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BÉNÉDICTINS
BÉNÉDICTINS

Sous le nom de Bénédictins, on désigne les moines cénobites chrétiens, membres des nombreuses familles religieuses qui, au cours des siècles, ont pris pour loi fondamentale la règle de saint Benoît, composée au VIe siècle.

En 1980, on a recensé environ 9 600 moines bénédictins dans 383 monastères, 8 560 moniales dans 333 monastères, 11 900 sœurs oblates dans 33 congrégations (et 5 communautés autonomes). À l’époque de son plus grand développement, vers la fin du XIIe siècle, l’ordre bénédictin posséda tellement de maisons qu’aucun catalogue complet n’a pu en être dressé: on estime qu’il y eut en France environ 2 000 abbayes et 20 000 prieurés, et qu’en Europe le nombre des monastères, petits et grands, dépassa 100 000.

Trait caractéristique, l’autonomie des monastères a permis aux Bénédictins de s’adapter aux situations les plus diverses. Leur influence a été considérable et s’est étendue aux domaines religieux, culturel, artistique, politique et social.

1. La règle de saint Benoît

La Règle de saint Benoît se présente sous la forme d’un petit livre divisé en 73 chapitres, précédés d’un prologue. Certains de ces chapitres n’ont que quelques lignes, les plus longs ne dépassent pas quelques pages. Le style n’est pas celui d’un code législatif moderne, conseils spirituels et directives pratiques y sont entremêlés. Le plan n’est pas rigoureux, bien qu’on puisse reconnaître un certain ordre: le prologue et les sept premiers chapitres donnent les grands principes de la vie et de la spiritualité monastiques; les chapitres 8 à 20 traitent de la prière, surtout de la grande prière liturgique; les chapitres 21 à 57 décrivent concrètement la vie journalière dans le monastère et prévoient les peines qui sanctionnent les manquements; les chapitres 58 à 61 expliquent la manière de recevoir les novices et d’éprouver leur vocation avant qu’ils ne prononcent leurs vœux; les chapitres 62 à 72 insistent sur la discipline nécessaire à la bonne marche de la communauté; enfin le chapitre 73 et dernier invite les moines à approfondir l’Écriture et les écrits des Saints Pères en leur promettant que, s’ils suivent «cette toute petite règle, écrite pour des débutants», ils parviendront aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus. La règle répond au but de son auteur qui voulait instituer «une école de service du Seigneur». Elle partage la vie du moine entre la prière, le travail manuel et la lectio divina (étude attentive et méditation des textes de la Bible et des commentaires patristiques). À la prière liturgique la règle accorde la première place, ce qui devint une caractéristique de l’ordre bénédictin. Le travail manuel, d’abord jardinage et artisanat, devint copie de manuscrits et travail intellectuel, celui-ci s’étant avéré indispensable pour la lectio divina ; mais le travail proprement manuel ne disparut jamais complètement et il est périodiquement remis en honneur.

La règle organise la communauté. Après un noviciat d’un an, le moine prend un engagement, entouré de toutes les formalités que le droit romain prévoit pour la conclusion des contrats. La profession est une consécration au service de Dieu en même temps qu’un contrat bilatéral, passé entre la communauté et un profès qui se lie définitivement à son monastère par le vœu de stabilité .

Composé de personnes lui appartenant irrévocablement, le monastère est une famille, gouvernée par un abbé, père de ses moines comme son nom l’indique (syriaque abba , qui signifie père). L’abbé est élu à vie par les moines. Il est assisté habituellement dans l’exercice du gouvernement par un conseil de quelques moines; de plus, pour les affaires les plus importantes, il doit demander et suivre l’avis de l’assemblée des moines réunis en chapitre. L’abbé nomme aux diverses fonctions les officiers du monastère, responsables devant lui.

À une époque où la société était en pleine dissolution, ces dispositions, dont la nature et la nécessité paraissent incontestables, ont assuré aux monastères une solidité qui explique leur action et leur influence. Les maux dont souffrit l’ordre bénédictin au cours de son histoire sont dus à la non-observance de points essentiels de la règle.

La règle contient une norme très précise d’ascèse monastique, avec une doctrine spirituelle centrée sur la personne du Christ, mais elle entre peu dans les détails de la vie, laissant à l’abbé une grande liberté d’interprétation. Elle insiste sur la discipline intérieure, l’abnégation de la volonté et l’obéissance. N’imposant pas au moine une attitude artificielle, elle tend à le former par le dedans en respectant les aptitudes et les tempéraments; c’est ce qu’on appelle la discrétion bénédictine .

Les horaires types par lesquels certains auteurs ont voulu caractériser la vie des moines sont un critère arbitraire, car ils ne tiennent aucun compte de la souplesse de l’adaptation aux temps, aux lieux et aux cas concrets. L’horaire monastique comporte toujours, en plus d’un long office de nuit, qui coupe le sommeil ou commence longtemps avant l’aurore, la messe conventuelle, les vêpres qui achèvent la journée et les complies qui précèdent le coucher. Les autres «heures» de l’office, plus brèves, sont réparties dans la journée. Lectio divina et travail se partagent le reste du temps, suivant des modalités qui peuvent varier à l’infini.

2. Saint Benoît et la diffusion de sa règle

À côté de dispositions originales qui devinrent fondamentales, la règle de saint Benoît comporte des éléments empruntés à l’expérience de trois siècles de monachisme chrétien. Un seul auteur y est nommé, saint Basile; mais on y trouve de très nombreuses citations de l’Écriture (surtout Évangile, Épîtres de saint Paul et Psaumes), des Institutions et des Conférences de Cassien, des anciennes règles (Pacôme, Césaire, Macaire, Augustin...), des Pères de l’Église (Augustin, Ambroise et Jérôme), enfin des récits et des sentences des pères du désert et des auteurs monastiques.

Le plus récent des textes étant la règle des vierges de Césaire d’Arles, rédigée vers 534, on en a conclu que saint Benoît composa sa règle à l’époque où il résidait au Mont-Cassin, entre 534 et 547, date de sa mort.

La vie de Benoît n’est connue que par le récit qu’en a donné Grégoire le Grand (590-604) au IIe livre de ses Dialogues . Son but étant de montrer qu’il y avait encore des saints qui accomplissaient des miracles, ce pape ne rapporte de saint Benoît que des «merveilles»; on peut cependant par son récit fixer les jalons de sa vie.

Benoît naît vers 480 dans la province de Nursie, pays de montagnes voisin de Rome. Venu dans la capitale pour étudier, il la quitte bientôt pour vivre en ascète d’abors à Enfide, près de Tivoli, puis, un miracle ayant attiré l’attention sur lui, à Subiaco, où il vit seul, caché dans la montagne. Élu abbé d’un monastère voisin, il échappe par miracle à une tentative d’empoisonnement. Il réunit des disciples, qu’il répartit en douze petits monastères. La jalousie d’un prêtre l’oblige à quitter Subiaco. Vers 529, il se fixe au Mont-Cassin; il y fonde un grand monastère, écrit sa règle et meurt, probablement le 21 mars 547, peu après avoir reçu et sermonné le roi des Goths, Totila.

D’après Grégoire le Grand, saint Benoît aurait fondé, en plus des monastères de Subiaco et du Mont-Cassin, celui de Terracine où il ne résida jamais. Ni dans sa Vie , si dans sa Règle , il n’est question d’un ordre ou d’une union quelconque de monastères entre eux.

On n’ignorait pas que la règle de saint Benoît était apparue en même temps qu’une foule de règles monastiques, qu’elle dépendait de règles plus anciennes, qu’elle avait servi de modèle à d’autres avant de s’imposer comme l’unique. On citait volontiers comme une paraphrase de la règle de saint Benoît la règle du Maître, règle anonyme connue sous ce vocable parce que chaque chapitre commence par une interrogation de disciples à laquelle le Maître répond par de longs développements. Mais, en 1938, un moine de Solesmes, dom Genestout, bouleversa les idées reçues en montrant que la règle du Maître était antérieure à la règle de saint Benoît; celle-ci n’était donc pas une composition originale mais un résumé, progressivement complété. Bien que cette thèse ait été violemment combattue, les spécialistes s’accordent à admettre l’antériorité de la règle du Maître, tout en remarquant qu’aucun des manuscrits conservés n’offre exactement le texte utilisé par l’auteur de la règle de saint Benoît. La règle du Maître aurait été composée au début du VIe siècle, en Italie du Nord ou en Provence; le débat reste ouvert. La règle du Maître nous est parvenue sous forme de deux manuscrits remontant au début du VIIe siècle ou à la fin du VIe, tandis que le plus ancien manuscrit de la règle de saint Benoît a un siècle de moins, ayant été écrit vers 700 en Angleterre. L’auteur de la règle n’y est pas nommé, et comme le Mont-Cassin fut ruiné en 577 par les Lombards, ce qui brisa la tradition locale, certains critiques estiment plus sûre l’attribution à saint Benoît de la règle des moines. On se trouve donc devant deux règles anonymes, dites règle du Maître et règle de saint Benoît. À qui les attribuer? Quelques critiques ont nié l’existence de l’abbé Benoît du Mont-Cassin, ce qui paraît excessif; son culte est trop ancien pour être une pure invention. Certains ont voulu sauver la personnalité de saint Benoît, auteur de la plus célèbre règle des moines, en faisant remarquer que le progrès réalisé par sa règle est tel que son auteur est le génial législateur du monachisme occidental. D’autres attribueraient la règle du Maître à saint Benoît du Mont-Cassin, la règle dite de saint Benoît étant une codification légèrement postérieure, probablement rédigée à Rome, sous l’inspiration de la curie. La règle de saint Benoît a été écrite dans la langue parlée du VIe siècle. Lors de la renaissance carolingienne au VIIIe siècle, ce latin fut considéré comme barbare et le texte de la règle fut ajusté aux normes classiques. C’est ce «texte reçu» qui fut en usage partout jusqu’au XXe siècle. Quelques auteurs eurent la naïveté de le croire l’œuvre de saint Benoît, parce qu’un si grand saint n’avait pu écrire en une langue trop vulgaire!

La diffusion de la règle de saint Benoît se fit au cours du VIIe siècle d’une façon silencieuse et mystérieuse. Le plus ancien témoignage se trouve dans une lettre adressée à l’évêque d’Albi, vers 620-630, par un certain Venerandus qui, après avoir fondé un monastère, voulut garantir le maintien de l’observance en remettant à l’évêque le texte de la règle. Peu après, l’abbé de Luxeuil, Walbert, introduisit la règle de saint Benoît dans son monastère à côté de celle du fondateur, l’Irlandais saint Colomban. Les autres abbayes de Gaule imitèrent cet exemple, aussi bien celles qu’avaient ouvertes des Irlandais que celles qui s’élevaient près des tombeaux des saints, telles Saint-Denis, Saint-Germain d’Auxerre, Saint-Médard de Soissons ou Saint-Martin de Tours.

On a attribué l’introduction de la règle de saint Benoît en Angleterre aux moines envoyés en 596 par le pape Grégoire le Grand sous la conduite d’Augustin, qui devint archevêque de Cantorbéry. Mais on manque de preuves, et, en tout cas, dans sa volumineuse correspondance, Grégoire le Grand ne mentionne jamais la règle, qui fut introduite vers la fin du VIIe siècle dans les monastères anglais, où elle s’ajouta aux usages celtiques préexistants.

Les premiers monastères de Frise et d’Allemagne furent fondés à la fin du VIIe siècle et surtout au VIIIe siècle par des moines venus de Gaule et d’Angleterre pour évangéliser le pays.

La règle de saint Benoît, qui s’était imposée progressivement dans les royaumes francs, triomphe définitivement grâce à saint Benoît d’Aniane.

Fils du comte de Maguelonne, Benoît d’Aniane fut élevé à la cour de Pépin et servit Charlemagne. En 774, il entra au monastère de Saint-Seine près de Dijon, puis, refusant l’abbatiat, il se retira à Aniane pour y imiter les rigueurs des pères du désert. Ce fut un échec. Après de longs tâtonnements, il finit par adopter la règle de saint Benoît et le nom de ce saint. L’empereur Louis le Pieux le nomma supérieur de tous les monastères de ses États. Afin d’instaurer l’unité d’observance, Benoît d’Aniane tenta de démontrer que la règle de saint Benoît contenait la substance des traditions ascétiques. Il composa d’abord un recueil des règles anciennes, Codex regularum , puis la Concordia regularum , qui est un commentaire de la règle de saint Benoît expliquée par des textes des autres règles. Une assemblée d’abbés et de moines à Aix-la-Chapelle, en 817, discuta des points non prévus par la règle, ainsi que des prescriptions devenues impraticables; ses décisions furent promulguées dans un capitulaire en 75 chapitres, Capitulare institutum . Benoît d’Aniane, avait fondé, à Inde, près d’Aix-la-Chapelle, un monastère destiné à servir de modèle à la nouvelle observance. Il y mourut le 11 février 821.

On a reproché à Benoît d’Aniane d’avoir poussé ses prescriptions jusqu’au détail infime et d’avoir rompu l’équilibre de la journée monastique en développant d’une manière excessive la prière liturgique. Cela ne doit pas masquer les caractères positifs de son œuvre; il a ramené dans les abbayes de l’Empire franc la régularité compromise par la politique de sécularisation de Charles Martel.

S’il ne put restaurer complètement la libre élection de l’abbé par la communauté, ses héritiers spirituels profitèrent de la décomposition de l’Empire pour arracher ce droit au pouvoir politique. En revanche, la centralisation réalisée par Benoît d’Aniane disparut avec lui. Il n’eut pas de successeur comme supérieur des abbayes de l’Empire et celles-ci reprirent leur autonomie.

3. La législation bénédictine

Benoît d’Aniane marque une étape décisive dans l’évolution de la législation bénédictine. Nul n’osera plus remanier la règle de saint Benoît ou la fondre avec d’autres. Elle sera recopiée et diffusée intégralement, y compris les passages mentionnant des observances tombées en désuétude; elle sera méditée et commentée par des générations de moines et servira à la formation des novices. Mais pour l’adapter aux nécessités des temps, on fera suivre la règle de textes législatifs, qui portent le nom de coutumes , constitutions , ou déclarations , selon leur nature particulière. Benoît d’Aniane n’a certes pas inventé les coutumes, puisque la règle de saint Benoît elle-même y fait allusion, mais il a été le premier à les codifier, dans le capitulaire de 817; la législation bénédictine jusqu’à nos jours en dérive, sans solution de continuité, malgré les modifications subies au cours des siècles.

À propos de Benoît d’Aniane, on parle de «réforme». L’emploi de ce terme entraîne une interprétation en partie inexacte. Dans un monde aussi traditionnel que le monde monastique, tout changement animé par l’idéal de mieux faire doit être considéré comme un retour aux sources; ses promoteurs veulent donc une «réforme» au sens étymologique de «remise en forme». Dans quelle mesure est-il possible de revenir à une observance introduite des siècles plus tôt? Les anciens réformateurs ne s’étant jamais posé cette question, il est inutile d’y répondre, mais nécessaire de la poser pour apprécier l’histoire. On note une tendance à accabler ceux qui ont vécu «avant la réforme», toutes les réformes étant présentées comme de vertueuses réactions contre un déplorable relâchement de la vie monastique. Or les réformes ayant été très nombreuses, on s’oblige ainsi à conclure que rares furent celles dont la réussite s’étendit sur un siècle. De tels jugements ne s’appuient le plus souvent que sur des faits isolés, d’inévitables défaillances individuelles; la sévérité des jugements se fonde également sur des critères anachroniques ou tendancieux: le nombre des moines dans une maison, leur emploi du temps, leur position par rapport à l’enseignement, la richesse considérée comme un facteur de relâchement quand elle existe et comme nécessaire quand elle manque. L’abondance des fondations nouvelles est toujours interprétée comme une preuve de succès, ce qui entraîne en contrepartie que leur ralentissement soit interprété comme la marque d’un relâchement; or, bien au contraire, la prolifération irraisonnée des monastères constitue un mal, et à une période d’extension doit succéder une période de consolidation.

L’institution monastique peut en effet revêtir les formes les plus diverses selon les temps, les lieux et les personnes; l’apparition de familles nouvelles n’entraîne pas la condamnation des ordres antérieurs, même si ces derniers ne savent pas s’adapter à leur époque. Au reste, des monastères qui paraissaient moribonds peuvent retrouver vigueur et durer des siècles, et des fondations plus récentes disparaître sans laisser de traces. Il est des cas où une disparition en pleine gloire aurait sans doute mieux valu qu’une longue survie. Le monachisme étant à la fois institutionnel et prophétique, l’harmonie entre ces deux tendances n’est pas toujours facile.

À la différence des autres ordres religieux, les ordres monastiques n’ont pas été institués pour remplir dans l’Église et la société une mission déterminée. Le résultat paradoxal est que les moines ont eu, dans tous les domaines (architecture, musique, recherches historiques, intellectuelles, spirituelles et scientifiques), des activités tellement variées qu’il est impossible d’en donner un aperçu. Aussi, l’esquisse historique qui suit se bornera-t-elle à retracer l’histoire intérieure de l’ordre.

4. Du Xe siècle à la fin du Moyen Âge

L’Empire carolingien marque un des sommets de la prospérité des monastères. Sa dislocation et les invasions normandes, hongroises et sarrasines en ruinèrent plusieurs et jetèrent des moines sur les routes. Le relèvement fut rapide et le Xe siècle fut, surtout dans sa seconde moitié, une époque de développement des ordres monastiques. Fondé en 910, Cluny jouit d’une célébrité méritée, mais il ne faut pas oublier que la caractéristique de cette époque était la multitude des centres rayonnants: si Brogne comme Cluny était une fondation nouvelle, le Mont-Blandin, près de Gand, Gorze, Saint-Vanne de Verdun, Saint-Benoît de Fleury-sur-Loire, Saint-Bénigne de Dijon, Fécamp étaient des abbayes anciennes qui, sous l’impulsion d’abbés énergiques, avaient retrouvé la jeunesse et diffusaient leur idéal, surtout en introduisant des moines dans des sanctuaires desservis par des clercs – ce qui fut le cas du Mont-Saint-Michel en 966. Ces abbayes restaurées se constituèrent de vastes domaines dans lesquels elles créèrent des réseaux de prieurés, où résidaient quelques moines qui exercèrent une influence économique certes, mais aussi religieuse. Durant les XIe et XIIe siècles, beaucoup d’églises paroissiales furent confiées aux moines qui les reconstruisirent; ces églises ont subsisté un peu partout, enrichissant le paysage français. Les abbés de Cluny transmirent à leurs successeurs l’autorité dont ils jouissaient sur les monastères, alors qu’ailleurs les liens entre monastères disparaissaient avec la mort de l’abbé réformateur. Malgré l’absence d’un lien juridique, les abbayes adoptèrent des coutumes assez semblables, ce qui s’explique par leur idéal commun et aussi par le fait que des rédacteurs s’inspirèrent tous de la tradition léguée par Benoît d’Aniane et utilisèrent fréquemment les coutumes de Cluny. Le renouveau monastique s’étendit à toute l’Europe. En Italie, les abbés de Cluny exercèrent leur influence sur des abbayes aussi célèbres que Saint-Paul-hors-les-Murs, Subiaco et le Mont-Cassin. En Allemagne, l’influence clunisienne se fit sentir par l’intermédiaire de l’abbaye d’Hirsau. C’est aux Xe et XIe siècles que l’institution monastique pénétra aux Pays-Bas, en Bohême, en Pologne et en Hongrie. En Angleterre, la règle de saint Benoît fut remise en honneur au milieu du Xe siècle par Dunstan, Ethelwold et Oswald, qui s’étaient formés sur le continent, à Gand, à Saint-Benoît-sur-Loire et en Bourgogne; après la conquête de 1066, les moines normands introduisirent non sans difficultés leurs propres coutumes. L’action de Cluny fut prépondérante en Espagne, tant pour lancer les chevaliers à la «reconquête» que pour organiser le monachisme dans les jeunes royaumes chrétiens.

De nouveaux ordres monastiques

Aux XIe et XIIe siècles surgirent de nouvelles institutions monastiques, caractérisées par la recherche d’une vie plus simple et plus austère que celle menée par les moines des grandes abbayes d’observance traditionnelle. Elles subirent à leur origine l’attrait de l’érémitisme au point qu’on a pu parler d’une «crise de cénobitisme». En fait, certains groupes retournèrent à la vie cénobitique très stricte et d’autres conservèrent des éléments de la vie érémitique. Le mouvement s’amorça en Italie avec saint Romuald († 1027), dont les disciples constituèrent les ordres des Camaldules et de Fonte Avellana (vie plutôt érémitique) alors que saint Jean Gualbert († 1073) fonda l’ordre de Vallombreuse (vie nettement cénobitique). À la fin du XIe siècle, le même mouvement se produisit en France: saint Bruno se retirait en 1084 dans le désert de Chartreuse, et saint Robert quittait en 1098 son abbaye de Molesmes pour se fixer à Cîteaux. Ni l’un ni l’autre ne purent rester dans leur solitude d’élection, mais leurs disciples, les Chartreux et les Cisterciens, devaient assurer le succès de ces fondations. Plusieurs ordres monastiques furent formés par des prédicateurs qui rassemblèrent dans des monastères des fidèles désireux de mener une vie plus parfaite: Robert d’Arbrissel († 1117) établit à Fontevrault une double communauté d’hommes et de femmes, ce qui était alors fréquent, mais gouvernée par l’abbesse, ce qui resta exceptionnel.

L’influence de François d’Assise

Durant le XIIIe siècle, de nouveaux ordres monastiques fondés en Italie, les Silvestrins par Silvestre Guzzolini († 1267), les Célestins par Pierre de Murrone († 1296) et les Olivétains par Bernard Tolomei († 1348), joignirent aux prescriptions de la règle de saint Benoît la pratique de la pauvreté telle que l’avait préconisée François d’Assise. Élu pape sous le nom de Célestin V, Pierre de Murrone, plus apte à mener la vie contemplative qu’à gouverner l’Église, démissionna peu après et fut tenu au secret par son successeur Boniface VIII, ce qui valut en retour à ses disciples la protection de Philippe le Bel. Les papes essayèrent d’imposer aux anciennes abbayes de moines noirs le mode de gouvernement de l’ordre cistercien, prescrivant en particulier la réunion de chapitres généraux dans chaque province ecclésiastique. Ils veillèrent au maintien de la discipline, mais se révélèrent impuissants à susciter les adaptations appelées par l’évolution de la société. Sans abandonner leur conception de la vie spirituelle et intellectuelle, les moines s’intéressèrent aux universités naissantes, mettant leurs bibliothèques à la disposition des maîtres et des étudiants, et créant de nombreux collèges universitaires bénédictins.

Le XIVe siècle fut pour toute l’Europe une période de calamités, et les monastères eurent à en pâtir. Après la grande peste de 1348-1349, la plupart des petits prieurés, désormais vidés, ne furent plus que des bénéfices, dont les titulaires, le plus souvent, n’étaient pas des Bénédictins. À la place des abbés réguliers, on nomma des abbés commendataires, qui pour la plupart ne résidaient pas, mais entendaient tirer de leurs abbayes le maximum de revenus sans se soucier des moines. Le remède aux maux de la fin du Moyen Âge fut l’établissement des congrégations, groupements de monastères étroitement unis et gouvernés non plus par des abbés élus à vie, mais par des supérieurs temporaires.

5. Des congrégations à la Confédération

Louis Barbo († 1443) fut, à partir de 1408, l’organisateur de la congrégation dite de Sainte-Justine en souvenir de l’abbaye de Padoue qui avait été son berceau. Quand l’abbaye du Mont-Cassin entra dans la congrégation, en 1504, celle-ci prit le qualificatif de cassinienne. Elle compta jusqu’à 190 monastères, situés presque tous en Italie; elle y existe encore avec 10 abbayes.

À l’exemple de la congrégation de Sainte-Justine, des abbés allemands organisèrent la congrégation de Bursfeld (premier chapitre général en 1446), qui compta environ 200 monastères d’hommes et de femmes.

La congrégation espagnole dite de Valladolid modela aussi ses constitutions sur celles de Sainte-Justine, et les monastères du Nouveau Monde furent établis sur les mêmes principes.

En France, la congrégation de Chezal-Benoît, organisée en 1488, s’apprêtait à suivre le même chemin, mais les troubles survenus au XVIe siècle arrêtèrent son développement.

Dans les pays du nord de l’Europe, Allemagne, Scandinavie ou Grande-Bretagne, les monastères furent supprimés et leurs biens confisqués par les princes.

Dans son œuvre de restauration, le concile de Trente rattacha les monastères aux congrégations; il s’agissait d’assurer leur cohésion et leur régularité et de les soumettre plus étroitement au Saint-Siège. Certains monastères y virent un moyen d’échapper à la juridiction des évêques et constituèrent en Belgique et en France des congrégations dites «des Exempts»; la plupart des monastères ainsi groupés passèrent à des congrégations d’esprit nouveau. Les 55 monastères des Exempts de France (en 1580) étaient réduits à 11 lors de leur suppression en 1768.

Une rénovation partit de Sainte-Vanne de Verdun: nommé prieur en 1598, dom Didier de La Cour introduit une observance proche de la congrégation cassinienne. L’abbaye de Moyenmoutier reçut les mêmes observances et, dès 1604, le pape érigeait la congrégation des Saints-Vanne-et-Hydulphe, du nom des patrons de ces deux monastères. En 1613, dom Bénard, prieur du collège de Cluny à Paris, appela des moines de Saint-Vanne. Quelques monastères français adoptèrent leurs constitutions et, dès 1618, formèrent une congrégation nouvelle, la congrégation de Saint-Maur (disciple de saint Benoît que l’on croyait avoir été le propagateur de la règle en France). Cette congrégation comptera 191 monastères. Cependant l’union avec l’ordre de Cluny échoua, Cluny se scindant en deux: une partie, l’«étroite observance», s’inspirant des constitutions de Saint-Vanne, l’autre, l’«ancienne observance», conservant les «mitigations» (atténuations reçues).

Dans les pays germaniques, la Suisse exceptée, la formation de congrégations fut beaucoup plus difficile. Partout, on s’inspira plus ou moins largement des constitutions de la congrégation cassinienne.

Dès 1754, Marie-Thérèse d’Autriche entreprit de réorganiser les monastères de ses États en s’inspirant des idées rationalistes de l’époque, et son fils Joseph II accentua cette action. En France, le gouvernement royal œuvra dans le même sens au moyen de la Commission des réguliers (1766-1780), qui prétendait placer la vie monastique sous le contrôle de l’État. Son action se réduisit à des suppressions de maisons: 122 sur 410. Le caractère négatif des décisions de la Commission des réguliers ne doit pas dissimuler que les structures héritées des siècles passés n’étaient plus accordées aux besoins d’une société en pleine transformation.

Plus radicale, la Révolution française supprima le problème, abolissant les vœux de religion, confisquant tous les besoins ecclésiastiques, s’attaquant aux personnes. L’Empire étendit à l’Europe les mesures prises en France, supprimant ici les monastères (Belgique, Bavière, Prusse) et là réduisant leur nombre (Italie, Espagne). Les moines anglais, par contre, qui depuis deux siècles étaient condamnés à vivre en exil en France ou en Espagne, purent rentrer dans leur pays. À la chute de Napoléon, on ne comptait plus guère qu’une trentaine de monastères médiocrement peuplés.

Les restaurations du XIXe siècle se firent en ordre dispersé. En Italie, Subiaco fut le centre d’une nouvelle congrégation. En Autriche, les monastères se regroupèrent en deux congrégations qui fusionnèrent en 1930. En Belgique, d’anciens moines d’Affighem établirent l’abbaye de Termonde en 1837. En France, la restauration s’accomplit grâce à deux prêtres séculiers: dom Guéranger qui, en 1833, fonda Solesmes et la Congrégation de France sur la base des constitutions de Saint-Maur, et dom Muard qui créa, en 1850, Sainte-Marie-de-la-Pierre-qui-Vire, l’unissant à la congrégation de Subiaco. En Allemagne, les frères Wolter s’installèrent à Beuron, en 1860, y fondant une nouvelle congrégation, qui essaima en Belgique en 1872.

Par fidélité au principe d’autonomie, trois congrégations seront érigées: en 1920, la Congrégation belge, détachée de la congrégation de Beuron; en 1945, la congrégation de Saint-Adalbert, dont presque tous les monastères situés dans les pays slaves furent fermés; en 1967, enfin, la Congrégation néerlandaise, détachée de la Congrégation de France.

Les monastères brésiliens constitués en congrégation autonome en 1827 furent sauvés par des moines venus de Belgique. D’Allemagne, puis de Suisse, partirent vers les États-Unis les moines qui y établirent deux congrégations très florissantes, la Congrégation américano-cassinienne et la congrégation helvéto-américaine.

Les révolutions débarrassèrent les monastères de servitudes multiples et firent disparaître les abbés commendataires, ce qui permit à la vie monastique de retrouver dans la fidélité aux origines une vigueur nouvelle.

En 1880, les abbés de l’ordre, réunis au Mont-Cassin lors du quatorzième centenaire de la naissance de saint Benoît, conscients de constituer un ordre unique, formèrent le vœu que leur union prenne forme, sans que soit porté préjudice à l’autonomie des monastères et des congrégations. En 1893, Léon XIII créa la Confédération bénédictine, mettant à sa tête un «abbé primat», élu pour douze ans par les abbés réunis en congrès. Cet abbé préside le Congrès des abbés, qui connaît des affaires intéressant l’ordre entier.

La Confédération est régie par une loi propre, promulguée par Pie XII en 1952. La règle de saint Benoît se révèle donc assez riche, assez souple et assez indépendante des réalisations qu’elle a suscitées dans le passé, pour répondre aux nécessités spirituelles des temps nouveaux.

Encyclopédie Universelle. 2012.