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PHILOLOGIE
PHILOLOGIE

Le sens du mot «philologie» (spécialement imprécis dans l’usage français) ne peut guère se définir que par opposition avec d’autres termes, parfois à peine moins vagues: linguistique, critique littéraire, histoire de la littérature. Le champ d’application de la philologie recouvre partiellement les divers domaines ainsi désignés, tout en conservant une spécificité qui, il est vrai, s’est beaucoup estompée durant la première moitié du XXe siècle. Cette ambiguïté est la conséquence de l’ancienneté du mot, qui véhicule un certain nombre de notions très antérieures à la formation des sciences modernes: contradiction qu’a fait ressortir la diffusion, depuis environ 1920, des méthodes dites structurales.

Dans son acception la plus générale, la philologie peut être considérée de trois points de vue: elle vise à saisir, dans leurs manifestations linguistiques, le génie propre d’un peuple ou d’une civilisation et leur évolution culturelle; elle résulte de l’examen des textes que nous a légués la tradition en question; elle embrasse non seulement la littérature, mais tout l’écrit. Dans la pratique, la philologie tend à se ramener à l’interprétation textuelle des documents.

On peut donc dire à la fois qu’elle est et qu’elle n’est pas une discipline particulière: elle l’est, dans la mesure où elle traite de questions bien distinctes (ainsi, l’histoire des manuscrits d’un texte, la comparaison critique des variantes); elle ne l’est pas, dans la mesure où toutes les questions dont elle s’occupe constituent les éléments d’un système compact, le passé humain, en tant que nous cherchons à le comprendre dans le présent.

De toute manière, la philologie est ainsi liée à une conception de la continuité historique. Elle se fonde sur l’idée d’une société rassemblée par le lien du langage et dont l’existence englobe la durée entière d’une tradition: sa fonction consiste à maintenir les monuments de cette dernière dans le plus grand état de pureté, afin d’en préserver le contenu, spécialement dans les domaines où prédominent les valeurs imaginatives ou esthétiques – littérature, mais aussi, quant à leurs sources écrites, religion et philosophie, historiographie, droit, etc. En ce sens, il n’est pas douteux que la philologie constitue l’une des marques et des clés de la civilisation européenne gréco-latine, telle qu’elle s’est maintenue, avec une certaine cohérence, jusqu’au XIXe siècle.

1. L’Antiquité

Dès le VIe siècle avant notre ère se marque, dans le monde hellénique, le besoin d’authentifier et d’expliquer les grandes œuvres de la tradition poétique, spécialement celles d’Homère. D’où l’élaboration de gloses, scolies et paraphrases, auxquelles s’ajoutent bientôt les analyses de la rhétorique. Cet ensemble de recherches et de spéculations, dont les sophistes établirent les fondements, reçut le nom de 﨏晴凞礼凞礼塚晴見 dérivé de 﨏晴凞礼凞礼塚礼﨟, proprement «amateur de mots». La Rhétorique et surtout la Poétique d’Aristote peuvent être considérées comme des produits de cette première «philologie». La doctrine y prend corps. Elle sera pratiquée et développée dès lors par les lettrés et les grammairiens plutôt que par les philosophes. Mais c’est à partir du IIIe siècle avant J.-C. que l’épuisement de la veine créatrice de la poésie grecque entraîne une valorisation du passé et de la philologie, dont celle-ci profite pour s’émanciper et conquérir son indépendance. Cette transformation s’opère dans les cercles de lettrés groupés autour des bibliothèques qu’ont réunies les Attalides à Pergame et surtout les Ptolémées à Alexandrie. Les plus grands philologues des IIIe et IIe siècles sont les bibliothécaires d’Alexandrie, comme Zénodote et Aristarque: ils s’attachent surtout à retrouver, dans la masse des variantes et des gloses, la forme authentique des textes littéraires; ce faisant, ils en fournissent une exégèse reposant sur l’histoire, la géographie, la mythologie. Dès le IIe siècle, des Grecs importent cette science à Rome (où le grec 﨏晴凞礼凞礼塚礼﨟 sera traduit le plus souvent par grammaticus ). Au Ier siècle avant J.-C., Varron fournit, spécialement dans son De lingua latina, une somme philologique latine qu’on exploitera jusqu’à la fin de l’Antiquité. Cependant, assez tôt, les travaux philologiques perdent leur originalité, tendent à la compilation encyclopédique, en marge des auteurs classiques. L’école des philologues des IIIe, IVe et Ve siècles de notre ère – Cassius Longinus, Porphyre, Donat, Servius, Macrobe, Priscien – eut du moins l’inestimable mérite de transmettre au Moyen Âge et aux époques ultérieures à peu près tout ce que nous avons conservé de la littérature antique, ainsi que diverses techniques d’interprétation (grammaire, rhétorique), d’où est sortie, indirectement, la linguistique moderne. L’Africain Martianus Capella (Ve s.) mérite une mention très particulière: son De nuptiis Philologiae et Mercurii demeura pendant des siècles l’un des fondements de la culture libérale. Sous le voile de l’allégorie, il raconte l’accession de Philologia au rang des dieux, par l’effet d’un mariage où se réconcilient les éléments de la nature et où tous les arts trouvent leur unité.

Le De nuptiis marque l’aboutissement d’un effort de pensée qui, parti d’Isocrate et du Stagirite, finit par regrouper, autour des chefs-d’œuvre de la poésie, les parties disjointes du savoir humain et les valorise par cette fonction. Mais le monde antique n’attribue pas au passé comme tel une vérité: l’histoire n’est que de l’individuel. Aussi la philologie est-elle contact savoureux avec le particulier, étude de la lettre, grammaire, en même temps que commentaire anecdotique. Elle comporte ainsi quatre «moments»: recherche et lecture du texte correct, explication des mots et des choses devenus incompréhensibles, information sur l’auteur et les circonstances de la genèse de l’œuvre, jugement qualitatif sur celle-ci. Cependant, très tôt, se posa la question de la pluralité possible des sens: d’où une tendance à l’exégèse allégorique, en particulier chez les stoïciens hellénistiques.

Les premiers Pères de l’Église – Origène, Ambroise, Augustin – accentuèrent cette tendance, dans leur désir de ramener tout écrit à l’Écriture. C’est pourquoi, durant les siècles médiévaux, les lettrés qui s’élevèrent à une conception d’ensemble des connaissances livresques rapportèrent celles-ci à la théologie ou à la philosophie, dans lesquelles ils voyaient leur source et leur fin: la philologie antique était tombée dans l’oubli, du moins en Occident, car elle survécut à Byzance jusqu’au XIVe siècle; le mot même sortit d’usage et les langues occidentales ne l’empruntèrent pas de nouveau au latin avant les XIVe-XVe siècles; de Martianus Capella, on n’avait retenu que l’encyclopédisme, on ne percevait plus la vision centrale. Depuis Cassiodore (VIe s.), l’héritage de la culture latine avait passé aux moines. Les écoles de scribes irlandaise (VIe-VIIe s.), anglo-saxonne (VIIe-VIIIe s.) et carolingienne (IXe-Xe s.) préparèrent matériellement la future renaissance des études antiques, en recopiant d’innombrables manuscrits ; mais leur activité ne fut jamais considérée que comme préliminaire à l’interprétation théologique. L’exégèse allégorique de l’écrit est alors polarisée par une conception symboliste du réel, qui – à quelques notables exceptions près, comme Loup de Ferrières au IXe siècle, Jean de Salisbury au XIIe siècle – détourne le lecteur du souci de pureté textuelle: un penchant dominant pousse au contraire à intégrer au texte sa glose. Quant à l’histoire, elle n’est perçue que par rapport au présent, dont elle constitue l’amplification exemplaire, ou qu’elle préfigure.

2. La Renaissance

Cette mentalité commence à changer dès le XIIe siècle, en Italie, avec la découverte de la médecine antique (Salerne) et du droit romain (Bologne): le recours au texte – et à un texte sûr, exigé par ces sciences (et bientôt par d’autres, en un temps où toute science est d’abord livresque) – ramène en partie à l’ancienne attitude philologique. Dès la fin du XIIIe siècle se multiplient les identifications de manuscrits antiques; au XIVe siècle, de grands secteurs de la «littérature» (scientifique ou poétique) de l’Antiquité réapparaissent ainsi au jour. La chute de Constantinople chasse vers l’Occident des savants byzantins, qui y introduisent leurs méthodes de lecture. Léonce Pilate enseigne le grec à Florence après 1360; en 1396, Manuel Chrysoloras y reçoit une chaire. Quoique l’Antiquité grecque demeure, jusqu’au XVIIIe siècle, mal connue et attire peu les curiosités, la philologie a repris vie. Elle constitue le fondement de l’humanisme, en Italie d’abord (de Pétrarque à Poliziano), puis dans le reste de l’Europe. La littérature antique est sentie comme fournissant les plus parfaits modèles d’humanitas (Érasme); d’où l’importance que prend à nouveau la notion d’antiquité des textes (dont l’imprimerie permet de multiplier les éditions); à quoi s’ajoute, sous l’influence de l’esprit scientifique nouveau, le souci de déterminer les sources: souci qui contient en germe l’idée d’une histoire des formes d’expression. On ressent avec acuité l’opposition entre le passé et le présent, mais on tente de la surmonter en revivant le passé, tel qu’il fut, dans le cadre du présent.

La philologie est à la fois l’étude des mots (explanatio ) et des choses (herméneutique). Elle comporte deux tendances, l’une plutôt formelle, l’autre plutôt historique et encyclopédique. La première domine chez Jules-César Scaliger (1484-1558), Italien fixé en France, auteur d’une Poétique , tandis que la seconde l’emporte chez son fils, Joseph-Juste (1540-1609), l’un des plus grands philologues de son temps, lanceur d’idées, créateur de l’épigraphie, premier à avoir pressenti l’histoire de la langue latine et, par la chaire qu’il occupa à Leyde, le promoteur de l’école hollandaise du XVIIe siècle (Vossius, Heinsius, Grotius). L’esprit de Scaliger devait renaître, au début du XVIIIe siècle, à Cambridge, chez Richard Bentley (1662-1742), avec qui la critique formelle des textes devient le centre vivant des études philologiques. En France, la tendance encyclopédique domine: Guillaume Budé (1468-1540) est à l’origine de la création du Collège de France, où l’on enseigne le grec et l’hébreu à côté du latin; Robert Estienne (1503-1559) et son fils Henri (1531-1598), imprimeurs et humanistes, constituent le double Thesaurus de la langue latine et de la grecque. Quelle que soit l’orientation des recherches, la personnalité de l’éditeur et du critique se trouve inextricablement liée à celle de l’auteur, dont l’œuvre est ainsi reproduite: sensibilité stylistique, flair linguistique, goût jouent en cela un rôle prépondérant. Le but de l’opération philologique consiste à faire, de l’acte de lecture, une démarche assurée; à permettre au lecteur de revivre le texte avec l’esprit de l’auteur même.

3. XVIe et XVIIIe siècles

Cette «renaissance» est concentrée sur l’étude des œuvres de l’Antiquité. Pourtant, dès la fin du XVIe siècle, un intérêt se manifeste, chez quelques érudits, pour des traditions plus proches: en 1650, Ménage publiera ses Origines de la langue française et, en 1678, Du Cange son Glossarium mediae et infimae latinitatis . La philologie s’ouvre au monde moderne. Au milieu du XVIIIe siècle, Lacurne de Sainte-Palaye (1697-1781) collectionne les manuscrits médiévaux, étudie l’histoire des troubadours, jette les premiers fondements d’une grammaire comparée des langues romanes et laisse en mourant un monumental Dictionnaire historique de l’ancien langage français. En 1733 a commencé la publication, par les bénédictins de Saint-Maur, de l’Histoire littéraire de la France , immense recueil qui consacre l’existence d’une branche de la philologie spécialisée dans l’étude et l’interprétation des œuvres du Moyen Âge. À côté de la «philologie classique» se crée ainsi le premier germe d’une «néophilologie», dont l’objet est la tradition représentée par les textes d’époque postantique, rédigés dans l’une ou l’autre des langues modernes; néophilologie qui pourrait, du reste, revendiquer quelques précurseurs plus lointains, comme les éditeurs des «chansonniers» des XIIIe et XIVe siècles et certains grammairiens du XVIe. Vers 1800 existe ainsi d’ores et déjà, à côté d’une «philologie romane», une «philologie germanique», que suivront au XIXe siècle des philologies anglaise, slave, puis d’autres désignées d’après la famille des langues aux documents desquelles elles s’appliquent. C’est, virtuellement, la totalité du patrimoine culturel européen qui devient, dans ses témoignages écrits, l’objet d’un inventaire, d’une remise à jour et d’une élucidation. Cette vaste entreprise culminera vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

Cependant, dès avant le milieu du XVIIIe, s’était dessiné, parallèlement à toutes ces recherches, un mouvement de pensée tendant à les valoriser en réexaminant la notion même d’histoire. Le nom du Napolitain Giambattista Vico (1668-1744) s’attache, dans cette perspective, à une réaction anticartésienne qui se marque à travers ses ouvrages parus en 1721 (De constantia philologiae ), 1725 (La Scienza nuova ) et 1744 (nouvelle version du même ouvrage). Vico annonce l’avènement d’une science nouvelle et totale dont l’objet est le monde historique, par opposition au monde naturel. Cette science, qui se confond en pratique avec la philologie, constitue une connaissance de l’homme dans son développement collectif: la poésie en est une partie, comme l’érudition et la grammaire. Il existe un lien entre la certitude historique et la vérité, entre la philologie (fondée sur l’étude des œuvres de la volonté humaine) et la philosophie (fondée sur la raison).

4. Première moitié du XIXe siècle

La seconde version du grand livre de Vico fut traduite en français par Michelet sous le titre de Principe de la philosophie de l’histoire (1827): titre inexact mais significatif, car le concept qu’il exprime est alors familier aux plus grands philologues, spécialement en Allemagne. Le philosophe Schelling (1775-1854) assigne à la philologie la tâche de percevoir et d’exposer, en vertu d’une intuition quasi poétique, l’histoire des œuvres de l’art et de la science. L’helléniste F. A. Wolf (1759-1824) fait alors figure de chef de l’école philologique allemande: à la suite de son maître C. Heyne (1759-1812), il substitue à la traditionnelle notion d’«humanités» l’idée d’une «science de l’Antiquité» (Altertumwissenschaft ) qui tend à saisir l’étude gréco-latine comme totalité. A. Boeckh (1785-1867) atteint, dans cette voie, à une vue philosophique de son objet: les faits historiques sont en eux-mêmes un savoir, ils impliquent une idée, que la philologie a pour but de découvrir et d’expliciter. La spécificité de cette science provient de ce qu’elle porte ainsi sur le contenu de la conscience que, dans le passé, l’homme eut de lui-même. Sa validité se fonde sur la continuité du langage, d’où sa relative indépendance par rapport aux autres sciences historiques. Une attitude comparable se retrouve chez W. von Humboldt (1767-1835), chez F. Schlegel (1772-1829), orientaliste et humaniste, chez le germaniste J. Grimm (1785-1863). En France, où F. Raynouard (1761-1836), J. Sismondi (1773-1842), puis P. Paris (1800-1881), F. Michel (1809-1887) et d’autres ont entrepris un vaste dépouillement de textes médiévaux et formulent les premières interprétations globales, l’arrière-plan philosophique est beaucoup moins sensible. Nulle part, du reste, la critique formelle ne perd ses droits: elle constitue le fondement réel de tout travail philologique. K. Lachmann (1793-1851), helléniste, latiniste et germaniste, en affine les méthodes et expose, dans la préface de son édition du Nouveau Testament grec (1842), puis dans celle de sa reconstruction de Lucrèce (1850), une technique de classification des manuscrits et d’établissement des textes. Cette méthode, dite des fautes communes (déjà suggérée par J. A. Bengel en 1734, mais qui ne fut scientifiquement appliquée qu’à partir de la fin du XIXe s.), permet de dresser un arbre généalogique (stemma ) des manuscrits d’une œuvre donnée, arbre permettant de dégager des critères de valeur et des principes de reconstitution. Fortement attaquée, au début du XXe siècle, spécialement par des savants comme Joseph Bédier, la méthode lachmanienne, modernisée, est encore largement utilisée aujourd’hui. Il reste que, dans l’usage général des années 1815-1850, le mot «philologie» désigne tantôt une sorte de science universelle de la littérature, tantôt une «étude générale des langues» (définition de Schlegel en 1818), tantôt l’étude des documents écrits et de leur transmission; vers 1840 apparaît l’expression de «philologie comparée».

5. La grande époque

Cet ensemble trop vaste de disciplines ne pouvait pas ne pas éclater, par l’effet de l’accroissement de la matière et du perfectionnement même des méthodes, contribuant à dissocier des problèmes jadis connexes. La période qui s’étend de 1860 à 1920 environ, âge d’or des études philologiques, a mené à bien la tâche gigantesque de restituer à nos yeux et de nous rendre familier à peu près tout ce qui a matériellement survécu jusqu’à nous des multiples civilisations de l’écriture. Ce travail a été, pour l’essentiel, accompli dans l’esprit positiviste et scientiste de la fin du XIXe siècle: d’où une forte tendance au repliement sur le «fait» (texte et source) et une sorte d’atomisation de la matière, qui en a favorisé la dispersion entre des branches d’études divergentes. C’est ainsi que s’impose progressivement, dès avant 1900, une spécialisation d’où finira par sortir une pluralité de sciences pratiquement autonomes. G. Gröber, vers 1880, distinguait une «philologie réelle» (Sachphilologie ), liée aux textes, et une «philologie pure», consacrée à l’étude des documents anciens de la langue. La distinction la plus nette s’opéra (sauf quant aux langues classiques) entre ce qui est de la langue comme telle et ce qui est la littérature comme expression. Cette division, phénomène tout à fait nouveau, s’accusa dès lors de plus en plus: elle s’inscrivit, en particulier, dans les structures de l’enseignement universitaire. Tandis que se dégageait, en partie grâce aux néo-grammairiens, une linguistique bientôt indépendante, l’histoire de la littérature se constituait avec ses propres méthodes et son idéologie particulière. De la critique des textes se dégageaient la paléographie et la codicologie; de leur interprétation, la stylistique. Les réactions de certains contre ce qui leur apparaissait comme un émiettement freinèrent à peine cette évolution. En 1947 encore, le stylisticien belge S. Étienne, proposant une Défense de la philologie , définissait cette dernière comme l’étude irremplaçable et irréductible du texte dans son rapport interne avec l’auteur.

Il n’en reste pas moins que, durant le demi-siècle en question, ont enseigné et publié la plupart des philologues dont l’œuvre forme la base de nos connaissances historiques dans les domaines de la langue et de la littérature; ainsi, parmi les romanistes, G. Paris (1893-1903), G. Bertoni (1878-1942) et G. Gröber. C’est alors qu’ont été constituées la plupart des grandes synthèses qui, même si elles ont considérablement vieilli, demeurent fondamentales sur bien des points: le Grundriss der romanischen Philologie (1889-1898) de G. Gröber, le Grundriss der germanischen Philologie (1891-1902) de H. Paul, la Realenzyclopädie der Altertumwissenschaft de A. Pauly et G. Wyssowa. C’est alors que furent lancées les nombreuses revues savantes, dont beaucoup subsistent encore et conservent dans leur titre le souvenir de la «philologie» de 1900: Zeitschrift für romanische Philologie , Revue belge de philologie et d’histoire , Zeitschrift für französische Sprache und Literatur , Neophilologus , Neuphilologische Mitteilungen , Modern Philology , Classical Philology , L’Année philologique , Cultura neolatina , Romania et bien d’autres. Le centre d’intérêt de ces publications, quelle que soit la manière dont elles se sont rénovées, demeure l’établissement, l’édition et l’interprétation linguistique ou historique de textes rédigés dans une langue vieillie, appartenant à des époques plus ou moins reculées de notre passé.

6. Situation actuelle

Des buts que visait jadis la philologie, seul le premier (l’établissement du texte authentique) demeure spécifique; les autres (interprétation, jugement qualitatif) relèvent de disciplines diverses ou même ont cessé d’être considérés comme scientifiques (ainsi, jusqu’à un certain point, la recherche des sources). L’étude philologique d’un document comporte sa datation, son déchiffrement (paléographique, codicologique ou bibliologique), la collation des versions, l’examen comparatif et critique des variantes, la recension du texte (vérification sur l’original ou par rapport à d’autres éditions), l’émendation, le classement et l’interprétation des fautes, le repérage des interpolations, l’établissement des critères d’authenticité; tâches diverses qui trouvent leur aboutissement commun dans la composition d’une «édition critique». Celle-ci rassemble et classe un matériel dont l’élaboration finale demeure réservée au linguiste, à l’historien ou au critique: données objectives résultant synchroniquement de l’examen des «leçons» du texte, diachroniquement de la tradition manuscrite, et que réunit, en note ou en appendice, un «apparat critique». Depuis 1950-1960, une tendance générale s’est marquée à mécaniser, grâce à l’emploi d’ordinateurs, l’établissement des textes critiques: les questions théoriques que pose l’emploi d’une telle technique ont fait l’objet de nombreuses discussions. L’informatique fascina les philologues dans les années 1970-1980. Elle rendit possible la «critique génétique». Par la suite, l’enthousiasme retombe: utile à la collecte des faits, l’informatique paraît stérile sur le plan notionnel. Si un accord global règne sur la nature et les moyens des opérations philologiques, il n’en va pas de même au sujet de la finalité d’une édition critique. Sur ce point s’affrontent des opinions mal conciliables, fondées en dernière analyse sur des conceptions opposées de la nature de l’écrit: l’on admet (au moins implicitement) ou bien que tout texte possède un état de perfection idéal, extérieur à ses réalisations particulières, ou bien au contraire que toute réalisation particulière possède une authenticité irréductible. Quant à l’interprétation du texte, une fois que celui-ci a été établi, elle est revendiquée par la stylistique, elle-même branche, mal identifiée, soit de la linguistique soit d’une science hypothétique de la littérature; dans la mesure où cette interprétation fait appel à l’univers sémantique de l’auteur, elle relève de la sémiologie ou de l’histoire des institutions et des mentalités, voire de l’étude des mythes individuels et collectifs telle que la rendent possible aujourd’hui l’ethnographie, la sociologie ou la psychanalyse.

On comprend que, dans ces conditions, la notion de philologie se soit beaucoup appauvrie et que le mot lui-même montre une tendance à tomber en défaveur. Trop large, si on le prend dans son acception ancienne, pour avoir la précision qu’exige la science actuelle, il fait double emploi, dans son sens étroit, avec l’expression plus claire de «critique textuelle». On remarque du reste, à cet égard, des différences d’usage de langue à langue; sur le continent européen, le mot entre plutôt dans le champ sémantique des études littéraires, alors qu’en anglais il se rapporte davantage à la langue: comparative philology y désigne en fait la linguistique comparée et historique par opposition à la linguistique descriptive. En français, en dehors de la terminologie figée de l’enseignement, le mot semble moins vivant et de contenu plus restreint qu’en allemand ou en italien. Ce recul et ces variations s’expliquent par la vogue même qu’eut «philologie» aux temps d’un historicisme dépassé.

Il n’en reste pas moins que c’est en Allemagne, où quelque chose de la tradition du XIXe siècle s’est mieux maintenu, que le XXe a connu ce qui apparaîtra peut-être un jour comme la dernière génération des grands philologues: ainsi, parmi les romanistes, E. R. Curtius, L. Spitzer et E. Auerbach, morts tous trois dans les années 1960. Tandis que leurs collègues germanistes restaient davantage attachés à l’histoire culturelle dans sa forme la plus large (Geistesgeschichte ), ces savants identifièrent le fondement de la philologie avec le rapport intime, très particulier, qu’entretient l’œuvre littéraire avec son lecteur, rapport de possession de la part de celui-ci (alors qu’on ne «possède» pas une œuvre plastique). L’ouvrage écrit a donc un mode d’existence plus libre et multiple (grâce aux éditions) que tout autre, il provoque l’intérêt de manière plus instante. Il est en effet un produit du langage, il accueille de façon plus immédiate une expérience qu’il implique et à laquelle forme et contenu s’accordent spontanément en vertu des fonctions naturelles de la langue. Largement empiristes, caractérisés par leur extrême retenue à l’égard des problèmes théoriques, Curtius et Auerbach en particulier tentèrent de revaloriser la philologie en désignant de ce nom l’effort qu’ils faisaient pour retrouver, dans les écrits de l’humanité, le témoignage qu’elle porte d’elle-même depuis les quelques millénaires qu’elle est apparue au niveau de l’histoire, c’est-à-dire à l’âge de l’expression. Conscient de ses racines idéologiques, Auerbach définissait la «philologie romane» comme l’un des rameaux de l’arbre de l’historicisme romantique, lequel avait ressenti le fait historique de la Romania comme «une totalité sémantique» (Sinnganzes ). Il est douteux que l’orientation que prennent actuellement les sciences humaines laisse encore place à des tentatives individuelles de ce genre.

N. E. Enkvist proposa naguère plus modestement un schéma triangulaire des sciences du langage: critique littéraire (esthétique, historique, sociologique), linguistique descriptive et «philologie» (critique textuelle et stylistique), se conditionnant respectivement. Il concluait, il est vrai, que les éléments de ce triangle sont aujourd’hui dissociés, d’où l’absorption de plus en plus manifeste de la critique littéraire par la linguistique.

philologie [ filɔlɔʒi ] n. f.
• 1690; « amour des lettres, érudition » XIVe; lat. philologia, mot gr.
1Connaissance des belles-lettres; étude historique des textes.
2(1818) Étude d'une langue par l'analyse critique des textes. Philologie romane, germanique. Certificats de grammaire et philologie. aussi linguistique.
Spécialt Étude formelle des textes dans les différents manuscrits qui nous ont été transmis ( épigraphie, manuscriptologie, paléographie).

philologie nom féminin (latin philologia, du grec) Ancienne science historique qui a pour objet la connaissance des civilisations passées grâce aux documents écrits qu'elles nous ont laissés. Étude d'une langue, fondée sur l'analyse critique de textes écrits dans cette langue. Établissement ou étude critique de textes, par la comparaison systématique des manuscrits ou des éditions, par l'histoire.

philologie
n. f. Didac. étude d'une langue, de sa grammaire, de son histoire d'après les textes. Philologie grecque, latine, romane, etc.

⇒PHILOLOGIE, subst. fém.
A. —[Surtout au XIXes.] Étude, tant en ce qui concerne le contenu que l'expression, de documents, surtout écrits, utilisant telle ou telle langue. Sans De Sauves, j'enseignerais la philologie, moi! (PAILLERON, Âge ingrat, 1879, I, 6, p.23). V. aussi infatigable ex. 2:
1. La langue n'est pas l'unique objet de la philologie, qui veut avant tout fixer, interpréter, commenter les textes; cette première étude l'amène à s'occuper aussi de l'histoire littéraire, des moeurs, des institutions, etc.; partout elle use de sa méthode propre, qui est la critique.
SAUSS. 1916, p.13.
♦[Avec adj. évoquant le domaine ling.] Philologie romane, sémitique. Curtius, philologue distingué, connu surtout par ses Principes d'étymologie grecque (1879), a été un des premiers à réconcilier la grammaire comparée avec la philologie classique (SAUSS. 1916 p.16).
Rare. [Avec un adj. évoquant un niveau de lang.] Et c'est (...) un petit problème assez curieux de philologie populaire (A. FRANCE, Crainquebille, 1905, tabl. I, 1).
P. anal. Savoir lire [le texte musical], retrouver sous la robe de l'expression et sous ses broderies le corps vivant, le corps tout nu (...) —comme ç'a été, pour la philologie beethovenienne, le très grand mérite de Heinrich Schenker (ROLLAND, Beethoven, t.1, 1937, p.120).
P. ext. [Sous l'infl. du concept allemand de Realphilologie] Étude des mots, des documents (écrits ou autres) et de tous les contenus de civilisation impliqués:
2. La philologie, en effet, semble au premier coup d'oeil ne présenter qu'un ensemble d'études sans aucune unité scientifique. Tout ce qui sert à la restauration ou à l'illustration du passé a droit d'y trouver place. Entendue dans son sens étymologique, elle ne comprendrait que la grammaire, l'exégèse et la critique des textes; les travaux d'érudition, d'archéologie, de critique esthétique en seraient distraits. Une telle exclusion serait pourtant peu naturelle.
RENAN, Avenir sc., 1890, p.128.
En partic. Étude scientifique d'une langue quant à son matériel formel et son économie. Philologie française:
3. On oppose (...) communément la philologie aux sciences littéraires qui ne relèvent pas de la grammaire ou de la linguistique. La philologie, dans ce sens restreint, est l'étude des langues, des formes et de leurs emplois, l'étude aussi des divers procédés qui ont amené le développement des connaissances linguistiques et du langage parlé.
L'Hist. et ses méth., 1961, p.450.
Philologie comparée/comparative. Cette étude portant sur la comparaison de langues d'une même famille. Synon. plus usuel grammaire comparée. D'une section de la philologie, la philologie comparée, elle-même issue de la découverte du sanscrit au XVIIIe siècle, une science nouvelle, la linguistique, s'est dégagée (L. FEBVRE, Examen de consc. hist., [1933] ds Combats, 1953, p.14).
Rem. Dans un ex., le mot semble avoir reçu le sens de «étude pratique des langues». Gall admit d'abord deux organes, un pour la facilité et le goût d'apprendre des langues, la philologie (BROUSSAIS, Phrénol., leçon 17, 1836, p.604).
B. —[Surtout au XXes.] Discipline qui vise à rechercher, à conserver et à interpréter les documents, généralement écrits et le plus souvent littéraires, rédigés dans une langue donnée, et dont la tâche essentielle est d'établir une édition critique du texte. Si j'ai ici parmi mes lecteurs quelque professionnel de philologie grecque et latine, par exemple quelque éditeur des textes de la Collection Guillaume Budé (THIBAUDET, Réflex. litt., 1936, p.230). Dès ses origines, la philologie eut recours au rapprochement de textes parallèles, d'exemples d'une expression et de ses diverses variations attestées soit dans tel auteur, soit dans toute la littérature, pour corriger un passage ou pour le défendre contre une correction (L'Hist. et ses méth., 1961, p.483).
Rem. gén. ,,Comme le mot grammaire, le mot philologie est souvent employé de façon complexe et ambiguë en français`` (Lang. 1973).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1740. Étymol. et Hist.1. 1486 philozogie «amour des belles lettres et études des sciences libérales» (RAOUL DE PRESLES, Cité de Dieu, livre IV, Exp. sur le chap.11, f° s. 1 r°); 1516 philologie (JEAN BOUCHET, Temple de bonne renommée, f° 64 r°); spéc. 2. 1802 «étude, science des langues» (FLICK d'apr. FEW t.8, p.381a); 1818 philologie du moyen âge, philologie classique (W. DE SCHLEGEL, Observations sur la lang. et la litt. prov., p.62); 1840 philologie comparée (Fr. WEY, Étude sur la langue française ds Bibl. Éc. Chartes, t.1, p.471); v. aussi J. ENGELS ds Neophilologus t.37, 1953, pp.14-24. Empr. au lat. philologia, -ae «amour des belles lettres» att. également chez SÉNÈQUE (Lettres à Lucilius, éd. Fr. Préchac, 108, 23) au sens spéc. de «érudition, étude comme exercice académique», du gr. «goût pour la dialectique» et «goût pour la littérature ou l'érudition», dér. de , v. philologue; 2 a peut-être été empr. à l'all., mais il est difficile de déterminer l'infl. de ce dernier, sur le mot fr. en ce sens (cf. FEW t.8, p.381b). Fréq. abs. littér.:132. Bbg. FOURQUET (J.). Ling. et philol. In: Colloque «Ling. et Philol.» 1977. 29-30 avril. Amiens, 1977, pp.7-14. —HENRY (A.). Exposé introductif du groupe «Philologie». In: Actes du Colloque Francqui... 28-29 nov. 1980. Bruxelles, 1983, pp.139-153. —IMBS (P.). Philologie, linguistique, Romanité. Progr. du Centre de Philol. Rom. et de Lang. et Litt. fr. de la Fac. des Lettres de Strasbourg, 1956, t.1, pp.3-9.

philologie [filɔlɔʒi] n. f.
ÉTYM. 1690; XIVe, puis 1547, « amour des lettres, érudition »; lat. philologia, mot grec, de philein (→ Phil-), et logos (→ -logie).
1 Vx. Étude des disciplines littéraires (rhétorique, grammaire, poétique, antiquités, histoire, philosophie) auxquelles s'ajoutent parfois quelques matières scientifiques (mathématiques, médecine, par ex.). « Littérature universelle qui s'étend sur toutes sortes de sciences et d'auteurs » (Furetière, 1690). Littérature (vieux).
2 (1839). Hist. Sc. Science historique ayant pour objet l'étude des civilisations passées, fondée sur les documents qu'elles nous ont légués.
Par ext. « Science des produits de l'esprit humain » (Renan, l'Avenir de la science, VIII).
3 (1818, Schlegel). Vx. Étude générale des langues. Linguistique.
4 (1818). Étude scientifique d'une langue par l'analyse critique des textes. Critique, linguistique. || Grammaire (cit. 8) et philologie. || Philologie romane, germanique. || Certificats de grammaire et philologie.
5 (1803). Spécialt. Étude formelle des textes dans les différents manuscrits qui nous ont été transmis ( Épigraphie, paléographie).
tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
DÉR. Philologique.

Encyclopédie Universelle. 2012.