur ont donné les Thaïs. Venus plus tard, les Khmers ont occupé tout le bassin moyen du Mékong, sur les deux rives, asservissant les Indonésiens (Kha) et les Môn ou les refoulant vers les zones montagneuses boisées. L’empire khmer s’étendit, pendant des siècles, sur une grande partie du Laos actuel, jusqu’au coude du grand fleuve et c’est sous son influence que s’indianisèrent, et se convertirent au bouddhisme, les souverains locaux kha et môn.
Les Thaïs, venus du nord (Yunnan) par Dien Biên Phu et les vallées de la Nam Ou et de la Nam Suong, atteignirent le Mékong vers le XIe siècle et nouèrent des relations avec l’empire khmer. Parmi ces Thaïs, certains, les Lao, fondèrent sur la rive gauche du Mékong, au confluent de la Nam Kham, une principauté, le Muong Xua, avec comme capitale Xieng Tong (la future Luang Prabang). D’autres, les Lao Phuan, s’établirent plus à l’est, dans la plaine de Xieng Khouang. Ces Lao subjuguèrent les Kha, tout en repoussant la majorité d’entre eux vers les montagnes. Le Muong Xua accepta la suzeraineté des rois d’Angkor et leur influence civilisatrice. Un de ses princes, Fa Ngum, en querelle avec sa famille, s’exila à Angkor, où il épousa une parente du roi khmer. Puis, avec l’appui de ce dernier, il s’empara du Bassac (Champassak) et de Xieng Khouang et finalement, en 1353, s’installa sur le trône à Xieng Tong. Il fonda le royaume du Lan Xang (Million d’éléphants).
Le royaume du Lan Xang
D’Angkor, Fa Ngum avait apporté une statue précieuse du Bouddha, le Pra Bang, qui allait devenir le palladium du royaume. Il adopta le système politique khmer mais conserva de nombreuses structures thaïes. La société du Lan Xang était très hiérarchisée, avec une noblesse militaire et administrative, une «roture» de cultivateurs et d’artisans et enfin des esclaves. Roi conquérant, Fa Ngum imposa son autorité à de nombreux vassaux, occupa une grande partie du plateau de Korat et défia Ayuthia et Sukhothaï. Ses audaces conduisirent sa famille à le détrôner en 1373. Mais les chefs locaux soumis, devenus gouverneurs de provinces ou de pays (muong ), continuèrent à diriger leurs fiefs de façon très autonome. La persistance de ces petits fiefs, aux ressources agricoles limitées, que la configuration du terrain, accidenté et boisé, protégeait de leurs voisins, caractérise l’histoire des principautés laotiennes et explique que n’ait pu se constituer un fort État unitaire.
Le Lan Xang envoya des forces au chef vietnamien Lê Loi en lutte contre les Chinois (1421) mais la trahison, au moment décisif, de l’armée lao créa chez les Vietnamiens une défiance tenace à l’égard du Lan Xang. En 1479, les Vietnamiens envahirent le Lan Xang, et prirent Xieng Khouang et Xieng Tong. Cette guerre fut néanmoins sans lendemain. Non seulement le Lan Xang reprit avec le Vietnam des relations normales, mais il devint, pendant l’usurpation des Mac, le refuge des partisans de la dynastie Lê.
Les Lao, qui avaient adopté le bouddhisme theravada, cherchèrent à l’imposer à l’ensemble des peuples du royaume. En 1527, un édit du roi Pothisarat interdit le culte sanglant des génies tutélaires et esprits (phi ), ce qui provoqua la résistance des populations animistes des régions montagneuses.
L’extension géographique du royaume (notamment vers le sud) rendait de plus en plus difficile un contrôle direct depuis la capitale, d’autant que les principautés de Xieng Khouang et de Bassac avaient tendance à s’affranchir de l’autorité lointaine du roi. La capitale, Xieng Tong, était elle-même trop exposée aux attaques des Birmans, qui menaient une politique expansionniste vers l’est. Pour être en position plus centrale, pour maintenir aussi une meilleure liaison avec son allié le roi siamois d’Ayuthia, également menacé par les Birmans, le roi du Lan Xang Setthathirat (1559-1571) transféra, en 1563, la capitale de son royaume à Vientiane. Il y apporta un fameux Bouddha d’émeraude, qu’il déposa dans une magnifique pagode (le Wat Pra Keo), et construisit à proximité de la ville un grand temple reliquaire, le That Luang, un des chefs-d’œuvre de l’architecture laotienne. L’ancienne capitale, Xieng Tong, prit alors le nom de Luang Prabang (1563). La mort de Setthathirat, disparu en 1571 au cours d’une expédition contre les Kha du Sud, ouvrit une période d’anarchie, puis un interrègne (1583-1591) marqué par de nouvelles invasions birmanes, de continuelles intrigues de cour à Vientiane et l’émancipation accrue de Xieng Khouang qui, à la fin du XVIe siècle, payait un tribut annuel au Vietnam, mais seulement triennal au Lan Xang.
Le règne de Suriya Vongsa
Un grand roi, Suriya Vongsa (qui régna de 1637 à 1694, soit plus d’un demi-siècle), rétablit l’unité et l’ordre dans le royaume en s’imposant aux factions et en administrant avec sévérité. La paix extérieure qu’il sut également assurer permit au royaume de connaître une réelle prospérité matérielle. C’est sous son règne, en novembre 1641, que le Lan Xang reçut la visite du premier européen, le Hollandais Gerrit Van Wusthof, envoyé du gouverneur de Java. Selon les descriptions d’un autre visiteur, le jésuite italien De Marini, Vientiane était alors une grande et belle ville, et un important centre bouddhique où les bonzes du Cambodge et du Siam venaient faire des études.
Les limites du Lan Xang furent fixées à ce moment de façon précise par des accords passés avec les princes voisins. Avec le Vietnam, il fut convenu que toutes les populations vivant dans «des maisons sur pilotis et avec véranda» seraient réputées sujettes du roi de Vientiane, et que celles qui habitaient «des maisons sans pilotis ni véranda» appartiendraient au Vietnam. Suriya Vongsa se brouilla, pour une affaire matrimoniale, avec le prince de Xieng Khouang (1652). C’en fut fini des bonnes relations entre les deux États.
La difficile succession de Suriya Vongsa marqua la fin de l’unité laotienne. Les prétendants au trône s’affrontèrent violemment. En 1696, un neveu du défunt, Sai Hong Hue, dont le père s’était, sous le règne précédent, réfugié à Hué, reconnut par anticipation (pour prix d’un soutien des seigneurs nguyên à son entreprise) la suzeraineté vietnamienne sur le Lan Xang. En 1700, Sai Hong Hue, devenu le maître de Vientiane, se proclama roi du Lan Xang. Il s’avéra incapable d’en maintenir l’intégrité. Il dut céder le trône de Luang Prabang à son cousin, un fils de Suriya Vongsa (1707), tandis que le prince de Bassac faisait sécession (1713). Le Lan Xang, où aucune conscience nationale n’avait pu naître, disparaissait en tant que grande puissance souveraine. C’était aussi le point de départ d’un siècle de luttes fratricides où allaient s’épuiser les deux royaumes de Vientiane et de Luang Prabang.
Dans l’orbite siamoise
Les États voisins, qui guettaient l’héritage du Lan Xang, ne pouvaient que tirer avantage de ces scissions qui, d’abord provisoires, devaient vite s’avérer fort durables. En 1753, les Birmans du roi Alompra prennent et pillent Luang Prabang, puis se retirent. En 1771, Luang Prabang attaque Vientiane, qui est secourue par les Birmans. Luang Prabang, de nouveau pillée par eux, sollicite alors la protection siamoise (1774). En 1778, les Siamois s’emparent de Vientiane, emportent le Bouddha d’émeraude (Pra Keo) et placent pour quatre ans le royaume sous leur administration directe. Mais, dès 1791, le roi de Vientiane Ong Nan (que les Siamois avaient laissé revenir dans sa capitale) reprend l’offensive, prend et met à sac Luang Prabang dont il annexe une province. Alors le Siam, déposant Ong Nan, impose aux deux royaumes son alliance, qui est en fait une dure suzeraineté (Bangkok intronisera désormais les rois laotiens et incorporera leurs troupes dans ses armées).
Sous ce véritable protectorat, Tiao Anou, qui était à Vientiane (depuis 1792) le second de son frère le roi In, monta en 1805 sur le trône. Voulant s’affranchir de la tutelle siamoise et restaurer la puissance de son pays, il choisit de s’appuyer sur le Vietnam (maintenant sorti de sa crise et unifié sous Gialong). Il reprit dès 1806 le tribut triennal qu’avant la révolte des Tayson Vientiane payait à Hué. Puis, en 1820, il entreprit secrètement de mettre Luang Prabang dans son jeu. N’ayant pu, en 1825, obtenir de Bangkok le rapatriement des populations laotiennes que les Siamois avaient transférées en 1778 sur la rive droite du Mékong, Tiao Anou, croyant le Siam à la veille d’une guerre avec l’Angleterre, l’envahit et marcha sur Bangkok (1826). Il fut néanmoins battu à 100 kilomètres de la ville. Les Siamois contre-attaquèrent et s’emparèrent de Vientiane (1827). La ville fut mise à sac et incendiée. Les Siamois ravagèrent alors le Kham Mouan, dont ils emmenèrent une partie des habitants.
Cependant, en 1828, Anou, qui s’était réfugié à Hué auprès de son suzerain, l’empereur du Vietnam Minh Mang, revint au Laos et, avec l’aide des Vietnamiens, reprit Vientiane dont il massacra la garnison adverse. La répression siamoise fut impitoyable: Vientiane fut rasée (1830), toute sa population déportée, les archives du royaume détruites. Anou fut livré aux Siamois par son vassal, le prince de Xieng Khouang, et mourut en captivité à Bangkok (1835). Son royaume fut annexé par le Siam qui le dépeupla systématiquement, tout en mettant le Bassac dans sa mouvance et en affirmant sa suzeraineté sur Luang Prabang (1836).
De son côté, le Vietnam, pour punir le prince de Xieng Khouang de sa trahison, l’avait fait exécuter et avait annexé son royaume. En 1855 cependant, Hué, qui se heurtait à la résistance des populations, rendit le pouvoir à un prince local qui s’engagea à payer le tribut.
Interventions étrangères
À la même époque, le Laos commença à subir les effets des événements de Chine. Vers 1845-1850, les Hmung (Meo), venus du Setchouan et du Yunnan, pénétrèrent au Laos, s’installant sur les hauteurs dans la région du Tranninh et des Houa Phan. Ils dévastèrent les sommets et s’attirèrent par leur attitude la méfiance ou l’hostilité des Lao et des Kha. Peu après, en 1864, s’infiltrèrent dans tout le nord de l’Indochine les Ho, débris d’unités combattantes de la guerre civile chinoise (Taiping). Leurs bandes, organisées en «pavillons», allaient pendant près de trois décennies se livrer à un brigandage chronique, semant la terreur dans de vastes régions.
Sous le prétexte de débarrasser les territoires «frontaliers» de ces bandes de pirates, le Siam chercha alors à étendre son contrôle bien au-delà de Luang Prabang, jusqu’aux confins du Vietnam (bassin de la rivière Noire). Il s’enhardit d’autant plus que le Vietnam était affaibli par sa guerre avec la France, que celle-ci venait de s’établir au Cambodge (1863) et commençait à explorer le cours du Mékong (des explorateurs français, Mouhot en 1861 et Doudart de Lagrée en 1867, étaient même parvenus jusqu’à Luang Prabang). Le gouvernement de Bangkok profita de l’avènement d’un nouveau roi, Oun Kham, à Luang Prabang (1869), pour accroître sa pression. Il utilisa le prétexte de l’invasion des Ho au Tranninh (1872) et de leur attaque surprise sur Vientiane (1873), puis d’une grave révolte des Kha (1872-1876), pour offrir ses services à Oun Kham, envoyer ses troupes jusqu’à la rivière Noire et lancer une expédition dans la Tranninh et le Kham Mouan. Mais la cour de Hué, invoquant le traité qu’elle avait signé en 1884 avec Paris, demanda alors à la France de sauvegarder les droits du Vietnam au Laos, en l’espèce sa suzeraineté sur le Tranninh, le Kham Mouan et Vientiane.
Le Siam dut admettre (mai 1886) l’installation d’un vice-consulat de France à Luang Prabang. Le poste fut confié à Auguste Pavie. Lorsqu’il arriva dans la ville (févr. 1887), elle était menacée par les Pavillons noirs (irréguliers chinois) et tomba peu après entre leurs mains (juin 1887). Après que Pavie l’eut aidé à reprendre sa capitale, le roi Oun Kham, pour sauver son royaume, demanda le protectorat de la France. L’infiltration siamoise au Kham Mouan et au Tranninh et les incidents constants qu’elle suscitait amenèrent finalement la France, en mai 1893, à occuper militairement, grâce à une opération éclair, toute la rive gauche du Mékong, de Paksane jusqu’à Khône. Par le traité du 3 octobre 1893, le Siam dut renoncer à tout droit sur tous les territoires situés sur la rive gauche du Mékong, où la France héritait des droits du Vietnam. En 1902 et 1904, il remit encore à la France, cette fois sur la rive droite, les territoires de Bassac et de Paklay, dépendances traditionnelles du royaume lao. Au roi Oun Kham (mort en déc. 1895) avait succédé son fils Zakarine.
Le protectorat français
En 1893, le Laos ne représentait pas une entité politique. Seul le royaume de Luang Prabang, dernier vestige du Lan Xang, conservait encore l’apparence d’un État. Les royaumes de Vientiane, de Xieng Khouang et de Bassac avaient disparu. Des familles princières continuaient cependant à y exercer une certaine autorité. La France considéra l’ensemble comme de simples territoires où elle devait désormais faire régner la paix, l’ordre et la loi.
Ayant reconnu au nom de la France le pouvoir du roi de Luang Prabang, Pavie organisa les autres régions, confirmant les autorités traditionnelles (chaomuong et autres chefs) dans leurs prérogatives, reconstituant une «province» de Vientiane, définissant les régions du Cammon (Kham Mouan), de Xieng Khouang (Tranninh), de Savannakhet et de Khong. Après son départ (sept. 1895), le Laos fut d’abord divisé en deux territoires (Haut- et Bas-Laos), qui furent réunis en 1899 par le gouverneur général Paul Doumer et placés sous l’autorité d’un résident supérieur installé à Vientiane, capitale historique. Le Laos prenait sa place dans la Fédération indochinoise et dans son système douanier et monétaire. Il fut divisé en dix provinces, dont une formait le royaume de Louang Prabang à régime spécial de protectorat (Sisavang Vong y succéda en 1904 à son père le roi Zakarine); les neuf autres étaient placées en fait sous l’administration directe de résidents français, les chefs lao se trouvant réduits à des rôles subalternes.
La pacification complète du pays prit des années et même des décennies. Sur le plateau des Boloven, une insurrection des Kha, qui dura de 1901 à 1907, força l’administration française à adopter, à l’égard de ces populations, une politique prudente. Ce n’est que vers 1936 que le Sud-Laos put être considéré comme entièrement soumis. De 1914 à 1922, des révoltes de Hmung et de Chinois affectèrent d’autre part la sécurité dans le nord du pays.
Le développement économique et social
Pour Paul Doumer, l’objectif prioritaire était de débloquer le Laos, complètement isolé à l’intérieur des terres et difficilement accessible, que ce soit par le Mékong (coupé de rapides nécessitant transbordement) ou par voie terrestre, car le terrain était très défavorable à l’est et au sud. Les études ayant rapidement conclu à la non-rentabilité d’un chemin de fer reliant le Mékong à la côte d’Annam, le projet fut abandonné et on choisit, d’une part, d’aménager sur le fleuve des biefs navigables, d’autre part, de construire des routes empierrées praticables au moins en saison sèche: les principales furent la route Tourane-Savannakhet par Tchepone (achevée en 1930) et la route Saigon-Thakkek par Pakse, le long du Mékong (déclarée «accessible aux automobiles en saison sèche» en 1930). Une autre route, Vinh-Xieng Khouang-Luang Prabang, fut achevée en 1937.
Le développement économique du Laos resta toutefois très faible. Sur le plan alimentaire, le pays se suffisait à lui-même et n’exportait rien. Les Français tentèrent quelques expériences agricoles (notamment sur les terres riches du plateau des Boloven). Les richesses minières étaient en fait le seul élément suscitant un intérêt extérieur, voire des spéculations boursières (actives vers 1920-1922). On ne trouva guère que de l’étain en quantité exploitable, et c’est en 1923 que démarra l’usine de concentrés de la vallée de la Nam Pathène, dont la production finit par atteindre plus de 1 000 tonnes par an. Mais il fallut faire venir des travailleurs de l’Annam voisin et il en résulta une importante agglomération ouvrière vietnamienne dans la région de Thakkek... et des problèmes politiques. L’activité commerciale manquait de ressort. Des commerçants chinois assuraient, ici comme ailleurs en Indochine, l’essentiel de la distribution et aussi du crédit. Les importations étaient très faibles.
L’isolement et la pauvreté du pays, les difficultés de communication, l’absence relative de produits d’exportation profitables, le caractère des populations enfin n’incitèrent pas les Français à fournir un important effort économique et financier au Laos. Celui-ci sera en quelque sorte le «parent pauvre» de l’Indochine française (574 Européens seulement y résidaient en 1937). Faute de matière imposable, l’administration ne parvenait même pas à financer ses dépenses courantes et ne couvrait ses déficits que par des subventions fédérales. Le Laos, déjà, vivait au-dessus de ses moyens. L’effort de l’administration dans le domaine sanitaire et scolaire resta limité: on put enrayer la dépopulation et les épidémies, faire reculer les maladies, mettre sur pied un petit système scolaire. En 1936, le Laos ne comptait encore que 1 012 000 habitants, 6 hôpitaux, 52 dispensaires, 440 écoles avec 12 400 élèves. Son seul établissement secondaire, le collège Pavie de Vientiane, n’avait en 1937 que 110 élèves (44 Laotiens et 61 Vietnamiens) et 8 professeurs. Quant à la formation de personnel technique, elle était dérisoire.
L’évolution politique
Sur le plan politique, les cinquante premières années du protectorat français au Laos furent marquées par un calme confinant à la stagnation. Le statut politique du Laos demeura assez mal défini. La pacification fut menée à bonne fin, tant avec les Hmung qu’avec les Boloven. Le système politique et administratif fut en partie modernisé avec la création d’une assemblée consultative en 1923, une réforme de l’administration provinciale, puis la mise en place d’une école de droit et d’administration destinée à former des fonctionnaires lao. Mais, dans la fonction publique comme dans le commerce, les Français utilisaient bien davantage des Vietnamiens immigrés que des Laotiens, jugés trop indolents. Une classe d’«évolués» laotiens, formés à l’occidentale, émergeait toutefois, dont les membres appartenaient, pour la plupart, aux familles aristocratiques ou aisées des villes principales. On y distinguait des princes, notamment trois demi-frères, Pethsarath, Souvanna Phouma et Souphanouvong (ces deux derniers ingénieurs sortis des grandes écoles de Paris).
À partir de 1937, le Laos dut faire face à une résurgence des ambitions siamoises, due à l’avènement au pouvoir à Bangkok d’une nouvelle classe politique et militaire de tendance nationaliste. Le Siam, devenu Thaïlande, profita de la défaite de la France en juin 1940 pour entreprendre un harcèlement de l’Indochine qui, en décembre 1940, se transforma en agression. Grâce au soutien japonais, il put obtenir de Vichy, (mai 1941) la rétrocession des deux territoires (Bassac et Paklay) qu’il avait perdus en 1902-1904. En guise de compensation, le gouvernement de Vichy attribua au royaume de Luang Prabang trois nouvelles provinces (Haut-Mékong, Xieng Khouang et Vientiane). Dans le cadre d’une réorganisation du gouvernement royal, le prince Pethsarath, renonçant à ses droits au trône de Vientiane, devint alors Premier ministre. Les Français conservaient néanmoins tous les pouvoirs de décision dans l’ensemble du Laos.
L’amiral Jean Decoux, représentant du régime de Vichy, encouragea le «patriotisme» local et s’efforça de former les cadres modernes dont avait besoin le Laos. Un important effort fut accompli dans le domaine des travaux publics et de nouveaux progrès réalisés dans l’aménagement des villes et du réseau routier, mais aussi dans le domaine scolaire et sanitaire. Sur le plan politique, un «mouvement lao» fut lancé, afin, surtout, de combattre la propagande thaïlandaise qui influençait les intellectuels dans un sens à la fois antifrançais et antivietnamien.
En mars 1945, au Laos comme dans le reste de l’Indochine, les Japonais éliminèrent l’administration française, mais nombre de Français purent ici échapper aux Nippons pour s’engager dans la guérilla. Sous une intense pression japonaise, le roi Sisavang Vong proclama, le 8 avril 1945, l’indépendance de son royaume.
L’indépendance et l’unité
À la capitulation japonaise, Pethsarath réaffirma (1er sept. 1945), la déclaration d’indépendance. Il annonça le 14 septembre l’unification du pays par réunion du royaume de Luang Prabang et des quatre provinces du Sud. Un Comité du peuple laotien, réuni à Vientiane, adopta, le 12 octobre, une Constitution du Laos unifié et, le même jour, fut formé un gouvernement provisoire de l’État lao (Pathet Lao ), dont le premier acte fut de dénoncer tous les traités signés avec la France, ce qui le mit en conflit avec le roi. L’État lao reçut immédiatement l’assurance du soutien total de la république démocratique du Vietnam (R.D.V.) qui venait d’être proclamée à Hanoi. Un traité d’amitié et de défense commune fut signé peu après avec elle. Le prince Souphanouvong, nommé ministre de la Défense, préconisait une alliance avec la R.D.V.
Cependant, les Français, qui avaient maintenu dans le pays des unités de guérilla, revenaient rétablir leurs positions. Aidés par leurs amis laotiens (au premier rang desquels figurait le prince Boun Oum, du Bassac), ils reprirent successivement les villes de la vallée du Mékong, Savannakhet (10 mars 1946), Thakkek, Vientiane (24 avril) et enfin Luang Prabang (13 mai). Le gouvernement Pethsarath s’était déjà réfugié à Bangkok.
Avec le roi, qu’ils avaient libéré, les Français conclurent, le 27 août 1946, un modus vivendi. La France accordait au Laos l’autonomie interne dans la Fédération indochinoise et l’Union française. Le prince Boun Oum renonçant à ses droits sur le Champassak (Bassac), le Laos se trouva unifié sous l’autorité du roi de Luang Prabang. Une assemblée, élue le 15 décembre 1946, adopta le 11 mai 1947 une Constitution qui faisait du pays une monarchie constitutionnelle et parlementaire. Les Français gardaient toutefois (surtout par le biais de l’administration fédérale) des pouvoirs considérables. La situation économique était désastreuse, mais la domination de l’aristocratie lao se trouvait en fait consolidée. Quant aux minorités ethniques, livrées aux fonctionnaires lao, elles ne cachaient plus leur frustration.
En septembre 1947, Souphanouvong, n’ayant pu entraîner le gouvernement lao de Bangkok dans une unité d’action avec la R.D.V., se sépara de ses collègues et rejoignit Hô Chi Minh, pour s’engager à ses côtés dans une active résistance antifrançaise où il allait s’appuyer essentiellement sur les minorités ethniques, les paysans et les ouvriers exploités par l’administration.
Le 19 juillet 1949, Boun Oum, devenu Premier ministre à Vientiane, signait avec la France une convention par laquelle le Laos accédait cette fois à l’indépendance, comme État associé à la France dans le cadre de l’Union française (il aurait une armée et une diplomatie). Jugeant satisfaisant ce nouveau statut, le gouvernement lao de Bangkok décida, en septembre 1949, de se dissoudre et la plupart de ses membres (avec à leur tête le prince Souvanna Phouma) rentrèrent à Vientiane où ils se rallièrent au gouvernement royal. Dès novembre 1951, Souvanna Phouma devenait Premier ministre d’un cabinet d’union.
Souphanouvong, de son côté, agissait. Réuni dans le nord-est, un «Congrès national du peuple lao» décidait, le 13 août 1950, la constitution d’un «Front uni du Laos libre» (Neo Lao Isara ) et celle d’un gouvernement provisoire du Pathet Lao, prenant la suite de celui qui s’était dissous à Bangkok. Souphanouvong en prenait la tête, avec Phoumi Vongvichit comme Premier ministre adjoint et Kaysone Phomvihane comme ministre de la Défense. Il demanda notamment l’indépendance totale du pays et la formation d’un gouvernement de coalition. Fort de l’appui vietnamien, le gouvernement Pathet Lao put s’établir à Samneua en mars 1953 et s’assurer progressivement le contrôle d’une «zone libérée», comprenant la majeure partie du plateau des Boloven (au sud), des provinces de Samneua, Xieng Khouang, Phong Saly et Luang Prabang, au nord.
À la conférence de Genève sur l’Indochine (1954), l’Union soviétique, la Chine et la R.D.V. acceptèrent de reconnaître l’indépendance du Laos et le gouvernement royal si celui-ci consentait à une neutralisation militaire du pays et à une intégration politique du Pathet Lao. L’accord, conclu le 21 juillet 1954, stipulait, outre un cessez-le-feu, un retrait du Laos des forces vietnamiennes et un regroupement de celles du Pathet Lao dans les provinces de Phong Saly et de Samneua, en attendant l’intégration politique et militaire convenue. Sauf quelques facilités concédées à la France, le Laos ne devait accorder de bases à aucune puissance étrangère ni laisser pénétrer de troupes étrangères sur son territoire. L’indépendance du Laos était reconnue par les deux blocs (le Laos sera admis à l’O.N.U. en décembre 1955). À l’intérieur des frontières, il restait à opérer la fusion entre le régime royal et celui du Pathet Lao.
Pour celui-ci, qui se considérait toujours comme l’État légitime, expression de la volonté populaire, l’intégration ne pouvait signifier un ralliement au gouvernement royal. Elle devait être négociée. Mais la droite conservatrice, représentée par Phoui Sananikone et Katay Sasorith, soutenue par les Américains (dont l’influence au Laos avait déjà pris le pas sur celle de la France), refusait tout neutralisme et tout partage du pouvoir. Elle croyait pouvoir sinon éliminer, du moins soumettre la gauche, au besoin par la force. Elle tint, à la fin de 1955, des élections dans la zone qu’elle contrôlait.
Pour faciliter l’accord, la gauche décidait, au début de janvier 1956, de substituer au «gouvernement provisoire du Pathet Lao» une simple organisation politique, le Front patriotique lao (Neo Lao Haksat ), visant à rassembler les Laotiens de toutes ethnies et appartenances sociales ou politiques. Son but était désormais d’obtenir la formation d’un gouvernement de coalition avec les forces «patriotiques» et «réalistes» se situant du côté du gouvernement royal. Celui-ci, présidé de nouveau depuis le 22 mars 1956 par Souvanna Phouma, se déclara décidé à agir pour rétablir l’unité nationale par la négociation. Les conversations engagées aboutirent, en août 1956, à un accord de principe sur la cessation des hostilités et la suprématie de l’autorité royale. Avec la participation du Front cette fois, des élections complémentaires auraient lieu et un gouvernement d’union nationale serait formé, qui s’engagerait à pratiquer une politique extérieure de neutralité. Le 2 novembre 1957, malgré les manœuvres et l’obstruction de la droite et des Américains, les accords définitifs étaient signés. Le 19 novembre, un gouvernement de coalition, présidé par Souvanna Phouma, était investi; Souphanouvong et Phoumi Vongvichit y entraient comme ministres. Le 18 février 1958, les forces armées du Pathet Lao étaient intégrées dans l’armée royale, et les élections du 4 mai 1958, marquées par un succès très net du Neo Lao Haksat, semblèrent parachever le difficile processus de réconciliation et d’unification nationale. Un équilibre des forces semblait atteint qui pouvait assurer au Laos, dans une neutralité réelle et avec l’aide des deux blocs, la paix et un développement raisonnable.
L’intervention américaine et la guerre civile
Cependant, la droite n’admettait pas ce partage du pouvoir avec cette gauche de «communistes provietnamiens» et de «sauvages» (les minorités ethniques). Une puissante classe urbaine de fonctionnaires, de commerçants et de politiciens, bénéficiaires à divers titres de l’aide économique étrangère (surtout américaine), s’était développée à Vientiane et dans la vallée du Mékong. S’y alliait une classe assez particulière de militaires. Ayant pratiquement pris en charge les soldes de l’armée laotienne, les États-Unis s’y étaient constitué une vaste et redoutable clientèle, un instrument de leur politique visant à faire du Laos un solide glacis anticommuniste devant couvrir la Thaïlande, mais dirigé aussi contre Hanoi et Pékin. L’aide économique américaine avait aussi profondément perturbé la primitive économie laotienne par une injection massive de dollars et l’importation de biens de consommation en quantité sans rapport avec les moyens de paiement réels du pays. Un chiffre illustrait le déséquilibre: les importations du Laos atteignaient en 1958 1 041 millions de kips, les exportations 55 seulement. Le découvert était financé par l’aide américaine. Mais la manne étrangère ne bénéficiait qu’à une fraction assez faible, essentiellement urbaine, de la population. L’enrichissement de cette minorité de parasites par le trafic, la spéculation et la corruption, les contrastes sociaux qui en résultaient, démoralisaient la nation. Mais les milieux privilégiés n’admettaient pas que le Front vienne compromettre leur domination et, avec l’appui des services américains, agirent pour revenir au régime antérieur au 18 novembre 1957, afin de provoquer une rupture profonde avec la gauche qui rendrait impossible toute nouvelle coalition.
Dès juillet 1958, l’Assemblée ayant forcé Souvanna Phouma à démissionner, la droite, avec Phoui Sananikone et Phoumi Nosavan, prenait le pouvoir. Elle mettait fin immédiatement à la coalition et à la politique de neutralité, alignant le Laos sur Saigon et surtout Washington. Au roi Sisavang Vong, qui mourut en octobre 1959, succédait son fils Savang, dont les sentiments proaméricains étaient notoires. Le gouvernement de Vientiane adoptait dans tous les domaines une politique violemment anticommuniste et anti-R.D.V.
La reprise de la guerre civile apparut dès lors comme inévitable. Depuis juillet 1959, les forces du Front patriotique, se dégageant de l’armée royale, avaient repris le contrôle total du Nord-Est. Un coup d’État de militaires neutralistes dirigés par le capitaine Kong Lê, le 9 août 1960, rendit le pouvoir à Souvanna Phouma dont on espérait qu’il pourrait conjurer la guerre civile. Mais les forces de droite, soutenues par la Thaïlande et les États-Unis, regroupées à Savannakhet, reprirent Vientiane où elles installèrent un gouvernement Boun Oum en décembre 1960. Cependant, le gouvernement Souvanna Phouma était soutenu par le Front et reconnu par la France, l’Angleterre, l’U.R.S.S., la Chine, la R.D.V. et d’autres pays. Après un accord soviéto-américain à Vienne, en juin 1961, les puissances imposèrent une reconstitution du gouvernement de coalition, présidé par Souvanna Phouma (avec Souphanouvong et Boun Oum). Une conférence de quatorze pays aboutit, après un an de négociations, à un nouvel accord de Genève sur la neutralité du Laos, le 23 juillet 1962.
Mais, dès l’année suivante, la droite forçait par le terrorisme les politiciens du Front à quitter Vientiane. Elle allait imposer ensuite à Souvanna Phouma, d’abord par un coup d’État militaire, le 19 avril 1964, puis par une pression politique, l’abandon de toute négociation et la reprise d’une politique anticommuniste et antivietnamienne. Washington entendait en effet utiliser le Laos à la fois pour faire pression sur Hanoi et pour liquider le Front patriotique, qu’il accusait de protéger la «piste Hô Chi Minh» par laquelle Hanoi ravitaillait les forces communistes au Sud-Vietnam. Quant à la droite, son but était d’éliminer la gauche (qu’elle dépeignait comme l’instrument des Vietnamiens) avec l’aide des Américains. Dans cette difficile conjoncture, les neutralistes, affaiblis, se divisèrent, se ralliant les uns au Front, les autres au gouvernement royal.
Les Américains menèrent alors au Laos une «guerre spéciale», prenant pratiquement en main l’armée royale, recrutant de nombreux partisans chez les Hmung du clan Touby Lifung, et même des mercenaires en Thaïlande. Le Front, de son côté, bénéficiait du concours des Hmung du chef Faydang, auquel se ralliaient d’autres ethnies.
Le Laos et la guerre au Vietnam
À partir de janvier 1965, l’aviation américaine, pour soutenir les opérations de l’armée royale et surtout détruire la «piste Hô Chi Minh», entreprit le bombardement massif et systématique de la zone contrôlée par le Front. Dès 1964-1965, le Laos, dont Hanoi utilisait la région orientale pour acheminer hommes et matériel vers le sud, était devenu un champ de bataille. L’aviation américaine multipliait les raids sur la zone tenue par le Front patriotique lao (Neo Lao Hak Xat) par où passaient les lignes de ravitaillement vietnamiennes. Par ailleurs, la C.I.A recrutait et armait des unités spéciales parmi la minorité meo, pour perturber et harceler les arrières du Front. En 1965 déjà, les bombardements avaient forcé 250 000 montagnards à quitter leurs villages et à se réfugier dans la vallée du Mékong tenue par les forces royales et par les Américains. Le Front s’était retiré vers les zones les moins accessibles tandis que les troupes nord-vietnamiennes venaient, à ses côtés, assurer la défense de la piste Hô Chi Minh. Malgré ce repli, le Front occupait encore 50 p. 100 du territoire laotien, mais avec seulement 30 p. 100 de la population. L’économie de la zone gouvernementale était tombée dans la dépendance complète de l’aide américaine qui finançait la majorité des importations, fournissait l’essentiel des soldes et de l’équipement de l’armée royale, prenant même complètement en charge les unités spéciales meo.
Pendant huit ans, de 1965 à 1973, le groupe de Souvanna Phouma, d’une part, et les «modérés» du Front patriotique, d’autre part, vont chercher patiemment à trouver à cette situation une solution politique qui permette au Laos de survivre en tant qu’État indépendant et unifié, et de mettre fin à l’intervention étrangère et aux souffrances et destructions qui en résultaient.
Cette recherche s’est heurtée à de multiples obstacles: Souvanna Phouma souhaitait certes reconstituer la coalition tripartite et rétablir ainsi l’unité politique du pays, mais le Front mettait comme préalable à des conversations un arrêt des bombardements américains, ce que le Premier ministre ne jugeait pas possible d’obtenir tant que les Vietnamiens ne se seraient pas retirés du Laos. La droite mettait comme condition à toute négociation ce retrait vietnamien (sans lequel elle ne pouvait espérer écraser la gauche et s’allier efficacement avec Saigon). Dialogue de sourds, renouvelé périodiquement mais qui n’empêcha pas les parties de maintenir un contact utile et qui contribua à faire prévaloir à Vientiane la conscience qu’aucune solution ne pourrait intervenir au Laos aussi longtemps que se prolongerait le conflit vietnamien.
Voie de passage sans laquelle Hanoi ne pouvait poursuivre la guerre au Sud, le Laos était condamné à rester un objectif de choix de l’intervention militaire américaine. L’ouverture des conversations américano-vietnamiennes à Paris, en mai 1968, loin d’atténuer l’épreuve du Laos, ne fit que l’aggraver, Washington s’acharnant davantage encore à priver Hanoi des moyens de continuer la guerre, soit en obtenant par voie diplomatique une évacuation du Laos par les Nord-Vietnamiens, soit en coupant la piste Hô Chi Minh par une intensification des bombardements aériens et des actions terrestres. L’activité aérienne américaine au Laos tripla ainsi au cours de l’année 1968 pour se stabiliser à une moyenne de 400 sorties par jour. En cinq ans, la zone tenue par le Front allait subir 200 000 raids et recevoir plus de 2 millions de tonnes de bombes, soit plus que l’ensemble du théâtre européen pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa vie collective fut totalement disloquée, les pertes humaines et les destructions considérables, et 700 000 personnes (les deux tiers de sa population) durent la quitter et venir se réfugier dans la zone gouvernementale. Ni ces bombardements ni les opérations aéroportées (telles que «Lam Son 719», entreprise par les Américains et les Sud-Vietnamiens en févr.-mars 1971) ne parvinrent néanmoins à couper la piste Hô Chi Minh.
Ces échecs successifs de l’action militaire la plus violente, l’étendue des destructions, la gravité de la désintégration sociale et l’aspiration générale de la population à la paix devaient finalement convaincre Vientiane de s’engager dans la voie d’un accord politique avec le Front. Celui-ci proposait le 6 mars 1970 un retour aux bases de l’accord de 1962: indépendance, souveraineté, unité et neutralité du Laos, fin de toute ingérence étrangère, cessez-le-feu, délimitation des zones de contrôle, reconstitution d’un gouvernement provisoire de coalition, élections générales démocratiques. La position du Front devait être peu à peu renforcée par ses succès militaires. Si des zones (comme la plaine des Jarres et la route no 9 reliant Tchepone au Mékong) avaient plusieurs fois changé de mains (selon les saisons), le Front, par contre, put consolider régulièrement son influence dans le nord et le sud du pays, en isolant ou neutralisant les garnisons de l’armée de Vientiane. Cette détérioration progressive de la situation militaire, la démoralisation et l’épuisement de l’armée royale, les pertes sévères subies par leurs mercenaires meo amenèrent les États-Unis, à partir de 1971, à recruter en Thaïlande une nouvelle force d’intervention.
Finalement, le rapprochement entre Washington et Pékin et la perspective d’un retrait américain du Vietnam conduisirent le gouvernement de Vientiane, qui ne contrôlait plus qu’un tiers du territoire et qui redoutait une défaite militaire, à négocier sérieusement avec le Front sur la base des propositions faites par celui-ci en 1970.
La «solution politique»: les accords de 1973-1974
La conclusion de l’accord de Paris sur le Vietnam (27 janvier 1973) eut un effet immédiat au Laos. Dès le 12 février 1973, un accord était conclu entre les parties laotiennes pour un cessez-le-feu sur place, l’arrêt des bombardements américains, le retrait des forces étrangères dans les quatre-vingt-dix jours, une délimitation nouvelle des zones de contrôle et l’ouverture de négociations pour la reconstitution d’un gouvernement de coalition. Le 14 septembre 1973, un accord de base était signé sur la reconstruction politique, la composition du nouveau gouvernement et du Conseil politique national consultatif (sorte d’Assemblée nationale provisoire). Le 3 avril 1974, après que la neutralisation des deux capitales Luang Prabang et Vientiane eut donné à la gauche les sécurités qu’elle souhaitait, le prince Souphanouvong, leader du Front, revenait triomphalement à Vientiane, où il assumait la présidence du Conseil national politique. Le 5 avril, le «gouvernement provisoire d’union nationale» entrait en fonctions sous la présidence du prince Souvanna Phouma. La paix semblait rétablie.
4. Reconstruction et développement
Ce n’était pour le Front qu’une étape. Profitant du désarroi de ses adversaires, il étend alors considérablement son influence dans la vallée du Mékong, en recourant surtout à l’intimidation. Il accroît brusquement sa pression en mai 1975, après la chute du régime proaméricain de Saigon. Des comités révolutionnaires se forment alors dans les villes de la zone de Vientiane et s’emparent du pouvoir effectif. L’administration de droite se désintègre et nombre de ses membres s’enfuient en Thaïlande. En juin, les élections générales (qui devaient avoir lieu en juillet) sont reportées sine die et la police passe complètement sous le contrôle du Front. Les services civils américains, partout harcelés, quittent le Laos et cessent leur aide. C’est alors qu’émerge publiquement ce qui était, depuis 1955, le véritable noyau secret du Front, le parti communiste, dénommé Parti populaire révolutionnaire lao (P.P.R.L.), dont le secrétaire général est Kaysone Phomvihane.
Sous la pression des comités révolutionnaires qu’il anime, une nouvelle prise du pouvoir est organisée: le 29 novembre, le roi Savang est contraint d’abdiquer à Luang Prabang. Les 1er et 2 décembre, un Congrès national extraordinaire, réuni près de Vientiane, déclare la monarchie abolie, proclame la République démocratique populaire du Laos (R.D.P.L.), dont le prince Souphanouvong est élu président (avec l’ex-roi comme «conseiller»). Le gouvernement provisoire d’union nationale démissionne et à sa place se forme un gouvernement révolutionnaire, dont Kaysone assume la direction, avec Souvanna Phouma comme conseiller. Le Conseil national politique est dissous. La minorité communiste du Front patriotique s’est ainsi emparée de la totalité du pouvoir central.
Par milliers, ceux qui ne s’accommodent pas de ce régime vont franchir le Mékong et se réfugier en Thaïlande. Le régime se durcit, envoie «en rééducation» tous ceux qu’il estime avoir été «pourris» par les facilités du régime proaméricain. C’est en partie la revanche de ceux qui ont vécu, dans les forêts, des années atroces. L’austérité est d’autant plus inévitable que l’aide américaine a cessé et que la Thaïlande soumet le Laos à un véritable blocus économique. L’économie est en plein marasme et la sécurité, à l’intérieur cette fois, se dégrade: les guérillas meo n’ont pas été réduites. En mars 1976, redoutant des complots, le gouvernement éloigne de la ville l’ex-roi. En mai, il conclut avec l’U.R.S.S. d’importants accords économiques pour obtenir l’aide indispensable et amorce un rapprochement avec la Thaïlande, rapprochement qui va être remis en cause par le coup d’État survenu à Bangkok en octobre.
Socialisme, démocratie et économie de marché
Le Laos se tourne alors davantage vers le Vietnam, avec qui il signe, le 18 juillet 1977, outre un accord frontalier, un traité d’amitié et de coopération qui permet en fait aux forces vietnamiennes de venir participer à la défense du Laos, aussi bien sur le Mékong que sur la frontière chinoise.
Mais la tension conduit, dès le printemps de 1978, le gouvernement de Vientiane à décider, à l’instar du Vietnam, une accélération de la «marche vers le socialisme», notamment par la collectivisation de l’agriculture. Plus de 2 000 coopératives sont alors mises sur pied. Mais la résistance paysanne, d’une part, les conséquences économiques et les mises en garde étrangères, d’autre part, imposent rapidement (à la fin de 1978) un changement d’orientation. La collectivisation est brutalement arrêtée en juillet 1979. La ligne nouvelle trouve son expression (et sa justification idéologique) dans la septième résolution du plénum du comité central du P.P.R.L. de novembre 1979 et le discours du 26 décembre 1979 du secrétaire général du parti, Kaysone Phomvihane. Il s’agit d’abord d’une politique économique plus pragmatique, donnant la priorité à l’amélioration immédiate des conditions de vie de la population et faisant place, dans ce dessein, à l’initiative individuelle. Préférant désormais inciter plutôt que contraindre, l’État et le Parti ont décidé d’«utiliser les côtés positifs de l’économie de marché» et de laisser opérer un certain secteur capitaliste. Les contrôles ont été considérablement réduits et le programme de collectivisation de l’agriculture a été suspendu. Le souci de la production l’emporte sur celui d’instaurer rapidement le socialisme. Les coopératives ne doivent recruter que sur la base du volontariat et, en conséquence, ont à démontrer d’abord leur utilité. De même, au lieu de chercher à s’étendre, le secteur socialisé (industrie et services) est invité à se consolider et à rechercher avant tout l’efficacité et la rentabilité (il doit en effet alimenter le budget). L’effet de ces mesures a été sensible. Le commerce a repris, la production agricole a augmenté et, les bonnes années, l’autonomie alimentaire en riz a même pu être obtenue, avec une production d’un million de tonnes de paddy. Les échanges avec la Thaïlande, bien que fort déséquilibrés en faveur de celle-ci, ont retrouvé un niveau appréciable.
En même temps, une nette détente a été observée sur le plan politique. Pour élargir sa base, le gouvernement a affirmé sa volonté de réconciliation et déclaré l’épuration terminée. Les camps de «rééducation» se sont largement vidés. Nombre d’anciens fonctionnaires de l’administration royale ont trouvé dans le nouveau régime une place où ils peuvent utiliser leurs compétences. Mais le régime attache une grande importance à la formation politique de la population et multiplie les «séminaires». Il ne cache pas qu’il a désormais davantage besoin de bons administrateurs et techniciens que de chefs de guérilla. Le parti – qui a tenu son IIIe congrès en avril 1982, le IVe en novembre 1986 et le Ve en mars 1991 – n’en continue pas moins à exercer un contrôle absolu sur l’ensemble de la vie politique du pays, mais il compte peu de membres (44 000 à la fin de 1986) et il agit surtout dans le cadre des structures du Front patriotique, devenu, en 1978, le Front d’édification nationale, qui regroupe les organisations de masse et s’adresse à toutes les couches de la population.
La détente politique et économique a eu pour effet de rendre une grande importance à ce qui restait de la «bourgeoisie nationale», mais on a assisté alors à un développement inquiétant de la corruption administrative et des trafics en tout genre, ce qui a conduit, notamment après le congrès de novembre 1986, à une certaine reprise en main et à un raffermissement, au sein du parti, de la position des «doctrinaires», une partie des cadres étant manifestement hostile aux réformes éloignant de la «voie socialiste»; priorité a été donnée à la «consolidation du pouvoir révolutionnaire». En 1987, de nombreux fonctionnaires et même des membres du gouvernement, accusés de mauvaise gestion ou de profits illégaux, ont été sanctionnés. Kaysone a néanmoins poursuivi sa politique pragmatique en 1987 et l’a même encore intensifiée en 1988: élargissement du Front d’édification nationale, allégement des contrôles sur le commerce intérieur et extérieur, autonomie accrue des entreprises nationalisées, suppression ou réduction des subventions et recherche de la vérité des prix, dévaluation de la monnaie (sept. 1987)...
Cette évolution économique, qui a eu pour résultat, au moins dans les villes de la vallée du Mékong, de mettre fin à des pénuries aiguës, n’empêche pas le Laos de demeurer un des pays les plus pauvres du monde (le P.N.B. par habitant a été évalué à 180 dollars en 1991 par la Banque mondiale). Mais la relative osmose économique et monétaire avec la Thaïlande, qui s’est dessinée en 1987-1988, modifie rapidement les données de la politique de développement.
Dans le domaine politique, le Laos s’oriente par ailleurs vers un nouvel «État de droit». La R.D.P.L., qui vivait depuis 1975 sans Constitution, s’en est enfin dotée en 1991. L’Assemblée suprême du peuple désignée en 1975 a adopté en avril 1988 une loi prévoyant l’élection des comités populaires de divers niveaux (municipalités, districts, provinces). Ces élections locales se sont déroulées en juin et en octobre 1988 (avec une participation d’environ 1 800 000 votants). L’Assemblée suprême du peuple, élue le 26 mars 1989, a examiné un projet constitutionnel élaboré par une commission spéciale et publié en juin 1990, l’a soumis à discussion populaire puis l’a finalement adopté, dans sa nouvelle forme, le 14 août 1991. Cette constitution place à la tête de la «République démocratique populaire» une présidence dotée de larges pouvoirs et attribue à l’Assemblée nationale un rôle législatif important. La nouvelle Constitution maintient le rôle dirigeant du P.P.R.L. dans le système politique, mais affirme l’égalité entre les divers secteurs économiques (État, coopératives, entreprises capitalistes privées).
En raison de l’état de santé du prince Souphanouvong, l’intérim de la présidence de la République était assumé depuis octobre 1986 par le vice-président Phoumi Vongvichit. L’Assemblée suprême du peuple, le 15 août 1991, a élu président de la République le Premier ministre Kaysone Phomvihane, à qui elle a donné comme successeur à la tête du gouvernement le général Khamtay Siphandone, le numéro trois du parti. Kaysone avait été élu peu de temps auparavant (au Ve congrès de mars 1991) président du parti, la fonction de secrétaire général, qu’il exerçait depuis l’origine, étant supprimée. Mais Kaysone est décédé le 21 novembre 1992. L’Assemblée nationale a élu, pour lui succéder à la tête de la République, Nouhak Phoumsavanh (numéro deux du parti), jusque-là président de l’Assemblée nationale. Khamtay demeure Premier ministre mais a été porté à la présidence du parti. La première génération de communistes laotiens reste ainsi fermement au pouvoir. Les 85 membres de l’Assemblée nationale ont été renouvelés, cette fois pour cinq ans, par l’élection du 20 décembre 1992.
Détente avec Bangkok et Pékin
La sécurité, qui s’était dégradée à partir de 1979 dans les provinces centrales et méridionales, a été restaurée après plusieurs opérations de nettoyage. Des maquis anticommunistes subsistent toutefois. La Chine, qui ne s’accommodait pas de l’influence prédominante du Vietnam au Laos, y a, pendant des années, infiltré des agents, en particulier parmi certaines minorités ethniques qu’elle cherchait à dresser contre les Lao; mais, donnant suite aux ouvertures faites en novembre 1986 par Vientiane, Pékin a renoué sans tarder le contact, et les deux pays ont repris en novembre 1987 leurs relations diplomatiques et économiques interrompues depuis le début de 1979. Le Laos n’en maintient pas moins des relations très étroites avec le Vietnam, mais celui-ci en a retiré en 1988 et 1989 les troupes qu’il y maintenait depuis 1977. Le Laos a signé avec lui, le 11 février 1991, un accord commercial de cinq ans.
L’influence vietnamienne a été quelque peu équilibrée, d’abord, par un renforcement des liens avec l’Union soviétique, qui, dès le printemps de 1976, a accordé au Laos une aide économique notable et l’a fait entrer, à titre d’observateur, au Conseil d’assistance économique mutuelle (C.A.E.M.) ou Comecon. Des accords ont été conclus sur la coordination des plans d’État soviétique et laotien pour 1981-1985 puis pour 1986-1990. En 1988, cinquante projets soviétiques étaient en cours de réalisation au Laos. La R.D.A. et la Hongrie apportaient, quant à elles, une aide au développement des plantations de café et de thé.
Mais l’effacement rapide de l’U.R.S.S. dans la région à partir de 1989 et l’interruption de son aide au Laos en 1991 ont donné une nouvelle impulsion aux relations avec la Chine, surtout après la visite à Vientiane, en décembre 1990, du Premier ministre chinois Li Peng.
Du côté occidental, l’aide la plus importante a été jusqu’ici celle de la Suède (transports automobiles, industrie forestière, technologie électrique et hydraulique), mais les apports japonais, néerlandais et australien sont loin d’être négligeables. Le Japon est en outre devenu, du côté «capitaliste», le principal partenaire commercial après la Thaïlande, suivi par Hong Kong et Singapour. Des organismes internationaux contribuent à financer divers projets (construction de routes ou de barrages, de collèges ou d’hôpitaux). Les relations diplomatiques avec la France, suspendues en juin 1978, ont été rétablies en décembre 1981, mais les échanges économiques demeurent très faibles en dépit d’une certaine reprise de l’aide technique et scientifique française. La communauté lao à l’étranger (environ 300 000 personnes) contribue aussi, pour quelques millions de dollars par an, à la restauration des échanges du pays avec l’étranger.
Ce sont néanmoins les relations avec la Thaïlande qui ont le plus d’impact sur la vie quotidienne du Laos. Ces relations connaissent des phases de tension et de détente. Les premières se traduisent par des blocages des transactions à travers le Mékong, qui suscitent des pénuries au Laos et ont contraint ce dernier à équiper sérieusement sa route no 9, lui donnant accès à la mer vers Danang au Vietnam. La détente entraîne au contraire une expansion des ventes thaïlandaises au Laos. À la crise frontalière qui, au début de 1988, avait opposé les deux pays a ainsi succédé une amélioration décisive de leurs relations et un développement considérable de leurs échanges. Ces échanges demeurent toutefois très déséquilibrés, en faveur de Bangkok. Redoutant une exploitation excessive de ses forêts par les Thaïlandais, le Laos a réglementé ses exportations de bois. La Thaïlande est à la fois le premier partenaire commercial du Laos, mais aussi le premier investisseur, avec un total de 108 millions de dollars en décembre 1991, devant les États-Unis (61,4) et la France (13,7).
Conséquence directe de cette ouverture économique, la croissance au Laos a été comparable à celle de la Thaïlande (8 p. 100 en 1990, 9 p. 100 en 1991), mais elle n’est sensible que dans les villes de la vallée du Mékong et leur proche périphérie. Le déficit budgétaire reste considérable et l’aide étrangère, qui le finançait précédemment, est plus difficile à obtenir. Dans le cadre de sa nouvelle politique, l’État a choisi de privatiser: 400 des 600 entreprises qu’il possédait auraient ainsi été transférées à «d’autres formes de propriété». L’État reconnaît de toute façon la propriété privée et depuis 1988 autorise les investissements étrangers (même de 100 p. 100).
Faute d’épargne nationale et ne disposant que de très faibles excédents exportables, le Laos ne peut se développer qu’en faisant appel à l’aide extérieure. Son gouvernement, décidé à poursuivre sa «marche vers le socialisme» mais ayant réalisé que la période de transition exigerait plusieurs quinquennats, s’est fixé une série de priorités. La socialisation de l’agriculture, base de l’économie, a repris, et 4 000 coopératives rassemblent désormais 71 p. 100 des familles paysannes. Mais, si le secteur d’État et le secteur coopératif sont favorisés, une large place a été faite, d’une part, à l’économie de marché, pour améliorer les conditions de vie de la population, et, d’autre part, aux réformes des méthodes de gestion. Entre le parti et la bourgeoisie nationale, entre le socialisme marxiste, le bouddhisme et le capitalisme, le Laos n’a sans doute pas encore trouvé sa voie durable. Sa marge de manœuvre et sa liberté de décision dépendent de la façon dont il pourra, peu à peu, équilibrer entre elles les diverses contributions étrangères, consolider sa sécurité et créer les bases d’un régime démocratique populaire et d’une véritable économie nationale.
5. L’art du Laos
Architecture religieuse
L’art lao est essentiellement religieux. Des œuvres d’art ont été accumulées dans les monastères, les vat . On y a multiplié les constructions, toutes enrichies d’admirables décors architecturaux. On désigne habituellement le sanctuaire sous le nom très imprécis de « pagode ». C’est le plus souvent une salle rectangulaire ouverte à l’est par un porche et prolongée, parfois, à l’ouest, par un second porche. À l’intérieur, la salle peut être divisée en trois ou en cinq nefs par des rangs de colonnes: au fond s’élève l’autel bouddhique chargé d’innombrables statues du Buddha en maçonnerie, en bois, en bronze; sur les murs se déroulent parfois des fresques, tandis que le sanctuaire reçoit un mobilier précieux. Dans le Tran-ninh et la région de Luang Prabang, le sanctuaire est couvert d’un immense toit en bâtière aux pentes incurvées; à ses extrémités, l’arête du toit se relève en cornes faîtières. Ces toits, qui protègent l’édifice comme de larges ailes, découvrent, au-dessus des porches, de grands pignons ornés de frontons sculptés. Dans la région de Vientiane et la principauté de Champassak, les sanctuaires sont plus élevés; il arrive que, sous le toit en bâtière, un toit inférieur en appentis à quatre pentes couvre un péristyle. Un des meilleurs exemples de ce type est sans doute le Vat Phra Keo de Vientiane, relevé de ses ruines.
Aux abords du sanctuaire s’élèvent des st pa , les that . Sensiblement différents des st pa indiens, les that lao présentent une grande variété de formes. Les that hémisphériques sont rares. La forme en cloche posée sur un soubassement rappelle les st pa de Thaïlande et de Birmanie. La forme la plus typique du Laos comprend, au-dessus d’un soubassement mouluré, un bulbe galbé, appelé parfois «bulbe en carafe». C’est cette forme qui a été reconstituée au sommet du That Luang de Vientiane.
Les cours des monastères abritent encore de nombreux édicules: salles de réunion, chapelles, bibliothèques. Imitant parfois la forme de tout petits sanctuaires, les chapelles sont le plus souvent de modestes constructions entièrement maçonnées, voûtées d’un berceau brisé; d’un côté, sous un arc richement décoré, elles s’ouvrent par une porte aux vantaux ciselés. Destinées à abriter les manuscrits, les bibliothèques sont un peu plus vastes que les chapelles. Vientiane possède deux bibliothèques originales: à Vat In Peng, l’édifice, en forme de huche à pain, conserve une partie de son décor stuqué; à Vat Sisakhet, les toits étagés de l’élégante bibliothèque révèlent une influence birmane.
Le décor et le mobilier
Sur les murs des sanctuaires et des that , les artistes lao ont modelé toute une parure en stuc parfois enrichie de plomb vitrifié: palmettes, rangs de pétales de lotus, animaux affrontés, personnages en prière. Du sanctuaire, actuellement détruit, de Yot Keo, à Vientiane, le décor stuqué a été partiellement préservé, en particulier deux orants aux lignes très belles. Presque tous les sanctuaires de quelque importance présentent, au-dessus de leurs baies en trapèze, un riche décor figurant, en bas relief, des architectures à étages décroissants surmontés d’une flèche, motifs d’une grande élégance qui couronnent harmonieusement les baies.
La blancheur des murs fait ressortir la décoration en bois sculpté et doré, enrichie de paillettes émaillées or, argent, carmin, turquoise. Des frontons décorent les pignons; sous l’entrait, le fronton se prolonge par un pendentif ouvragé descendant entre deux arcs jumelés. Le décor végétal peut couvrir tout le triangle du fronton en une seule composition autour d’un personnage central; mais, fréquemment, la surface est divisée en caissons. Orants et figures mythiques animent les volutes de feuillage. Les vantaux des portes comptent parmi les plus beaux de l’Asie du Sud-Est. Aux portes principales des grands monastères, les artistes ont sculpté, sur fond de rinceaux, les gardiens du sanctuaire, gracieuses figures au corps souple, richement parées, auréolées d’un nimbe flamboyant. Lorsque l’influence chinoise se fait sentir, les gardiens sont des guerriers barbus. Les bords du toit sont soutenus par des consoles en bois en forme de n ga ou d’oiseaux mythiques; on tend aujourd’hui à leur donner plus d’importance; ainsi, sur les consoles d’un édifice de Vat Xieng Thong à Luang Prabang, se déroulent des scènes du R m yana.
L’intérieur des sanctuaires renferme, dans la pénombre, tout un mobilier en bois chatoyant de dorure et d’émail: chaires à prêcher, pupitres, porte-luminaire, autels-reposoirs, hang-lin , coffres à manuscrits. Les chaires sont de petits pavillons au toit effilé dont les angles redentés sont soutenus par des colonnettes dressées sur un socle élevé. Les reposoirs ont une forme assez analogue, mais leur couverture ne comporte pas de flèche, car son centre est percé d’un orifice pour laisser passer l’eau des ablutions coulant du hang-lin. Le hang-lin est une sorte de gouttière dont une extrémité, sculptée d’un oiseau, forme le réceptacle des eaux parfumées que les fidèles versent pour ondoyer les images saintes; les eaux s’écoulent le long du canal orné d’écailles, corps d’un makara à la gueule ouverte d’où surgissent les têtes d’un n ga formant déversoirs.
Statuaire et peinture
Des influences khmères se sont exercées sur la statuaire lao à ses débuts. Le Pra Bang, image du Buddha palladium du royaume, vint du Cambodge au XIVe siècle. L’iconographie bouddhique de Thaïlande et de Birmanie a également marqué le Laos. Cependant la statuaire lao qui, à partir de cette iconographie, a multiplié les images de Buddha, présente une réelle originalité.
Le Buddha lao classique a un visage ovale aux arcades sourcilières fortement incurvées; l’œil au regard méditatif est souvent incrusté de nacre ou d’argent; le nez busqué prend, au XVIIIe siècle, une forme en bec d’aigle; l’oreille au lobe étiré est extrêmement stylisée. L’u ルユi ルa (protubérance au sommet de la tête), couvert de boucles comme le crâne, est surmonté d’une flamme ou d’une pointe. Le costume monastique couvre tout le corps ou découvre une épaule selon l’attitude du Bienheureux.
Dans ces représentations, les artistes n’ont pas cherché le naturalisme, mais la figuration des caractères fixés par les textes; ils n’ont pas craint la stylisation à l’extrême de ce corps si lumineux que le buste et le vêtement inférieur transparaissent sous le manteau monastique. Une école de sculpture s’est attachée à modeler le corps du Buddha idéalisé, long et mince, d’une parfaite harmonie de lignes. Pourtant, sur quelques petites images, l’artiste, se dégageant des canons habituels, a réussi à exprimer une réelle émotion; on citera seulement un groupe de collection royale représentant deux disciples pleurant sur le corps du Buddha quittant cette vie.
La peinture est sans doute l’art qui a le plus souffert. Il ne reste que peu de fragments anciens sur les façades peintes protégées seulement par des porches. En revanche, sur les murs de Vat Pa Ké à Luang Prabang, une fresque, composée en registres, enrichit le sanctuaire de ses tons doux relevés de quelques taches vives. Ailleurs, des peintures au pochoir sur fond rouge ou noir content des épisodes des existences antérieures ou de la dernière vie du Buddha. Continuant des traditions anciennes ou les renouvelant, des peintures ont été récemment exécutées selon cette technique sur les murs de Vat Xieng Thong à Luang Prabang. Elles témoignent du sens de la vie et du merveilleux de l’art lao, en même temps que de sa fidélité à ses traditions.
Laos
(République démocratique populaire lao) état de l'Asie du Sud-Est. V. carte et dossier, p. 1459.
Encyclopédie Universelle. 2012.