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PHILOSOPHIE
PHILOSOPHIE

Nul ne se demande «pourquoi des mathématiciens?», dès lors que les mathématiques sont reconnues comme science. Mais «pourquoi des philosophes?» ne revient pas à la question beaucoup plus classique «pourquoi la philosophie?» à laquelle il est habituellement répondu par quelques variations sur un thème aristotélicien: argumenter contre une philosophie est encore philosopher. La justification est banale et sans doute imprudente: si les problèmes dont traite la philosophie concernent tout homme et non seulement les philosophes, pourquoi ceux-ci prétendraient-ils, mieux que quiconque, s’en faire une spécialité? On conçoit mal une physique sans physiciens, seuls capables de conduire l’expérimentation; mais il semble que le philosophe ne peut se réserver des questions qui, de son propre aveu, habitent tout un chacun. Pourquoi donc des philosophes si le romancier, le poète, le dramaturge sont d’autant plus aptes à philosopher qu’ils restent au plus près de la condition humaine commune et se gardent du jargon scolastique? Des livres qui se donnent comme philosophiques, publiés par des savants reconnus tels que Carrel (L’Homme cet inconnu ) ou Monod (Hasard et nécessité ), ont obtenu, au nom de la compétence scientifique, une audience que n’auront jamais des ouvrages écrits par des philosophes. Une philosophie sans philosophes, diluée dans les sciences et la littérature, est manifestement une tentation de notre modernité.

Cependant, l’enseignement de philosophie garde des positions encore solides dans divers pays et plus particulièrement en France; les publications restent abondantes même si, à l’étal du libraire, leur place relative diminue devant les sagesses lointaines, d’autant plus séduisantes qu’elles se dispensent de toute rationalité critique. Cette production philosophique est caractérisée par une extraordinaire diversité: les divisions traditionnelles qui subsistent encore (métaphysique, philosophie des sciences, philosophie politique et morale, philosophie du droit, de l’art, etc.) sont recoupées par la multiplicité des langages et des méthodes. C’est surtout dans les recherches en histoire de la philosophie, par l’interprétation des œuvres qui ont constitué sa tradition, que la philosophie accède le mieux à la compréhension d’elle-même.

Si le plus grand risque que court la philosophie dans la modernité est une irrémédiable dissémination, alors la tâche la plus urgente est qu’elle retrouve le sens de son interrogation, qu’elle se rassemble et se recueille autour de son objet propre, qu’elle réaffirme, parmi la dispersion culturelle, la continuité du logos fondateur.

1. Philosophes et philosophie

La question philosophique de la philosophie

Question et problème

«En philosophie, les questions sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question.» Cette formule de Karl Jaspers, isolée de son contexte, a été trop souvent reprise, élargie au style aporétique de l’interrogation socratique ou d’un simple scepticisme («Que sais-je?»). Piètre échappatoire à l’objection de la multiplicité des systèmes! Ce n’est d’ailleurs pas que la question philosophique soit sans réponse, mais au contraire qu’elle apporte une multiplicité de réponses. Elle se distingue alors nettement du problème théorique ou technique, appartenant à un domaine scientifique déterminé et qui, s’il est correctement posé, a ou aura une solution. Même l’indécidabilité d’un problème logico-mathématique est une solution qui se démontre: elle ne peut caractériser la question philosophique. Faut-il donc espérer la transformer en un problème susceptible d’une solution, par l’adjonction de données qui la déterminent suffisamment? C’est ainsi, semble-t-il, que la question métaphysique du vide, devenue scientifique, a été résolue par des expériences célèbres. Voilà qui ne paraîtra satisfaisant qu’à ceux qui, à l’instar des positivistes, réduisent la question philosophique à une pensée préscientifique. Mais il suffit de lire Kant ou Bergson pour se convaincre que la question philosophique du vide n’a pas été scientifiquement abolie. Et une question portant sur la liberté humaine ou sur l’existence de Dieu, comment pourrait-elle être «saturée», sinon en reportant le questionnement sur les données mêmes qui doivent la déterminer? Les questions de la tradition métaphysique ne peuvent être récusées comme de «faux problèmes» sans qu’il soit d’abord répondu, explicitement ou non, à la question, toujours présupposée, «qu’est-ce que la philosophie ?».

Réflexion

La définition de la philosophie, habituellement, est d’abord étymologique ou historique. Mais rien n’assure que la tradition qui attribue la création du mot à Pythagore soit fondée: le mot lui-même n’est attesté que dans les œuvres de Platon. Il y a peu à tirer d’une formule comme amour (ou recherche) de la sagesse, tant que l’acception de ce dernier terme n’est pas déterminée. Or sophia , en grec, semble avoir désigné d’abord un savoir-faire, une habileté, une réussite. La sagesse ne s’expose pas forcément dans une argumentation rationnelle, mais souvent dans des paraboles ou des proverbes. La liste des Sept Sages de la Grèce, qui comprend un tyran célèbre pour sa cruauté, n’est guère édifiante! C’est justement à la philosophie de prendre en compte la diversité des sagesses selon les temps, les pays ou les circonstances: l’idée de sagesse dépend de celle de philosophie et non l’inverse.

Il en est de même de l’histoire de la philosophie. En elle-même, elle ne pourrait que nous donner une leçon de scepticisme. En philosophie comme en d’autres domaines, l’histoire donne des exemples de tout et justifie tout. Elle ne prend sens qu’en présupposant une idée de la philosophie qui ne peut donc être déduite, mais est déjà présente avant tout préalable, historique ou pédagogique. Seule la philosophie permet de distinguer ce qui est philosophique et ce qui ne l’est pas.

Le cercle n’embarrassera que le non-philosophe, car il caractérise justement la philosophie comme retour de la pensée sur soi. Comme le remarque Heidegger, la question «qu’est-ce que la philosophie?» est elle-même une question philosophique, alors qu’à la question «que sont les mathématiques?» il ne peut être répondu que par un théorème. Il en est de même dans chaque domaine scientifique: une expérience chimique est un exemple du travail du chimiste, mais elle ne répond nullement à la question «qu’est-ce que la chimie?» Aucune définition non philosophique de la philosophie n’est possible; et le sociologue ou l’historien seulement historien, qui prétendraient la saisir de l’extérieur sans référence au retour sur soi de la pensée, la confondraient inévitablement avec l’idéologie ou la sophistique. Ce caractère réflexif permet de distinguer une thèse philosophique d’une généralité scientifique avec laquelle elle est souvent confondue. L’extrapolation d’un résultat scientique, sa généralisation au-delà de ce qui est vérifiable, revient à construire une hypothèse plus ou moins plausible mais n’en fait pas pour cela une thèse philosophique. C’est ainsi que la théorie biologique de l’évolution a servi à conforter aussi bien un matérialisme athée qu’une théologie, et c’est une argumentation philosophique qui décidera des prolongements d’une théorie scientifique dont le nom même a été emprunté par Darwin à Spencer. Contrairement à ce que croient beaucoup de vulgarisateurs, une proposition telle que «Tout est explicable par la théorie atomique» n’est ni scientifique (est-elle vérifiable?) ni philosophique (peut-elle rendre compte d’elle-même?). Elle n’est qu’une simple opinion, du moins tant qu’un philosophe (qui serait dans ce cas un matérialiste) n’aura pas entrepris de montrer que la théorie atomique est capable de fonder la vérité de sa propre énonciation. Les sciences avancent, indifférentes aux principes qui ont assuré leur progrès. Mais la fameuse injonction du dieu delphique, «Connais-toi toi-même», est la maxime même de la philosophie, bien avant d’être la recommandation du moraliste ou du psychologue.

Rationalité critique

C’est de ce caractère réflexif que dépend l’interprétation d’une rationalité critique que la recherche philosophique paraît avoir en commun avec la recherche scientifique depuis l’origine jusqu’aux plus récents développements. N’est-ce pas de la découverte grecque de la raison que sont issues d’abord la philosophie, puis les diverses sciences qui se sont détachées d’elle? Le doute scientifique n’est-il pas l’héritier du doute philosophique, comme le disait Claude Bernard, mais avec la fécondité en plus? Dernières à avoir acquis leur indépendance et leur positivité, les sciences humaines semblent avoir repris à la philosophie tout ce qui pouvait lui rester de prétentions scientifiques après l’essor des sciences de la nature.

Mais la rationalité critique qui s’exerce selon les méthodes propres à une science ne peut dépasser son domaine sans s’inverser en un dogmatisme inconscient de lui-même. C’est ainsi que se sont développés des «biologismes», des «sociologismes», des «psychologismes» qui croyaient pouvoir substituer à la question de la vérité les problèmes de l’adaptation au milieu, ceux des formes sociales du savoir ou de la psychologie de la connaissance. Ils se réclament d’une rigueur méthodologique qui fait toute leur rationalité critique, mais qui reste toujours subordonnée à la seule objectivité. Leur positivité même, attentive aux seuls faits, les rend oublieuses des conditions de la connaissance, de «l’énigme de la subjectivité», selon l’expression de Husserl, sans cesse à l’œuvre dans la recherche scientifique.

Le rapport de la philosophie à l’esprit critique en général est donc beaucoup moins simple qu’il n’est souvent dit. L’expression même a souvent une acception négative, sinon destructrice, et il n’est pas sûr que cette connotation polémique ne se maintienne pas peu ou prou jusque dans l’esprit scientifique lui-même. Sans doute la critique littéraire ou artistique peut-elle être laudative, mais encore, dans ce cas, implique-t-elle l’affrontement indéfini des opinions. Toute autre est une rationalité critique qui est un retour obstiné aux principes, quête d’un sol natal aussi distincte d’un nomadisme sceptique que d’une errance dans l’irrationnel. C’est elle qui fait l’unité de la tradition philosophique majeure depuis la dialectique platonicienne jusqu’au doute métaphysique cartésien, à l’idéalisme transcendantal kantien et encore de nos jours à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. La critique retrouve alors son sens étymologique de discernement, dans son effort pour dégager un fondement ultime. La critique de la raison n’est pas une méthode extérieure à la philosophie qui la met en œuvre: elle n’est autre que la raison prenant conscience d’elle-même et de ses pouvoirs.

La philosophie n’est donc pas soumise à une rationalité dont les principes et les conditions lui échapperaient. Elle n’est pas l’application d’un rationalisme constitué en dehors d’elle sur un modèle technico-scientifique. Où et par qui a-t-il été décidé ce qu’il en est de la raison? La question relève de la philosophie, et elle seule peut y répondre. La naissance de la philosophie est le surgissement même du logos grec. Qu’à ce logos ait été substituée au cours des siècles une raison essentiellement calculante et vouée à la domination technique du monde, il appartient à la réflexion philosophique de le comprendre, et d’y exercer son discernement. Il en est de même de l’exténuation de la raison dans le seul formalisme logique. Quand sont perdus de vue ce que Kant appelait les intérêts de la raison, il ne reste plus que l’intrication étroite d’un «rationalisme» et d’un «irrationalisme» qui s’appellent l’un l’autre. La critique philosophique ne peut se laisser enfermer dans une telle alternative qui lui est imposée de l’extérieur, et qui la réduit à la seule cohérence d’un discours sans objet propre.

L’objet de la philosophie

Métaphysique et philosophie générale

Toute discipline, toute science qui se développe rationnellement, se réserve un objet, même sommairement défini en un premier temps, mais que la recherche sera amenée à préciser ou à rectifier. C’est ainsi qu’à la physique ont été assignées la matière et l’énergie, à l’histoire le passé humain. Or, dès que le terme de philosophie apparaît, dans les dialogues de Platon, la dialectique philosophique a un domaine propre, figuré dans les célèbres allégories de la ligne et de la caverne. Remontant d’idée en idée jusqu’à l’idée absolue (anhypothétique), elle est nettement distinguée des sciences déductives appuyées sur diverses données (hypothèses). Ainsi naît la métaphysique, bien avant que le mot n’apparaisse, puisque, absent des œuvres d’Aristote (même de celles qui portent maintenant ce titre), il se pourrait qu’il n’ait été d’abord qu’une simple étiquette dans le classement du Corpus aristotélicien. Or, en des chapitres difficiles et qui n’ont pas cessé d’être discutés, Aristote avait établi, distincte de la physique qui porte sur un certain genre d’être, une «philosophie première» portant sur l’être en tant qu’être. Le philosophe proprement dit ne peut plus être confondu avec les premiers penseurs de la nature (phusis ) ou physiologues tels que Thalès. Qu’elle soit ou non considérée comme aporétique, la question «Qu’est-ce que l’être?» appartient en propre au philosophe. Or il est caractéristique qu’Aristote ait éprouvé le besoin de légitimer assez longuement la science de l’être, alors qu’une telle préoccupation n’apparaît pas quand il s’agit des sciences particulières. D’ailleurs, dès l’Antiquité, et, ce qui est très remarquable, dans la tradition aristotélicienne elle-même, s’est imposée une tripartition de la philosophie en éthique, physique et logique (ou dialectique) qui ne laisse pas de place à la philosophie première. La métaphysique apparaît donc ainsi très tôt comme une science contestée dans son existence même, divisée en une ontologie , science de l’être en tant qu’être, ou métaphysique générale, et une théologie , science de l’être suprême, divin, transcendant, ou métaphysique spéciale.

Mais quel objet va-t-il être laissé à la philosophie par la positivité triomphante des sciences et des techniques? Les sciences de la nature n’entendent plus rien savoir d’une physique philosophique; les sciences humaines et d’abord la sociologie se font fort de tenir toutes les promesses de l’éthique. Quant à la théologie, elle dépend désormais d’une révélation extérieure au discours philosophique. Déchue de toute pérennité, la métaphysique n’est plus qu’un moment négatif, transitoire, de l’histoire des idées, préparant l’avènement du positivisme comme conception définitive du monde. Quant à la dialectique ou «logique», en dehors de l’ontologie hégélienne, elle ne manifeste plus que l’absence d’objet propre d’une philosophie qui désormais ne se nourrit que de ce qui n’est pas elle et devient une réflexion seconde, en vue d’une improbable systématisation des connaissances qu’elle ne peut plus élaborer. Rien n’est plus caractéristique à cet égard que l’expression de «philosophie générale», souvent maintenue jusqu’à nos jours au-delà du positivisme, comme substitut d’une métaphysique que l’on n’ose plus affirmer. Devenu le «spécialiste des généralités» théoriques ou historiques, combinant divers résultats scientifiques et éléments doctrinaux classiques, le philosophe avoue finalement une double impuissance: celle de se définir un domaine et celle de se passer des problématiques traditionnelles. La question de l’objet de la philosophie revient à se demander quelle philosophie peut se fonder sur le déni de la métaphysique.

Réduction anthropologique

La réduction anthropomorphique apparaît avec Protagoras, le plus subtil des sophistes et le plus redoutable adversaire de la théorie platonicienne des idées. Indéfiniment reprise, hors même d’un contexte historique, la formule fameuse «L’homme est la mesure de toutes choses» resurgit au principe de tous les relativismes. L’opinion commune au milieu du XXe siècle, même dans les milieux intellectuels, fait spontanément des «problèmes humains» l’objet privilégié, sinon unique, de la philosophie. Mais dans la perception courante, confortée par les médias, le psychologue ou le sociologue, armés de leurs théories, de leurs statistiques, de leurs techniques d’application, semblent en voie de tenir toutes les promesses de la philosophie, et l’on attend du philosophe qu’il s’en fasse le serviteur complaisant, le vulgarisateur ou le commentateur. Tout serait simple si une psychologie, une sociologie, pouvait se présenter comme seule capable de résoudre les problèmes humains. Mais il fait bien constater que la multiplicité des doctrines dans les sciences humaines est au moins aussi grande que celle des métaphysiques, et qu’elle la reproduit d’ailleurs souvent. En outre, chacune de ces disciplines a un objet déterminé qui n’est jamais l’homme en tant que tel, mais le comportement individuel, le groupe social, la langue comme système de signes, etc. C’est justement pour autant qu’elles se veulent scientifiques qu’elles laissent échapper hors de leurs prises l’idée d’homme, idée métaphysique au même titre que celle de vérité, de liberté ou de cause première.

Il faut s’y résigner: aucune science moderne, même dite humaine, ne peut prétendre fonder un humanisme. On sait que ce terme, assez récent puisqu’il n’entre au supplément du Littré qu’en 1880, est devenu l’un des maîtres mots de notre temps. Il eut d’abord une acception historique, désignant un mouvement de pensée de la Renaissance qui entendait renouer avec la pensée antique par l’étude des auteurs grecs et latins dont l’étude (sous le nom d’humanités) fut souvent considérée comme indispensable à un esprit cultivé. L’usage du mot fut étendu quand il fut admis que d’autres études pouvaient jouer le même rôle, et l’on parla d’humanisme moderne, d’humanisme technique. Le sens du mot, devenu de plus en plus vague, n’avait guère d’autre contenu qu’un appel en faveur de la dignité de la personne humaine. C’est alors que les philosophes s’en emparent et, dans les années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, il fut de mode d’évoquer, entre autres, un humanisme chrétien, un humanisme marxiste, qui n’impliquaient guère que le refus d’une société considérée comme inhumaine. À strictement parler, l’humanisme philosophique consiste à faire de l’homme un principe premier, sinon unique, donnant sens et valeur à toute chose. C’est à bon droit que l’existentialisme de Jean-Paul Sartre s’en est réclamé. En toute rigueur, un humanisme philosophique ne peut qu’être athée. Nietzsche l’avait déjà décrit sous le nom du nihilisme qui triomphe après la proclamation de la mort de Dieu: «Supprimez vos vénérations ou bien supprimez-vous vous-mêmes.» Platon avait déjà opposé à la formule de Protagoras celle qu’il énonce dans les Lois : «La divinité est la mesure de toutes choses.»

Le débat est bien un débat métaphysique. À Sartre qui avait écrit: «Nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes», Heidegger répliquait: «Nous sommes sur un plan où il y a d’abord de l’Être.» Plus tard, Michel Foucault montrait que, de la mort de Dieu, ce n’est pas forcément un humanisme qui s’en suivait, mais la mort de l’Homme. Il faut reconnaître que l’invocation d’un nouvel humanisme, souvent très creux, ne peut justifier la philosophie. Bien entendu, mettre en question l’humanisme philosophique n’est pas prôner l’inhumain, ni refuser les droits de l’homme, mais au contraire leur chercher un fondement solide, car l’humanisme philosophique se confond souvent avec un relativisme prêt à tout justifier.

Réduction linguistique

La sophistique n’était pas seulement caractérisée par ce que nous appellerions un relativisme culturel, mais aussi et peut-être principalement par une philosophie du langage. Le succès des plus célèbres sophistes semble avoir reposé sur leur virtuosité dans les jeux rhétoriques interchangeables; mais, au-delà de la recherche d’un profit immédiat, était proposée une critique linguistique généralisée des énoncés philosophiques. Or, indépendamment de l’effort d’érudition historique pour restituer et peut-être réhabiliter la sophistique, la figure des sophistes est redevenue contemporaine. Comment oublier qu’ils apparaissent au moment où s’installent à Athènes les institutions démocratiques, et que ces professionnels du savoir furent les premiers ancêtres de ceux que nous dénommons «intellectuels» depuis les dernières années du XIXe siècle? Mais il y a plus grave pour la philosophie: Socrate apparaissait à ses concitoyens comme un sophiste, le pire peut-être, et l’âpreté même de Platon dans sa contestation du personnage du sophiste vient sans doute de là: le philosophe ne se détache de son double trompeur qu’à la suite d’un débat philosophique qui peut seul rendre perceptible la différence du philosophe et du sophiste.

Comment nier que la philosophie soit d’abord discours, que le rapport de l’homme à la réalité du monde, à la réalité de l’histoire, se réfléchisse comme rapport au discours? Mais il n’en résulte pas que cette réflexion s’épuise en des jeux de langage et qu’il n’y ait rien à en attendre qu’une théorie de l’argumentation. Quand, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Eric Weil opposait la cohérence du discours philosophique à la violence, il n’ignorait pas que celle-ci, loin de se réduire à la brutalité muette ou hurlante, était devenue au XXe siècle fort bavarde. Mais les discours de la violence n’ont qu’une cohérence partielle. Lorsque Eric Weil, dans sa Logique de la philosophie , propose un système de toutes les catégories de la philosophie (telles que vérité ou sens) qui rende cohérente et sensée la totalité de l’expérience, le discours philosophique ne se réfère pas aux règles d’une logique formelle, mais il constitue une ontologie, à l’instar de la Logique de Hegel.

Mais c’est précisément ce projet de systématisation que la tradition empiriste a toujours dénoncé comme l’entraînement d’un verbalisme. Condillac, précurseur au XVIIIe siècle de la philosophie contemporaine du langage, auteur d’un Traité des systèmes , s’en prend au jargon de ces philosophes, «subtils, singuliers, visionnaires, inintelligibles», que sont les métaphysiciens, car Condillac est prêt à reconnaître des systèmes scientifiques garantis par une démarche mathématique ou expérimentale. Ce ne sont pas des abus de vocabulaire ou de rhétorique qui sont vraiment en cause, mais très directement l’objet même de la philosophie. Le langage des métaphysiciens n’est pas susceptible de correction; il est d’autant plus insensé qu’il est systématisé. Mais si, de surcroît, «une science bien traitée n’est qu’une langue bien faite», il apparaît très clairement que la philosophie n’a qu’un seul et unique objet: le langage.

Le fondateur du positivisme logique, Rudolf Carnap, s’attache avant tout à traquer les aberrations du langage métaphysique, et, s’il admet que la métaphysique puisse répondre à un besoin d’ordre sentimental comme le fait la musique, il conclut ironiquement que le métaphysicien n’est qu’un mauvais musicien. De son côté, Ludwig Wittgenstein, à la dernière page de son célèbre Tractatus logico-philosophicus , reconnaît que, en dehors de la mystique, sa critique impitoyable des énoncés ne laisse à la philosophie qu’un rôle étroitement négatif: «Ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature.» Chez ces auteurs, l’interrogation métaphysique, déchue de toute rationalité, est niée en tant que philosophie et ramenée à l’aspiration religieuse ou mystique. Sans doute la philosophie analytique anglo-saxonne, issue du positivisme logique et de Wittgenstein, montre-t-elle au XXe siècle une très grande diversité. Elle ne recule pas, semble-t-il parfois, devant des problèmes d’apparence métaphysique repris de la tradition classique. Pourtant, même alors, elle reste une philosophie du langage usant d’une argumentation technique d’ordre logique.

Réduction phénoménologique

Il est devenu habituel d’opposer à cette philosophie analytique, surtout anglo-saxonne, quelles que soient ses sources germaniques, une philosophie phénoménologique bizarrement appelée parfois «continentale». Bien entendu, de telles références géographiques ou nationales n’ont en elles-mêmes aucune valeur philosophique, et le mot de phénoménologie recouvre arbitrairement toutes sortes de travaux parfois sans lien direct avec ceux de Husserl. Mais il peut être commode d’opposer une philosophie qui cherche à renouveler la disputatio des universités médiévales avec les moyens de la logique et de la linguistique à une philosophie du retour à la chose même dans sa visibilité. Il ne s’agit plus alors d’une réflexion sur ce qui est énoncé, mais d’une appréhension originaire de ce qui est donné comme tel. Le monde n’est plus un assemblage de faits, mais un afflux de sens. Le fameux mot d’ordre, «droit à la chose même», écarte toute l’imagerie mentale laborieusement construite par les divers empirismes ou psychologismes. «On ne voit pas tant les images que les choses mêmes que ces images représentent», avait déjà écrit Malebranche. L’objet de la représentation n’est pas en dehors de cette représentation. Mais, de surcroît, la négation de la chose en soi ne porte aucun préjudice à l’être du phénomène: il apparaît à la conscience tel qu’en lui-même, conjointement objectif et subjectif. Seul est ce qui d’abord apparaît. Ainsi la philosophie pourrait revenir à sa vocation de science des commencements.

Husserl a toujours refusé l’interprétation introspective de la méthode phénoménologique, ce qui la disqualifierait comme fondation philosophique. Mais la méthode phénoménologique ne s’épuise pas davantage dans la saisie intuitive des essences. D’abord descriptif de ce qui apparaît, le projet phénoménologique devient plus fondamentalement transcendantal, analyse des conditions d’apparition. C’est alors que la recherche phénoménologique est amenée à une nouvelle lecture de la tradition philosophique. Par exemple (mais l’exemple est capital), les néo-kantiens avaient réduit la philosophie transcendantale de Kant à une réflexion seconde sur les sciences; la phénoménologie permet de lui restituer une signification ontologique par l’analyse, au plus près de l’expérience, des conditions qui font qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Il s’agit de remonter jusqu’à une instance radicale qui nous restitue une unité ou plutôt une totalité d’horizon. Un paysage nous accueille dans son évidence: l’ouverture d’un horizon, d’un milieu de visibilité, est la condition pour que toute chose soit présente et accessible au regard qui se dirige vers elle. Cet invisible, sans quoi rien n’apparaît, faut-il le reconnaître dans la subjectivité, la conscience transcendantale, comme l’avaient fait Husserl lui-même, Kant et déjà Descartes, au risque de retomber dans l’alternative, ruineuse pour la philosophie, du subjectivisme et de l’objectivisme? Qu’au contraire du projet explicite de son fondateur, la phénoménologie ait été couramment comprise comme un nouveau style de psychologie ou d’anthropologie montre assez le danger. La phénoménologie n’est vraiment retour à la chose même que si elle reprend le projet de la philosophie comme science de l’être, et y reconnaît son thème permanent depuis l’Antiquité jusqu’à Hegel. Il se peut que l’être soit le concept le plus embrouillé, le plus obscur de tous, mais «il faut que nous comprenions l’être pour être exposé à un monde qui est et que nous puissions y exister» (Heidegger). Paradoxalement, au milieu des tournoiements des préoccupations quotidiennes, la tâche la plus authentique et la plus urgente du philosophe est encore et toujours l’élucidation de la question de l’être.

Philosophie et culture

Universalité

Le soupçon sophistique accompagne toute philosophie: la question de l’être a-t-elle un sens en dehors d’une aire linguistique, et plus précisément d’une syntaxe, celle de la langue grecque ancienne? Indiscutablement, la philosophie «parle grec» ou a du moins commencé par parler grec. Sans doute est-elle née dans certaines conditions de langue et de culture, mais celles-ci ont depuis longtemps disparu, et son histoire montre qu’elle n’en est pas restée dépendante. D’ailleurs, les mathématiques sont nées dans les mêmes conditions sans que leur valeur universelle en soit atteinte. Montrer le contexte qui a permis le développement d’un savoir ne suffit pas à le relativiser. Un fait historique ne prouve rien pour ou contre la vérité d’une idée. Lorsqu’il invoque l’argument linguistique, le relativisme culturel a déjà, par pétition de principe, récusé la définition de la philosophie comme science de l’être, il lui a déjà substitué celle d’une philosophie comme «conception du monde». Or le sociologue, l’ethnologue ne manquent pas de rencontrer en toute culture une «conception du monde». Dès lors, la philosophie est immédiatement pluralisée: il y a des philosophies indiennes, chinoises ou autres, comme il y a, paraît-il, autant d’astrologies. La rationalité critique qui leur est retirée reflue seulement dans l’exposé des spécialistes des sciences humaines.

L’équivoque de la notion de culture est en elle-même significative. «C’est la philosophie qui est la culture de l’âme», lit-on dans Les Tusculanes de Cicéron. Le mot latin cultura a déjà la signification métaphorique qui s’est conservée jusqu’à nos jours, à côté de l’acception agricole restée usuelle; et «cultivé» se dit aussi bien de l’esprit que de la terre. La culture développe en l’homme ce qui caractérise son humanité, c’est-à-dire sa raison, et elle est essentiellement un accès à l’universel. Mais il y a un autre mot «culture» qui a sans doute la même étymologie latine, et qui nous est venu de l’allemand vers 1930 après un long détour. L’adjectif qui y correspond n’est d’ailleurs plus cultivé mais culturel, ignoré de Littré. Or «culturel» ne renvoie plus à l’universalité ni à la raison mais à la particularité d’un peuple, de sa tradition, de ses usages et de ses «valeurs». Devenue un «fait culturel», la philosophie est indiscernable d’une idéologie et ne se distingue plus d’une croyance quelconque, sinon par la langue savante de l’exposé. Autant de «cultures» d’Asie ou d’Océanie, autant de «philosophies» dont l’Europe ne fournit qu’un exemple avec Platon ou Kant. Un tel relativisme dissout l’idée même de philosophie et ne peut se fonder que sur un positivisme socio-historique devenu incapable de prendre conscience de lui-même. La peur de l’européo-centrisme est devenue la peur de la raison. Parler de raison européenne, comme on l’a fait parfois, serait aussi absurde que de se demander si les lois de la physique sont italiennes depuis Galilée. Un universalisme prétendu ne peut être critiqué qu’au nom d’une universalité plus haute, et il n’y a pas plus de philosophie européenne qu’il n’y a de mathématiques européennes. Mais, alors que l’universalité des techno-sciences modernes apparaît aux yeux de tous par l’efficacité devenue mondiale de leurs applications, la philosophie manifeste son universalité par le renouvellement constant de son interrogation, par son refus précisément de coïncider avec une «conception du monde». Lorsque Husserl écrit: «L’homme antique est celui qui se forme lui-même grâce à la pénétration théorique de la raison», il n’enferme pas la rationalité dans une culture passée, mais, une fois que la philosophie est advenue ce qu’elle est reconnue comme telle, peu importent les temps et les lieux. Qu’il soit européen ou non, est philosophe celui qui apporte sa contribution aux buts infinis de la raison.

Inactualité

Science empirique de l’esprit par excellence, l’histoire n’est pas en mesure de décider de la validité universelle d’une thèse philosophique, à moins que, sous le nom de science historique, il ne s’agisse d’une philosophie de l’histoire. Mais en résulte-t-il la possibilité d’espérer énoncer une philosophia perennis ? Depuis le début du XIXe siècle, il a été répété que le philosophe appartenait à son époque et ne pouvait pas plus que quiconque y échapper. Cet affrontement de la philosophie avec l’histoire, avec sa propre histoire, a été pensé d’abord comme réconciliation, comme accomplissement historique de la philosophie. Nul mieux que Hegel n’a su identifier le système intemporel et sa réalisation dans la suite des temps. «La dernière philosophie dans l’ordre du temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et par conséquent doit en contenir les principes» et, puisque cette dernière philosophie est la plus développée, la plus riche, la plus complète, «elle pourra déposer son nom de recherche de la sagesse et devenir savoir effectif». Dans cette vision grandiose, l’interrogation socratique trouve son achèvement au double sens du mot: elle s’abolit dans son accomplissement, dans le système de l’esprit absolu totalement conscient de soi. Même les adversaires les plus déterminés de l’idéalisme hégélien ne renient pas cet achèvement-accomplissement, lorsqu’un Marx se propose de transformer matériellement le monde et non plus seulement de le penser, ou même lorsqu’un Kierkegaard oppose l’authenticité du devenir chrétien à la clôture du système, ou encore lorsque divers positivismes et scientismes promettent de faire accéder l’humanité à un bonheur sans au-delà. La fin de la philosophie, dont il fut tant parlé, n’était que celle de son identification avec le sens de l’histoire.

Cependant, les grandes philosophies de l’histoire du XIXe siècle n’ont pas vu leurs prédictions vérifiées. Il n’en subsiste que des fragments devenus autant de «conceptions du monde». La modernité n’a guère retenu du positivisme qu’une épistémologie hostile à toute métaphysique et accompagnée d’une croissance incertaine au progrès. Rien d’autre n’est plus attendu de la raison que l’efficacité d’un calcul, et la pensée s’enfonce dans un nihilisme dont elle n’a même plus le courage de prendre conscience. Une société se prépare qui peut-être ne voudra plus poser de problèmes qu’en termes techniques. La philosophie sait donc qu’elle aussi est mortelle; elle ne se sauvera pas en s’installant dans un empyrée inaccessible, mais en revendiquant, au milieu même d’une modernité affairée, l’inactualité de son interrogation radicale. Nietzsche demandait déjà: «Qu’exige un philosophe en premier lieu de lui même? De triompher de son temps, de se faire intempestif.»

Ce qu’on appelle la crise de l’humanité européenne, avant d’être politique ou morale, est d’abord celle d’une rationalité restreinte aux formalismes logiques ou rhétoriques mise au service de passions collectives. Contre la grande lassitude de l’esprit, devenu extérieur à lui-même, coupé de la tradition apparue avec le logos grec, Husserl faisait appel à un «héroïsme de la raison», capable de surmonter l’actuelle dissémination de la philosophie. Être rationnel, c’est vouloir être rationnel. L’endurance de la pensée ne se mesure pas aux énigmes résolues ni aux utopies réalisées. Comme le disait admirablement Malebranche: «Non, je ne vous conduirai pas dans une terre étrangère; mais je vous apprendrai peut-être que vous êtes étranger dans votre propre pays.»

2. Philosophie et enseignement en France

Aperçus historiques

La présence de la philosophie dans les matières d’enseignement secondaire est une caractéristique proprement française qu’on peut faire remonter, d’une part, à la création, en 1808, de l’Université de France et, d’autre part, à l’action personnelle d’un philosophe aujourd’hui largement oublié, Victor Cousin. Comprendre les enjeux contemporains de cet enseignement suppose qu’on remonte à cette double source.

Il y a eu, avant ces dates, un enseignement de philosophie, mais il était dispensé dans des établissements qu’on ne peut pas tout à fait appeler secondaires, et, surtout, la philosophie enseignée restait dépendante des études de théologie et ne s’écartait guère, sauf exception, d’un catalogue d’«opinions des philosophes». Le cursus philosophicus commençait par la logique, se poursuivait par une métaphysique, quelquefois appelée ontologie, comprenant une physique et une pneumatologie. Cette dernière était à son tour divisée en deux parties traitant l’une de l’homme, l’autre de Dieu. L’étudiant devait choisir, parmi les thèses évoquées, les plus probables, à savoir les thèses thomistes ou, dès la fin du XVIIe siècle, cartésiennes, encore que d’un cartésianisme lui-même rendu dogmatique et livresque et retenant principalement la théorie des tourbillons, c’est-à-dire la physique. Bref, la philosophie tout entière était réduite d’une part à un art de raisonner et de convaincre, d’autre part à un art de se former des opinions probables. Tout autre enseignement relevait soit des sciences particulières, soit de la religion. La morale, en particulier, était vue comme une discipline non pas philosophique, mais religieuse.

Le rôle des idéologues

La période révolutionnaire, dont le combat fut de rendre à la raison sa pleine indépendance à l’égard de tout ce qui tend à la contraindre, favorisa l’émergence d’études ne reconnaissant aucune autre autorité que celle des lumières naturelles. Empruntée à Bacon et d’ambition scientifique, la méthode expérimentale ou plutôt d’observation remplaça alors la méthode livresque. Paradoxalement, la philosophie, confondue avec les romans métaphysiques, fut supplantée par l’idéologie, ou science des idées. La question qui paraissait alors essentielle était celle du langage, ou plutôt des signes, et la thèse condillacienne de la sensation transformée devint la base de toute philosophie.

On peut dire que l’enseignement philosophique est né de ce moment, qui en était pourtant la négation, parce que, alors, la raison ne comptait que sur elle-même. En revanche, du point de vue du contenu, cet enseignement annonçait plutôt les sciences humaines, tant par son objet que par sa méthode. L’homme y était ramené à sa seule situation concrète, et la méthode d’observation ne parvenait guère à dépasser l’empirisme. Au point que les philosophes les plus remarquables de cette période, comme Gérando, Destutt de Tracy ou Laromiguière, renoncèrent à se dire idéologues pour revenir à la désignation plus exacte de philosophes.

Le monopole universitaire

Napoléon, qui n’aimait pas les idéologues, préféra revenir à un enseignement de philosophie, mais inspiré, dans sa forme, de celui des collèges de l’Ancien Régime. Les trois rubriques – scolastique, logique, métaphysique et morale – réapparurent, accompagnées d’éléments doxographiques.

La nouveauté était que cet enseignement s’inscrivait dans le cadre d’un monopole universitaire largement indépendant des autorités religieuses. C’est cet aspect de monopole philosophique qui va susciter durant tout le XIXe siècle des oppositions très décidées. La réglementation, en effet, interdisait de se présenter aux épreuves du baccalauréat si l’on n’avait pas suivi les cours de la classe de philosophie. Il existait bien des enseignements de philosophie dans les séminaires, mais ceux qui les suivaient se destinaient à la prêtrise. Il fallait nécessairement avoir suivi la classe de philosophie des collèges publics pour s’inscrire dans les facultés.

La Restauration ne parvint pas à mettre fin, malgré ses promesses, à cette situation; elle confirmera même le monopole. La monarchie de Juillet n’accorda pas non plus cette «liberté» de l’enseignement. C’eût été, en effet, renoncer à l’Université. Or la monarchie de Juillet cherchait à doter la France d’une Université comparable à ce qu’on trouvait alors en Allemagne ou en Écosse.

Victor Cousin

Pour de nombreux adversaires, l’enseignement philosophique des collèges parut le point faible par lequel on pouvait attaquer le monopole universitaire. À droite, les ultracléricaux, comme La Mennais ou Riambourg, dénonçaient cette orgueilleuse raison qui prétend se passer de toute Révélation; à gauche, des socialistes, comme Pierre Leroux ou Joseph Ferrari, ne voulaient voir dans cet enseignement que la diffusion des idées bourgeoises, c’est-à-dire une sorte de philosophie d’État. En somme, l’enseignement philosophique était accusé à la fois d’impiété et de conservatisme.

C’est dans ce contexte que l’œuvre de Cousin prend son sens. D’abord, il a arrêté une conviction: ni les thèses de l’école théologique ni celles l’école sensualiste ne sont de la philosophie. L’une parce qu’elle ne dépasse jamais les Écritures; la seconde parce qu’elle est un empirisme incapable de rendre compte de ses fondements. Comme philosophe, Cousin obtint un succès considérable. Investi des plus hautes responsabilités universitaires et de quelques responsabilités politiques, il entreprit d’instituer un véritable enseignement philosophique.

Il y était aidé par une philosophie personnelle, l’éclectisme, doctrine synthétique qui n’a rien de commun avec cette théorie syncrétique avec laquelle, pourtant, on la confond souvent. Sans cette doctrine, en effet, aucun enseignement philosophique n’aurait pu s’installer dans des lycées publics. Il aurait fallu soit laisser le professeur enseigner telle ou telle philosophie particulière – et en ce cas les protestations des familles refusant cet enseignement auraient été légitimes –, soit enseigner une doctrine officielle qui n’aurait été ni philosophiquement acceptable ni politiquement supportable. C’est parce que l’éclectisme rend possible l’examen philosophique de toute doctrine sans rendre obligatoire aucune prise de parti que l’enseignement philosophique est possible en tant que tel.

De plus, Cousin est convaincu qu’il existe des vérités philosophiques qui autorisent et même imposent un enseignement philosophique élémentaire, c’est-à-dire antérieur et préparatoire à l’étude des systèmes. D’où, là aussi, la légitimité d’une place pour la philosophie dans l’enseignement secondaire.

Non seulement un tel enseignement est possible, mais encore il est souhaitable car il instruit l’élève dans la philosophie, l’arme contre les fausses doctrines tout en le laissant libre de ses propres choix. Le professeur ne demande pas à son élève, par exemple, d’être spiritualiste ou matérialiste, mais seulement de montrer qu’il a compris ce que sont l’une et l’autre doctrine.

De là, également, un guide de déontologie. Tout professeur qui se livre à un quelconque prosélytisme est rappelé à l’ordre. Mais, aussi, tout professeur qui se voit attaqué, par exemple par l’évêque, est défendu, souvent par Cousin lui-même, dès lors qu’il n’a pas outrepassé sa fonction.

La «tutelle» cousinienne

On a pu trouver quelquefois pesante une telle tutelle; il reste que Cousin a généralisé un enseignement philosophique véritable, dégagé des formes de la scolastique, dispensé en français (Cousin tenait à constituer le français en langue philosophique), centré sur des questions de part en part philosophiques, pris en charge par des professeurs sérieusement recrutés, protégés des pressions par un statut efficace et jamais abandonnés à euxmêmes. L’agrégation de philosophie, qui existe depuis 1825, devient, sous sa conduite, un concours de haut niveau (Cousin exigeait des agrégatifs une licence ès lettres et non plus de théologie) dont chaque session constitue un événement intellectuel.

Enfin Cousin conféra à l’histoire de la philosophie un statut scientifique et lui assura, dans les études universitaires, un développement exceptionnel, notamment en réclamant des professeurs un travail de recherche et d’érudition.

Le programme enseigné, dont la rédaction n’est pas, contrairement à ce qu’on a pu croire, de la seule main de Cousin (il date de 1832 et a été élaboré par une commission comprenant également Jouffroy et Cardaillac), comporte une quarantaine de rubriques qui ne sont plus libellées (sauf exception) sous forme de questions. Il est rédigé en français et abandonne résolument le ton dogmatique. Le professeur qui le traite est invité à transformer lui-même ces rubriques en questions et à tenter, sans les imposer, ses propres réponses sous forme de leçons, abandonnant le cours dicté. L’ensemble des leçons constituant un cours, dont Cousin réclamait qu’il fût une œuvre véritable de philosophie.

En 1842, Cousin renouvelle la liste (elle datait de 1809) des auteurs mis au programme du baccalauréat. On n’y trouve aucun de ses livres, mais on mesure l’importance accordée, sous son influence, au cartésianisme, présenté au travers d’auteurs contre lesquels les évêques ne pouvaient rien, comme Bossuet, Fénelon ou le Père Buffier.

Il est vrai que l’ordre des points à traiter n’était pas laissé au libre choix du professeur: Cousin craignait en effet que ne se rétablît par là l’ordre scolastique des évêques.

Dans leur grande majorité, les professeurs de philosophie ont approuvé cette direction cousinienne. Elle leur donnait non seulement un statut solide pour résister aux incessantes attaques locales dont la philosophie était alors la cible, mais encore elle instituait la philosophie dans la dignité scientifique et dans l’indépendance de la pensée.

La loi Falloux

Il fallut la loi Falloux pour venir – momentanément, mais à quel prix! – à bout de l’œuvre de Cousin. La réaction fit tomber des sanctions sur les professeurs de philosophie qui se refusaient à reconnaître l’autorité de la religion. De nombreux professeurs refusèrent de prêter serment et furent ainsi écartés de l’enseignement.

En 1852, l’enseignement proprement dit de la philosophie (et aussi de l’histoire) fut même supprimé – ainsi que la classe de philosophie – par le ministre Fortoul, de même que les agrégations correspondantes. Seule reste autorisé un enseignement de logique. C’est en se parant d’allures modernistes et en invoquant une nécessaire adaptation de l’école à la société que la réaction réussit à supprimer l’enseignement philosophique (la logique au lieu de la philosophie et une théorie du langage en lieu et place de la métaphysique). Les forces antirationalistes et cléricales ont ainsi coïncidé avec les forces «modernistes», c’est-à-dire celles de l’affairisme saint-simonien, nouveau libéralisme qui s’installait alors dans les couloirs des ministères, pour réclamer de l’enseignement secondaire qu’il se bornât à faire des ingénieurs et des techniciens.

Victor Duruy au secours des humanités

Cette réforme, pour difficile qu’elle fût à supporter pour les professeurs de philosophie, ne changeait, dans les pratiques, que fort peu de chose, sauf, ce qui est capital, que les questions métaphysiques ou morales ne pouvaient être présentées qu’au détour d’argumentations logiques, comme exemples et non pour elles-mêmes, ce qui en ôtait toute la dignité. Pour le reste, les professeurs changeaient le titre de leur cours et continuaient comme avant. De sorte que Victor Duruy n’eut pas réellement à réintroduire, en 1863, cet enseignement, mais seulement à lui rendre son nom et à rouvrir la classe de philosophie. En même temps, il rétablit l’agrégation, et les protestations de Mgr Dupanloup restèrent vaines. Entré dans le génie français, l’enseignement philosophique était devenu une institution difficile à démanteler. Le programme de 1863, qui remplaça celui de 1852, revint, pour une large part, au programme de 1832 (psychologie, logique, morale, théodicée, histoire), non pour rétablir Cousin, qui, à cette date, n’exerce plus aucune responsabilité, mais parce que la philosophie était ainsi conçue.

Une autre réforme fut décisive. Dans l’intention de renforcer les humanités, Duruy instaura, en 1864, une épreuve écrite (en français) de philosophie, et non plus seulement une interrogation orale. Demander à des élèves de lycée une composition de philosophie était d’une grande ambition et a puissamment contribué au prestige de cet enseignement. Duruy prolongeait ainsi le travail de Cousin, qu’il était d’ailleurs allé consulter. Les attaques anticousiniennes se poursuivirent, mais l’enseignement de la philosophie n’était plus réellement attaqué.

Le baccalauréat en deux parties

En 1874, Jules Simon, disciple pas toujours fidèle ni même toujours honnête de Victor Cousin, mais soucieux lui aussi de ne pas laisser sacrifier les humanités sur l’autel de la «modernité», crée une année proprement philosophique en répartissant les épreuves du baccalauréat sur deux années séparées. La philosophie prit alors vraiment le sens, qui était celui de Cousin, d’une étude centrale, venant à la fin et en synthèse d’un parcours complet de la culture. Cette conception suppose un enseignement secondaire conçu comme culturel et non comme un ensemble d’acquisitions scientifiques et techniques défini en fonction des besoins de l’industrie. Et, comme il n’y a plus de risque d’un retour à des méthodes scolastiques, le programme de 1880 n’oblige plus le professeur à traiter les questions dans l’ordre, ce qui renforce le caractère d’œuvre philosophique du cours du professeur.

Les programmes qui suivront celui de 1880 n’apporteront généralement aucune modification essentielle et n’auront pour but que de préciser certains points et de rectifier certaines dérives pédagogiques, comme l’abus des cours dictés, les excès d’abstraction ou l’érudition mal à propos.

La circulaire Monzie de 1925

Telles sont les intentions de la longue circulaire du 2 septembre 1925 du ministre Anatole de Monzie, circulaire toujours en vigueur et que les derniers programmes et instructions (qui sont ceux de 1973, modifiés en 1983) confirment. De nouveaux découpages sont bien proposés, mais c’est toujours l’installation d’une véritable liberté de penser, une formation du jugement et un sens actif de la responsabilité morale et civique qui sont mis en œuvre. La circulaire Monzie confirmait d’ailleurs l’intention cousinienne d’un enseignement philosophique plutôt que de philosophie, afin qu’il soit clair que cette matière n’est pas enseignée pour elle-même, mais bien comme un couronnement, destiné à faire des «hommes de métier capables de voir au-delà du métier» et «des citoyens capables d’exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société démocratique».

La circulaire Monzie prend acte du fait que le XIXe siècle a installé l’enseignement philosophique des lycées dans une optique qu’on peut dire républicaine. Certes, ni Guizot ni Cousin ne sont républicains. Ils sont monarchistes. Mais ils sont partisans d’un État de droit. Et même si Cousin ne croyait pas à la possibilité pour la philosophie de devenir populaire, ils ont voulu, l’un et l’autre, installer un enseignement susceptible de diffuser en profondeur dans la masse de la population, l’un par la loi de 1833 sur l’enseignement primaire, l’autre par l’enseignement de la philosophie dans les lycées, une véritable rationalité.

Enfin, la circulaire Monzie abandonne l’enseignement de l’histoire de la philosophie, qui donnait lieu, trop souvent, à des cours dictés sans réel intérêt philosophique et tendait trop vers une érudition déplacée. Mais l’étude suivie d’œuvres philosophiques est maintenue, et l’est encore aujourd’hui, même si c’est avec une liste fort large où la liberté de choix du professeur reste entière.

L’enseignement philosophique aujourd’hui

Tel qu’il est aujourd’hui, l’enseignement de la philosophie proprement dite est l’affaire de l’enseignement supérieur. L’enseignement secondaire vise un enseignement philosophique à vocation plus pratique (concernant l’action) que spéculative. Et s’il n’est plus réellement remis en cause, il reste cependant l’objet de visées transformatrices qu’on peut, quelquefois, considérer comme destructrices.

La fausse concurrence des sciences humaines

Une illusion scientiste, qui date de la fin du siècle dernier, consiste à croire que la philosophie est une activité intellectuelle dépassée et que les objets dont elle s’occupe – dont la question «qu’est-ce que l’homme?» – sont traités plus efficacement et plus positivement par les sciences humaines. Une telle illusion, après avoir été très forte, régresse aujourd’hui: il apparaît désormais clairement que, en dehors des faits que les sciences humaines sont en mesure de mettre en évidence, tout discours qui émane d’elles n’est généralement que piètre philosophie ou même pure idéologie. Il se peut qu’il soit devenu souhaitable d’incorporer, dans le cursus du second degré, un enseignement de sciences humaines, par exemple de sciences sociales, mais l’irruption des sciences humaines n’a pas plus rendu caduc l’enseignement philosophique que ne l’a fait en son temps l’irruption des sciences physiques.

L’inspection des professeurs

En France, les lycées ne dépendent pas directement de l’Université (celle-ci, cependant, participe au recrutement des professeurs, qui de toute façon sortent tous de son sein) mais d’une instance particulière, l’inspection générale et, plus récemment, l’inspection pédagogique régionale. Ces corps d’inspection, qui disposent du monopole du jugement scientifique et pédagogique, fonctionnent à la fois comme une défense de l’institution et comme une défense du professeur dès lors que ce professeur ne menace pas lui-même l’institution. C’est ainsi que l’inspection maintient l’enseignement philosophique dans son identité proprement philosophique, l’empêchant (d’ailleurs par de simples moyens de discussion) de dériver vers l’idéologie ou le prosélytisme. Mais il faut reconnaître que ce pouvoir d’inspection n’est pas toujours bien vécu.

En outre, le vieil argument anticousinien renaît constamment de ses cendres. Il consiste à laisser entendre que les corps d’inspection surveillant la philosophie la transforment en philosophie d’État. Cette objection, qui en elle-même est sérieuse, ne tient pas compte du fait que justement les corps d’inspection sont indépendants du pouvoir politique, ou du moins se doivent de l’être. C’est en fait toute une conception de l’État et de la république qui est alors en jeu, certains, comme François Châtelet, refusant la «philosophie des professeurs de philosophie» afin de «libérer l’incontestable force révolutionnaire que recèlent les masses lycéennes et étudiantes»...

La «démocratisation» des lycées

L’arrivée massive en classe de terminale d’élèves maîtrisant mal les contenus des années antérieures, tant dans les matières littéraires que dans les disciplines scientifiques, la multiplication des types de baccalauréat ne comportant pas suffisamment d’enseignements proprement culturels: autant de faits qui posent à l’enseignement philosophique des problèmes nouveaux et difficiles à résoudre. Comment, en effet, demander à des élèves de réfléchir à l’unité d’une culture qu’ils ne possèdent pas, ou d’examiner les objets et méthodes de sciences qu’ils n’ont jamais étudiées? Le problème s’aggrave du fait que c’est justement dans ces classes que l’horaire de philosophie est le plus faible.

Pourtant, le principe du «droit à l’interrogation philosophique pour tous» (É. Borne) est bon, mais il n’est pas facile à appliquer. Une solution à laquelle on pense quelquefois consiste à introduire, dès la classe de première, un enseignement philosophique préparatoire à celui de la classe de terminale, en espérant ainsi, par cette anticipation, assurer une meilleure réussite des élèves. Mais il y a malentendu. S’il est souhaitable d’étaler l’enseignement des mathématiques ou même des sciences humaines sur plusieurs années, on ne le peut pas en philosophie car ce serait la traiter comme une discipline en soi, lui faisant ainsi manquer sa fonction propre de totalisation et d’unification. Enseigner la philosophie sur plusieurs années n’est envisageable que dans l’enseignement supérieur.

Le retour d’une nouvelle forme d’idéologie

D’une certaine manière, il existe à notre époque, comme à toute époque, une sorte de demande sociale d’idées ou de représentations mentales destinées, croit-on, à faciliter le fonctionnement de la société. Toute époque a besoin des idées qui lui correspondent. Mais savoir si l’école doit, et dans quelle mesure, répondre à cette attente est une chose. Confondre ce travail de conformation ou d’endoctrinement avec un enseignement philosophique constitue un contresens total. La philosophie n’est pas l’art d’acquérir de bonnes idées, ni non plus de se faire une opinion, mais de forger ses propres jugements dans la pleine conscience de ce qui les fonde. La philosophie est, par nature, contraire à toute forme d’idéologie.

On dit souvent que la philosophie apprend à penser. Cela est vrai, mais à la condition de préciser que penser n’est jamais l’exercice mécanique de procédés tout faits, mais une activité propre et, d’une certaine manière, originale, du sujet pensant. En ce sens, cet enseignement ne peut se confondre ni avec un enseignement de logique ni avec un enseignement de rhétorique. C’est pourquoi les méthodes de didactique de la philosophie qui, aujourd’hui, veulent munir les élèves de simples capacités argumentatives font fausse route: la philosophie se perd totalement si elle ne reste pas animée par la passion de la vérité, à l’aide des seules lumières naturelles.

Ce qui frappe, lorsqu’on examine l’histoire de l’enseignement philosophique, c’est la constance et la similitude des conflits. Tout se passe comme si une tendance de fond voulait à tout prix réduire la philosophie à une sorte de théorie de l’argumentation, un art de choisir les idées probables, un goût exclusif pour les idées utiles. Chaque fois, cependant, la philosophie et son enseignement réussissent à surmonter ces crises, lesquelles, somme toute, n’auront pas toujours été inutiles. Elles ont souvent permis à la philosophie de se démarquer de ce qui n’est pas elle et, ce faisant, d’être de plus en plus indiscutable.

3. La philosophie française contemporaine

Les recherches et débats philosophiques, tant universitaires que médiatiques, semblent marqués, depuis les années 1980, par une nouvelle vitalité, due à une confiance retrouvée en la spécificité de la discipline, qui contraste avec son assujettissement aux problèmes et discours des sciences humaines durant les années 1960 (structuralisme de R. Barthes, de C. Lévi-Strauss, de J. Lacan...). Certes, l’activité philosophique en France (si l’on met à part le travail, rigoureux et inventif, de plusieurs générations d’historiens de la philosophie 漣 F. Alquié, M. Guéroult, H. Gouhier, Y. Belaval... 漣, dont ce n’est pas le lieu de préciser les méthodes et les acquis) reste largement tributaire de la centralisation de la vie intellectuelle à Paris (du fait, entre autres, de la taille de ses institutions d’enseignement et de la concentration des rares maisons d’édition spécialisées en ce domaine), de l’influence de réseaux de revues et de groupes de pensée, liés à des institutions bien françaises (Écoles normales supérieures, Collège international de philosophie), du rôle sélectif et normatif, toujours privilégié, joué par le concours de l’agrégation dans la formation des universitaires.

Tous ces facteurs culturels peuvent expliquer, en partie, un style de pensée qui privilégie souvent la rhétorique brillante, s’adonne aux conflits de chapelle, témoigne d’une indifférence chronique aux problèmes concrets posés par les sciences ou par la société et se complaît parfois dans un vedettariat médiatique. Plus profondément, la philosophie française semble condamnée à un paradoxe chronique: d’un côté, elle reste fascinée par la philosophie allemande moderne (Nietzsche, Freud, Husserl, Heidegger), qui, depuis l’existentialisme de Sartre, a inspiré des lexiques et des problématiques, au point de faire tomber dans l’oubli la tradition française antérieure (Renouvier, Hamelin, Lagneau, Lequier, Lavelle, Alain, et même parfois Bergson); de l’autre, il est frappant de constater à quel point elle a longtemps négligé des objets ou des orientations philosophiques, qui ont pourtant été au centre de riches développements à l’étranger (Allemagne, Italie, Grande-Bretagne, États-Unis): problèmes de la vie, de la culture, de l’histoire, approches analytiques et pragmatiques du langage, philosophie de la technique et des technobiologies, philosophie de la religion, etc.

Malgré ces tendances «nationales», la philosophie française n’en a pas moins adopté des orientations et des thématiques qui, à bien des égards, caractérisent, au même moment, toute la philosophie européenne en cette fin de siècle. Abandonnant la théorisation dogmatique suscitée dans les années 1950-1960 par les systèmes positivistes ou scientistes (marxisme, freudisme, linguistique structurale), les philosophes, quelque peu désillusionnés, ont surtout exploré les voies du relativisme, du pluralisme, du subjectivisme, autant de caractéristiques propres à un langage et à une rationalité post-totalitaires. Prenant le parti, comme Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger, du déclin de la métaphysique occidentale, suspectée de n’être qu’une onto-théologie, la philosophie contemporaine développe, sur fond d’une réhabilitation de l’immanence et du sensible, une «pensée faible», caractérisée par un perspectivisme, un phénoménisme et un esthétisme. Parallèlement, sur le plan des idées politiques, la prise de conscience tardive, par les «nouveaux philosophes» français, de l’échec et du mensonge inhérents à l’idéologie marxiste et aux régimes politiques qui s’en sont inspiré, surtout depuis le bannissement d’U.R.S.S. de l’écrivain Soljenitsyne (1979), va entraîner une relève des philosophies de l’histoire et de la lutte de classes par une nouvelle légitimation du système démocratique et par une apologie des droits de l’homme. Les philosophes, devenus sceptiques à l’égard des politiques révolutionnaires qu’ils justifiaient auparavant, redonnent ainsi à l’individu une place centrale, ce qui les oblige à renouer avec une réflexion éthique, qui avait été dédaigneusement sacrifiée depuis les années 1950. Loin des visions totalisantes de l’histoire, il importe de porter à nouveau attention aux problèmes concrets des hommes (responsabilité, solidarité, expérience du mal) et aux conditions de la vie pratique, individuelle et collective. Cette recherche d’une nouvelle rationalité, libérée des systèmes, moins dogmatique, plus impliquée aussi dans des procédures dialogiques, trouve aussi un terrain d’élection fécond dans l’approche philosophique des modèles et des représentations propres aux sciences de la nature, qui ont tendance à détrôner, depuis les années 1980, les sciences humaines (psychanalyse, sociologie, «nouvelle histoire»). Mais c’est précisément le développement de sciences et de techniques nouvelles (informatique, sciences cognitives, technologies en biomédecine), qui est en train de poser à la philosophie de nouveaux défis inattendus, au moment où elle semble avoir retrouvé une certaine identité dans la modestie même de sa pratique, éloignée désormais de tout messianisme et de tout scientisme.

Différence et sens

Le lent effritement des modèles marxistes et freudiens après 1968 amène la philosophie spéculative française à privilégier de nouvelles références, d’origine allemande encore: Friedrich Nietzsche, pour sa critique de la vérité métaphysique à partir de la puissance affirmative de la vie, Edmund Husserl, pour sa méthode phénoménologique d’analyse des intentionnalités de conscience, Martin Heidegger, enfin, au confluent des deux précédents, pour sa recherche d’une ontologie négative. Dans le prolongement de ces œuvres, les positions philosophiques classiques, fondées sur les notions d’Être, de l’Un, de savoir absolu, de vérité, d’essence, vont être invalidées au profit d’une théorie du sens, subjectif, pluriel et immanent, lié à une force productive et errante de la différence, interne aux signes et aux formes.

L’œuvre de Jacques Derrida, qui est souvent considérée à l’étranger comme le fleuron de la philosophie française et dont l’influence a donné naissance, en France, à une mouvance d’écrits marqués, jusqu’au mimétisme, par un style baroque largement germanisé (P. Lacoué-Labarthe, J.-L. Nancy, S. Kaufman...), se présente comme une démarche de déconstruction du langage. Jacques Derrida reprend ainsi le procès de la métaphysique occidentale en le déplacant vers la critique du logocentrisme, qui a asservi l’écriture à une parole vouée à la révélation d’une présence de l’Être. En remontant, à partir d’une interprétation de l’écriture philosophique et littéraire, à une «archi-écriture», il s’agit de dépasser les oppositions conceptuelles classiques (parole-écriture, nature-culture, masculin-féminin, etc.) pour en faire jaillir une «différa nce» originaire, un travail de retardement et de variation indéfinie du sens. La «grammatologie» veut dès lors privilégier les traces, les «suppléments» aux textes où se donnent à lire la dispersion du sens, les jeux et effets de sens. Plutôt que de mettre la pensée au service d’une vérité substantielle, sur le modèle d’une onto-théologie, il convient donc de restituer le pouvoir des métaphores et de faire place à l’indétermination du sens, qui culmine dans la neutralité du discours, signe d’une pensée négative et non plus affirmative.

Gilles Deleuze, après s’être illustré comme interprète original de philosophes classiques (Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, entre autres), s’engage aussi dans une philosophie de la différence, en reprenant le procès nietzschéen contre le dualisme du sensible et de l’intelligible, qui est au fondement de la critique des simulacres de Platon. À partir d’une réinterprétation, en compagnie de Félix Guattari, de la conception psychanalytique du désir, Gilles Deleuze démonte la fausse identité du sujet, qui doit être rapporté à une force désirante, conçue non plus comme manque (à la manière de J. Lacan), mais, dans le prolongement de Spinoza et surtout de Nietzsche, comme puissance créatrice de réel. Celui-ci se ramène à des flux d’énergies pulsionnelles, qui se dispersent en rhizomes et se greffent, sans ordre normatif, sur des objets. Ainsi la notion métaphysique d’être doit céder la place à la pure phénoménalité d’événements transitoires, de singularités chaotiques, dont la logique, proche de celle de Whitehead, peut être appréhendée à partir des images-mouvements, révélées par l’image cinématographique, et dont l’effectivité peut être saisie par une science des affects actifs.

Cette primauté accordée à des singularités plurielles, purement phénoménales, paraît significative de l’abandon des catégories inhérentes à l’esprit moderne, qui était marqué par une rationalité unitaire et progressiste, confiante dans une vérité-système. Jean-François Lyotard réinsère cette philosophie de la pluralité, qu’il surcharge de la dimension conflictuelle d’une différence entendue comme «différend», dans le sillage d’un âge postmoderne marqué par la «fin des grands récits» totalisateurs, la prolifération de réseaux de communication, de l’émergence de l’aléatoire, de la discontinuité, etc. Jean-François Lyotard, après avoir mis l’accent, dans une perspective freudo-marxiste, sur les dispositifs pulsionnels, promeut, dans le sillage de la pragmatique anglo-saxonne du langage, la production sociale de micro-récits, qui amènent à détrôner l’ancien monothéisme, au profit d’une vision du monde païenne, où coexistent et s’affrontent les multiples jeux et perspectives sur le réel. Le philosophe se fait ainsi le témoin et le théoricien de la perte de réalité qui accompagne aujourd’hui, dans nos sociétés, l’ère du vide (G. Lipovetsky), la médiatisation généralisée de la vie (J. Baudrillard) ou la vitesse instantanée des technologies de la communication (P. Virilio).

Le dialogue avec la philosophie allemande, avec Husserl et Heidegger, en particulier, permet cependant d’autres approches de la question du sens, qui ne renoncent pas à la référence à une vérité transcendante. Car la phénoménologie, dans son application existentielle, individuelle ou sociale (L. Binswanger, E. Fink, E. Strauss...) comme l’herméneutique, issue de l’exégèse théologique, surtout protestante (H. G. Gadamer), conduisent à déplacer la question du sens, de l’universalité formelle et objective des énoncés vers une expérience subjective, incarnée, du discours et de la représentation; mais, par là, elle rencontre aussi, dans l’expérience de réceptivité ou d’activité du sujet, une dimension de profondeur et de transcendance du sens. L’analyse phénoménologique (que beaucoup de philosophes ont d’ailleurs introduite en France en traduisant les œuvres de Husserl) découvre ainsi combien notre rapport au corps et à ses mouvements, au monde habité (Umwelt ) et aux autres (la personne comprise comme alter ego) participe à la constitution d’une compréhension préréflexive du donné. Il importe, dès lors, de saisir déjà l’émergence du sens dans le sensible lui-même, ce qui conduit à privilégier l’expérience perceptive (M. Merleau-Ponty), voire celle de l’affect primaire (jouissance-souffrance) en tant qu’expression a-représentative de la vie (M. Henry). L’œuvre d’Emmanuel Lévinas met l’accent sur la découverte immédiate d’un infini, d’un au-delà de l’être, à partir de la relation à autrui, dont le visage devient un mode de présence de ce qui dépasse la représentation. Paul Ricœur, dans le cadre d’une philosophie réflexive qui veut comprendre le sujet comme soi, à travers la médiation des signes et des œuvres, recentre l’appropriation du sens sur l’imagination symbolique, qui permet par des symboles et des mythes de configurer l’expérience temporelle (mimesis narrative) ou d’accueillir une pensée excédant les outils du langage. À l’opposé, donc, des courants immanentistes, ces démarches, souvent héritières du spiritualisme et de l’existentialisme français d’avant-guerre (M. Blondel, E. Mounier, J. Nabert, G. Marcel), parfois même inspirées par une tradition religieuse plus ou moins laïcisée, découvrent dans la structure du sujet, en tant qu’être au monde, une ouverture sur un horizon, sur une altérité, sur un infini. La différence originaire, considérée dans un sens purement horizontal par les philosophies de la déconstruction, redevient ainsi verticale, sans autoriser cependant un retour à un discours ontologique vraiment affirmatif. Ce même climat intellectuel a d’ailleurs favorisé aussi une réinterprétation, de type phénoménologique, des expériences mystiques ou théophaniques des différentes traditions religieuses du monothéisme (christianisme et islam, surtout), qui reposent sur la réalité d’une intuition supra-empirique, permettant au sujet, en particulier par la médiation de l’image, de se mettre en présence de l’absolu divin (H. Corbin, C. Jambet, J.-L. Marion, J.-L. Chrétien, J.-L. Vieillard-Baron...).

Vers un paradigme esthétique

Dans ce contexte, le discours sur «la fin de la métaphysique», la prise en compte de l’expérience de la négativité, de l’absence, de l’ouvert amènent bien des philosophes à privilégier le champ de l’esthétique au détriment du spéculatif. Autrement dit, la création d’œuvres d’art (poiesis ) et l’expérience de la réceptivité (aisthésis ) de leurs formes apparaissent aux philosophes comme des objets privilégiés d’études ou comme des voies alternatives pour rendre compte de la production ou de la manifestation du sens, dans la mesure où l’image et la sensation se substituent à l’instance déficitaire du concept abstrait pour appréhender la question de l’être et du néant. Dans ce cadre, l’art devient, depuis Heidegger surtout, le champ d’investigation, plus ou moins poétique ou métaphysique, de catégories suprarationnelles 漣 l’infini, le sacré, le sublime 漣, en tant qu’elles manifestent les limites de saisie du sens.

La description de la perception des couleurs, des formes et des rythmes d’un poème ou d’un tableau permet ainsi de cerner une phénoménalité originaire, préobjective, où les frontières entre le monde et la conscience sont encore indistinctes et mouvantes, et de saisir des traces, des empreintes, des échos sensibles d’un proto-monde, plus que d’un autre monde séparé, qui nous donne l’idée de la présence asymptotique de l’Être (M. Merleau-Ponty, H. Maldiney, J. Garelli, M. Richir...). Simultanément, on assiste à une relecture de la Critique de la faculté de juger de Kant, pour qui le sublime, à la différence du beau, recouvre une expérience subjective de l’infinité et de la totalité qui dépasse toute représentation (idéelle et figurée). Le sublime esthétique permet ainsi de penser un au-dehors du sensible qui ne se confond pas avec un intelligible, mais qui anime, meut le sujet, en le faisant tendre vers un infini (J. Derrida, J.-L. Nancy, J.-F. Lyotard, M. Richir...). Le sublime devient même une catégorie esthétique du politique, puisque, à travers lui, on peut rendre compte d’un mode de présentation suprarationnelle de la loi morale ou des fins de l’humanité qui maintient, dans l’histoire, la tâche d’une progression à l’infini, sans être récupéré par un discours rationnel soupçonné de devenir totalitaire. L’esthétique permet enfin d’attester, dans le prolongement des analyses de Walter Benjamin et Theodor Adorno, que l’œuvre d’art n’est pas vraiment destinée à objectiver une valeur (le beau), à exprimer un sens, à susciter une «jouissance esthétique»; au contraire, l’œuvre est toujours en manque du sens à exprimer, de sorte qu’elle ne peut que se poursuivre à l’infini (M. Blanchot). L’écriture, qui supplante la notion de littérature, n’est pas d’abord messagère d’un sens, mais une expérience qui tente de dire l’indicible, dans une sorte de blanc des signes (annoncé déjà par Mallarmé) ou par une violence destructrice et consumatoire (défendue par A. Artaud et G. Bataille). Ainsi, parallèlement au nihilisme des artistes contemporains, dont les œuvres témoignent souvent de la mort de l’art (M. Dufrenne), certains philosophes s’engagent dans une sorte de voie apophatique, où le vide, l’inachevé, le fragmentaire peuvent seuls tenir lieu de représentation de ce qui est posé comme irreprésentable. L’esthétique est, de nos jours, à la fois restée un mode de spéculation philosophique privilégié sur le temps, la représentation, les passions, le goût (N. Grimaldi, L. Marin, L. Ferry, O. Mongin...), et devenue l’un des paradigmes dominants du monde contemporain, dont elle sert à comprendre le vécu instable et subjectif. La question de l’art a ainsi fécondé la plupart des réflexions sur l’identité et la différence, sur la forme et l’informe, sur la présence et l’absence, qui permettent de sortir de la rationalité identitaire, tenue pour la source des apories et des dérives de la pensée européenne (M. de Dieguez).

Le retour de l’éthique

Le discours sur l’engagement révolutionnaire, après la Seconde Guerre mondiale, avait amené à se désintéresser de la réflexion morale (à l’exception d’œuvres solitaires comme celles de V Jankelevitch et d’É Weil), puisque le bien et le mal paraissaient clairement objectivés par l’idéologie marxiste. Les «nouveaux philosophes», à la fin des années 1970, ont exhumé l’interrogation éthique pour juger et remettre en question une politique totalitaire. Les années 1980 ont ainsi contraint maints philosophes, qui avaient souvent adhéré au marxisme, à se poser à nouveau la question éthique de l’action et surtout des modèles socio-politiques légitimables. Dans ce cadre, les grands postulats d’analyse vont être soumis à un changement profond: l’espoir en l’avènement futur d’une humanité nouvelle fait place à un sens de la responsabilité et de la solidarité au présent (discours humanitaire); l’appel à une violence émancipatrice (par la lutte de classes et la révolution internationale) est remplacé par la revendication d’un ordre juridique universel (les droits de l’homme), qui doit garantir sécurité des personnes et paix internationale; la critique de l’État contractuel comme superstructure idéologique cède devant le besoin de refonder la démocratie sur une rationalité dialogique. La question reste alors de savoir si le philosophe doit participer activement à l’instauration de nouvelles normes politiques et morales, qui seraient en accord avec le devenir de sociétés postindustrielles, ou s’il faut avant tout qu’il repense en leur fondement ces questions, fût-ce en revenant à leurs expressions anciennes (dans le prolongement des travaux de L. Strauss et de H. Arendt, qui ont réhabilité la pensée politique prémoderne) ou en s’attribuant une mission de vigilance et de harcèlement à l’égard de l’État au nom d’un contre-pouvoir moral.

Certes, la philosophie marxiste, qui perdit en quelques années son rôle de référence obligée (en dépit de l’influence de la réinterprétation marquante conduite par L. Althusser), n’a pas perdu son identité et veut participer à un renouvellement du marxisme, déjà engagé par Henri Lefebvre ou Cornelius Castoriadis, mais adapté aux temps présents; elle tente ainsi, souvent au contact du pragmatisme américain ou de la pensée de Gramsci, de définir de nouveaux instruments de transformation sociale (A. Touraine). Par ailleurs, l’école de Francfort, qui avait déjà opéré une critique du marxisme dans les années 1970, en remettant en cause la rationalité scientifique et historique, devient progressivement en France un courant de recherches politiques et morales influent. Les récentes conceptions de Jürgen Habermas, marquées par les travaux de la philosophie analytique et du pragmatisme, incitent à refonder un espace de discussion démocratique, dans un sens postmarxiste mais aussi postkantien. En lieu et place de la souveraineté de la raison individuelle, instituée par les Lumières, la vie politique démocratique peut être réactivée dans le cadre d’une rationalité intersubjective, favorisée par des techniques de communication actuelles, qui permettent aux membres de la société d’entrer en discussion, de manière responsable, pour s’entendre sur le bien commun..

Néanmoins, la réconciliation possible avec l’État démocratique et la société technologique ne va pas de soi. Car de nouveaux pouvoirs ont été mis au jour, qui créent des formes inattendues d’oppression. À partir de travaux sur l’histoire de la psychiatrie, Michel Foucault a dégagé un modèle d’analyse politique fondé sur le pouvoir de l’exclusion qui a servi, pour beaucoup, de relève aux analyses marxistes orthodoxes. Le corps social n’est pas réductible, en effet, à la seule domination centrale et visible de l’État, mais est traversé par un réseau de forces et de relations qui démultiplient la figure du pouvoir et exercent un effet disciplinaire sous couvert du savoir, en particulier de celui des sciences humaines. Dans ce contexte, le modèle d’émancipation révolutionnaire se révèle inadapté, car il ne tient compte ni des discontinuités historiques ni de l’organisation des strates de la rationalité (nommées épistémè ), qui ne se résument pas à l’idéologie dominante. Aussi la lutte politique doit-elle contourner l’opposition frontale avec l’État, en suscitant des minorités critiques et activistes. Ainsi, pour beaucoup de théoriciens, l’ancienne problématique de l’aliénation sociale de l’individu se voit remplacée par celle des processus d’exclusion de minorités sociales (femmes, immigrés, délinquants) ou, plus récemment, par la critique de la renaissance des identités ethniques et nationales, qui sont considérées comme la nouvelle forme du mal politique.

À la différence de ces analyses critiques, qui s’inspirent souvent de la généalogie des forces ou de la critique de la rationalité nietzschéenne pour mieux affronter des phénomènes tenus pour inédits, d’autres démarches philosophiques se veulent résolument néo-modernes. L’après-marxisme impose, dès lors, un travail de refondation des principes du siècle des Lumières et la réinterprétation d’une rationalité politique liée à la société civile, à l’état de droit, et surtout aux droits de l’homme (C. Lefort, J.-M. Domenach). Partant du constat que la politique reste régie par des rapports de forces, ces engagements philosophiques veulent au moins en freiner l’hégémonie en la soumettant à la régulation juridique; il s’agit d’opposer à l’arbitraire de certains gouvernements ou aux lacunes de certains droits nationaux un respect inconditionnel des droits universels de l’homme, qui obligent moralement tout pouvoir à garantir des droits élémentaires à tout citoyen (A. Renaut-L. Ferry). La philosophie des droits de l’homme, dont certains cherchent à clarifier encore les fondements, théologiques ou rationnels (B. Barret-Kriegel, M. Gauchet), ou à évaluer le statut par rapport au présumé droit des peuples à assumer leurs spécificités culturelles (le «droit à la différence»), est considérée ainsi comme l’expression majeure de l’impératif moral dans le champ sociopolitique. De ce point de vue, la philosophie critique de Kant demeure le point de passage, obligé et indépassable, pour définir des normes instituantes et régulatrices de l’agir pour l’individu et pour la cité.

Cette philosophie des droits de l’homme laisse cependant pendante, dans bien des cas, la question de la justice sociale. Sa réactualisation, dans un contexte postmarxiste, est largement tributaire de la pénétration, dans la philosophie continentale, des thèses développées dans le monde anglo-saxon, souvent dans le sillage de l’utilitarisme. Dans cette perspective, l’analyse de la morale publique déplace le point de vue abstrait du citoyen vers celui de l’individu concret, doté de besoins et de désirs, et qui évalue toutes les situations sociales en fonction des avantages et des peines qu’elles induisent. Nombre d’observateurs du temps présent témoignent d’ailleurs de l’actualité de ce tournant philosophique en décrivant la cristallisation, dans nos sociétés, d’une morale des apparences, consensuelle et hédoniste, qui fait un appel pressant à des valeurs altruistes et généreuses, mais dans la limite où elles sont compatibles avec le «bien-être ensemble» (G. Lipovestky...). Certaines analyses radicales, ultralibérales, comme celles de Friedrich August von Hayek, selon lesquelles une société de liberté devrait même se défendre de réglementer la justice sociale, parce que peu compatibles avec la tradition de pensée française, ont été supplantées par l’accueil fait aux thèses de John Rawls, pour qui une société démocratique peut parvenir, dans le respect d’inégalités naturelles tenues pour indépassables, à s’entendre sur un bien commun, qui apporte le maximum d’avantages et le minimum de maux à l’ensemble des membres d’une société (J.-P. Dupuy). Ces perspectives résultent donc d’une sorte de compromis entre le réalisme de la conscience commune et une exigence d’universalité des énoncés, héritée du kantisme.

Si moraliser la vie sociale est redevenu une préoccupation primordiale pour beaucoup, la confiance en l’efficace d’une morale publique reste inégalement partagée. Il est certes illusoire de vouloir porter la morale au pouvoir mais on peut, au moins, mobiliser inlassablement les consciences individuelles pour faire naître un contre-pouvoir contraignant pour les institutions (A. Glucksmann, B.-H. Lévy). On n’est souvent pas loin de conclure alors que la morale et la politique sont incompatibles et qu’il importe d’abord que chacun parvienne, par lui-même, à une réalisation éthique de sa vie. C’est pourquoi on voit renaître des discours de sagesse philosophique, souvent éclairés par les pensées antiques, qui portent avant tout sur la responsabilité de soi-même et la quête personnelle du bonheur. La question éthique donne naissance à deux courants, l’un s’appuyant plutôt sur une tradition religieuse, l’autre adoptant plutôt une philosophie matérialiste de la vie. Dans la première direction, l’éthique s’inscrit dans un horizon de transcendance, soit explicitement religieux (J. Ellul, J. Brun, C. Bruaire...), soit actualisé à partir d’une analyse phénoménologique ou herméneutique. Paul Ricœur situe ainsi la destination éthique dans une relation du sujet à sa propre ipséité, qui rend possible l’accomplissement d’une vie vertueuse, dans le sens d’Aristote, conjuguée avec le souci de l’autre, inséparable d’une communauté politique, tel que l’a développé le christianisme. Emmanuel Lévinas, dans le prolongement du judaïsme, fonde la vocation éthique sur un pur face-à-face avec autrui, qui nous fait découvrir, par sa seule présence, la loi morale. Dans les deux cas, la relation interpersonnelle, souvent revalorisée par la dimension dialogique du langage (F. Jacques), devient la forme suprême de l’éthique, sur fond cependant d’une certaine déréliction et d’une finitude ontologique. Dans une seconde direction, la réflexion éthique, tout en prenant en charge la nouvelle dimension du mal, engendrée par la violence totalitaire, récuse toute espérance sotériologique. Souvent inspirées des morales stoïciennes ou épicuriennes, ces démarches proposent à chacun de trouver une sagesse tragique du bonheur dans le seul rapport à soi, dans la réconciliation de l’être et de la vie, indépendamment de toute disjonction entre une réalité, marquée par le péché, et un salut fondé sur le renoncement comme le propose le christianisme (M. Foucault, M. Conche, C. Rosset, A. Comte-Sponville).

Enfin, quelques philosophes français se sentent appelés, tardivement, à participer aux débats sur l’éthique appliquée aux grands problèmes posés par le développement de la société techno-scientifique: bioéthique, éthique des affaires, de l’information, etc. La pollution de la nature et les techniques de reproduction humaine assistée amènent à se reposer la question des limites de la praxis et de la valeur de l’ordre naturel. Il s’agit en particulier de savoir si l’homme est tenu à une responsabilité nouvelle devant l’avenir de l’humanité, comme le soutient Hans Jonas, et dans quelle mesure la nature peut représenter un ordre normatif ou sacré (F. Dagognet, M. Serres, L. Ferry).

Complexité des sciences et philosophie de la nature

La tentation des philosophes français contemporains à se désintéresser des méthodes propres aux sciences expérimentales et de leurs nouvelles conceptions de la nature (M. Heidegger, J.-P. Sartre), au profit de spéculations idéalistes à partir du langage, s’est vue contrariée, depuis quelque temps, par une production croissante de modèles épistémologiques et de conceptions philosophiques de la nature par les scientifiques eux-mêmes. En conséquence, certains philosophes se tournent à nouveau vers les pratiques et les représentations de ces sciences, qui permettent aussi de réactiver des interrogations sur la morphologie générale de la nature, le temps cosmologique, les processus évolutionnistes et, finalement, la complexité du monde, qui contrastent avec les modèles déterministes, combinatoires et formalistes produits par les sciences humaines dans les années 1950-1960 (linguistique, psychanalyse, ethnologie, etc.).

D’une part, la place culturelle prestigieuse de la science incite à reprendre la question traditionnelle du statut général de ses représentations et de ses discours à partir d’une réflexion sur les rapports entre la logique, le langage et la réalité. Les débats ouverts par le cercle de Vienne, par Bertrand Russel, par Karl Popper et surtout par Ludwig Wittgenstein font l’objet de développements féconds (J. Bouveresse). Logique, mathématiques, physique et sciences humaines permettent de reprendre les questions traditionnelles du réalisme et du nominalisme des idées, de l’intuitionnisme et du constructivisme ainsi que des systèmes classificatoires (J. Vuillemin, G.-G. Granger, J.-T. Desanti, J. Largeault).

D’autre part, si le renouvellement des savoirs en astrophysique, en physique quantique, en biologie moléculaire a favorisé un regain d’intérêt pour les procédures de connaissance, il a aussi conduit à renouveler la représentation de la nature, dans la continuité des problématiques de l’ordre et du désordre, de l’invariance et du changement imprévisible. Il s’agit surtout de rendre intelligible la genèse des formes dans une nature soumise à la flèche irréversible du temps, sur un plan cosmologique, physique aussi bien que biologique (I. Prigogine). Ces spéculations ont permis de faire apparaître un réseau de nouveaux paradigmes: celui de la complexité, qui implique la prise en compte, dans l’investigation du réel, des rapports de partie à tout, des niveaux hiérarchiques d’organisation, des rétroactions, des changements brusques de formes (E. Morin); celui du chaos auto-organisateur (H. Atlan) qui permet de comprendre l’émergence, dans des situations de déséquilibre énergétique, d’un ordre nouveau; celui de la systémique (inspirée de L. von Bertallanffy), qui revalorise dans l’étude des phénomènes l’organicité dialectique des architectoniques au détriment du mécanisme linéaire, jusqu’à en faire une logique générale des représentations et des actions. Il reste à savoir si ces processus et ces structures renvoient à une indétermination foncière de la nature ou permettent de reconduire une morphogenèse déterministe (R. Thom, J. Petitot), inspirée des modèles platoniciens ou aristotéliciens de la matière et de la forme.

Au-delà de ces débats proprement épistémologiques émergent quelques œuvres transversales et plus synthétiques, qui tentent de saisir, dans une tradition marquée par Gaston Bachelard ou Raymond Ruyer, le mouvement même de la rationalité scientifique contemporaine dans la diversité de ses champs d’application (F. Dagognet), dans la plasticité nouvelle des catégories de flux, de turbulences et de réseaux (M. Serres), dans ses relations avec la non-rationalité, religieuse ou mythique (H. Atlan). Plus récemment, cette connaissance des mécanismes de la nature, en particulier du cerveau, est devenue un véritable programme interdisciplinaire de recherche, fondé sur la connexion de travaux conduits dans les domaines de la neurobiologique, de la psychologie cognitive, des techniques d’intelligence artificielle. Ce programme attire de plus en plus de philosophes, qui en attendent des informations positives devant aider à trancher entre des hypothèses anciennes sur les rapports entre perception, image et conception, entre acquis et inné, entre machine et esprit, etc. En fin de compte, la nature ne semble plus réductible à une juxtaposition de parties homogènes à la manière d’un mécanisme. Les spéculations sur son être et son devenir peuvent même inciter à reconstituer une véritable philosophie de la nature, intermédiaire entre les sciences empiriques et la métaphysique, qui n’exclut pas le recours à des formes informatives et à des plans de réalité supra-empiriques (R. Ruyer...). Les sciences de la nature permettent donc paradoxalement 漣 au moment où les philosophies de la différence optent pour un pluralisme nomade 漣, de réactualiser la recherche d’un ordre, qui n’est pas entièrement réductible à sa phénoménalité immanente.

philosophie [ filɔzɔfi ] n. f.
• 1160; lat. philosophia, mot gr.
1Anciennt Toute connaissance par la raison (opposé à histoire et à poésie). science. La philosophie comprenait l'étude rationnelle de la nature (sciences de la nature) et la théorie de l'action humaine (sciences humaines). Philosophie et foi, au XVIe siècle ( humanisme) . « La philosophie n'est autre chose que l'application de la raison aux différents objets sur lesquels elle peut s'exercer » (d'Alembert). Philosophie expérimentale.
2(XVIIIe) Hist. Attitude rationnelle et libérale des philosophes (2o). « La superstition met le monde en flammes; la philosophie les éteint » (Voltaire ).
3Mod. Ensemble des études, des recherches visant à saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi que les fondements des valeurs humaines, et envisageant les problèmes à leur plus haut degré de généralité. Divisions traditionnelles de la philosophie. esthétique, éthique, 1. logique, 1. métaphysique, morale, ontologie, téléologie. Philosophie et psychologie. « La philosophie est cette tête commune, cette région centrale du grand faisceau de la connaissance humaine, où tous les rayons se touchent dans une lumière identique » (Renan). « Il n'y aurait pas place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l'expérience ne se présentait à nous sous deux aspects différents » (Bergson ).
4(XVIIIe) Ensemble de considérations tendant à ramener une branche de connaissances ou d'activité humaine à un petit nombre de principes généraux. Philosophie de l'histoire, du droit, des beaux-arts, des sciences ( épistémologie, méthodologie) . Principe général sur lequel se fondent la réalisation, le fonctionnement d'un système, d'un mécanisme.
5Enseignement dispensé dans les classes terminales des lycées et dans les facultés (logique, morale, métaphysique et psychologie). Dissertation, devoir de philosophie. Licence, agrégation, doctorat de philosophie. « En France, la philosophie est à la fois une matière d'enseignement et un objet de méditation pour l'honnête homme » (Lavelle).
6 ♦ UNE PHILOSOPHIE, se dit d'un ensemble de conceptions (ou d'attitudes) philosophiques. ⇒ doctrine, système , théorie. Philosophies occidentales modernes : cartésianisme, hégélianisme, kantisme, marxisme. — (Doctrines caractérisées par leurs éléments remarquables) : déterminisme, empirisme, existentialisme, humanisme, idéalisme, matérialisme, nihilisme, panthéisme, phénoménologie, positivisme, pragmatisme, réalisme, spiritualisme. « À mon avis, toute Philosophie est une affaire de forme. Elle est la forme la plus compréhensive qu'un certain individu puisse donner à l'ensemble de ses expériences internes ou autres » (Valéry). Par ext. Ensemble des conceptions philosophiques communes à un groupe social. La philosophie grecque, allemande. Philosophie occidentale et philosophie orientale. 1. pensée. « En fait il y a des philosophies ou plutôt [...] en certaines circonstances bien définies une philosophie se constitue pour donner son expression au mouvement général de la société » (Sartre) .
7Par ext. Conception générale, vision plus ou moins méthodique du monde et des problèmes de la vie. « une de ces philosophies personnelles » (Hugo). Spécialt (d'un écrivain) La philosophie de Vigny, de Hugo, leurs idées.
8Absolt, Cour. Élévation d'esprit, fermeté d'âme. 1. calme, équanimité, raison, sagesse. Supporter les revers de fortune avec philosophie. résignation. Prendre les choses avec philosophie. détachement. « C'est un caractère enjoué, qui me paraît plein [...] de philosophie, et au-dessus de certains préjugés » (Fromentin).

philosophie nom féminin (latin philosophia, du grec) Ensemble de conceptions portant sur les principes des êtres et des choses, sur le rôle de l'homme dans l'univers, sur Dieu, sur l'histoire et, de façon générale, sur tous les grands problèmes de la métaphysique. Système d'idées qui se propose de dégager les principes fondamentaux d'une discipline : Philosophie des sciences. Enseignement donné dans les classes terminales des lycées et dans les universités sur ces problèmes. Doctrine, système d'un philosophe, d'une école, d'une époque : La philosophie d'Aristote. Manière de voir, de comprendre, d'interpréter le monde, les choses de la vie, qui guide le comportement : Chacun a sa philosophie. Conception de quelque chose qui repose sur un ensemble de principes ; ces principes eux-mêmes : Une philosophie nouvelle du transport aérien. Constance résignée devant les avatars de l'existence, sagesse acquise avec l'expérience des difficultés. Ancien nom de la terminale A et B. ● philosophie (citations) nom féminin (latin philosophia, du grec) Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 La vraie méthode pour former la notion de philosophie, c'est de penser qu'il y eut des philosophes. Éléments de philosophie Gallimard Joë Bousquet Narbonne 1897-Carcassonne 1950 Il faut atteindre sans la philosophie le but qu'elle devrait s'assigner. Langage entier Rougerie André Breton Tinchebray, Orne, 1896-Paris 1966 La poésie n'a de rôle à jouer qu'au-delà de la philosophie. Les Pas perdus Gallimard Sébastien Roch Nicolas, dit Nicolas de Chamfort près de Clermont-Ferrand 1740-Paris 1794 Académie française, 1781 La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris. Maximes et pensées Jean Commerson Paris 1802-Paris 1879 La philosophie a cela d'utile qu'elle sert à nous consoler de son inutilité. Pensées d'un emballeur René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 La philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants. Discours de la méthode René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique ; le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences est le dernier degré de la sagesse. Principes de la philosophie Bernard Le Bovier de Fontenelle Rouen 1657-Paris 1757 On est surpris et peut-être fâché de se voir conduit par la seule philosophie aux plus rigoureuses obligations du christianisme ; on croit communément pouvoir être philosophe à meilleur marché. Éloges des académiciens Bernard Le Bovier de Fontenelle Rouen 1657-Paris 1757 Toute la philosophie n'est fondée que sur deux choses : sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais. Entretiens sur la pluralité des mondes Anatole François Thibault, dit Anatole France Paris 1844-La Béchellerie, Saint-Cyr-sur-Loire, 1924 Académie française, 1896 Ce n'est pas avec la philosophie qu'on soutient les ministères. La Vie littéraire Calmann-Lévy Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 On ne se compose pas plus une sagesse en introduisant dans sa pensée les divers résidus de toutes les philosophies humaines qu'on ne se ferait une santé en avalant tous les fonds de bouteille d'une vieille pharmacie. Tas de pierres Éditions Milieu du monde Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 La philosophie éclaire comme la lanterne sourde et ne jette de la lumière en avant qu'à la condition de faire de l'ombre derrière elle. Tas de pierres Éditions Milieu du monde Jules Lagneau Metz 1851-Paris 1894 La philosophie n'est autre chose que l'effort de l'esprit pour se rendre compte de l'évidence. In Revue philosophique février 1880 Isidore Ducasse, dit le comte de Lautréamont Montevideo 1846-Paris 1870 Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. Ils sont la philosophie de la poésie. Poésies, II Maurice Merleau-Ponty Rochefort 1908-Paris 1961 La philosophie n'est pas une illusion : elle est l'algèbre de l'histoire. Éloge de la philosophie Gallimard Charles Forbes, comte de Montalembert Londres 1810-Paris 1870 Académie française, 1851 Quand on est réduit à faire de la philosophie religieuse, c'est qu'il n'y a plus de religion ; quand on fait de la philosophie de l'art, c'est qu'il n'y a plus d'art. Mélanges d'art et de littérature Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu château de La Brède, près de Bordeaux, 1689-Paris 1755 C'est une chose extraordinaire que toute la philosophie consiste dans ces trois mots : « Je m'en fous. » Mes pensées Roger Nimier Paris 1925-Garches 1962 [La philosophie] est comme la Russie : pleine de marécages et souvent envahie par les Allemands. Le Hussard bleu Gallimard Bernard Palissy Agen vers 1510-Paris 1589 ou 1590 Il n'est nul art au monde auquel soit requis une plus grande philosophie qu'à l'agriculture. Recette véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher. Pensées, 4 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Raymond Queneau Le Havre 1903-Paris 1976 La douleur sous sa forme radicale et dépouillée — celle qui fait l'essence du supplice — est la pierre d'achoppement et le tombeau de toutes les philosophies. Les Enfants du limon Gallimard Hippolyte Adolphe Taine Vouziers 1828-Paris 1893 Académie française, 1878 On peut considérer l'homme comme un animal d'espèce supérieure qui produit des philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons et comme les abeilles font leurs ruches. La Fontaine et ses Fables, Préface François Marie Arouet, dit Voltaire Paris 1694-Paris 1778 En philosophie, il faut se défier de ce qu'on croit entendre trop aisément, aussi bien que des choses qu'on n'entend pas. Lettres philosophiques, XV Clément d'Alexandrie Athènes vers 150-entre 211 et 216 La philosophie, elle aussi, est œuvre de la providence divine. Stromates, I, 18, 4 Lucien de Samosate Samosate, Syrie, vers 125-vers 192 Tous ceux qui se livrent à la philosophie combattent pour l'ombre d'un âne. Hermotime ou les Sectes, 71 (traduction E. Talbot) Marc Aurèle, en latin Marcus Annius Verus, puis Marcus Aurelius Antoninus, empereur romain Rome 121-Vindobona 180 La philosophie consiste à veiller sur le dieu intérieur. Pensées, II, 17 (traduction A. I. Trannoy) Willem Bilderdijk Amsterdam 1756-Haarlem 1831 La philosophie ne sert qu'à réfuter la philosophie. Lettre à Kinter Thomas Browne Londres 1605-Norwich 1682 Ne croire que ce qui est possible, ce n'est pas foi, mais simple philosophie. To believe only possibilities is not faith, but mere philosophy. Religio Medici, I, 9 Elizabeth Barrett, Mrs. Browning Moulton, Durham, 1806-Florence 1861 À Paris, le métier est un art, et l'art une philosophie. And trade is art, and art's philosophy in Paris. Aurora Leigh, VI Aldous Huxley Godalming, Surrey, 1894-Los Angeles 1963 Trouver de mauvaises raisons à ce que l'on croit en vertu d'autres mauvaises raisons — voilà la philosophie. Finding bad reasons for what one believes for other bad reasons — that's philosophy. Brave New World, 17 Karl Marx Trèves 1818-Londres 1883 Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, il s'agit maintenant de le transformer. Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kommt darauf an, sie zu verändern. Thèses sur Feuerbach, XI Arthur Schopenhauer Dantzig 1788-Francfort-sur-le-Main 1860 La mort est le génie qui inspire le philosophe, l'Apollon musagète de la philosophie… S'il n'y avait pas la mort, on ne philosopherait guère. Der Tod ist der eigentliche inspirierende Genius oder der Musaget der Philosophie… Schwerlich sogar würde, ohne den Tod, philosophiert werden. Le Monde comme volonté et représentation William Shakespeare Stratford on Avon, Warwickshire, 1564-Stratford on Avon, Warwickshire, 1616 Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve votre philosophie. There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy. Hamlet, I, 5, Hamletphilosophie (synonymes) nom féminin (latin philosophia, du grec) Système d'idées qui se propose de dégager les principes fondamentaux...
Synonymes :
- morale
Doctrine, système d'un philosophe, d'une école, d'une époque
Synonymes :
- doctrine
- école
- théorie
Manière de voir, de comprendre, d'interpréter le monde, les choses...
Synonymes :
- idées
- idéologie
- pensée
- position
- thèse
Constance résignée devant les avatars de l'existence, sagesse acquise avec...
Synonymes :
- ataraxie
- raison
- résignation

philosophie
n. f.
d1./d Branche du savoir qui se propose d'étudier les principes et les causes au niveau le plus général, d'étudier les fondements des valeurs morales, et d'organiser les connaissances en un système cohérent.
d2./d Recherche, étude des principes qui fondent une science, un art. Philosophie de l'histoire, de la peinture.
d3./d Doctrine philosophique. La philosophie de Descartes, de Heidegger.
d4./d Cour. égalité d'humeur, calme, courage. Supporter une disgrâce avec philosophie.
d5./d Matière d'enseignement comprenant la psychologie, la morale, la logique et la métaphysique.
Encycl. Jusqu'à Descartes et Leibniz (XVIIe-déb. XVIIIe s.), la philosophie englobe l'ensemble des sciences et des recherches théoriques, inséparables d'une perspective métaphysique. Constatant les divergences idéologiques des philosophes et la certitude des mathématiques, Kant, à la fin du XVIIIe s., oriente la philosophie vers une théorie de la connaissance. La philosophie devient un retour critique du savoir sur lui-même. Au début du XIXe s., Hegel est le dernier philosophe qui tente une récapitulation du savoir (à l'aide de la dialectique): la philosophie rencontre l'histoire et le devenir. Ses successeurs, néo-kantiens ou jeunes hégéliens, se trouveront face à une triple opposition où Marx, Nietzsche et Freud se proposent de démystifier l' illusion philosophique, de mettre à nu ce qu'elle cache ou déforme: la justification du système social, les déterminations inconscientes de la conscience. Au XXe s., le développement des sciences humaines a amorcé la crise de la philosophie en tant que réflexion totalisante.

I.
⇒PHILOSOPHIE1, subst. fém.
I. A. —[Avec fondement théorique explicite, en tant que réflexion critique]
1. HIST. ou vieilli
a) ANTIQ. et jusqu'au XIXes. Toute connaissance rationnelle quel que soit son objet; système général des connaissances humaines. Les Grecs appellent philosophie, comme au temps de Thalès, l'ensemble des connaissances humaines. La faculté de philosophie remplace à elle seule une faculté des lettres et une faculté des sciences (ABOUT, Grèce, 1854, p.248). J'aime Leibnitz, réunissant sous le nom commun de philosophie les mathématiques, les sciences naturelles, l'histoire, la linguistique (RENAN, Avenir sc., 1890, p.231). La philosophie (...) s'étend à tous les domaines de l'action et du savoir, elle peut et doit contenir le système complet des connaissances, ce système peut et doit atteindre à la perfection en même temps qu'à l'universalité. (...) tout le système du savoir tel que Descartes l'a décrit, est tiré, par une opération purement intellectuelle, d'un petit nombre de principes a priori estimés évidents (J.-Fr. REVEL, Hist. de la philos. occ., t.2, 1970, p.128). V. fragmenter ex. 4:
1. La philosophie avait pour objet le développement de la connaissance et l'exercice de la raison; ceux qui s'y dévouaient, étrangers au monde, étaient les sages par excellence, et il a fallu un étrange abus de mots pour que ce nom devînt un titre de proscription.
MAINE DE BIRAN, Journal, 1817, p.44.
[Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif]
Philosophie de la nature, philosophie naturelle
Philosophie de la nature ou philosophie naturelle. Ensemble des disciplines qui ont pour objet le monde matériel. À chaque étape du progrès de nos connaissances en philosophie naturelle, s'introduisent des éléments nouveaux qui nous obligent souvent à refondre entièrement l'ensemble de notre interprétation des faits physiques (L. DE BROGLIE, Nouvelles perspectives en microphysique, 1956, p.49).
[Par recoupement avec I A 1 b ] Philosophie naturelle. Connaissance qui se fonde sur l'expérience, la raison, et est hostile à la révélation. La philosophie naturelle et (...) l'esprit scientifique, dont la première condition est de n'avoir aucune foi préalable et de rejeter ce qui n'arrive pas (RENAN, Souv. enf., 1883, p.274). D'où vient que, si ombrageux, si combatifs, quand il s'agit de philosophie naturelle, les défenseurs de la tradition religieuse et des dogmes le soient si peu en matière de spéculation morale? (LÉVY-BRUHL, Mor. et sc. moeurs, 1903, p.45).
Philosophie de la nature, p.oppos. à philosophie de l'esprit. Ensemble des réflexions des philosophes postkantiens (notamment de Schelling et de Hegel) sur la nature matérielle. Après l'idéalisme subjectif de Kant et de Fichte, vint la philosophie de la nature, retour à la réalité (VIGNY, Journal poète, 1847, p.1252).
♦[Chez A. Comte] Philosophie positive.
Philosophie première. Partie de la philosophie qui a pour objet l'étude des premières causes et des premiers principes. P. oppos. chez Aristote à philosophie seconde, synon. de physique. Aristote ne pouvait voir dans la philosophie première qu'un système de la science objective, qu'une théorie concrète de ses principes: il créa la métaphysique. Science des principes, la philosophie d'Aristote est encore la science, d'intention du moins (J. LAGNEAU, Célèbres leçons et fragments, Paris, P.U.F., 1964 [1880], p.93). Seule, la philosophie première, c'est-à-dire de l'être lui-même se posant lui-même est positive (J. WAHL, La Philosophie première de V. Jankélévitch ds R. de Métaphys. et de Mor., 1955, p.161).
b) En partic.
) Philosophie ou philosophie chimique ou philosophie hermétique. Synon. de alchimie. La notion métaphysique de la matière première universelle de Platon est transformée et concrétée en quelque sorte, par un artifice de métaphysique matérialiste que nous retrouvons dans la philosophie chimique de tous les temps: elle est identifiée avec le mercure des philosophes (BERTHELOT, Orig. alchim., 1885, p.273). V. hermétique ex. 1:
2. ... le comte de Kueffstein était un riche seigneur, occultiste ardent, qui, comme l'avait fait Paracelse, le démiurge d'Occident, parcourait les pays d'Europe à la recherche de la solution des grands problèmes de la philosophie et était l'hôte de tous les alchimistes, nécromanciens, cabalistes et initiés...
CENDRARS, Bourlinguer, 1948, p.141.
) Attitude intellectuelle des philosophes du XVIIIes. (v. philosophe I A 1 b ). Ces principes de la raison et de la nature, que la philosophie avait su lui rendre chers [au peuple] (CONDORCET, Esq. tabl. hist., 1794, p.168). Comme elle s'est faite [la Révolution], au nom de la philosophie, on en a conclu qu'il fallait être athée pour aimer la liberté (STAËL, Consid. Révol. fr., t.2, 1817, p.457). Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux affaires, c'est que, à l'aurore de la Révolution, ils sont morts presque tous (MAURRAS, Avenir intellig., 1905, p.33):
3. La philosophie prétend répandre des lumières, et le commerce créer des richesses; il faut prouver au monde qu'ils font tout le contraire; que la philosophie, avec ses faux droits de l'homme et ses faux équilibres de pouvoirs, ne répand que ténèbres et anarchie; que le commerce, avec sa concurrence mensongère, ses menées d'accaparement et de falsification, appauvrit les producteurs et les consommateurs, qu'il n'est qu'une sangsue de l'industrie.
FOURIER, Nouv. monde industr., 1830, p.16, 17.
) Surtout au XIXes. Fondements généraux, principes de base d'une science. Il est regrettable (...) que cet enseignement populaire de la philosophie astronomique ne trouve pas encore, chez tous ceux auxquels il est surtout destiné, quelques études mathématiques préliminaires, qui le rendraient à la fois plus efficace et plus facile (COMTE, Esprit posit., 1844, p.132). Dans un ouvrage remarquable sur la philosophie minéralogique et sur l'espèce minéralogique paru en 1801, Déodat Dolomieu développa (...) toutes les conséquences de l'identité posée par ce dernier [Haüy] entre le concept d'espèce minérale et celui de molécule intégrante (Hist. gén. sc., t.3, vol. 1, 1961, p.344):
4. Les cosmologistes devaient, d'abord, par l'avènement de la chimie, pousser l'étude de l'ordre matériel jusqu'à ses phénomènes les plus nobles et les plus compliqués. Mais il fallait ensuite que les biologistes descendissent convenablement aux fonctions vitales les plus grossières et les plus simples, seules susceptibles de se rattacher directement à cette base inorganique. Tel fut le principal résultat de l'admirable conception due au vrai fondateur de la philosophie biologique, l'incomparable Bichat.
COMTE, Catéch. posit., 1852, p.126.
P. méton. Ouvrage qui traite des principes de base d'une science. Philosophie botanique de Linné. Cette Philosophie zoologique présente les résultats de mes études sur les animaux, leurs caractères généraux et particuliers, leur organisation, les causes de ses développemens et de sa diversité, et les facultés qu'ils en obtiennent (LAMARCK, Philos. zool., t.1, 1809, p.XVII).
2. Courant
a) [Gén. empl. seul]
) La philosophie. Réflexion critique sur les problèmes de l'action et de la connaissance humaine; effort vers une synthèse totale de l'homme et du monde. C'est la philosophie qui nous apprend à connaître notre nature, et la pratique de ses leçons s'appelle la vertu (P. LEROUX, Humanité, 1840, p.119). La philosophie n'est pas seulement le retour de l'esprit à lui-même, la coïncidence de la conscience humaine avec le principe vivant d'où elle émane, une prise de contact avec l'effort créateur. Elle est l'approfondissement du devenir en général, l'évolutionisme vrai, et par conséquent le vrai prolongement de la science, —pourvu qu'on entende par ce dernier mot un ensemble de vérités constatées et démontrées (BERGSON, Évol. créatr., 1907, p.368). La philosophie est une prise de position raisonnée par rapport à la totalité du réel. Le terme de «raisonné» oppose la philosophie aux prises de positions purement pratiques ou affectives ou encore aux croyances simplement admises sans élaboration réflexive: une pure morale, une foi (J. PIAGET, Sagesse et illusions de la philos., 1965, p.57). V. converger ex. 2:
5. Le concept de philosophie tend à désigner très généralement toute image du monde et toute sagesse humaine, la prise de conscience humaine du réel, quels qu'en soient les éléments et les modalités. Le droit à la philosophie devient un des droits de l'homme, en dehors de toute question de longitude, de latitude et de couleur de peau.
G. GUSDORF, Traité de métaphys., Paris, Armand Colin, 1956, p.7.
) Une philosophie. Conception, démarche philosophique; système philosophique constitué. Synon. doctrine, théorie. La philosophie pure n'a pas exercé d'action bien immédiate sur la marche de l'humanité avant le XVIIIe siècle, et il est beaucoup plus vrai de dire que les époques historiques font les philosophies, qu'il ne l'est de dire que les philosophies font les époques (RENAN, Avenir sc., 1890, p.24). De ressentir l'être dans l'homme, et de les distinguer si nettement, de rechercher une certitude du degré supérieur par une sorte de procédure extraordinaire, ce sont les premiers signes d'une philosophie (VALÉRY, Variété II, 1929, p.16). V. côtoyer ex. 2.
P. méton. Ouvrage, traité de philosophie. Dans quelques années, j'écrirai certainement une Philosophie (LAMART., Corresp., 1834, p.69).
) Discipline qui constitue la matière principale de l'une des classes terminales de l'enseignement secondaire ou un cycle d'études dans l'enseignement supérieur et qui comprend la psychologie, la morale et la sociologie, la philosophie générale, l'esthétique, la logique et la philosophie des sciences. Cours, dissertation de philosophie; baccalauréat, licence, agrégation de philosophie; chaire, professeur de philosophie. Une des grandes grâces de Saint-Sulpice fut la dévotion à l'Esprit-Saint. Mes cahiers de philosophie et de théologie l'attestent (DUPANLOUP, Journal, 1876, p.33). Sur les quatre certificats de philosophie, un seul —logique et philosophie générale —évoquait les débats actuels. Les deux autres —psychologie, morale et sociologie —relevaient déjà des sciences humaines ou sociales (R. ARON, Mém., 1983, p.38):
6. Nous avons une classe de philosophie dans les lycées, ce qui montre assez clairement qu'il n'y a point pour nous de véritable culture si, au delà de toutes les disciplines spéciales, la réflexion ne vient pas s'appliquer aux lois de la pensée, aux principes de la conduite, à la vie profonde de l'homme pour en scruter la signification et la valeur...
R. LE SENNE, Introd. à la philos., Av.-pr. de L. Lavelle, 1947 [1939], p.V.
Philosophie générale. ,,Ensemble des questions de philosophie que soulèvent la psychologie, la logique, la morale, l'esthétique, mais qui n'appartiennent pas au domaine spécial de l'une de ces sciences`` (LAL. 1968). Synon. métaphysique. Je fus reçue en philosophie générale. Simone Weil venait en tête de liste, et je la suivais (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p.243).
P. méton. Classe où la philosophie est enseignée comme matière principale; section d'études philosophiques à l'Université. L'année scolaire approchait de son terme. C'était pour nous, élèves de philosophie, la dernière année de collège (A. FRANCE, Vie fleur, 1922, p.417). V. celui-là ex. 5.
Loc. Faire sa philosophie. Il fut envoyé fort jeune à Paris pour y faire ses études. Il fit ses humanités au collége des Jésuites, sa philosophie dans l'Université (SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t.5, 1859, p.100). Georges Louis s'installa à Passy. C'est à Janson que mon ami devait faire sa philosophie (GIDE, Si le grain, 1924, p.507).
b) [Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif]
) Conception, système propre à un auteur, une école, un pays, une époque; ensemble des systèmes philosophiques propres à une civilisation, une culture. La véritable originalité de la philosophie grecque tient à sa perfection et non à ses commencements (BARRÈS, Cahiers, t.1, 1896, p.103). Il n'est pas d'expression qui vienne plus naturellement à la pensée d'un historien de la philosophie médiévale que celle de philosophie chrétienne (GILSON, Espr. philos. médiév., 1931, p.1). Ses préjugés contre la dialectique qu'il [M. Mauss] identifiait à tort avec la philosophie hégélienne ou avec la philosophie marxiste (Traité sociol., 1967, p.19). V. évolutionniste A ex. de Bergson, indiscutable ex. 1, intégrant ex. 3.
SYNT. Philosophie de Husserl, de Plotin; philosophie bergsonienne, cartésienne, épicurienne, kantienne, platonicienne, thomiste, sartrienne; philosophie existentialiste, idéaliste, matérialiste, scolastique, sensualiste, transformiste; philosophie anglaise, allemande, arabe, chinoise, américaine; philosophie antique, classique, contemporaine, moderne; philosophies occidentales, de l'Orient.
En partic. Nouvelle philosophie. Mouvement né de mai 1968, caractérisé notamment par la réaction aux idéologies communiste et marxiste et dont les chefs de file sont Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. La référence à 1968, dernière imposture de la «nouvelle philosophie», rassure les belles âmes qui ne veulent lire dans les «événements de Mai» que le signe d'une crise de société sans idéal (Fr. AUBRAL, X. DELCOURT, Contre la nouv. philos., Paris, Gallimard, 1977, p.320).
) Réflexion, ensemble de réflexions ayant pour objet un ordre de la connaissance, un domaine d'activité particuliers. Philosophie de l'éducation, de l'esthétique, de la logique, des mathématiques, des religions; philosophie politique, sociale. Choisir entre telle ou telle hiérarchie entre les sciences dont l'art médical utilise le savoir, autrement dit professer une philosophie de la médecine, c'est au fond professer une philosophie tout court (BIOT, Pol. santé publ., 1933, p.19). S'il y a effectivement une histoire ethnique, il y a aussi une géographie et une philosophie ethniques, comme des sciences et des arts ethniques, toutes études oubliées par l'Académie (MARIN, Ét. ethn., 1954, p.8). La philosophie des sciences: elle part d'un donné, qui est telle discipline déjà constituée, et s'attachant à analyser le comportement rationnel de ses spécialistes, elle dégage la structure logique de leur méthode (MARROU, Connaiss. hist., 1954, p.28):
7. C'est à la philosophie du droit qu'il reviendrait de tenter la justification de certaines variations de l'expérience juridique de préférence aux autres, et de décider si tous les efforts entrepris pour réaliser la justice dans un milieu social se fondent sur une interprétation acceptable des différents aspects de celle-ci et s'ils possèdent tous la même valeur.
Traité sociol., 1968, p.205.
Philosophie de l'histoire
Recherche des lois générales qui se dégagent des faits historiques et qui régissent l'évolution de l'humanité:
8. Ce qu'on appelle de nos jours la philosophie de l'histoire consiste (...) dans l'étude des rapports et des lois générales qui rendent raison du développement des faits historiques pris dans leur ensemble, et abstraction faite des causes variables qui, pour chaque fait en particulier, ont été les forces effectivement agissantes.
COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p.25.
[Avec un indéf. ou au plur.] Toute explication ou spéculation sur le devenir de l'humanité, sur la signification du mouvement de l'histoire. À l'origine des grandes philosophies de l'histoire du XIXe siècle, il y a cette valorisation de la Révolution française qui a substitué à la simple constatation de l'événement, la foi en l'avènement (H. GOUHIER, Les Grandes avenues de la pensée philos. en France depuis Descartes, 1966, p.12):
9. Les doctrines de Hegel et de Comte représentent le type de ce que l'on entend par philosophie de l'histoire. À l'aide d'un principe unique, loi des trois états ou progrès de la liberté, on organise les périodes, on apprécie leur signification, on interprète l'évolution totale. (...) La science élabore un déterminisme lacunaire, la philosophie imaginerait un déterminisme continu. Au lieu d'une nécessité construite, hypothétique et partielle, elle découvrirait dans le devenir lui-même une nécessité totale.
R. ARON, Introd. à la philos. de l'Hist., 1938, p.285.
Philosophie morale. Partie de la philosophie qui a pour objet l'évaluation des fins et des moyens de l'action humaine. Le but de la philosophie morale est moins d'apprendre aux hommes ce qu'ils ignorent, que de les faire convenir de ce qu'ils savent, et surtout de le leur faire pratiquer (BONALD, Législ. primit., t.1, 1802, p.73). Parmi ces philosophies particulières [philosophie de la nature, de l'art, de l'histoire...], la philosophie morale occupe une place à part, (...) parce que, dès l'entrée, elle concerne l'homme et le concerne en sa totalité, avec ses désirs et ses problèmes. L'histoire de la philosophie le montre suffisamment, c'est par ce chemin particulier que tous les penseurs ont accédé à la philosophie (É. WEIL, Philos. mor., 1961, p.12).
P. méton. Ouvrage traitant de la réflexion philosophique sur un ordre particulier de connaissance. Taine n'a pas insisté dans sa Philosophie de l'art sur les déserts artistiques d'une époque (Arts et litt., 1935, p.64-4).
) Attitude, système, courant philosophique qui a comme perspective ou pour fondement tel(le) ou tel(le) thème ou méthode philosophique. Une philosophie du progrès (...) consiste à admettre que l'ensemble des sociétés et de l'existence humaine tend à s'améliorer, parfois même que cette amélioration, régulière et continue, doit se poursuivre indéfiniment (R. ARON, Introd. à la philos. de l'Hist., op.cit., p.149). Historiquement les philosophies de l'existence apparaissent comme une protestation contre l'esprit d'abstraction et de système (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p.59):
10. La liberté affirmée, devenue le principe de la recherche et de la possession de la vérité comme du bien, rend à toutes les consciences la dignité que s'arrogent les philosophies de l'absolu.
RENOUVIER, Essais crit. gén., 3e essai, 1864, p.XLVI.
SYNT. Philosophie de l'angoisse, de la communication, du concept, de la connaissance, de la conscience, de l'esprit, de l'essence, de l'idée, de l'imaginaire, de l'immanence, de l'infini, de l'intuition, du langage, de la liberté, du mouvement, de l'objet, de la perception, du sujet, de la transcendance, de la vérité.
) P. anal. Système d'idées qui éclaire un événement, une activité, un fait de société, un comportement. On a beaucoup écrit sur le voyage, car les voyageurs les plus conscients ont été de tout temps les écrivains. Il y a une philosophie du voyage (DEFERT, Pol. tour. Fr., 1960, p.43). Toute la philosophie des rapports mutuels [entre l'entreprise privée et le syndicat], leur loi d'équilibre, repose sur l'établissement de procédures très minutieuses qui restreignent les épreuves de force (Traité sociol., 1967, p.484). Ces pays-là [les pays anglo-saxons] ont toujours eu la même philosophie fiscale. Ils ont bâti leur équilibre de recettes à une époque où l'impôt ne drainait pas encore les masses considérables d'argent qu'il représente aujourd'hui dans les États modernes (Le Nouvel Observateur, 17 mars 1975, p.53, col. 3):
11. ... ce qui a été dit sur la philosophie de la bataille et sur les arguments qu'elle met en oeuvre reste vrai quant au fond, puisque c'est le même être moral, l'homme, qui la livre toujours...
FOCH, Princ. guerre, 1911, p.309.
Loc. Chercher, dégager, faire, formuler la philosophie de qqc. Le monde, l'humanité, les capitaux, l'industrie, la pratique des affaires, existent: il ne s'agit plus que d'en chercher la philosophie, en d'autres termes de les organiser (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t.1, 1846, p.255). La grande presse (...) dégagea la philosophie de cet attentat monstrueux qui révoltait les consciences (A. FRANCE, Révolte anges, 1914, p.381):
12. Sans doute veulent-ils [les socialistes] nationaliser, mais l'une de leurs pensées dominantes est déjà la méfiance envers les communistes. Ils laissent venir à eux toute une clientèle de hauts fonctionnaires et de polytechniciens; s'ils faisaient la philosophie de leur comportement, ils reprendraient la dialectique de Léon Blum, au temps du Front Populaire: leur mandat n'est pas de faire une révolution mais de construire le secteur nationalisé dans une certaine harmonie des relations sociales et politiques.
CHENOT, Entr. national., 1956, p.20.
En partic. Idée directrice suivant laquelle on procède à l'établissement d'un plan, d'un projet dans le domaine économique, financier, technologique. La mode est aujourd'hui à la pierre apparente [dans les églises] (...). C'est la philosophie de la maison de campagne qui envahit nos sanctuaires (Le Monde, 7 juill. 1974, p.11, col. 5). Pour le Conservatoire [du littoral], ouvrir au public un espace tout en le protégeant cela signifie qu'on y trace quelques sentiers, une aire de pique-nique (...). Cette philosophie a été rappelée lors du dernier conseil d'administration (Le Monde, 5 juill. 1978, p.28, col. 2 et 3). Le gouvernement dans cette philosophie des «petits délais» [pour le versement des payes des agents de l'État] qui font les bonnes gestions, pourrait être moins innocent qu'il ne l'affirme (Libération, 31 janv. 1985, p.14, col. 5).
B. —[Sans fondement théorique explicite, en tant qu'attitude spontanée ou raisonnée de l'esprit]
1. a) Attitude ou qualité morale d'une personne qui connaît la juste valeur des choses et accepte la vie telle qu'elle est. Synon. raison, sagesse. Pauvre garçon, l'aimait-il! Allons, mon gendre, de la philosophie (...). Faut-il que ce soit moi qui vous console (...), moi qui perds ma fille! (DUMAS père, Noce et enterrement, 1826, 9, p.101). Léopold se voyait notaire à Paris: sa vie était devant lui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine de France, il l'embrassait dans toute son étendue avec une résignation pleine de philosophie (BALZAC, A. Savarus, 1842, p.36). La dureté de Joseph, tempérée d'humanisme et de philosophie, deviendrait peut-être de la vigueur, de la grandeur (DUHAMEL, Maîtres, 1937, p.93):
13. ... je le voyais vieux et exilé, et meurtri de l'ingratitude des hommes, mais ferme et gai dans le malheur, et plein de cette philosophie naturelle qui fait supporter patiemment l'infortune à ceux qui ont leur fortune dans leur coeur...
LAMART., Voy. Orient, t.2, 1835, p.330.
Loc., vieilli. Avoir de la philosophie; montrer de la philosophie dans (une situation). —«Voilà une douce morale!» lui dis-je. —C'est celle de la nature. —Vous avez de l'esprit et de la philosophie! (RESTIF DE LA BRET., M. Nicolas, 1796, p.12). Ma soeur Élisa était une tête mâle, une âme forte: elle aura montré beaucoup de philosophie dans l'adversité (LAS CASES, Mémor. Ste-Hélène, t.2, 1823, p.270).
b) Souvent fam. Attitude, qualité d'une personne qui reste sereine, calme, patiente quelles que soient les circonstances. Synon. sérénité. Il vient à moi, son tablier retroussé, les deux mains dans les poches de pantalon, et tranquillement, avec philosophie, le regard voyageur, il me dit: —Elle m'a f... à la porte (FRAPIÉ, Maternelle, 1904, p.73). Hubert était mobilisé dans les services auxiliaires. Les conseils de révision, qu'il subissait avec philosophie, te donnaient de l'angoisse (MAURIAC, Noeud vip., 1932, p.155).
2. Conception générale de la vie et du monde qu'une personne manifeste dans ses idées et dans sa conduite. Dans la vie il est aimable, affectueux, voyant les choses de haut et ne les prenant jamais par les angles; d'une philosophie d'artiste, un peu épicurien, bien vivant, toujours amoureux (SAINTE-BEUVE, Poisons, 1869, p.95). Bien peu d'hommes ont une philosophie; l'instinct et le délire, le goût féroce de frapper, voilà les forces qui les mènent (BARRÈS, Cahiers, t.2, 1898, p.11). Robert Empeaux, parvenu au terme de sa carrière [de magistrat], avait eu à se prononcer sur tant de misères humaines qu'il en avait acquis une philosophie sereine où le désir de comprendre l'emportait, de loin, sur la volonté de châtier (Ch. EXBRAYAT, Tout le monde l'aimait, 1982 [1969], p.99). V. génération ex. 5, inverse ex. 4:
14. Qu'avait-il à dire en effet à ce misérable enfant? Qu'il faut accepter l'inévitable dans le monde intérieur comme dans le monde extérieur, accepter son âme comme on accepte son corps? Oui, c'était là le résumé de toute sa philosophie.
BOURGET, Disciple, 1889, p.220.
[Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif indiquant le sens particulier d'une conduite] Tosh est, avec Marley, le chantre de la philosophie rasta. Une étrange religion qui prône le port des cheveux nattés et le retour à la mère Afrique, vénère feu Hailé Sélassié et (...) la marijuana (L'Express, 28 juill. 1979, p.14, col. 1). Sous sa houlette énergique [de Jane Fonda], ces dames acquièrent l'entraînement [sportif] exact et la philosophie nouvelle: celle de l'effort (Le Figaro Magazine, 11 févr. 1984, p.65, col. 1):
15. Les gars qui allaient se coucher [après la relève de la garde] filaient d'un pas lourd (...). Les autres, encore tout pleins de tiédeur et de sommeil, s'apprêtaient à subir le froid, la pluie, l'attente (...). Encore si cela avait servi à quelque chose... Mais pour garder une porte, de pacifiques tôlards, des officiers que personne ne songeait à toucher de l'ongle et trois caisses de grenades... La philosophie de l'absurde est née sous l'uniforme français.
R. FALLET, Pigalle, Paris, Le Livre de poche, 1981 [1979], p.70.
II.Arg., vx. Art de voler au jeu ou vol au jeu. Il se mit à jouer au hasard, ce que la philosophie appelle jouer au flan (C. DES PERRIÈRES, [18]85 ds LARCH. Nouv. Suppl. 1889, p.105).
REM. Philosophier (se), verbe pronom., plaisant. Se fier à la philosophie développée dans tel ou tel système. V. encyclopédier rem., s.v. encyclopédie.
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist.1. a) Ca 1175 «ensemble de disciplines spéculatives, comprenant la logique, la morale, la physique et la métaphysique, dont l'enseignement et l'étude, fondés sur les Auctores, succédaient à ceux des arts libéraux» (BENOÎT DE STE-MAURE, Ducs Normandie, éd. C. Fahlin, 31216); 1370-72 philosophie moral (ORESME, Ethiques, éd. A. D. Menut, p.157); 1379 philosophie naturelle (J. DE BRIE, Bon Berger, 6 ds T.-L.); 1637 philosophie spéculative, philosophie pratique (DESCARTES, Discours de la méthode, sixième partie ds OEuvres, éd. F. Alquié, t.1, p.634); 1647 philosophie première (DESCARTES, Méditations métaphysiques touchant la première philosophie); 1765 philosophie théorique (Encyclop.); b) 1553 la philosophie «les spéculations et les raisonnements de la science humaine, par opposition à la foi» (Bible, impr. J. Gérard, Coloisiens, 2, 8); 1580 «la science, sous son aspect supérieur et général, recherche de la vérité universelle des choses naturelles, humaines et divines» (MONTAIGNE, Essais, I, 26, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, t.1, p.160); c) ca 1756 philosophie de l'histoire (VOLTAIRE, Mél. hist. Fragm. hist., X ds LITTRÉ); 2. 1225-50 «sagesse profonde consistant dans l'amour de la vérité et la pratique de la vertu» (H. D'ANDELI, Lai d'Aristote, éd. H. Héron, 336); 1655 «haute sagesse, fondée sur le raisonnement et la méditation de la vie, et donnant une grande force d'âme dans les vicissitudes» (LA ROCHEFOUCAULD, Max. 22 OEuvres, éd. A. Régnier, t.1, p.39); 3. XVe-XVIes. «nom donné à leur art par les alchimistes» (Petit traité d'alchimie, éd. Méon, p.207); 1573 philosophie chimique «nom donné aux opérations de l'alchimie» (J. LIÉBAULT, Le livre des secrets de medecine et de la philosophie chimique); 1721 philosophie hermétique (Trév., s.v. hermétique); 4. 1588 «manière particulière à telle époque, telle école, tel Maître, d'envisager les grands problèmes du monde et de l'âme» (MONTAIGNE, Essais, II, 12, éd. citée, t.1, p.578); 1588 «l'attitude intellectuelle particulière à laquelle quelqu'un se range, l'opinion qu'il professe quant aux problèmes de la philosophie» (MONTAIGNE, Essais, III, 5, op. cit., t.2, p.842); 5. 1622 [date d'éd.] typogr. (E. BINET, Merveilles de nature, p.299 ds GDF. Compl.). Empr. au lat. philosophia, lui-même empr. au gr. . Fréq. abs. littér.:7072. Fréq. rel. littér.:XIXes.: a) 11466, b) 6882; XXes.: a) 7704, b) 11971. Bbg. GOHIN 1903, p.299. —SCKOMM. 1933, pp.103-106. —ZUMTHOR (P.). Cf. bbg. philosophe.
II.
PHILOSOPHIE2, subst. fém.
IMPR., vieilli. Caractère de corps dix. Une philosophie et un petit romain font celle [la force de corps] du gros parangon (MOMORO, Impr., 1793, p.94).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1762-1878. Étymol. et Hist. V. philosophie1.

philosophie [filɔzɔfi] n. f.
ÉTYM. 1160; lat. philosophia, mot grec de philosophos (sophia « sagesse »). → Philosophe.
1 (V. 1265). Anciennt. Toute connaissance par la raison; tout savoir rationnel (par oppos. à histoire et à poésie). Science. || La philosophie comprenait l'étude rationnelle de la nature (philosophie naturelle, opposée à l'histoire naturelle, et correspondant à nos sciences de la nature : physique, chimie, biologie…) et la théorie de l'action humaine (philosophie morale, désignant à la fois la morale et la science des mœurs [aujourd'hui : sciences humaines]). || Philosophie première (→ ci-dessous, 3.).
(1637). || Philosophie spéculative ou théorique, opposée à la philosophie pratique (chez Descartes, → Nature, cit. 59), expérimentale… || Philosophie (ou science) et foi, au XVIe siècle ( Humanisme), et religion (→ Beaucoup, cit. 5). Théologie. || Philosophie et érudition (cit. 6). || « Les hautes régions de la philosophie » (→ Essor, cit. 8). || La philosophie est devenue bien mécanique (cit. 5, Fontenelle). || « La philosophie, comme la médecine, a beaucoup de drogues » (cit. 5, Chamfort).Faculté de philosophie. Art (I., 3.; vieux).
1 (…) j'ai voulu éviter, autant que j'ai pu, les controverses de la théologie, et me tenir dans les bornes de la philosophie naturelle.
Descartes, Correspondance, Au P. Mesland, 2 mai 1644.
2 (…) ce mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse, et (…) par la sagesse (on entend) une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir (…) et (…) afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu'elle soit déduite des premières causes (…)
Descartes, Principes de philosophie, Préface.
3 La philosophie n'est autre chose que l'application de la raison aux différents objets sur lesquels elle peut s'exercer. Des éléments de philosophie doivent donc contenir les principes fondamentaux de toutes les connaissances humaines (…)
d'Alembert, Éléments de philosophie, III, Œ. compl., t. I, p. 126.
4 La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail; mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et s'arrête tout court. Elle dit hardiment : on ne peut décomposer la lumière : la philosophie expérimentale l'écoute, et se tait devant elle pendant des siècles entiers; puis tout à coup elle montre le prisme, et dit : la lumière se décompose.
Diderot, Interprétation de la nature, XXII.
Spécialt et vx. || Philosophie, s'est dit en parlant de sciences particulières : la physique (XVIIe), la psychologie (XVIIIe)…(XIVe). || Philosophie hermétique; (1721) philosophie chimique : l'alchimie. Art (grand art).La Philosophie botanique, œuvre de Linné. || La Philosophie zoologique, œuvre de Lamarck.
2 (Au XVIIIe). Attitude rationnelle et libérale des philosophes (I., 2.). || La philosophie pénètre le Nord (→ Aurore, cit. 32, Voltaire).(1773). Par ext. Les philosophes. || Le déchaînement des hypocrites (cit. 12) contre la philosophie. || Philosophie et encyclopédisme au XVIIIe siècle.
5 Tout siècle qui pense bien ou mal, pourvu qu'il croie penser (…) se pare du titre de philosophe (…) Notre siècle s'est donc appelé par excellence le siècle de la philosophie; plusieurs écrivains lui en ont donné le nom, persuadés qu'il en rejaillirait quelque éclat sur eux (…)
d'Alembert, Éléments de philosophie, I, Œ. compl., t. I, p. 122.
6 La superstition met le monde en flammes; la philosophie les éteint.
Voltaire, Dict. philosophique, Superstition, III.
Allus. littér. La Philosophie dans le boudoir, ouvrage de Sade (où philosophie prend le sens de libertinage).
3 Mod. Ensemble des études, des recherches visant à saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi que les fondements des valeurs humaines, envisageant les problèmes à leur plus haut degré de généralité, et s'exprimant dans une langue naturelle, sans appareil formel.
REM. Ce sens apparaît en grec chez Platon, pour qui la philosophie est la science de l'Être (et non des apparences), il s'est perpétué en français dans l'expression aristotélicienne de philosophie première (où philosophie a le sens 1), mais ne s'est répandu, en évinçant le sens 1, qu'au XIXe s.
Divisions traditionnelles de la philosophie. Esthétique, éthique, logique, métaphysique, morale, ontologie, téléologie. || Philosophie et psychologie.REM. Seule la logique traditionnelle relève du concept moderne de philosophie; la logique moderne constitue une discipline distincte, notamment par son langage en partie formalisé.
|| « La philosophie, science de l'absolu » (Hegel). || La description de l'essence relève de la philosophie (→ Existence, cit. 9). || La philosophie, effort vers une synthèse, une explication globale de l'univers. || La philosophie et la science. || La philosophie ( Métaphysique, théorie) opposée à l'action, à la pratique; philosophie et histoire. || Histoire de la philosophie. || Professeur de philosophie (→ ci-dessous, 5.).
7 La philosophie (…) n'est pas une science à part; c'est un côté de toutes les sciences (…) La philosophie est cette tête commune, cette région centrale du grand faisceau de la connaissance humaine, où tous les rayons se touchent dans une lumière identique (…) L'antiquité avait merveilleusement compris cette haute et large acception de la philosophie. La philosophie était pour elle le sage, le chercheur, Jupiter sur le mont Ida, le spectateur dans le monde.
Renan, l'Avenir de la science, IX, Œ. compl., t. II, p. 852.
8 La vérité est que la philosophie n'est pas une synthèse des sciences particulières, et que si elle se place souvent sur le terrain de la science, si elle embrasse parfois dans une vision plus simple les objets dont la science s'occupe, ce n'est pas (…) en portant les résultats de la science à un plus haut degré de généralité. Il n'y aurait pas place pour deux manières de connaître, philosophie et science, si l'expérience ne se présentait à nous sous deux aspects différents (…)
H. Bergson, la Pensée et le Mouvant, p. 136.
9 La philosophie, si l'on en déduit les choses vagues et les choses réfutées, se ramène maintenant à cinq ou six problèmes, précis en apparence, indéterminés dans le fond, niables à volonté, toujours réductibles à des querelles linguistiques, et dont la solution dépend de la manière de les écrire (…) Ce n'est donc plus faire de la philosophie que d'émettre des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur la vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice (…) Notre philosophie est définie par son appareil, et non par son objet.
Valéry, Variété I, p. 108-109.
10 La philosophie apparaît à certains comme un milieu homogène : les pensées y naissent, y meurent, les systèmes s'y édifient pour s'y écrouler. D'autres la tiennent pour une certaine attitude qu'il serait toujours en notre liberté d'adopter. D'autres pour un secteur déterminé de la culture. À nos yeux la philosophie n'est pas; sous quelque forme qu'on la considère, cette ombre de science, cette éminence grise de l'humanité n'est qu'une abstraction hypostasiée. En fait il y a des philosophies ou plutôt (…) en certaines circonstances bien définies, une philosophie se constitue pour donner son expression au mouvement général de la société (…)
Sartre, Questions de méthode, I, in les Temps modernes, sept. 1957.
Spécialt (Lachelier). Métaphysique (excluant morale et esthétique).
Anciennt. || Philosophie première : partie de la philosophie (au sens 1) concernant les causes premières, les premiers principes. || Méditations métaphysiques… touchant la philosophie première (titre français des Méditations de Descartes).(De nos jours). || Philosophie générale : expression d'A. Comte, adoptée dans l'enseignement en 1907, et qui tend à remplacer le mot « métaphysique ».
Principales notions étudiées ou envisagées par la philosophie. Essence, 2. être, existence; état, hypostase, identité, individualité, individuation, modalité, mode, nature, substance; accident, apparence, attribut, catégorie, épiphénomène, phénomène, qualité; chose (en soi), entéléchie, entité, monade, noumène, soi (en soi, pour soi…). Universel (n.). — Abstrait, concret; actuel, virtuel; absolu, relatif; immanence, immanent; transcendance, transcendant. — Néant, non-être. — Âme, conscience, esprit, je, moi, personne, sujet (et subjectif). — Chose, monde, nature, non-moi, objet (et objectif). — Connaissance; acatalepsie, agnosticisme, certitude, cognition, conception, croyance, doute, expérience, heuristique, hypothèse, intuition, observation. — Axiome, postulat, principe, thèse (et antithèse); preuve. Méthode; analyse, synthèse… — Abstraction, concept, idée, notion, pensée… Entendement, esprit, intellect, jugement, pensée, raison. Catégorie (Kant); a priori, transcendantal. — Acte, action, pratique (praxis). — Espace, temps. — Devenir, dialectique, mouvement. — Forme, ordre, structure. — Déterminisme, loi; contingence, contingent, médiat, médiation, nécessaire, nécessité; cause, condition, effet, finalité. Liberté; hasard. —Valeur; beau, bien, vérité, vrai; sens (et non-sens); fin, moyen.
4 (XVIIIe). || Philosophie de… : ensemble de connaissances, de considérations tendant à ramener une branche de connaissances ou d'activité humaine à un petit nombre de principes généraux. || Philosophie de l'histoire (cit. 17; → Dresser, cit. 14), du droit, des beaux-arts (→ Esthétique, cit. 1)… || La Philosophie de l'art, ouvrage de Taine. || Philosophie des sciences. Épistémologie, méthodologie. || Philosophie du langage.Par ext. || Philosophie de la misère, ouvrage de Proudhon (réflexions générales sur l'économie, la réalité sociale, auxquelles Marx répondit par Misère de la philosophie).(Dans un sens très général, qui rejoint le sens 2). || Philosophie de la nature; Philosophie de l'esprit, ouvrages de Hegel.
5 (Fin XVIe). Enseignement qui se dispense dans les classes terminales des lycées et collèges et qui comprend la philosophie (au sens 3) : traditionnellement divisée en logique, morale, métaphysique (philosophie générale), et psychologie. || Dissertation de philosophie.(Enseignement supérieur). || Licence (cit. 5), agrégation, doctorat de philosophie.Par ext. Classe où l'on enseignait la philosophie comme matière principale, et à l'issue de laquelle les élèves passaient la deuxième partie du baccalauréat. || Élèves de philosophie et de mathématiques élémentaires. (1690). || Faire sa philosophie (→ Lycée, cit. 2). Abrév. : philo.
11 En France, la philosophie est à la fois une matière d'enseignement et un objet de méditation pour l'honnête homme. Nous avons une classe de philosophie dans les lycées, ce qui montre assez clairement qu'il n'y a point pour nous de véritable culture si, au delà de toutes les disciplines spéciales, la réflexion ne vient pas s'appliquer aux lois de la pensée, aux principes de la conduite, à la vie profonde de l'homme pour en scruter la signification et la valeur.
L. Lavelle, in Le Senne, Introd. à la philosophie, Avant-propos.
6 (Fin XVIe). || Une philosophie. Se dit d'un ensemble de conceptions (ou d'attitudes) philosophiques (qu'il s'agisse d'une doctrine constituée ou d'un courant philosophique). Doctrine, système, théorie; école. || La pluralité des philosophies (→ Civilisation, cit. 14). || Dogmes (cit. 2), philosophies, idéaux hétérogènes… || Toute philosophie est nécessairement imparfaite (→ Cadre, cit. 6). || Philosophie ésotérique, exotérique; athée, déiste(Doctrines, écoles constituées). || Philosophies antiques, grecques. Académie, alexandrinisme, aristotélisme, cynisme, éléatisme, épicurisme, ionien, néo-platonisme, péripatétisme, platonisme, pyrrhonisme, pythagorisme, socratique, sophiste, stoïcisme… || La philosophie du Portique. || Philosophies médiévales. Scolastique, scotisme, thomisme… || Philosophies occidentales modernes. Cartésianisme, hégélianisme, kantisme, marxisme, néo-thomisme, spinozisme. || La philosophie de Locke (lockisme), de Leibniz (leibnizianisme), de Nietzsche (nietzschéisme), de Bergson (bergsonisme), de Heidegger… Néo-kantisme, néo-positivisme.(Doctrines caractérisées par leurs éléments remarquables). Absurdisme, acosmisme, activisme, agnosticisme, animisme, associationnisme, atomisme, conceptualisme, conventionnalisme, criticisme, déterminisme, dogmatisme, dualisme, dynamisme, éclectisme, empiriocriticisme, empirisme, épiphénoménisme, essentialisme, eudémonisme, évolutionnisme, existentialisme, fidéisme, finalisme, formalisme, gestaltisme, globalisme, gnosticisme, hédonisme, humanisme, hylozoïsme, idéalisme, idéologie, illationnisme, illuminisme, immanentisme, immatérialisme, indéterminisme, individualisme, innéisme, instrumentalisme, intellectualisme, intuitionnisme, matérialisme, mécanicisme, mécanisme, méliorisme, mobilisme, monadisme, monisme, mysticisme, naturalisme, néo-criticisme, nihilisme, nominalisme, objectivisme, organicisme, palingénésie, pancalisme, panlogisme, panthéisme, perpétualisme, personnalisme, perspectivisme, phénoménisme, phénoménologie, physicalisme, pluralisme, positivisme, pragmatisme, probabilisme, rationalisme, réalisme, relativisme, scepticisme, sensationnisme, sensualisme, solipsisme, spiritualisme, subjectivisme, substantialisme, symbolisme, syncrétisme, transcendantalisme, tutiorisme, unicisme, utilitarisme, vitalisme, volontarisme.REM. On se reportera aussi aux noms de doctrines scientifiques (fixisme, transformisme…) ou sociales, politiques (collectivisme, communisme…), comportant un aspect philosophique.
12 (…) l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher (…) De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes (…)
A. Comte, Philosophie positive, I, I.
13 À mon avis, toute Philosophie est une affaire de forme. Elle est la forme la plus compréhensive qu'un certain individu puisse donner à l'ensemble de ses expériences internes ou autres (…)
Valéry, Variété III, p. 143.
Ensemble des conceptions philosophiques communes (à une école, à un pays, à une époque, à un groupe social…). || La philosophie grecque, allemande, française. || Philosophie occidentale et philosophie orientale. Pensée. || Les philosophies orientales sont en même temps des religions. Bouddhisme, brahmanisme, confucianisme, taoïsme, zen et aussi yogi. || La philosophie du Shinto. || Les philosophies africaines traditionnelles. || Histoire de la philosophie du moyen âge, de la philosophie moderne.
7 (Fin XVIe). Conception générale, vision plus ou moins méthodique du monde et des problèmes de la vie. || Tout homme a plus ou moins consciemment une philosophie. || La tragédie d'Hamlet, qui est en même temps une philosophie… (→ Atermoyer, cit. 1). || Un homme dur, appuyé sur une philosophie froide (cit. 20). || Une philosophie gaie (→ Habitude, cit. 31), optimiste, pessimiste, fataliste… Fatalisme, optimisme, pessimisme… || Philosophie généreuse, humanitaire. Humanitarisme…Spécialt (en parlant d'un écrivain). || La philosophie de Vigny, de Hugo. Idée(s).
14 (…) il y avait en lui une de ces philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y construisent et y grandissent jusqu'à y remplacer les religions (…)
Hugo, les Misérables, I, I, XIV.
La philosophie de qqn, sa philosophie (sur un problème, un sujet), ses principes généraux.
La philosophie (de qqch.), principe général sur lequel se fondent la réalisation, le fonctionnement (d'un système, d'un mécanisme).(V. 1965). Idée directrice présidant à l'établissement d'un plan, d'un projet d'ordre économique, financier, etc. || Une philosophie du transport.
8 Élévation d'esprit, fermeté d'âme. Calme, équanimité, raison, sagesse (→ Nourrir, cit. 21). || Exercer (cit. 14) sa philosophie. || Supporter les revers de fortune avec philosophie. Résignation (→ Prendre les choses comme elles viennent). || Caractère plein de bonne humeur, de philosophie (→ Enjoué, cit. 3). || Une philosophie et un flegme admirables (→ Moucher, cit. 4).

Encyclopédie Universelle. 2012.