BANDES DESSINÉES
Le terme «bandes dessinées» désigne la création objective et le terme «bande dessinée», un genre ou encore un moyen d’expression considéré dans son ensemble. Un rapprochement des dénominations utilisées dans chacune des grandes langues permet d’établir approximativement une définition. Le français bande et l’anglais strip se réfèrent à l’image et à la notion d’alignement. L’italien fumetto désigne, dans le langage courant, le phénomène de condensation de l’haleine par temps froid et, par analogie, l’ectoplasme issu de la bouche des personnages et dans lequel s’inscrivent leurs paroles.
La bande dessinée est une forme de récit fondé, comme dans un film, sur une harmonie de l’image et du son. Ce récit est fait au moyen d’images dessinées (à la différence du photo-roman), fixes (à la différence du dessin animé), à l’intérieur desquelles figurent les sons: bruits, commentaires, dialogues; ces derniers s’inscrivent en général dans une réserve blanche aux contours irréguliers, dénommée en anglais balloon , en français, ballon , bulle , ou phylactère.
Par la longueur, la périodicité, la fragmentation et la forme de publications (journal), ce récit est comparable au roman-feuilleton. La planche hebdomadaire est constituée de plusieurs bandes correspondant au chapitre et la bande quotidienne, de trois ou quatre images à la scène ou à la plage.
Lorsque the little orphan Annie perd son chien Sandy, des milliers de lecteurs supplient le dessinateur de le lui faire retrouver la semaine suivante... Cela se passe aux États-Unis où le président Wilson était un lecteur enthousiaste de Krazy Kat. Parmi ses successeurs, John F. Kennedy ne se borna pas à lire Superman ; il demanda à ses auteurs, peu avant sa fin tragique, de souligner dans leurs histoires les vertus de la culture physique. Sans doute avait-il pris la mesure de l’influence d’un tel moyen de communication de masse. D’autres l’ont mesuré aussi – en réalisant des profits considérables. Longtemps victime d’ostracisme, la bande dessinée, quittant les parois des kiosques pour celles des antichambres de la culture que sont les musées, triomphe sur les écrans, se déploie sur les affiches, orne les vêtements, secourt avec efficacité les marchands d’huile, de lessive ou de fromage, témoigne, à chacun de nos regards, de son emprise sur notre vie.
Avec le rapide développement du mythe d’Astérix le Gaulois , l’Europe a connu un phénomène comparable – à une autre échelle – à celui qu’a obtenu Mickey Mouse , apparu 121 fois à l’écran entre 1928 et 1949, et quotidiennement dans les journaux, depuis le 1er janvier 1930. Exceptionnel en Europe, le phénomène est plus banal en Amérique. Mandrake le Magicien , que publient 450 journaux depuis 1934, ne totalise que 90 millions de lecteurs, presque trois fois moins que Peanuts , bande retenue par près de 1 100 journaux. Aucun romancier parmi les plus célèbres du monde ne peut se flatter d’avoir autant de lecteurs, ni de conserver avec eux un contact quotidien pendant tant d’années.
En présence d’un tel succès, le dessinateur n’est plus libre de modifier la personnalité d’un héros. Doué d’une existence propre, le héros devient mythe, son créateur s’efface et meurt sans qu’il en souffre. Une série de successeurs reprennent le destin du personnage si bien fixé que nul, hormis les spécialistes, ne perçoit le changement. Il en irait autrement si un tâcheron s’avisait de ressusciter Julien Sorel pour l’entraîner dans de nouvelles aventures. Mais qui peut aujourd’hui faire la part d’Homère dans la composition de L’Odyssée ? Qui songerait à s’indigner de la contribution de plusieurs auteurs au cycle du Graal? Comment concéder plusieurs pères à Hercule et les refuser à Superman? Car les littératures orales, les légendes épiques et les chansons de geste ont fourni à la bande dessinée la plupart de ses archétypes.
1. Panorama historique
Si les peintures rupestres constituent les premières tentatives du récit en images, l’invention de ce dernier revient aux Égyptiens. Trois mille ans avant J.-C., les livres des morts et les murs de tombeaux fournissent l’exemple de récits en bandes longitudinales superposées dont le support matériel est la pierre ou la pâte de roseau. Les personnages humains s’y mêlent aux dieux anthropomorphes, ces modèles des créatures extra-terrestres et fabuleuses que Superman rencontre dans sa quête cosmique. Deux papyrus conservés à Turin témoignent tout à la fois que les constructeurs des pyramides pratiquaient la satire sociale et mettaient en scène des animaux au comportement humain, procédé que devaient populariser Benjamin Rabier (France, 1903) et Walt Disney (États-Unis, 1928).
Jusqu’au XVe siècle après J.-C., les structures narratives varieront peu, tandis que ne cessera pas la recherche d’un support matériel idéal: pierre, terre cuite, verre, étoffe brodée puis imprimée, parchemin, enfin papier de chiffon. La colonne Trajane (113 apr. J.-C.), les fresques murales et stèles Marjas (VIIIe siècle), la broderie de la reine Mathilde (XIe siècle), les tympans des cathédrales occidentales (XIIe s.), les vitraux de Chartres et de Bourges, les livres d’heures, le bois Protat (1370 env.), les premiers recueils d’images (Ars moriendi , de Verard), les block books (XVe s.), Le Jugement dernier de Michel-Ange (XVIe s.) figurent les étapes parcourues par un art en quête d’une technique. La diffusion de l’imprimerie et la pratique du colportage vont accentuer le caractère ambulant de l’image: les chansons, les dessus de cheminées et, à partir du XVIIIe siècle, l’imagerie d’Épinal, d’abord composée d’une gravure unique, puis d’une série de vignettes alignées et munies non de ballons, mais de légendes placées sous l’image.
Le ballon, apparu dans la caricature en Angleterre au XVIIIe siècle, trahit, par sa forme allongée, son origine ou plutôt ses modèles: les phylactères, rubans déroulés à partir de la bouche des personnages dans l’imagerie pieuse du Moyen Âge et dont le bois Protat fournit le plus ancien exemple.
La bande dessinée telle que nous la connaissons a pour berceau la Suisse et pour précurseur un maître de pensionnat, Rodolphe Topffer. Afin de divertir ses élèves, il calligraphie dès 1827 (avant de les livrer dix ans plus tard à l’impression, sur le conseil de Gœthe) l’Histoire de M. Vieux-Bois et six autres albums d’un humour demeuré très moderne. Chacun d’eux constitue un feuilleton dessiné, composé de rangées d’images de format différent – ce qui implique un certain montage – et utilisant le ballon. L’usage du ballon, l’intervention du montage et le découpage en feuilletons sont inconnus du précurseur allemand Wihelm Busch qui, vers 1859, dans le Fliegende Blätter de Munich, compose une série d’historiettes, sans liens entre elles, mais animées par deux garnements, Max et Moritz.
La première bande dessinée française, conçue selon les principes du feuilleton mais démunie de ballons, est due à un amateur: Georges Colomb, sous-directeur du Laboratoire de botanique de Paris. Il signe Christophe La Famille Fenouillard , dont les aventures sont narrées, à partir du 31 août 1889, dans Le Petit Français illustré , hebdomadaire pour enfants, circonstance qui hypothéquera l’avenir de la bande dessinée en lui fermant le public adulte.
Seul de tous les dessinateurs français, Louis Forton fera un usage très restreint et sporadique du ballon, en appoint au texte commentant Les Aventures des Pieds Nickelés , parues dans L’Épatant dès 1908. La première bande française à utiliser entièrement le langage des ballons est Zig et Puce , dessinée en 1925 par Alain Saint-Ogan dans Le Dimanche illustré , et constituant le pendant d’une bande américaine, Bicot (Winnie Winkle).
Aux États-Unis, le ballon est présent dans la première bande – déjà en couleurs – de Richard Dutcault, The Yellow Kid , parue le 17 octobre 1896 dans The American Humorist , supplément dominical du New York Morning Journal . Si, d’un point de vue chronologique, l’antériorité revient à Dutcault, on reconnait pour père de la bande dessinée américaine Rudolph Dirks, auteur de The Katzenjammer Kids , une histoire de garnements; en dépit de deux changements de titre, Dirks n’a cessé de la dessiner depuis le 12 décembre 1897. Beau record de longévité pour les personnages... et pour leur auteur!
À la notion de planche (sunday page ) s’ajoute celle de bande (daily strip ) lorsque, le 15 novembre 1907, sous la signature de Bud Fisher, paraît dans le San Francisco Chronicle une rangée de trois images contant quotidiennement les exploits de Mr. Augustus Mutt . Dès 1912, les grands journaux possèdent tous un personnage aux apparitions quotidiennes. À partir de 1916, ils auront tous le même personnage, ou plutôt les mêmes, grâce à Randolph Hearst dont l’organisme, King Features Syndicate, les diffuse simultanément dans le plus grand nombre possible de journaux américains et, bientôt, étrangers. En dépit de sa rentabilité, une telle méthode ne se généralisera en Europe que vers 1946. Très particularisée, la production reste confinée dans la presse enfantine. Hormis le cas de réimpression, rares sont de plus les personnages publiés dans deux journaux.
En Italie, les charmants personnages d’Antonio Rubino: Lollo et Lalla , Quadratino , voient leur audience s’arrêter avec celle du Corriere dei Piccoli . L’existence de Tintin et Milou , de Hergé, ne sera longtemps connue que des lecteurs du Petit Vingtième de Bruxelles; née en 1929, cette bande n’atteindra le grand public, en France, qu’après sa réimpression en albums à partir de 1947.
C’est seulement en 1930 que paraît en France, dans Le Petit Parisien , une bande quotidienne, Félix le Chat , de l’Américain Pat Sullivan, remplacée quelques mois plus tard par Mickey. Quatre ans s’écouleront avant que ne naisse, dans Le Journal , le premier personnage quotidien d’inspiration française: Le Professeur Nimbus , d’André Daix.
2. Évolution et diversification
Si les bandes dessinées se répartissent aujourd’hui en trois genres: comique, comédie dramatique, dramatique, elles n’ont longtemps traité que du premier; d’où la dénomination anglaise de comics , toujours en vigueur en dépit de son anachronisme. Mise en possession, dès 1920, d’une technique de diffusion et de vente éprouvée, l’Amérique se prépare à une conquête des débouchés, non sans avoir cherché une amélioration quantitative de sa production dans le renouvellement des thèmes.
On tentera d’abord d’élargir le genre comique; après le burlesque (The Katzenjammer Kids ), on découvrira la comédie et la satire familiales (Bringing up Father , 1913), l’absurde et le grotesque (Popeye , 1929), la satire sociale virulente (Lil Abner , 1934), la satire politique (Feiffer , 1956), le non-sens (Wizard of Ud , 1964).
Mais, en 1927, la mise en images par Hal Foster d’un roman de Edgar Rice Burroughs, Tarzan of the Apes (1914), ouvre à la bande dessinée les chemins de l’épopée. À la jungle d’Afrique, succède celle des villes dont le justicier est salarié comme détective: Dick Tracy (1931). Puis vient l’exploration de l’avenir avec Buck Rogers in the XXVth Century (1929), celle des planètes avec Flash Gordon (1934), de l’imaginaire magique avec Mandrake (1934), du passé avec Prince Valiant (1937) ou d’un Far West mythique avec The Lone Ranger (1938). En 1938, la naissance de Superman – personnage d’origine extra-terrestre doué de super-pouvoirs – marque l’avènement d’une génération de super-héros évoluant non plus dans les colonnes des journaux, mais dans des brochures (comic books ) dont les couvertures participent souvent du surréel. Ces comic books représentent aujourd’hui les derniers bastions du fantastique et de la science-fiction, en net déclin dans le reste de la production américaine.
L’éventail des thèmes est beaucoup moins ouvert en Europe, où les diverses productions nationales, devant l’invasion massive des bandes américaines, ont connu une éclipse à peu près totale de 1935 à 1950. L’après-guerre enregistre le réveil, la naissance ou l’épanouissement de ces productions, et, en particulier, l’accession à un marché international de celles qui n’avaient jamais pu se détacher de l’aire locale : Argentine ou Angleterre. Ce dernier pays s’est distingué sur des terrains que la bande dessinée américaine n’avait pas abordés – tel celui de l’érotisme – et par la création d’héroïnes nouvelles (Tiffany Jones , Modesty ) ou l’érotisation des anciennes (Jane ). L’érotisme, souvent mis au service de la terreur et du fantastique, constitue aussi l’une des dominantes de la bande italienne moderne. Le phénomène le plus remarquable des années 1947-1950 est la naissance d’une école franco-belge qui, à la faveur d’une législation protectionniste et grâce au dynamisme de sa branche bruxelloise, a très largement reconquis le terrain perdu, tout au moins dans le domaine comique. Si elle n’a pas réussi à imposer des héros épiques, elle a mieux réussi dans la comédie dramatique – dont le prototype demeure Tintin et Milou – et dans le comique pur où elle a su tirer le meilleur parti de procédés aussi classiques que la satire (Gaston la Gaffe ) ou la parodie (Lucky Luke , Astérix le Gaulois ). L’école franco-belge se caractérise par un retour au réalisme, qu’elle a introduit jusque dans le comique, par la précision des décors et accessoires, mais aussi par la manipulation du gag, en particulier du gag sonore. Un emploi très original des onomatopées et de leur phonétique aboutit à une véritable satire sonore, dont la représentation graphique, devenue à son tour spectacle, réalise une fusion du son et de l’image comme dans les anciennes écritures idéographiques.
3. Sources et techniques
En raison de ses origines, la bande dessinée a longtemps conservé la technique simplifiée de la caricature dépourvue de tout artifice visuel: décor très stylisé, voire suggéré, personnages représentés en pied, de face, sous un angle invariable. La mise en jeu d’un univers dramatique a nécessité la mise au point d’une véritable syntaxe, souvent tributaire du langage cinématographique. Certains spécialistes, comme Alain Resnais, font cependant remarquer que l’antériorité de certains cadrages – gros plan, image cinémascopique – revient non pas au cinéma, mais à la bande dessinée. On en trouve en effet des exemples, ainsi que l’équivalent graphique du travelling, dans La Famille Fenouillard .
S’ils présentent une parenté par la syntaxe, ces deux arts diffèrent profondément par les structures narratives et l’organisation de la durée. Alors que l’action d’un film se déroule dans un temps donné, celle de la bande dessinée se déploie dans un univers atemporel. La vie du héros se compose d’instants privilégiés et discontinus, situés non plus dans une perspective chronologique, mais en des temps parallèles. Le cinéma, art de l’ellipse, ne retient que les scènes nécessaires à l’action et les traite dans leur continuité. Au contraire, la bande dessinée introduit l’ellipse dans la durée décrite. Elle restitue l’illusion de sa totalité en retenant les seuls temps forts, ou en décomposant le mouvement pour n’en conserver qu’une phase, ou encore en montrant le début et la fin de l’action. Au souci d’analyse du cinéma, la bande dessinée oppose la volonté de synthèse. Aussi l’adaptation d’une bande dessinée à l’écran procure-t-elle une impression de délayage.
L’intérêt de la bande dessinée pour les chercheurs de tous ordres, sans parler de sa valeur poétique, n’a guère été ressenti avant 1962. Aussi bien en Europe qu’en Amérique, la bande dessinée n’a suscité qu’une attitude négative. On l’a taxée de sadisme et de cruauté, oubliant qu’elle est le produit d’une société et le reflet d’une civilisation. On lui a reproché de cultiver l’irréalisme, de mettre en scène des types sommaires. Elle les a pourtant puisés dans l’inconscient de l’humanité et dans quelques-uns de ses produits littéraires (chansons de geste, contes de fées). Une société peut-elle trouver mauvais que soient ainsi découverts ses mythes? On a raillé la technique et le contenu de ses ballons; mais ils fournissent une photographie de la langue parlée et constituent, pour qui étudie son évolution, un remarquable poste d’observation. Enfin des éducateurs, qu’inspiraient d’étroites préoccupations morales, ont condamné ce moyen d’expression sur le simple examen d’échantillons peu représentatifs.
4. L’évolution d’un genre
Au début des années 1970, le public avait pu constater un considérable développement de la narration figurative, que ce soit sous la forme de la bande dessinée (B.D.) stricto sensu ou dans les genres parallèles: illustration, dessin d’humour ou de presse, publicité dessinée, graphisme, caricature, etc. À l’inverse, les années 1980 ont vu s’amorcer un déclin. Les années 1990 esquissent un renouveau, tempéré par la crise économique.
Grandeur et décadence
Ces bouleversements sont dus, pour une grande part, à l’aspect populaire de la B.D. – raconter avec des images est un des plus anciens moyens d’expression de l’humanité –, qui ne nécessite pas, pour être appréhendée, une culture scolaire ou universitaire mais seulement une certaine spontanéité. L’évolution récente est sensible dans les supports de la B.D.: aux États-Unis dans les bandes quotidiennes (strips ) ou les planches dominicales, ou encore dans les fascicules (comic-books ); en Europe dans les magazines et les quotidiens. On ne trouve guère de comic-books en Europe (la Grande-Bretagne et l’Italie exceptées); en revanche, on trouve des revues de B.D. et des albums, quasi inconnus aux États-Unis. En France, les albums ont pour leur part connu une inflation exceptionnelle dans un contexte morose. Au départ, toutes les B.D. étaient publiées ou prépubliées en revue, ce qui n’est plus le cas depuis 1985. La conséquence en est que le prix des albums, qui était autrefois égal à la moitié de celui d’un livre, se rapproche désormais de son prix total.
D’importants changements ont eu lieu dans la presse de la B.D. française: dans les années post-Mai-68, on assiste au déclin des supports traditionnels, dominés par la presse catholique ou communiste (qui a entraîné celui de toute la presse pour jeunes), d’où la naissance dans les années 1970 d’une presse de la B.D. «pour adultes», lancée par les dessinateurs eux-mêmes (L’Écho des savanes , Métal hurlant , Fluide glacial ). Cette évolution va de pair avec l’apparition d’un public plus âgé, donc plus exigeant, en particulier pour ce qui concerne le graphisme. Ce succès avait été précédé par celui de Pilote , ainsi que par l’explosion, dans le sillage des événements de Mai-68, de la presse politique et d’actualité dessinée: Hara-Kiri (né pourtant en 1960), Charlie hebdo , Charlie mensuel , BD Hebdo.
Un courant assez semblable s’est développé en Italie (Linus , Sergent Kirk , Orient-Express , Frigidaire ), même si les dessinateurs y sont moins partie prenante. En revanche, l’école belge, moribonde, a mis du temps à prendre timidement le pli, avec l’expérience du Trombone illustré (inséré dans Spirou ), mais toutes les tentatives de revue pour adultes ont échoué, à l’exception de À suivre , prudemment lancé... à Paris en 1978. À part quelques fortes individualités, les meilleurs restent alors les anciens (Franquin, Delporte, Hausman, Tillieux, Morris...). Il faudra attendre les années 1980 pour que la vague née de l’école Saint-Luc (longtemps la seule à enseigner la B.D.) se manifeste au grand jour, essentiellement dans À suivre , puis dans un Spirou rénové.
Tous les thèmes, nouveaux pour la plupart, y sont passés: l’écologie (c’est un dessinateur, Pierre Fournier, qui lança le premier journal écologiste, La Gueule ouverte, en 1972, où le dessin avait une large part), la philosophie (innovation notable en ce domaine: L’An 01 de Gébé), les femmes (un mensuel, Ah Nana! , entièrement réalisé par des dessinatrices fut anéanti par la censure en 1977), l’énergie solaire (dont la vogue doit beaucoup à Reiser). Toutes les grandes idées des années 1970 ont alors trouvé leur place, notamment dans Actuel (premier du nom) qui sut se faire l’écho de la vague underground américaine, dont les deux leaders, Crumb et Shelton, vivent aujourd’hui en France.
Un déclin s’est ensuite amorcé dans les années 1980, surtout à cause des conditions matérielles de production. Là où les magazines lancés par les dessinateurs privilégiaient la création, l’invention, le plaisir, les thèmes branchés sur le réel, on vit s’installer des «commerciaux» aux préoccupations orientées vers une rentabilité immédiate. Les rédactions furent alors dirigées par des marchands, avides de pseudo-«coups» éditoriaux. Ce fut aussi le retour des héros, du porno, de l’heroic-fantasy (dopée par l’arrivée des jeux de rôle), du premier degré, de l’exotisme, tout ce dont la B.D. s’était débarrassée. Le résultat fut une baisse générale des ventes, la disparition des revues, le rachat des maisons d’édition et une perte d’indépendance. Le public le plus exigeant n’accompagna pas ces nouvelles initiatives, et le succès escompté par les marchands ne fut pas à la hauteur de leurs ambitions. Ne subsistaient de l’«âge d’or» précédent que quelques exceptions. Futuropolis (pourtant racheté par Gallimard) et les jeunes maisons d’édition ont fermé boutique, tandis que les plus grosses maisons ont revu à la baisse leurs tirages, leur souci de diversité et leurs prétentions. Seule la revue Fluide glacial , créée en 1975 et reprise par J’ai Lu, a conservé un équilibre entre succès et indépendance, alors que les autres magazines disparaissaient ou périclitaient.
Un impact mondial
Dès les années 1970, la B.D. française avait atteint sa maturité. Il lui restait à s’exporter, ce qu’elle fit. Son succès servit alors de modèle aux États-Unis, considérés – à tort – comme la patrie de la B.D. L’Italie, la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Japon, l’Espagne, l’Allemagne, tous les pays où la B.D. s’est récemment développée, ont longtemps tourné leur regard vers la France. Gotlib, Mandryka, Bretécher, Moebius (exilé alors aux États-Unis), Druillet, Masse, Got, Pétillon, Franc, Alexis, Reiser, Wolinski, Fred, Tardi, F’Murr, Cabu, Forest, Veyron devinrent alors des vedettes internationales – en contraste flagrant avec leurs prédécesseurs comme Giffey, Le Rallic ou Calvo, connus surtout après leur mort.
Des courants semblables s’étaient développés dans d’autres pays d’Europe: en Italie (Pratt, Manara, Micheluzzi, Muñoz exilé, Mattoti, Mattioli, Liberatore), aux Pays-Bas (autour de Tante Leny ), en Belgique (ceux de Saint-Luc regroupés autour du 9e Rêve , mais aussi Kamagurka, Ever Meulen, De Jagger, la nouvelle vague de Spirou ), en Espagne (autour de El Víbora ), en Grande-Bretagne (Hunt Emerson), en Allemagne, etc. On assista également à une internationalisation de ces nouvelles vagues: dès lors que leurs travaux circulaient dans le monde entier, les influences étaient immédiates. Le fond aussi changeait dans tous les pays. L’humour avait fait un bond spectaculaire: après Pilote , Fluide glacial incarnait ce nouvel esprit, avec Binet, Edika, Goossens, Maester, Dupuy & Berberian, Thiriet, Tronchet.
Dans le domaine du dessin réaliste, trois courants étaient perceptibles. Le premier, classique en apparence, avait pour chef de file Tardi (et Pratt en Italie), avec un récit traditionnel, souvent situé dans le passé proche, mais dont les canons narratifs sont pervertis. Un autre courant, autour de Moebius, se caractérisait par une innovation dans le montage et le découpage, centré sur l’enchaînement logique et graphique des images, qui détermine l’histoire et l’évolution des personnages (Arzack marque le sommet de ce style de narration). Le troisième courant, dissipé aujourd’hui, et le plus moderne, était représenté par le groupe Bazooka. Sommairement, on peut dire que ses membres – préfigurant les images de synthèse – utilisaient des images toutes faites (tirées de la B.D., des photos de presse, des clichés télé), reprises, photographiées, photocopiées, imitées, découpées, redessinées, souvent par-dessus l’original, mélangées à des images personnelles, cherchant ainsi à «démonter» le réel, et en particulier l’actualité (notamment dans leur revue Un regard moderne ), qu’ils parvenaient à extraire des fictions de l’«information» en utilisant, de préférence, les clichés que nous avons tous dans la tête. Ce travail graphique se voulait une critique cinglante de l’information visuelle: un tel recul par rapport à l’actualité manque terriblement en ces temps de manipulation télévisuelle. On retrouve trace de cette lecture critique de l’image aussi bien dans la peinture contemporaine (Di Rosa, Combas), que dans le mouvement des graphzines (fanzines photocopiés).
À ces trois courants quelques auteurs plus classiques apportaient un complément appréciable: citons Bourgeon, Juillard, Dethorey, Cabanes, Schuiten...
Un redémarrage difficile
L’effet culturel désastreux des années 1980 passé, le renouveau a commencé. Mais la crise économique aggravée ne facilite pas les choses. De grands dessinateurs renoncent à la B.D. pour se tourner vers le cinéma, la peinture, la publicité, l’illustration, le spectacle, l’audiovisuel (Veyron, R. Franc, O. Clavel, Ebéroni, Caro, Teulé, Claveloux...), ou peinent à trouver des éditeurs. Le public se replie sur les valeurs sûres. Le succès, en 1996, de l’ultime Gaston Lagaffe de Franquin, d’un avatar de Blake & Mortimer ou du dernier Astérix du studio Uderzo, vendus sur la foi de leur titre mais n’ajoutant rien à la gloire de ces séries, est révélateur de la nostalgie d’un âge d’or. Ce que confirme la même année l’opération (purement commerciale, mais relayée par le ministère de la Culture) d’un pseudo- «centenaire de la B.D.», tentant de faire passer le Yellow Kid pour la première B.D... soixante ans après Töpffer.
Pourtant, de nouveaux dessinateurs de talent sont là, que les éditeurs s’arrachent: Vents d’Ouest, Soleil, Delcourt, Audie, concurrencent Dargaud, Albin Michel ou Casterman, qui vivent sur leur fonds. Vuillemin, Boucq, Juillard, Cabanes, Baudoin, Götting, Hislaire, Loisel, Cestac, Varenne, Baru, Loustal, Ferrandez, Hardy, Conrad, Tronchet, Larcenet, Blutch, Vink, Trondheim, Johan De Moor, Gaudelette, et d’autres encore, marquent les étapes de ce renouveau dans un parfait éclectisme. Une nouvelle vague de scénaristes (Benoît Peeters, Dufaux, Cothias, Desberg, Yann), souvent prolifiques, redonne un peu de sens à une B.D. qui s’égarait dans les vertiges du graphisme pur.
Avec la mort des anciens «phares» (Pratt, Franquin), une époque s’est éteinte. Celle qui suit a du mal à intégrer à la fois les piliers de la B.D. précédente et la nouvelle vague impatiente. Les tirages sont à la limite de la rentabilité, les revues pour adultes ont disparu ou vont très mal, à l’exception de l’«increvable» Fluide glacial et du Psikopat. Il est donc de plus en plus difficile de vivre de son crayon, alors que le public exige toujours plus de virtuosité. C’est pourquoi la naissance en quelques années d’une foule de revues semi-professionnelles (Jade , Le Cheval sans tête , Frigo , Lapin , Amok ) et de petites maisons d’édition est réconfortante. Certaines percent (en tête L’Association, lancée dans la bonne tradition par six jeunes dessinateurs). Il faut leur souhaiter de trouver un public suffisant, même dans un contexte économique défavorable. À noter aussi l’apparition très récente d’œuvres autobiographiques, genre jusque-là inexistant en bandes dessinées.
À l’étranger, le renouveau vient de Grande-Bretagne, où il demeure très inspiré par le mythe des superhéros américains, et surtout d’Espagne, où des artistes reconnus, comme Ana Juan, Ceeseepe ou Prado, ont atteint des sommets dans la maîtrise graphique et savent vendre leur production à la manière des peintres (galeries, sérigraphies...). Les États-Unis eux-mêmes ont connu une évolution. La faillite de l’«usine à superhéros» Marvel Comics a été consommée en 1996. Superhéros malmenés par des artistes iconoclastes comme l’excellent Frank Miller, auteur d’un mémorable Batman devenu vieux et nostalgique. Mais c’est de Art Spiegelman qu’est venu le plus étonnant: non seulement les deux volumes qui composent Maus ont été un succès international justifié – une œuvre majeure sur l’époque des camps nazis, racontée du point de vue de son père, qui y fut interné, tout en jouant des archétypes de la B.D. animalière –, mais encore le dessinateur a lancé la revue Raw , où s’est pressée toute l’avant-garde. Du côté des comic-strips de la presse traditionnelle, le succès d’excellentes séries comiques comme Garfield de Jim Davis ou Calvin & Hobbes de Bill Watterson ont montré qu’un public de qualité existait encore outre-Atlantique.
Moyen d’expression ou genre littéraire?
Le dernier changement fondamental de ces dernières années est celui du statut de la B.D., désormais reconnue comme un des plus importants moyens d’expression du siècle, à tel point que chacun l’utilise: philosophes, enseignants, pédagogues, politiciens, publicitaires, éditeurs littéraires, entreprises, cinéastes en manque d’idées...
Nombreux sont les commentateurs et exégètes, et une véritable critique est apparue, même si, stylistiquement, elle demeure trop universitaire. Autour des défunts Cahiers de la B.D. , elle a révélé notamment de bons iconologues belges. En revanche, dans la presse ou les revues de B.D., elle a pratiquement disparu. Autour du Centre national de la B.D. et de l’image (C.N.B.D.I.) d’Angoulême, un travail historique commence, avec des rééditions de classiques et une revue intelligente, 9e Art. Il faut aussi saluer l’extraordinaire travail de défrichage mené à bien par Le Collectionneur de bandes dessinées , ou celui de rééditeur de B.D. de presse des éditions Pressibus. Angoulême possède aussi, comme Bruxelles, un musée de la B.D. de haut niveau et une école dynamique. Plus récemment, la création d’un Oubapo, à l’image de l’Oulipo (dont la première publication est parue sous ce titre en 1997), a manifesté le souci de recherches formelles ambitieuses.
Le mouvement des fanzines a joué un rôle capital. Ces petits journaux, imprimés ou photocopiés, réalisés par des non-professionnels (fans), publient des dessins et des critiques d’amateurs et servent de tremplin aux jeunes dessinateurs. Né au lendemain de Mai-68, ce phénomène, centre même de l’expression locale, a servi de support à toutes les idées, fantaisies, contre-informations, désirs et critiques de la «base» que sont les lecteurs de B.D. et les dessinateurs débutants. Culminant vers 1972-1974, le mouvement des fanzines a proposé plusieurs milliers de titres, des plus poétiques aux plus fous, souvent uniques, mais dont quelques réussites ont marqué: Falatoff , Le Petit-Miquet qui n’a pas peur des gros ... Un renouveau s’est fait jour dans les années 1980: Plein la gueule pour pas un rond , Sapristi , Hop! sont de beaux objets qui durent encore. Beaucoup ont contribué à populariser l’œuvre des dessinateurs, grâce à une foule de numéros spéciaux. Dans les années 1990, une nouvelle génération fourmille: la relève est assurée.
Une intéressante collection s’était créée chez Albin Michel, «Graffiti», consacrée à des études sur un dessinateur (Gotlib, Crumb, Reiser, Moebius, Fred) ou à des thèmes, voire à une B.D. célèbre (Peanuts ). D’autres éditeurs, notamment Seghers, ont tenté l’expérience, maladroitement. Il existe des monographies chez de petits éditeurs, des albums-hommages chez Dargaud ou Glénat. Casterman, surtout, s’était spécialisé dans les essais ou les entretiens (beaucoup étant consacrés à Hergé ou à Pratt), mais y a renoncé par la suite. Quelques belles réussites ont eu lieu, même si la cohérence de tout cela n’est pas évidente. La seule exception reste l’apparition, après la mort de Hergé en 1983, d’un phénomène de «tintinolâtrie», qui témoigne que la B.D. est entrée dans le champ de la reconnaissance absolue.
La télévision s’est ouverte fort tard à la B.D. Si l’on excepte l’expérience tentée par Jean Frapat avec «Du tac au Tac», cela n’a pas donné grand-chose. La radio a fait mieux, du moins au début des radios libres.
Petits formats
Des changements importants dans la consommation de la B.D. sont survenus dans les années 1990. Si l’édition de luxe s’est effondrée (il y eut une vogue des «tirages de tête»), l’édition de poche a connu en revanche un succès inattendu, même si un album réduit en format et redécoupé, au risque de détruire la qualité du montage initial, ne présente guère d’intérêt (si ce n’est son prix).
Toutefois, quelques artistes se sont lancés avec bonheur dans des albums conçus pour le petit format (notamment chez de petits éditeurs, mais aussi au Seuil). Trondheim, Baru, David B. ou Fabio ont ainsi pu réaliser de belles choses.
Ce format a connu un nouvel élan à partir de la fin des années 1980 avec la vogue des mangas, ces interminables B.D. populaires japonaises, d’une qualité souvent médiocre, à quelques notables exceptions près. Si les plus connus parviennent à des tirages impressionnants en France (3 millions d’exemplaires pour les vingt-cinq volumes parus de Dragon Ball de Toriyama), si des auteurs comme Tezuka sont aujourd’hui des classiques vénérés, à l’instar d’un Hergé en Europe, il faut saluer les innovations de quelques auteurs remarquables: Rumiko Takahashi, une femme qui remet à sa place le Japon traditionnel; Otomo et son best-seller Akira ; Fujiwara et sa fascination du «Moyen Âge» japonais (Raïka ); et surtout Hisashi Sakaguchi, le plus mûr, avec sa série «Ikkyu», auteur également du remarquable Fleur de pierre qui se passe en Yougoslavie sous l’occupation allemande. La plupart des mangas paraissent en France chez Glénat, pionnier du genre, J’ai lu ou Casterman. Ce qui a permis à des auteurs franco-belges d’aller trouver un nouveau public au Japon (Baudoin), et des éditeurs français ont tenté d’imposer ce format à leurs productions, avec un succès mitigé dans un premier temps.
L’informatique
Mais c’est l’arrivée de l’informatique qui a bouleversé les techniques de production d’images. Bien évidemment, les dessinateurs se sont senti interpellés par ces nouveaux outils. Cela n’a rien changé pour certains, et tout pour d’autres. Si quelques stars sont devenues des pionniers de la souris (Solé), le dessin sur écran a surtout été le fait de nouveaux artistes, utilisant dès le départ les technologies qui s’offraient à eux. Mais ce fut pour créer des images, parfois narratives, qui ne sont pas de la B.D. Dans la B.D. elle-même, pour le moment, l’ordinateur a surtout changé la profession de coloriste, qui recourt désormais essentiellement à l’outil informatique.
Bien sûr, de nombreux sites se sont ouverts sur Internet (il en existait déjà sur le Minitel) et Fluide glacial a lancé en 1997 un magazine en ligne, différent du journal papier mais réalisé par la même équipe, utilisant la B.D. parmi d’autres techniques. Le Web semble plus fait pour le dessin d’humour ou le strip en trois images que pour une longue narration, ou naturellement pour le dessin animé. Notable exception, celle de Ramón et Pedro , B.D. interactive de Luz. Les CD-ROM sur la B.D. sont pour la plupart sans intérêt (lire un album sur écran n’apporte rien, et fait perdre la sensualité du papier). Seules des B.D. conçues directement pour ce support ont un sens: la première du genre a été réalisée seulement en 1996 par Édouard Lussan; cependant, le coût de fabrication reste prohibitif, et l’interactivité ne fascine guère le public, qui y a vu, à juste titre, un gadget. Il existe aussi un B.D.-ROM annuel qui répertorie les albums.
Il est malaisé de jouer les prophètes. Une nouvelle vague de créateurs existe, multiple, ambitieuse. Ce sont les supports qui n’existent plus: moins d’éditeurs, presque plus de revues, un audiovisuel indifférent. L’effet «mode» de la B.D. est passé. Reste un genre majeur, connu de tous, auréolé de prestige (le succès de Salons, comme celui d’Angoulême depuis 1974, même s’ils connaissent des problèmes financiers, le prouve). Le souffle nouveau naîtra de supports encore à imaginer, d’initiatives venues des jeunes, et non pas seulement des dessinateurs. En effet, les éditeurs, les critiques, les directeurs de collection, les «décideurs» en un mot, ne se sont guère renouvelés. Le XXIe siècle nous dira si la B.D., devenue adulte, saura entrer dans l’âge mûr sur des bases solides.
Encyclopédie Universelle. 2012.