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GÉOGRAPHIE
GÉOGRAPHIE

Dans le système solaire, notre planète ne ressemble à aucune autre. Mercure, Vénus et Mars sont, il est vrai, constituées de roches analogues à celles de la Terre ; Vénus et Mars sont entourées d’une atmosphère, mais celle-ci est fort différente de la nôtre, pourvue d’oxygène. La composition de l’atmosphère terrestre explique que les températures, dans les couches inférieures, y soient plus basses et moins contrastées, en tout cas différentes de celles qu’on a pu mesurer sur les autres planètes. Au contact de cette atmosphère particulière avec la croûte continentale ou océanique, ou lithosphère, et l’hydrosphère, dont les influences réciproques déterminent notamment des climats divers, une biosphère d’une extraordinaire variété s’est développée: elle exerce elle-même une influence aussi bien sur l’atmosphère à qui elle restitue l’oxygène que sur l’hydrosphère et la lithosphère, dont les roches sédimentaires résultent pour une grande part de processus biologiques.

Sur une Terre dont les datations absolues font reculer l’âge à environ 4 750 millions d’années, cette biosphère apparaît déjà assez évoluée au début de l’ère primaire et des périodes «zoïques». La vie animale et végétale se perfectionne à la surface de la Terre qui est, elle-même, sans cesse en métamorphose. Après les grands bouleversements orogéniques du Tertiaire, dont les effets se poursuivent, et au milieu des crises climatiques qui ont modifié les paysages naturels, les formes du relief, la répartition des plantes et des animaux, les premiers hominiens sont apparus à la fin du Pliocène, il y a plus de deux millions d’années, d’après les dernières découvertes africaines. Après de complexes évolutions de la physiologie et des techniques de l’homme, dans diverses parties du Vieux Monde est apparu à la même époque l’Homo sapiens au cours d’une période assez brève qui s’est achevée il y a environ trente mille ans.

Extraordinaire aventure que celle de cette Terre à la surface compliquée, changeante, vivante, occupée par des plantes et des animaux dont l’un, l’homme, bipède capable d’utiliser ses mains, de parler et de transmettre ses souvenirs, de perfectionner sa technique au point de pouvoir agir sur le milieu naturel, le transformer! Cette aventure, la description et l’explication des aspects actuels mais mouvants de la Terre et de l’homme, dans leurs relations réciproques, l’étude du paysage et de l’organisation de l’espace qui en résultent et changent plus ou moins vite avec le temps, tel est en somme l’objet de la géographie.

Ainsi la géographie est une discipline de caractère quasi universel. La coexistence de l’homme et du monde, de la matière et de la vie a pour conséquence qu’au cœur de la géographie se place le problème des rapports entre l’homme et le milieu, et par suite, comme en philosophie, le problème du déterminisme. L’homme moderne, de plus en plus capable, par ses techniques, de transformer le milieu dans lequel il vit, au point d’en détruire ou d’en menacer les équilibres naturels, compromet-il les relations complexes des causes et des effets qui sont le fondement de notre connaissance scientifique du globe terrestre? Dès le XVIIIe siècle, puis au XIXe, divers auteurs ont insisté sur l’influence du milieu physique, expliqué par exemple la localisation des villages par l’existence de sources, les bocages de la France de l’Ouest par des causes uniquement bioclimatiques. Ce n’étaient pas toujours des géographes. Mais des géographes, anglo-saxons surtout, ont mis l’accent à leur tour sur l’influence du milieu physique, de l’«environment », et ont prétendu expliquer de la sorte jusqu’aux grandes migrations et aux religions. Cette géographie simpliste, et par suite accessible, a été largement pratiquée, au point de provoquer des réactions également exagérées. Car il n’est pas contestable que les climats polaires ou tropicaux, humides ou arides, les montagnes caractérisées par leurs étagements bioclimatiques et leur cloisonnement ou les vastes plaines, les forêts et les savanes, steppes ou prairies, les rivières et les mers exercent une influence sur l’homme et sur son action. Elle peut être déterminante quand l’être humain est démuni de moyens techniques. Mais elle ne l’est pas de la même façon lorsque les conditions du milieu naturel sont, dans l’ensemble, les mêmes: les sociétés humaines ont subi différemment des milieux comparables. Par suite, elles ont tenté, chacune à sa manière, de s’y adapter, puis de les modifier, les dominer. Divers auteurs ont ainsi substitué à un déterminisme élémentaire la conception du «possibilisme». Mais celle-ci est elle-même source de confusions. L’homme choisirait parmi les potentialités du milieu. Mais on peut utiliser ce choix soit en faveur d’un déterminisme, néanmoins supposé, soit en faveur de la liberté du choix. La causalité dans l’explication du milieu physique est déjà très complexe, car les causes sont si nombreuses, leur rôle relatif est si variable, que les résultats ne répondent pas à une logique simple. L’homme a, en outre, la possibilité du choix et celle de l’action sur les causes, donc d’une action sur son propre choix.

Certes, les déterminations naturelles ne sont jamais négligeables, même dans les régions les plus humanisées, dans des campagnes où ne subsiste plus un mètre carré de la végétation originelle, voire dans les villes, car l’homme n’a pu modifier les conséquences de la latitude, des climats, en somme de la zonalité, ni celles des données morphostructurales. Du moins les déterminations économico-sociales, culturelles, historiques, politiques deviennent-elles de plus en plus prépondérantes. On est de toute façon fort loin d’un déterminisme mécaniste. Mais, pour complexes que soient les causes en géographie physique et plus encore en géographie humaine ou régionale, pour difficile qu’il soit de les isoler et d’en préciser la hiérarchie et les relations, il est sûr qu’il n’y a pas de géographie, pas plus que d’autre science, sans adoption d’un certain déterminisme qui, seul, permet de comprendre des relations de cause à effet, d’établir des lois, d’interpréter et, par suite, de prévoir... avec une prudence et une critique permanentes qu’impose la complexité même de la dialectique en géographie.

Discipline de synthèse, la géographie est donc ambitieuse puisqu’elle est une analyse et une explication globale de la surface de la Terre, de tous les faits qui peuvent y être localisés, mesurés, classés dans l’espace, cartographiés, mais dont l’identification n’a d’autre but que de préciser leurs relations mutuelles, sans cesse changeantes. Elle est à la fois science naturelle et science humaine. C’est pourquoi elle est souvent méconnue, aussi bien par le grand public que par les spécialistes des disciplines que les géographes côtoient, et qu’il leur arrive de qualifier d’annexes par rapport à la leur. Elle est si complexe que, parfois, les géographes eux-mêmes s’interrogent à son sujet.

Le grand public, souvent mal informé par l’enseignement reçu dans les classes primaires, et même secondaires, voire par la radio, croit que le géographe doit avoir beaucoup de mémoire, connaître le nom et l’altitude des montagnes, le nom et la longueur des fleuves et de leurs affluents, les chiffres de population des États et des villes ou ceux de productions agricoles et industrielles. C’est là évidemment une caricature. Nomenclature et chiffres peuvent être trouvés par quiconque dans les dictionnaires, les atlas et les cartes qui sont conçus à cet usage. On appelle parfois ces cartes « chorographiques ».

On s’imagine aussi qu’une étude géographique, du moins régionale, sous prétexte d’analyser les rapports entre le milieu physique et l’homme, consiste à énumérer des données dans un ordre stéréotypé et immuable: structure géologique, relief, climat, hydrologie, végétation, peuplement et population, activités et productions, échanges accompagnés ou précisés par d’innombrables chiffres. Cette ordonnance peut subir des variantes, elle n’en est pas moins encore une caricature. Car les données successives sont empruntées à d’autres disciplines (géologie, météorologie, hydrologie, biologie et pédologie, démographie et histoire, ethnosociologie, économie et techniques diverses). Le géographe apparaît comme un pillard, un parasite, et son apport scientifique propre indiscernable. Pourquoi le prendrait-on au sérieux, hors des bancs de l’école ou de l’université?

Ailleurs, il est vrai, dans des sociétés savantes et des académies de nombreux pays, y compris la France, on fait une distinction entre cette géographie scolaire et la vraie géographie qui serait mathématique et cartographique. Cette distinction date de l’Antiquité et de la naissance même de la géographie comme science. La géographie scientifique était l’étude mathématique de la Terre considérée soit comme une planète du système solaire dans un monde étoilé, fixe ou mobile, soit comme un ensemble de continents, d’îles et de mers dont les formes devaient être définies et cartographiées grâce à des coordonnées précises; les caractères de son atmosphère, de sa biosphère et de sa lithosphère devaient être décrits, si possible expliqués, par les méthodes de la physique. À côté de cette géographie scientifique s’est développée, depuis Homère, une géographie descriptive qui collectionnait volontiers les curiosités des reliefs, des climats, des animaux et des plantes, des peuples et des villes, décrivait des itinéraires, en inventait parfois. La géographie arabe, puis celle qui est issue des grandes découvertes, ont maintenu et développé cette double tendance qui se manifeste encore. La géographie mathématique est, en France, la géographie des polytechniciens, d’une section de l’Académie des sciences, de l’Institut géographique national qui fait les cartes. La géographie narrative et pittoresque est celle des voyageurs en quête d’aventures, d’incidents, de sensationnel, celle de pseudo-explorateurs à la recherche des derniers «blancs» de la carte (hélas! il n’y en a plus, remplis au moins par des photographies prises d’avion ou de satellite), celle des journalistes répondant au double objet estimable de révéler un monde rétréci et d’aider au dépaysement photographique de masses intoxiquées par la vie de bureau et d’usine!

Entre ces conceptions traditionnelles, il est malaisé de faire connaître une conception qui a été précisée depuis le XVIIIe siècle, et surtout depuis le XIXe, dans les sociétés de géographie intéressées aux voyages de découvertes et, de plus en plus, dans les universités. Universités dites des lettres, ou de philosophie, dans certains pays, des sciences dans d’autres, concurremment dans les deux ailleurs encore, car la géographie a du mal à trouver sa place dans une classification des sciences où, longtemps, elle ne fut pas comptée. Là où elle est considérée comme science « exacte », la géographie économique ou humaine passe au second plan. Là où elle est qualifiée de science humaine, c’est la géographie physique qui risque d’être négligée, comme, dans les deux cas, la géographie régionale. Du moins cette géographie répond-elle à la définition initiale: une description et une explication de l’espace terrestre.

1. Problèmes de définition

Géographie générale et géographie régionale

Les géographes s’accordent à distinguer une géographie générale et une géographie régionale.

La première est une analyse de l’espace généralement à petite échelle ou sous forme comparative. Elle a pour but de définir et de classer les faits et leurs combinaisons diverses qui interviennent dans l’image d’un «paysage» (landscape en anglais, Landschaft en allemand). Ces termes, il est vrai, ont été employés dans des sens très variés, selon l’échelle adoptée, selon qu’on considère ou non l’action des hommes. C’est pourquoi il y a deux géographies générales, l’une physique et l’autre humaine.

La géographie physique, ou naturelle, est une science naturelle et comprend elle-même, traditionnellement, les divisions suivantes: la géomorphologie , liée à la géologie dont l’apport est nécessaire pour comprendre la structure lithologique et tectonique, à la physique et à la chimie qui permettent d’expliquer les conséquences des variations de température, des actions physiques de l’eau et des altérations, et aux autres sections de la géographie physique; la climatologie ; l’hydrologie continentale et marine, sections dont les liens principaux avec la physique sont évidents; la biogéographie et la géographie des sols dont les relations avec la physique et la chimie, la climatologie, plus encore la biologie végétale et animale, sont non moins nécessaires.

La géographie économique et humaine comprend elle-même de nombreuses sections. On utilise souvent l’expression de géographie humaine. À vrai dire les deux épithètes sont plus explicites. Car il convient bien de distinguer d’une part une géographie humaine, la géographie de l’homme qui occupe et aménage l’espace terrestre , géographie de la population, de la répartition, du dynamisme démographique et des migrations qui la modifient, de ses structures sociales, géographie de l’occupation de l’espace agraire (ou rural) et urbain, géographie historique et politique; d’autre part une géographie des activités humaines , de l’homme producteur, transporteur et commerçant ou, en général, actif, de l’homme consommateur, aussi, dans le cadre de systèmes de production et d’échanges qui déterminent les rapports sociaux. Il apparaît clairement que ces deux orientations de la géographie humaine sont intimement liées et qu’elles supposent des liens étroits avec l’histoire, la démographie, l’ethnologie et la sociologie, l’économie, l’urbanisme, etc.

Quant à la géographie régionale , elle étudie les mêmes faits, non pour les analyser en tant que tels, à diverses échelles, sur toute la surface de la Terre, afin d’en classer les types et leurs relations diverses en précisant leur répartition, mais dans le dessein d’en définir et expliquer les combinaisons qui confèrent à une surface délimitée de la Terre une originalité particulière, naturelle et humaine, et qui définissent une région, portion de l’espace où est établie une «harmonie entre la nature et les réalisations humaines» (Vidal de La Blache).

La définition d’une région a provoqué et provoque toujours beaucoup de discussions. La notion la plus élémentaire, au moins en apparence, est celle de région naturelle, définie d’abord par des traits communs d’origine morphostructurale (montagne, plaine par exemple), puis par des caractères hydrologiques (bassin), et, plus encore, bioclimatiques. Mais, là encore, les conditions naturelles peuvent ne pas être déterminantes pour définir une région; des traditions historiques interviennent (fiefs et pays de la France féodale, par exemple), ethniques, culturelles, politiques. Facteurs naturels et facteurs humains ont une importance variable selon les zones bioclimatiques ou morphostructurales, selon les formes d’organisation économique, sociale et politique, selon les stades de développement. La région apparaît ainsi non seulement comme un état, dans l’espace, des relations entre le milieu et l’homme, mais en outre comme un moment au cours d’une évolution (d’autant plus bref que le pays est plus développé), une harmonie provisoire, fonctionnelle, centrée sur une ville et son rayonnement, sur un type d’aménagement économique, social, administratif de l’espace. Les définitions de la région peuvent donc varier autant que les types eux-mêmes.

Science de l’espace et connaissance du monde actuel

Science de l’espace, de sa logique et de son organisation, la géographie le conçoit dans ses aspects variés et variables, complexes quels qu’en soient l’échelle et le groupement. Ses méthodes sont les mêmes que celles des disciplines voisines, physiques ou humaines, qui en étudient les aspects particuliers. Mais, science des différenciations spatiales, qualitatives et quantitatives, des modes d’organisation et de groupements régionaux, de leurs inégalités et de leur dynamique, éventuellement de leur aménagement, la géographie diffère par ses points de vue de toutes les autres sciences. Le géographe pense que tous ceux qui s’occupent d’organisation et d’aménagement de l’espace ne sauraient faire œuvre utile s’ils ne sont géographes, le seraient-ils sans en avoir conscience.

Aussi la géographie n’est-elle pas non plus ce que d’aucuns imaginent, une science de cabinet enseignée dans les écoles et les universités comme un élément de la culture générale d’un «honnête homme», par des professeurs isolés de la vie et de l’action, comme si, pour bien comprendre le monde et ses changements, il fallait se tenir à l’écart et s’en abstraire. Connaissance du monde actuel, elle n’a de sens que par un contact permanent avec ce monde mouvant. Elle ne saurait suivre étroitement la conjoncture puisqu’il n’y a de science que dans la mesure où les faits étudiés obéissent, dans une relative permanence, à des lois, où ils ne peuvent être compris, expliqués hors de relations logiques dont la conjoncture n’est qu’une image circonstancielle. Du moins la géographie serait-elle science morte si elle ne s’attachait à décrire l’évolution de notre globe, si elle ne cherchait à en définir le sens. Le vrai géographe vit le monde qu’il étudie. Il éprouve le besoin d’en acquérir une connaissance directe autant qu’il est possible, car il s’aperçoit que nul livre, si bon soit-il, ne remplace une expérience personnelle des choses et des gens. Mais il ne tient pas seulement à s’assurer une information sans cesse renouvelée, pour difficile qu’elle soit; il découvre que sa connaissance, son expérience préparent à agir. L’action peut être conçue de bien des façons. Elle ne saurait entraîner le géographe, en tant que tel, vers une prospective, des programmations, des planifications à longue échéance. C’est l’affaire, peut-être, de l’administration ou du politique.

Aussi, depuis la Seconde Guerre mondiale, oppose-t-on parfois une géographie universitaire à une géographie appliquée. Ces orientations nouvelles ont provoqué force discussions. Le géographe peut se lier, par contrat, à une administration ou à une entreprise et, à titre d’expert, fournir des rapports qui, généralement, concernent des aménagements régionaux, protection ou restauration des sols, travaux publics, études de bassins-versants ou hydrologiques, des aménagements agricoles, industriels, touristiques, urbains, des marchés, etc. Il peut se contenter, dans des travaux personnels ou collectifs, d’indiquer dans quel sens s’orientent les évolutions, quels sont les choix possibles, leurs conséquences prévisibles. Quoi qu’il en soit, on ne saurait distinguer, à cet égard, deux géographies différentes: il apparaît de plus en plus clairement qu’on ne peut concevoir une bonne géographie détachée de la réalité mouvante, que toute recherche appliquée peut présenter un intérêt «fondamental», et que toute recherche géographique, fût-elle poursuivie dans un but purement scientifique, est applicable si elle est de qualité.

2. Orientations et méthodes

Dans son souci d’une analyse globale de la surface de la Terre, le géographe se voit reprocher une prétention excessive: il toucherait à tout et resterait superficiel. Il a du reste lui-même conscience du danger. Certes, l’idéal demeure, pour lui, de dominer les divers secteurs de sa spécialité, d’être à la fois «physicien» et «humain». Aussi bien comment n’être pas l’un et l’autre en géographie régionale? Dans certains pays, il est encore d’usage de se spécialiser le moins possible et de démontrer, par des travaux à la fois de géographie physique et humaine, qu’on est un géographe complet. Mais il est évidemment de plus en plus utopique d’imaginer un géographe capable d’utiliser toutes les méthodes nécessaires, de connaître une documentation sans cesse accrue par la multiplication des publications non seulement de géographie, mais aussi de toutes les disciplines et techniques dites annexes. Ce serait supposer non seulement des capacités intellectuelles exceptionnelles, mais encore une organisation de la documentation qui n’existe dans aucun pays ni sous une forme internationale.

La limitation de l’objet de la géographie et ses dangers

Certains géographes ont cherché, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, à délimiter la géographie en réduisant l’étendue de son objet, toujours plus démesuré par la précision et la variété croissantes des méthodes de recherche, l’amplitude grandissante de la documentation nécessaire. Mais il y a bien des façons, toutes dangereuses, de limiter l’objet de la géographie.

L’une, fort simple, consiste à ignorer les méthodes nouvelles, à faire, par exemple, de la géomorphologie sans pétrographie ou sédimentologie, de la géographie économique sans utiliser les statistiques économiques ou financières. Une autre méthode limite la documentation, ignore, par exemple, les travaux étrangers, en quelque langue que ce soit, et borne ses références à une seule langue, fût-elle l’anglais. Dans un cas comme dans l’autre, c’est se condamner, à plus ou moins brève échéance, à la stérilité.

Une autre tentative consiste à séparer la géographie physique et la géographie humaine. Cette coupure menace depuis longtemps. Elle résulte de causes diverses. L’une est la formation des géographes. Dans de nombreux pays, les géomorphologues reçoivent une formation de géologue, les biogéographes de biologiste, tandis que les géographes qui ont reçu une formation littéraire s’orientent de préférence vers la géographie humaine. En outre, dans les diverses sections de la géographie physique, surtout en géomorphologie, les progrès accomplis depuis la seconde moitié du XIXe siècle ont précédé ceux de la géographie humaine, grâce à une recherche plus systématique de méthodes nouvelles ou à l’adaptation de méthodes des sciences naturelles à des thèmes définis: géomorphologie structurale en fonction de la déformation des roches et de leur résistance, géomorphologie historique qui eut son heure de succès sous le nom de géomorphologie cyclique, géomorphologie dynamique, en fonction de processus dont l’étude est de plus en plus précise à l’aide de méthodes d’analyse des dépôts superficiels et des sols ainsi que d’expérimentations sur le terrain ou en laboratoire. Elle ne saurait désormais être isolée des autres sections de la géographie physique dont les méthodes se précisent en même temps (climatologie, hydrologie, etc.), car les modes d’écoulement et la pédogenèse, par exemple, dépendent des climats, mais sont déterminants pour la morphogenèse. Après avoir attiré les chercheurs par sa précision, la géomorphologie finit par en rebuter par la minutie des techniques (granulométrie, morphoscopie, etc.), qui semblent éloignées de la géographie physique proprement dite. Mais il convient de ne pas confondre les méthodes utilisables par des sciences différentes et le but propre à chaque science, pas plus en géographie physique qu’en géographie humaine. Celle-ci a progressé moins par des doctrines successives ou, au contraire, du moins en France, par des techniques, que par des thèmes, parfois des modes. D’abord simples – genres de vie ou habitat, structures agraires –, ces thèmes sont devenus de plus en plus complexes et intégrés. Ils ont pu paraître malaisément quantifiables. Mais les méthodes mathématiques, d’abord appliquées aux sciences exactes, sont utilisées chaque jour davantage dans les sciences dites humaines et, notamment, dans les diverses branches de la géographie «humaine»: géographie agraire, dont la précision va croissant, géographie de la population et, plus encore, géographie urbaine ou des rapports villes-campagnes, géographie des industries et des échanges, problèmes géographiques de l’aménagement de l’espace. Moins technique en apparence que la géographie physique, la géographie humaine devient à son tour «scientifique» et paraît davantage liée à la vie active et, par suite, plus susceptible de procurer des emplois.

Unité et fragmentation de la géographie

Quoi qu’il en soit, les deux géographies générales paraissent se distinguer par leurs méthodes au point qu’en effet une rupture peut se produire. Elle a eu lieu dans quelques pays ou universités à l’étranger. Elle est même souhaitée par certains géographes. Il en est en France qui ont affirmé, avec ou sans nuances, qu’il n’y a de géographie que la géographie humaine, que «la recherche de l’explication des particularités du milieu naturel n’est qu’un secteur auxiliaire ou complémentaire de recherche». Or, c’est justement cette exclusive qui rompt l’unité de la géographie. Aussi bien est-elle contraire à toutes les traditions de la géographie depuis ses origines les plus anciennes, ainsi qu’aux conceptions admises tant dans les organisations internationales que dans les pays où est pratiquée la recherche géographique. L’homme, certes, est un élément essentiel du paysage. Mais on doit constater qu’il n’occupe pas entièrement la surface du globe et que le domaine de la géographie ne saurait se confondre avec l’œkoumène, le monde habité. Les étendues vides d’hommes des inlandsis et des Barren Grounds, des très hautes montagnes, des déserts chauds ou des grandes forêts, taïga froide ou forêt toujours verte des tropiques humides, les mers elles-mêmes et leurs fonds relèvent de la géographie. Leur connaissance et leur explication sont nécessaires à la compréhension des régions voisines.

Et comment établir des barrières spatiales à l’intérieur du domaine géographique, la surface du globe? De même qu’on ne peut expliquer correctement un relief en ignorant la bioclimatologie ou les actions anthropiques, de même on ne saurait aborder des recherches de géographie agricole, par exemple, sans une connaissance exacte de la même bioclimatologie, charnière la plus solide entre les deux géographies générales, mais aussi sans la connaissance de la géomorphologie dynamique (étude des processus, distincte de celle des facteurs structuraux ou paléogéographiques). En outre, comment rechercher des barrières entre les domaines géographiques à une époque où l’on assiste à une double évolution? Le peuplement de la Terre tend à se concentrer dans les espaces actuellement les plus utiles, les déserts sont abandonnés par les nomades, les montagnes par les groupes humains qui avaient su faire usage des étapes bioclimatiques et aménager les versants, car bédouins et montagnards ne peuvent espérer améliorer leur économie et leur niveau de vie autant que les habitants des plaines urbanisées, sans des reconversions dont ils ne sont pas capables, ou qui sont actuellement impossibles. Mais, par ailleurs, le monde se rétrécit dans la mesure où les moyens de communication se perfectionnent et s’accélèrent, où les besoins en matières premières augmentent. L’homme a besoin de connaître dans sa totalité cette Terre qu’il occupe partiellement. Il s’alarme de l’accroissement démographique, car il n’est pas assuré d’augmenter les productions nécessaires à une alimentation encore souvent déficiente, ou à une industrie qui risque de manquer de matières premières. Il s’effraie, car il s’aperçoit qu’il est capable de rendre la Terre inhabitable en polluant l’air et les eaux, continentales ou maritimes, que les sols s’érodent, qu’il ne sait où rejeter les déchets radioactifs. Dans la mesure où s’accélèrent les découvertes techniques, son domaine, la Terre, lui apparaît plus rétréci, plus mesuré. Il y annexe ou veut y annexer la Lune et les planètes. Et c’est au moment où l’œkoumène se confond sinon avec la surface entière du globe, du moins avec la surface utilisable, au moins éventuellement, où aucun point, même sous-marin, ne demeure scientifiquement et techniquement indifférent, où enfin la connaissance du milieu physique apparaît plus nécessaire encore à l’homme développé qu’à l’homme de Neandertal, c’est à ce moment que l’on proposerait d’abandonner une section essentielle de la géographie!

Si l’on admet que telle région peut éventuellement intéresser l’homme comme frange pionnière ou comme source de matières premières, va-t-on limiter son étude et les méthodes de recherche en décidant que certaines méthodes utilisées par les sciences physiques, chimiques ou naturelles ne sont pas géographiques? C’est la négation même, non seulement de la géographie, mais aussi de la recherche scientifique en général. Toute exclusive en sens inverse, à l’égard de l’usage des statistiques ou d’enquêtes sociologiques ou ethnologiques, sous prétexte qu’elles ne sont pas géographiques, serait aussi dommageable à la géographie humaine; il est impossible, par exemple, de comprendre un terroir africain sans connaître la structure familiale, non plus que la répartition des entreprises et leur activité dans un pays développé sans connaître l’organisation sociale et politique qui détermine les investissements de capitaux.

Si l’on a tenté une dichotomie entre les deux géographies générales, on a également tenté d’opposer les géographies générales et la géographie régionale, de rechercher une sorte de hiérarchie en faveur des unes ou de l’autre. La géographie régionale peut apparaître comme l’orientation de la recherche géographique qui permet de définir le plus clairement la spécificité de la géographie par rapport aux autres sciences. C’est aussi la plus délicate parce que le régionaliste doit manier le plus grand nombre de données physiques et humaines, rechercher leurs relations, déterminer les principales, les plus caractéristiques, les plus stables ou les plus dynamiques. Le souci d’isoler la géographie régionale, quel que soit le rang qu’on lui accorde, apparaît peu justifiable. On ne peut définir les traits spécifiques d’une région qu’en appliquant une méthode comparative et en ayant recours à des données générales, à des références sur les discontinuités spatiales, acquises ou résultant de dynamismes inégaux. En sens inverse, les géographies générales ne se nourrissent-elles pas d’exemples régionaux, comme si l’étude régionale était à la fois le début et la fin de toute géographie?

Liens avec les sciences voisines

Si limiter la géographie à l’une de ses sections apparaît contraire à sa définition même, du moins peut-on s’attacher à préciser ses limites avec les sciences voisines, à définir ses méthodes propres ou seulement son objet. Beaucoup de géographes s’y sont efforcés, surtout en géographie humaine. En effet, les difficultés sont moindres en géographie physique. La géomorphologie est proche de la géologie. Les géologues considèrent du reste souvent la géomorphologie comme relevant de leur domaine. La climatologie, comme l’hydrologie, ont des rapports non moins étroits avec la physique du globe, la météorologie, la biogéographie avec la biologie végétale et animale et la pédologie. Dans chaque cas, les méthodes sont les mêmes. Mais le géographe recherche de façon beaucoup plus systématique les relations entre les divers phénomènes et leur répartition spatiale. Une délimitation des disciplines n’apparaît pas nécessaire. Un géologue peut faire œuvre de géomorphologue et un géomorphologue œuvre de géologue, mais une carte géomorphologique ne ressemble pas à une carte géologique: celle-ci montre des roches caractérisées par un âge, un faciès, une genèse, des déformations tectoniques. La carte géomorphologique indique des formes liées certes à la structure, mais ici surtout à la lithologie, aux processus révélés par des dépôts superficiels et des altérations, corrélatifs, aussi importants qu’ils le sont peu pour le géologue, à une chronologie qui se rapporte généralement à des périodes récentes. Si, entre les sciences naturelles, les méthodes sont communes et les objets reconnus comme voisins, le souci d’établir des limitations précises apparaît bien formel... et débilitant.

Il ne l’est pas moins en géographie humaine. On s’est ingénié pourtant à fixer des barrières entre géographie et démographie, sociologie, économie parce que des conflits se sont manifestés entre ces disciplines. On a pu alléguer que le sociologue se soucie de groupes humains qu’il analyse en profondeur en isolant des caractères particuliers, famille, religion, activité économique; le géographe, lui, replace le groupe dans son espace – dans son milieu – et en recherche les relations extensives, globalement. L’économiste s’intéresse aux mécanismes, aux règles, aux lois générales qu’il peut tenter d’exprimer en formules mathématiques abstraites, en «modèles», voire en règlements. Le géographe procéderait à des analyses concrètes, s’efforcerait de préciser les liens des données entre elles, insisterait sur les résultats visibles, vivants. En somme, ces délimitations apparaissent contestables aux sociologues et aux économistes. Elles se révèlent en tout cas peu claires et peu utiles. Elles résultent de rivalités qui n’ont que des rapports quelque peu lointains avec la recherche scientifique.

Un domaine gigantesque

Vouloir délimiter le domaine de la géographie est donc une tentative décevante et vaine. Les liens de la géographie avec les autres sciences naturelles ou humaines sont évidents. C’est sur eux qu’il faut insister et sur une collaboration de plus en plus nécessaire, tant dans les sciences naturelles que dans les sciences humaines. Il n’en est pas moins vrai que le domaine de la géographie est d’autant plus gigantesque qu’elle est à la fois science naturelle et science humaine. On comprend aisément le besoin de limitation du domaine géographique et, par suite, de délimitation. Mais on le comprend chez un individu qui prétend tout savoir et tout suivre. C’était encore possible avant la Seconde Guerre mondiale pour une personne très douée. Ce n’est plus possible dans aucune discipline. Ainsi s’expliquent les spécialisations inévitables et nécessaires: le progrès scientifique résulte de moins en moins de démarches individuelles, bien qu’elles ne soient pas négligeables, tant s’en faut, dans les zones pionnières, les secteurs ou les régions peu parcourus. Les tentatives de limitation résultent en fait de traditions archaïques dans la conception et l’organisation du travail dont, en France, la thèse de doctorat et l’enseignement universitaire sont devenus les symboles. La documentation énorme doit être assemblée et traitée sur les plans national et international par ordinateurs. La recherche doit être organisée par groupes, laboratoires, équipes plus ou moins spécialisés et dont on peut imaginer des types divers sans que, pour autant, la géographie risque de perdre son unité. Car le travail des groupes peut être organisé, coordonné, voire planifié nationalement et internationalement.

Le domaine géographique apparaît également gigantesque parce que la géographie ne peut, en somme, se définir ni par son objet ni par ses méthodes, mais plutôt par son point de vue. La méthode géographique par excellence, comme celle de toutes les sciences dites exactes, est une méthode inductive: établissement des faits d’abord, interprétation et théories ensuite, dans la mesure où les faits sont établis. Car c’est bien dans l’établissement, non pas tellement du fait brut qu’apparaît le point de vue géographique, mais plutôt de faits connexes qui sont liés dans l’espace, la succession temporelle et la série logique en groupements, de formes de relief, de types de temps, de végétaux, d’individus en sociétés, producteurs, consommateurs, villageois ou citadins, etc. Ces groupements sont si complexes que l’explication n’est jamais simple. Lorsqu’elle est simple, on peut être assuré qu’elle est incomplète et sujette à révision. Elle suppose une interprétation du géographe, un choix entre les facteurs selon qu’ils paraissent plus ou moins déterminants. La difficulté de l’explication, l’arbitraire du choix ont eu pour résultat que, souvent, la géographie a été plus descriptive qu’explicative et est apparue peu rigoureuse par comparaison avec d’autres sciences physiques ou naturelles, ou même des sciences dites humaines, comme l’économie ou la démographie: leurs données de base sont chiffrées et leurs résultats, quantifiables, apparaissent plus précis. En effet, les géographes ont hésité à chiffrer leurs données: ou bien ils n’ont pas confiance dans les chiffres, car ils en suspectent les méthodes d’enregistrement, ou bien ils pensent que les faits géographiques sont trop complexes pour être mis en formules. Il se peut aussi qu’ils n’aient pas confiance en eux-mêmes, en leur capacité d’utiliser correctement les données quantifiées.

Les méthodes quantitatives

Et pourtant une précision plus rigoureuse dans la recherche géographique, tant physique qu’humaine ou régionale, est sans cesse plus nécessaire. Les raisons en sont nombreuses: l’abondance de la documentation, souvent chiffrée ou chiffrable, fournie par des disciplines voisines ou la recherche géographique propre; la précision croissante de cette documentation; la multiplicité des cas, types, échantillons à analyser; la nécessité de les emmagasiner, de les sélectionner, enfin de les utiliser. C’est pourquoi l’usage des ordinateurs est indispensable pour la documentation, utile déjà – on peut du moins le souhaiter – pour la recherche. Les géographes doivent désormais être capables de se servir du langage des mathématiques, des méthodes statistiques aussi bien en géographie physique qu’en géographie humaine. Elles seules peuvent, quand les données existent, permettre des descriptions rigoureuses et, par suite, des comparaisons, des corrélations au sein même d’un thème de recherche ou entre des régions, des périodes différentes.

L’utilisation de méthodes quantitatives peut également faciliter le passage de l’explication résultant de l’analyse des faits à une interprétation théorique et par suite à l’emploi de méthodes déductives. Celles-ci ont été, il est vrai, utilisées depuis longtemps. Le déterminisme «environnementaliste» pouvait conduire à leur adoption. En géomorphologie, William Morris Davis, après avoir décrit avec précision un paysage, lui tournait ensuite le dos, dit-on, et en reconstituait théoriquement l’évolution. On a beaucoup critiqué sa théorie du cycle d’érosion normale, la notion même de cycle et de ses trois stades, celle d’érosion normale, idéalisée, avec ses lois, au point que les systèmes d’érosion en pays aride ou froid ont pu être décrits comme des «accidents». On a pu déduire de même de quelques notions simples les modalités d’évolution des versants dans les diverses zones bioclimatiques. Pour controuvés qu’en aient été les résultats, ces déductions, comme un certain nombre d’autres, n’en ont pas moins joué un rôle utile dans la mesure où elles ont provoqué recherche et réflexion. Pour le progrès d’une science, les théories sont utiles. L’usage de méthodes nouvelles, quantitatives, en géographie, les rend un peu moins imaginatives. Des auteurs américains, anglais et suédois ont souligné l’intérêt dans la recherche géographique des théories et des modèles dont, il est vrai, bien des conceptions diverses ont été proposées. On peut, à juste titre, redouter cette notion de modèle qui, quelle qu’en soit l’acception, est une abstraction dont on croit pouvoir tirer des déductions. N’est-ce pas particulièrement dangereux en géographie? Néanmoins, il peut sembler utile pour le progrès d’une science de sélectionner des faits, ou un groupe de faits, considérés comme significatifs et de les traiter, de les expérimenter en les utilisant comme une théorie provisoire, elle-même source de nouvelles recherches. Des travaux sur le terrain et en laboratoire, les résultats d’enquêtes internationales traités par ordinateurs peuvent être considérés ou utilisés comme des types de modèles susceptibles d’exprimer et d’expliquer l’efficacité et la répartition de systèmes d’érosion actuels. On a pu de même, en géographie humaine, construire, à l’aide de méthodes mathématiques, des modèles expliquant des réseaux urbains ou des organisations régionales. Sous cette forme technique provisoire, non contraignante, des méthodes nouvelles peuvent préciser le tissu compliqué d’interrelations entre les faits géographiques, en révéler de nouvelles et faciliter l’insertion de la recherche géographique dans le mouvement du monde vivant.

3. L’histoire de la géographie

L’histoire de la géographie n’est pas l’histoire d’une science vue à travers ses développements, ses «grands hommes», ses méthodes, mais un monde de questions à poser et de choix à faire.

Depuis des siècles, des hommes ont été considérés ou se sont considérés comme des géographes, dont les professions et les œuvres sont si différentes que l’historien est en droit de s’interroger sur leur appartenance à un même domaine: Hérodote et Montesquieu, Eratosthène et Kant, aussi bien que les pédagogues, les «géographes du roi», chargés de décrire les champs de bataille et les sièges des villes, les ingénieurs géographes qui lèvent les cartes.

L’histoire de la géographie est facilement assimilée à l’histoire de la découverte et de la connaissance de la terre; le géographe était-il, est-il, alors, l’explorateur, le découvreur de nouveaux mondes, le conférencier au retour des terres lointaines ou celui qui, souvent sans voyager, compile de précieux dictionnaires géographiques ou rédige d’utiles manuels? Il s’agit en réalité de l’histoire d’une science vieille comme le monde, répondant à une des premières questions de l’homme: où suis-je? L’histoire de la géographie retrace aussi l’évolution d’une des disciplines les plus attachantes et les plus complètes qui soient, constamment renouvelée, remise en cause, donc toujours jeune.

Cette incertitude sur sa nature et son objet explique sans doute l’extrême discrétion de la géographie sur son histoire; mais la tendance semble changer avec la création d’une commission d’Histoire de la pensée géographique au sein de l’Union géographique internationale (1969), et l’existence, dans plusieurs pays, de centres de recherche spécialisés.

Une évolution liée aux progrès des sciences

L’histoire de la géographie est l’histoire de la perception par l’homme de son environnement: elle précise comment, à travers les siècles, les hommes ont pris connaissance de la diversité du globe terrestre, les réflexions et interprétations tirées de cette connaissance, les théories successives qui en sont nées; elle étudie les manières dont l’homme, incarné dans des sociétés elles-mêmes diverses, s’est situé par rapport à ses milieux de vie; elle retrouve de quelles façons l’homme a donné signification aux cohérences ou aux incohérences du monde naturel. La perception, par exemple, du fait «vallée», organisation de deux versants de part et d’autre d’une ligne de points bas que suit un cours d’eau, ne s’est pas faite dès l’aube de l’humanité, encore moins celle des causes de l’existence de ces vallées. Elle s’attache à l’évolution du «langage des géographes», à la naissance de mots nouveaux, expression de la prise de conscience de nouveaux concepts, de nouvelles entités géographiques.

En fait l’histoire de la géographie est inséparable de l’histoire tout court. Plus que pour d’autres sciences, les géographes ne peuvent être «extraits» du milieu et de l’époque dans lesquels ils ont vécu. D’un siècle à l’autre non seulement la matière première relevant de l’observation géographique a changé, mais les possibilités d’approcher cette réalité géographique ainsi que de l’appréhender dans ses valeurs diverses ont beaucoup évolué; ainsi y a-t-il peu de ressemblance entre les géographies sans cartes et celles qui en disposent; l’histoire de la cartographie n’est pas distincte de l’histoire de la géographie. Avant la triangulation géodésique, puis le nivellement de précision, toutes les propriétés spatiales liées à la localisation, aux distances, au relief, étaient perçues relativement. L’inégalité de l’état d’avancement des travaux cartographiques dans le monde a freiné et freine encore les études comparatives; elle explique que les géographes des divers pays n’aient pas travaillé aux mêmes échelles et que la connaissance des parties du globe ne soit pas identique, car la diversité des documents cartographiques oriente les travaux du géographe. Il en va de même pour le matériel statistique; les recensements de population ont joué un rôle décisif dans le développement de la géographie de la population et, plus généralement, dans l’orientation, les thèmes de recherche de toute la géographie humaine.

Diversification des tendances selon les pays

L’histoire de la géographie ne peut être dissociée de l’histoire politique, économique, sociale, de l’histoire des idées, de l’évolution des autres sciences naturelles, économiques, sociales. La géographie française, depuis les années 1870, est étroitement liée à l’histoire coloniale, à l’enseignement primaire et secondaire, au darwinisme. Entre les deux guerres mondiales son orientation a été influencée par la pensée de Bergson.

La géographie des États de l’Europe orientale et de l’U.R.S.S. est fortement marquée dans ses directions de recherche et ses interprétations par le marxisme et par les modes de pensée communiste.

La géographie britannique est inséparable de la révolution industrielle et urbaine, de l’expansion maritime, coloniale et capitaliste, de la primauté de l’économique; la géographie des États-Unis, apparue tardivement, est indissociable de la marche vers l’ouest de la colonisation comme en témoigne l’expression de front pionnier d’une si grande fécondité.

En retraçant l’histoire de la géographie, deux séries de facteurs apparaissent comme majeurs:
– le rôle important de l’environnement, du cadre de vie dans le façonnement d’une pensée, dans l’élaboration des concepts et des jugements. Qui, en effet, plus qu’un géographe peut être influencé, «déterminé» par son milieu, par la comparaison de milieux successifs? Les «images du géographe», la perception des contrastes relatifs, des distances, des échelles ne sont pas les mêmes pour des géographes brésilien et italien, canadien et suisse; de même, les contrastes topographiques, climatiques, et les notions de potentialités de ressources ne sont pas perçus semblablement;
– le rôle non moins essentiel du tempérament; tout géographe exprime sa personnalité par les thèmes de recherche qui ont ses préférences, la façon dont il les aborde, les interprétations qu’il en tire; parce qu’elle est à la fois science de la nature et science de l’homme, la géographie est plus subjective, plus diverse et sans doute plus riche de la variété des tempéraments de ceux qui la servent; la géographie présente ainsi de multiples aspects: matérialiste ou spiritualiste, inductive ou déductive, plus naturaliste ou plus humaine, plus analytique ou plus synthétique, plus empirique ou plus théorique.

4. Évolution chronologique

Brosser un tableau de l’histoire de la géographie suppose de la part de l’auteur un engagement personnel sur ce qu’est pour lui la géographie dont il va retrouver la conception – sous des formes diverses – d’un siècle à l’autre. Une attitude fréquente et qui réduit beaucoup les difficultés consiste à ne faire naître la géographie qu’au XIXe siècle; il semble pourtant difficile d’oublier des œuvres innombrables qui par leurs titres se réclament de la géographie, et de négliger des vies de savants qui se disaient géographes, même si les unes et les autres ne correspondent pas à l’image subjective que chaque géographe se fait de sa science. Surtout, on constate qu’à toutes les époques des hommes ont tenu dans leurs mains les fils qui conduisent à une conception moderne de la géographie, ont perçu ce qu’était une certaine science géographique.

Des théories de l’Antiquité aux découvertes arabes

Le bilan de la géographie antique n’est pas négligeable, et son influence s’est étendue jusqu’au XVIe siècle; trois courants s’y sont formés.

Le premier, représenté par Ératosthène, est une géographie mathématique et astronomique. Ératosthène (284 env.-192 env. avant J.-C.) calcula la circonférence de la sphère terrestre, mettant en évidence un ordre de représentation géométrique; il divisa la Terre en «climats» définis par la longueur du plus long jour de l’année. Son œuvre fut poursuivie par Claude Ptolémée (90 env.-168 env. après J.-C.), dont l’entreprise cartographique, Imago mundi , fut la base de toute représentation de la Terre durant des siècles; un index définissait les coordonnées de tous les lieux connus. Dès cette époque, l’idée de zones climatiques (thermiques) est avancée.

La deuxième tendance, plus historique et descriptive, a pour «chefs de file» Hérodote (484 env.-425 env. avant J.-C.), dont les voyages abondent en descriptions et explications pertinentes, et Strabon (64 av.-36 apr. J.-C.), dont la Géographie en dix-sept volumes est le premier des dictionnaires et encyclopédies géographiques.

Le troisième courant est incarné par Aristote et les stoïciens, héritiers de la pensée ionienne; les phénomènes y sont étudiés selon les quatre éléments de la matière. Le traité des Météores d’Aristote se distingue par la recherche des interprétations.

Mais, à part ce dernier courant, cette géographie antique est faite essentiellement de mesures, d’itinéraires, de catalogues; en général, elle est dispersée dans des travaux qui ne se réclament pas de la géographie; la géographie est à la fois cosmographie et chorographie.

Durant le Moyen Âge, le flambeau de la géographie quitta l’Europe chrétienne pour être repris par une extraordinaire floraison de géographes arabes, parmi lesquels on peut citer Obeïd Allah Jakout (574-626), le voyageur Ibn Ba レa (1304-1368), le géographe Ibn Khald n (1332-1406); les travaux de ce dernier constituent une intelligente description de la géographie zonale de l’hémisphère Nord. Mais leurs ouvrages eurent une faible influence sur la pensée européenne qui continua de vivre largement sur l’héritage de l’Antiquité. (Les œuvres de Ptolémée furent traduites en latin en 1416, imprimées en 1475, celles de Strabon furent imprimées en 1516.)

La géographie médiévale s’identifie encore à une cosmologie, à une cosmographie; elle existe sous la forme d’Imago mundi , de miroirs de la Nature, de descriptions encyclopédiques. N’émergent de cette période que de rares œuvres, tels la cosmographie d’un géographe anonyme de Ravenne (650) et les affrontements entre neptuniens et plutoniens.

La Renaissance: XVIe-XVIIIe siècle

La géographie européenne trouva les éléments de sa renaissance à la période des grandes découvertes, suivie de l’expansion coloniale, commerciale et missionnaire.

Les progrès de la cartographie (les portulans apparaissent dès le XIIIe s.) avec les mappemondes, les planisphères (carte de Gérard Mercator, 1512-1594), les atlas (Theatrum Orbis Terrarum d’Abraham Ortelius, 1570, Atlas de Mercator, 1595), les récits de voyages, les lettres et rapports des autorités coloniales, des missionnaires, apportèrent une vision réaliste du monde et entraînèrent une nouvelle organisation du savoir.

Ce fut l’occasion de discussions entre les Anciens et les Modernes, car les conceptions antiques s’effondraient devant la multiplicité des faits; la Cosmographia universalis (1544) de Sebastian Münster (1489-1542) se veut une description raisonnée du monde. Dans La République , Jean Bodin (1530-1596) détermine les grandes zones géographiques du globe. Richard Hakluyt (1552-1616) dispensa à Oxford, en 1574, un enseignement géographique de nature surtout cartographique et se révèle être le premier grand géographe élisabéthain.

Philipp Cluver (1580-1622), de Danzig, écrivit une Introduction à la géographie générale, ancienne et moderne , dont le succès fut considérable (1624, 1652).

Le Hollandais Bernhardus Varenius (1622-1650) donne à cette géographie son cadre logique. Sa Geographia generalis (1650) distingue la géographie générale d’une part, géographie physique, susceptible de généralisations, d’observations scientifiques conduisant à des lois, et la géographie spéciale de l’autre, qui, considérant les sociétés et leurs entreprises, relève moins de la formulation scientifique; c’est une œuvre scolastique, qui se réclame beaucoup plus de la théorie que de l’observation, mais qui trace les limites d’une géographie générale, surtout physique.

La géographie aristotélicienne résista évidemment plus longtemps à l’évolution, jusqu’au traité des Météores , puis aux Principia philosophiæ (1644) de Descartes, mélange de théories encore antiques et d’intuitions géniales de théories modernes.

Aux XVIe et XVIIe siècles, la géographie moderne, encore très imprégnée d’humanisme, prit forme également dans l’enseignement, en particulier dans les écoles des pères jésuites.

La seconde moitié du XVIIe siècle et le XVIIIe représentent une étape paradoxale dans l’évolution de la géographie. Cette période d’apparente «dilution» de cette discipline sans grands noms, sans publications majeures, est en même temps une période d’extraordinaire préparation de la géographie moderne sous l’effet du développement scientifique et philosophique: les voyages d’études avec des équipes scientifiques pluridisciplinaires remplacent les voyages de pure exploration, les sciences naturelles s’individualisent, géologie, botanique, agronomie. Un matériel cartographique considérable est produit grâce aux progrès des techniques cartographiques; les courbes de niveau apparaissent (1728) postérieurement aux représentations par hachures (1676); la carte de France dite «de Cassini» commence à être publiée en 1769. Philippe Buache (1700-1773), l’«inventeur» des bassins hydrographiques, publie un Atlas physique en 1754 et Cartes et tables de la géographie physique et naturelle en 1756; en Angleterre, l’Ordnance Survey fut créé en 1791.

Surtout, l’intérêt pour la nature, les relations entre la nature et la société introduisent dans la littérature et dans la philosophie ce qu’on appellera plus tard un esprit géographique. Sous des formes diverses, les apports de Buffon, Diderot, Montesquieu et Rousseau ne sont pas discutables.

Dans le cadre de cette géographie pré-moderne se développent une géographie naturaliste, physique, une géographie humaine préoccupée des relations entre la nature et l’homme, de la différenciation de la Terre en régions. Mais cette science est encore fortement imprégnée du passé; c’est, du moins, l’impression qui se dégage du contenu très traditionaliste de l’article «Géographie» de l’Encyclopédie (1757) signé par Robert de Vaugondi, «géographe ordinaire du roi».

Le degré de maturité auquel elle est parvenue varie d’un État européen à l’autre comme en témoignent les travaux remarquables de géographes allemands du XVIIIe siècle (J. R. Forster [1729-1798]; J. C. Gatterer). Dans l’Empire russe, l’Académie des sciences de Moscou créa en 1734 une section de géographie que dirigea M. V. Lomonossov (1711-1765) à partir de 1758.

Kant (1724-1804) a participé directement à l’évolution de la géographie. Professeur de géographie physique à Königsberg, il a proposé une définition de la géographie ou, plus exactement, des sciences géographiques; à côté des sciences systématiques et des sciences historiques, elles étudient les faits dans leurs relations spatiales, leurs localisations, leurs extensions. Pour Kant, la géographie physique est la base de toute géographie.

La fin du XVIIIe siècle voit se dessiner plus nettement l’avenir de la science; ses progrès sont surtout liés à ceux de la géologie. Les Britanniques James Hutton (1726-1797) et John Playfair (1748-1819) sont les auteurs de théories sur la Terre, les plissements des montagnes. À la même époque, l’écrivain russe A. N. Radichtchev (1749-1802) publiait son Voyage de Pétersbourg à Moscou (1790).

Les progrès du XIXe siècle

1800-1860: Humboldt et Ritter

La première moitié du XIXe siècle est une période où apparaissent de fortes personnalités: deux d’entre elles sont souvent retenues comme ayant joué un rôle majeur dans l’évolution de la géographie, toutes deux allemandes, Humboldt et Ritter.

Alexander von Humboldt (1769-1859) fut géologue, naturaliste, grand voyageur et auteur prolifique; son œuvre, caractérisée par son originalité et sa puissance de synthèse, n’eut guère d’influence sur le moment; par la suite, elle fut considérée comme éminemment «géographique» par son souci des relations, des comparaisons, des causalités.

Karl Ritter (1779-1859), journaliste, géographe de salon, philosophe, spiritualiste et professeur, donna à ses nombreuses œuvres une orientation humaine, et son esprit scientifique le conduisit à d’importantes tentatives de classement. Avec Ritter, la géographie devient surtout comparative, corrélative, régionale.

Mais, à leurs côtés, il serait injuste de ne pas mentionner d’autres noms: Conrad Malte-Brun (1775-1826), danois de naissance, mais français d’adoption, fonda la Société de géographie de Paris; de 1810 à 1829, il publia un Précis de géographie universelle en huit volumes; Francis Galton (1822-1911), «géographe de l’ère victorienne», fut un spécialiste de la météorologie naissante.

Le Russe Arsenyev (1789-1865), géographe régional libéral, dont l’Abrégé de géographie universelle (1818) connut vingt éditions, fut l’auteur d’ouvrages essentiels comme l’explication de la Carte géologique générale de la France (Armand Petit-Dufrénoy et Élie de Beaumont, 1841).

Durant cette même période, les États européens poursuivaient leur expansion coloniale, se dotaient de cartes, d’atlas, de recensements et d’inventaires statistiques. L’enseignement universitaire de la géographie fait son apparition (Paris, 1809), mais les premières chaires sont encore étroitement liées à l’histoire, à la cartographie...

La fondation de sociétés de géographie illustre cette institutionalisation rapide: Paris (1821), Berlin (1828), Londres (1830), Russie (1845), New York (1852).

À partir de 1860: Ratzel et Vidal de La Blache

La géographie contemporaine prit une forme plus achevée en Europe occidentale, dans les décennies 1860-1900; deux hommes incarnent cette genèse: Friedrich Ratzel et Paul Vidal de La Blache.

La coïncidence avec une époque d’intense évolution des idées est frappante; en 1859 Darwin publie son Origine des espèces , soulignant l’importance de l’adaptation au milieu. En outre, les sciences politiques, économiques et sociales s’organisent; les influences de savants comme Auguste Comte, le comte de Saint-Simon, Frédéric Le Play, Émile Durkheim, Karl Marx, n’ont pas été nettement dégagées, mais elles ne sauraient être niées; elles ont contribué à rééquilibrer la géographie en développant ses aspects sociaux et économiques. De plus, les missions militaires et scientifiques, les explorations réduisent les taches blanches des atlas, ne laissant à l’inconnu que les «cœurs» continentaux.

Friedrich Ratzel (1844-1904), naturaliste, puis journaliste, voyageur, présenta une thèse sur l’émigration chinoise avant d’enseigner à Munich (1876), puis à Leipzig (1886). Parmi de nombreuses publications, son œuvre essentielle est l’Anthropogéographie (1882-1891). Il a contribué à «rétablir dans la géographie l’élément humain dont les titres semblaient oubliés et à reconstituer l’unité de la géographie sur la base de la nature et de la vie» (Vidal de La Blache). Pour lui, la connaissance des immigrants puritains était plus importante que celle du relief pour «comprendre» la Nouvelle-Angleterre. Il fut un théoricien de l’espace, du lieu; on lui reprochera plus tard une image trop passive des sociétés: «un peuple doit vivre sur le sol qu’il a reçu du sort, il doit y mourir, en subir la loi»; on trouvera dans ses écrits les embryons d’une géographie politique dont les théories furent utilisées par les tenants du national-socialisme.

Paul Vidal de La Blache

Historien de formation, Vidal de La Blache (1845-1918) «devint» géographe alors qu’il occupait à Nancy son premier poste dans l’enseignement supérieur. Son œuvre géographique commença dans les années 1890. Il a véritablement fondé l’École géographique française, jetant les bases de la géographie humaine générale (édition posthume des Principes de géographie humaine , 1922) et de la géographie régionale (Tableau de la géographie en France , tome I de l’Histoire de France de Lavisse, 1903). Influencé par les géographes allemands, il définit la géographie comme une science naturelle, science des lieux, des milieux: «La géographie a pour mission spéciale de rechercher comment les lois physiques et biologiques qui régissent le monde se combinent et se modifient en s’appliquant aux diverses parties de la surface du globe» (1913). Il prône l’unité de cette science, son «aptitude à ne pas morceler ce que la nature rassemble», la méthode descriptive, une géographie dans laquelle l’homme est un agent actif de la «combinaison» mais différemment actif suivant son niveau de développement, son héritage social (il a introduit le concept de genres de vie): «L’être géographique d’une contrée n’est point une chose donnée d’avance par la nature... elle est un produit de l’activité de l’homme, conférant l’unité à des matériaux qui, par eux-mêmes, ne l’ont point.»

Conscient du relatif et du contingent, Vidal de La Blache n’a pas généralisé – prématurément? – comme ses confrères germaniques; il a davantage laissé des modèles d’analyse et de description, difficilement imitables en raison de ses qualités remarquables d’écrivain, que des théories. Le livre de l’historien Lucien Febvre, La Terre et l’évolution humaine , conçu avant la Première Guerre mondiale, mais publié seulement en 1922, dresse un excellent bilan de cette géographie moderne parvenue à maturité à travers des tendances diverses; ridiculisant le déterminisme rigide de certains géographes anglo-saxons, il crédita Vidal de La Blache d’une doctrine «possibiliste».

Cette prépondérance de deux grands noms estompe à tort d’autres artisans de la géographie, par exemple Élisée Reclus (1830-1905), disciple de Ritter, qui publia de 1875 à 1894 les dix-neuf volumes d’une Géographie universelle , les Russes P. P. Semenov (18271914), autre disciple de Ritter, et A. I. Voieïkov (1842-1916), un des premiers climatologues (Les Climats du monde , 1884), et dont Le Turkestan russe publié en 1914 à Paris témoigne de l’influence directe de Vidal de La Blache; Lucien Gallois (1857-1941), dont l’œuvre reflète l’évolution des idées, publiait en 1890 une thèse sur les Géographes allemands de la Renaissance et en 1908 une remarquable étude, Régions naturelles et noms de pays ; Jovan face="EU Caron" アviji face="EU Caron" カ (1865-1927), spécialiste yougoslave du relief calcaire et auteur d’un ouvrage monumental, La Péninsule balkanique (1918).

En Angleterre, John Mackinder (1861-1947) obtint la création d’un enseignement de géographie à Oxford en 1887; la première édition du célèbre Handbook of Commercial Geography de Chisholm date de 1889. En Allemagne, Ferdinand von Richthofen (1833-1905) inaugure la chaire de géographie de Leipzig (1883).

Cette cristallisation de la science géographique en Europe ne doit pas faire négliger l’influence de quelques personnalités, tel George Perkins Marsh (1801-1882) qui, en marge d’une carrière diplomatique, étudia le rôle de l’homme comme agent de modification de la nature, et fut le pionnier de la conservation des sols aux États-Unis.

Institutionnalisation de la géographie

L’histoire de la géographie change alors d’échelle; elle ne retrace plus les qualités d’individualités, de géographes devenus tels à partir de formations autres ou enseignant une géographie liée à l’histoire. La géographie acquiert une plus large autonomie, et son histoire devient institutionnelle. Elle fait son entrée dans les universités, les chaires s’y multiplient: à Oxford en 1887, à Cambridge en 1888, dans les universités allemandes en 1874, à Rome en 1875. Des instituts, des laboratoires de géographie apparaissent même, fondés à Lille par Ardaillon en 1893, à Rennes par Emmanuel de Martonne en 1899; le département de géographie de l’université de Chicago est créé en 1902. En 1896, on dénombrait cent sept sociétés de géographie dont les activités de publications de missions, d’encouragement aux recherches et de vulgarisation étaient considérables. Parallèlement, les revues se multiplient (Annales de géographie , Paris, 1891; Geographical Journal , Londres, 1893) et les institutions internationales se créent: premier Congrès de géographie à Anvers en 1871, Bibliographie géographique internationale en 1892. L’Union géographique internationale, fondée en 1922, réunit les géographes du monde entier dans des congrès (onze congrès depuis celui du Caire en 1924) et essaie de coordonner leurs activités en créant des commissions spécialisées.

La première moitié du XXe siècle

Les premières décennies du XXe siècle ne sont que le prolongement de cette période assez remarquable; la géographie se diffuse, conquiert dans la plupart des pays une position privilégiée dans les enseignements primaire et secondaire; elle est la seule discipline qui apporte une ouverture à la connaissance du monde actuel. Bien avant d’autres disciplines comme la sociologie ou la démographie, la géographie se trouve de bonne heure solidement établie dans l’université avec toutes les conséquences qui en résultent: travaux de recherches, thèses de doctorat, postes nombreux, diversification et apparition d’«écoles». Longtemps restreinte aux États européens ou pratiquée par des Blancs, la géographie s’est internationalisée. Mais en dehors de la Chine et du Japon, cette géographie extra-européenne a été longtemps rattachée à la géographie européenne par un lien de nature coloniale. Cette situation a existé non seulement dans les colonies – la géographie française a fait souche dans les colonies françaises, la géographie anglaise a créé les géographies indienne, australienne, canadienne –, mais aussi dans des États indépendants; la géographie brésilienne doit beaucoup à la géographie française; c’est aussi le cas de celle du Canada français.

Les influences politiques et économiques ont évolué, se sont progressivement diversifiées avec le temps, et certains États indépendants reçoivent ainsi les influences d’écoles géographiques multiples.

Il n’est pas possible de citer les noms de tous les géographes de cette époque qui conduit à la géographie contemporaine.

Ils ont contribué à faire de la géographie une science aux «multiples demeures». On ne parle plus de géographie physique ou humaine, encore moins de géographie, mais de géomorphologie, de climatologie, de géographie de la population, de l’habitat, de géographie rurale, urbaine, économique, historique. À une échelle encore plus grande, et plus récemment, sont apparues des géographies des capitaux, du tourisme, des maladies...

Cette évolution est liée non seulement au mouvement des idées, à une tendance à la spécialisation et aux applications (l’essor de la géographie appliquée date des années 1950), mais aussi aux progrès de la documentation: les cartes plus exactes et plus détaillées, les plans cadastraux, les photographies aériennes permettent des recherches de cartographie fine, parcellaire (carte d’utilisation du sol de toutes les îles Britanniques dirigée par Laurence Dudley Stamp au cours des années 1930); les recensements de population, les statistiques économiques, les enquêtes ont multiplié les thèmes et les idées de recherches.

Parallèlement, à intervalles fréquents, au cours de cette croissance, les géographes continuaient de s’interroger sur la géographie, de se poser des questions «éternelles»:

– sur la nature des relations entre la Terre et les hommes: le géographe rencontre inévitablement le problème du déterminisme; violemment critiqués à la fois pour des raisons philosophiques ou parce que les causalités déterministes étaient mal posées, les substituts proposés, possibilisme, probabilisme, n’ont pas recueilli une adhésion unanime;

– sur les relations entre la géographie et les autres sciences, naturelles et humaines: l’image de sa discipline donnée aux autres par le géographe n’est pas toujours convaincante; certaines attitudes ou affirmations maladroites ont souvent exposé la géographie à la critique ou à l’incompréhension;

– sur la nature de la géographie; le débat, aussi vieux que la géographie antique ou moderne, n’a cessé d’être présent entre une géographie objet et une géographie «état d’esprit», entre une géographie «nomothétique» et une géographie «idéographique».

Les problèmes de la division régionale, des typologies régionales ont également tenu une place importante – division en régions naturelles, géographiques, agricoles, socio-économiques – mais sans qu’en naissent des concepts renouvelés ni des théories.

La géographie française, auréolée de la gloire de Vidal de La Blache, a été une des écoles géographiques les plus florissantes.

La chaire de Vidal, à la Sorbonne, fut divisée en une chaire de géographie physique occupée à partir de 1909 par Emmanuel de Martonne (1873-1955) et une chaire de géographie humaine tenue par Albert Demangeon (1872-1940) à partir de 1912. La même année, Jean Brunhes (1869-1930) entrait au Collège de France. C’est seulement en 1928 qu’André Cholley (1886-1968) vint occuper à leurs côtés une chaire de géographie régionale.

Les disciples de Vidal de La Blache, puis ceux de ses successeurs, se signalèrent tous par des thèses de géographie régionale: La Picardie de Demangeon, Les Paysans de la Normandie orientale de Jules Sion, La Flandre de Raoul Blanchard (1877-1965). Ce dernier allait de 1906 à 1948 porter haut la renommée de l’Institut de géographie alpine de Grenoble.

Les influences directes et indirectes de la guerre de 1914-1918, les créations de postes de plus en plus nombreux ont amené une évolution rapide de la géographie universitaire française; au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les thèses régionales ont cessé d’être les plus nombreuses devant la multiplication des thèses de morphologie, de géographie rurale puis, plus récemment, de géographie urbaine (étude de réseaux, de rapport entre les villes et les régions).

Mais cette géographie est restée marquée par son passé, récent et lointain, ce dont témoignent ses tendances:

– un attachement plus que sentimental à l’unité de la géographie qui se traduisait par l’exigence de sujets de thèses «complémentaires», par l’importance des travaux de géographie générale et de géographie régionale assurés par un même homme, par le nombre assez élevé de géographes changeant d’orientation, de spécialisation au cours de leurs carrières;

– une orientation majeure vers la géographie régionale. À côté de thèses, la Géographie universelle publiée en vingt-trois volumes, de 1927 à 1946, a symbolisé cette activité qui a permis la publication d’ouvrages exemplaires: Les Îles Britanniques , par Demangeon, L’Europe centrale , par Emmanuel de Martonne, L’Amérique septentrionale , par Henri Baulig;

– une relation privilégiée avec l’histoire, les méthodes et l’esprit historique; non seulement histoire et géographie ont toujours été associées dans le cursus studiorum , mais les géographes français, comme d’ailleurs la plupart de leurs confrères européens, ont toujours pensé que le poids de l’histoire était essentiel, sinon déterminant, dans l’interprétation des faits géographiques; la géographie et l’histoire associent les noms de Marc Bloch et Roger Dion dans les études rurales, de Febvre et Demangeon (Le Rhin );

– une orientation vers les sociétés et les milieux traditionnels, ruraux plus qu’urbains et industriels, vers les milieux coloniaux plutôt que vers les nations très développées. Avec le recul du temps, la géographie française apparaît entre les deux guerres et aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale comme ayant été par trop isolée des écoles étrangères en raison de ses orientations (la géographie coloniale a engendré une pléiade de grands géographes: Émile Félix Gautier, A. Bernard, C. Robequain, G. Weulersse, Richard Molard), sans doute aussi en raison de sa force même;

– un attachement aux méthodes de description littéraire et d’explication cohérente, séduisante à la limite, plus déductive qu’inductive; surtout entre les deux guerres, le géographe se devait d’avoir un beau sytle, de réussir de belles descriptions;

– une nette orientation vers le genre monographique; les monographies de régions, de fermes, de villes ont constitué le meilleur des travaux des géographes jusque dans les années 1940; ces monographies, précieuses en soi, n’ont pas souvent permis aux recherches de s’élever au plan des généralisations et des théories.

5. Une science à part entière? Un guide de l’action territoriale

Le désir de se singulariser par rapport aux autres sciences et aux autres thèmes d’enseignement, tant dans les universités que dans l’enseignement secondaire, et surtout le souci de se placer avantageusement dans le cadre des institutions de recherche ont poussé les maîtres de la géographie, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à se recommander des méthodes et de la référence des «sciences de laboratoire». Premier effet, lourd de conséquences, le détachement des sciences historiques, qui ne figurent plus qu’à titre accessoire dans les études supérieures de géographie, et la préparation de la nouvelle «agrégation de géographie» créée en 1943. On organise les premiers «laboratoires» de géographie, à l’instar des sections scientifiques, avec un appareillage emprunté aux sciences physiques et aux sciences de la nature et un entourage de techniciens traitant des échantillons extraits du milieu naturel pour fournir l’explication par des lois naturelles des phénomènes de la géomorphologie et de la morphogenèse. On introduit en même temps le «langage» mathématique, qui, synchroniquement, trouve sa place dans diverses autres sciences humaines, surtout l’économie, mais aussi la sociologie. La question se pose désormais de savoir s’il y a une ou plusieurs géographies, et si l’on peut toujours se prévaloir du titre de géographe sans le faire suivre d’une épithète restrictive quant à la compétence, mais qualificative sur le plan sectoriel de l’approfondissement de la recherche spécialisée. La différenciation, qui était circonstancielle à l’occasion de la participation à des commissions constituées au sein des comités nationaux de géographie ou de l’Union géographique internationale pour rassembler en un temps donné une somme de connaissances sur un objet particulier et promouvoir des recherches sur ce thème (habitat rural, morphologie littorale ou agriculture tropicale...), devient définitive, et les réunions professionnelles ou les congrès ne sont plus que des rassemblements de spécialistes qui ne se rencontrent que lors de la cérémonie officielle d’ouverture et du banquet de clôture.

De nouveaux moyens d’information au service d’une géographie utilitaire

Par un phénomène de convergence, la géographie évolue de façon similaire, sinon identique, dans d’autres pays, mais dans un contexte généralement beaucoup plus pragmatique, sauf en Italie. À côté de l’académisme et du scientisme français se développe une géographie pratique qui retrouve et affirme sa vocation de fournir les éléments de maîtrise de l’espace. La géographie est appelée, concurremment avec d’autres disciplines, à fournir des informations aux planificateurs de l’espace à des échelles diverses allant du remembrement rural, de la restructuration des quartiers urbains, de la stabilisation de topographies fragiles (géographie des «versants») à l’économie régionale de l’eau ou à l’organisation de l’espace régional et continental dans les pays en voie de développement. Certes, la recherche de l’explication de la dynamique de l’espace est toujours indispensable, mais elle n’est plus une fin en soi; elle est un moyen de définir les actions des programmes. Le pragmatisme anglo-saxon a donné sa forme la plus expressive à cette nouvelle application de la géographie dans les opérations de town planning et de land planning et, tout naturellement, le vocable de «géographie appliquée» est apparu dans le langage des géographes.

Simultanément, l’arsenal des moyens de collecte et de traitement de l’information s’est enrichi très rapidement, grâce à la mise en œuvre de techniques nouvelles communes à toutes les disciplines scientifiques. Les méthodes de la cartographie ont bénéficié successivement des apports de l’interprétation de la photographie aérienne et de la constitution du stock encore très imparfaitement exploité des images recueillies par satellite. L’appesantissement des appareils d’État a accru dans des proportions considérables le nombre des informations statistiques, encore que celles-ci soient recueillies à des fins administratives et non spécifiquement scientifiques. Le traitement appelait l’usage de nouvelles méthodes mobilisant un matériel hautement spécialisé fourni par les applications de l’électronique. L’informatique est devenue un instrument d’une puissance exceptionnelle de traitement, de classification et de stockage des données, imposant de nouvelles méthodes d’approche et de travail. Par une déviation dangereuse, elle tend à substituer le modèle à la réalité objective dans toutes ses variables mesurables – et non mesurables. Et l’expression même de l’analyse tend à substituer le modèle d’observation ou le modèle opérationnel à l’enquête multiforme et exhaustive et à l’image complète des tendances et des perspectives. Crise méthodologique, qui est un effet de miroir d’une économie et d’une société techniciennes sur la problématique et le déroulement de la recherche. Comme toute crise, elle se traduit par des exagérations dans l’usage des nouveaux moyens de connaissance, dans la systématisation des résultats, mais aussi par des rectifications de la démarche qui, sans être toujours exemptes d’un certain passéisme, assurent, à terme, l’ajustement des méthodes à l’objet. La géographie ne peut rester étrangère à la révolution des techniques d’acquisition de la connaissance, mais, sous peine de disparaître, elle doit les maîtriser et les assujettir à sa propre finalité.

Or il n’y a pas de contradiction fondamentale entre l’accès à une information d’une densité inconnue jusque-là et la destination de la géographie, qui est la prise de conscience de toutes les formes de rapports conditionnant l’existence des hommes sur la Terre. Bien au contraire, l’accumulation de données diversement corrélées est la base même d’une approche globale des phénomènes et de leurs relations permanentes et épisodiques. Elle comporte ses limites circonstancielles dans la mesure où tout n’est pas accessible au matériel dont on dispose. Elle est infiniment riche, mais elle est ouverte, et c’est dans ce sens que la science reste toujours un domaine de curiosité et d’innovation. Et, dans la démarche scientifique, on retrouve, à un degré nouveau, le processus alternatif de l’assimilation de techniques nouvelles et de leur apport et de la découverte ou de la redécouverte de méthodes complémentaires et correctives. L’évolution de la géographie dans ces mêmes pays anglo-saxons, qui ont contribué à un bond qualitatif des méthodes d’analyse, est significative à cet égard. Si R. J. Chorley en Angleterre, Bryan Berry aux États-Unis ont introduit radicalement la «modélisation» des données et jusqu’à la modélisation de l’image géographique, il est apparu assez vite qu’il y avait risque de décollage entre des modèles reposant sur un ensemble incomplet de données et la réalité, plus encore la dynamique des sociétés. Du moins le mérite de ces initiatives a-t-il été de mettre un terme à l’hyperspécialisation sectorielle qui isolait le chercheur de la notion fondamentale des ensembles en redonnant à ceux-ci la valeur essentielle. On sait aujourd’hui qu’il faut travailler empiriquement en aval et en amont de l’information mécanisée. En amont pour enrichir en diversité et en qualité la collecte des données et l’élaboration des hypothèses préalables au traitement informatique, en aval pour confronter l’information traitée, les corrélations numériques, avec la réalité et les systèmes de relation effectifs, la compléter en prenant en considération tout ce qui a échappé à la collecte parce que ne répondant pas à ses techniques d’accès. L’enquête, l’observation retrouvent leur place dans une démarche scientifique ouverte qui est à la fois simplifiée et densifiée par la préélaboration de matériaux d’un type nouveau qui, comme tous les matériaux, doivent être soumis à un inventaire critique et non adoptés comme connaissance finie. Le modèle n’est qu’un instrument d’approche simplificateur et imparfait qui prend sa place dans l’ensemble documentaire du géographe, mais, en aucune manière, ne saurait se substituer à son propre travail et moins encore à ses conclusions. L’intérêt énorme des moyens informatiques est de fournir un traitement exhaustif des données, mais l’ordinateur les prend telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leur insuffisance propre et souvent dans leur finalité ascientifique, tant il demeure vrai que la collecte officielle des données qui servent à la constitution du matériel scientifique est biaisée par leur nature même.

La mise sur orbite de satellites capteurs d’images de la surface du globe a renouvelé les méthodes de la cartographie et ouvert diverses perspectives à l’analyse géographique d’images inédites. La connaissance des facteurs météorologiques des climats et des types de temps, la diversité des sols et de leur contenu hydrique, la géographie des mers et des zones côtières, des flux d’alluvionnement, la répartition des troubles dus à la pollution bénéficient de l’exploitation des images fournies à l’échelle continentale, semi-continentale ou régionale. Mais on dispose désormais d’images à grande échelle permettant l’analyse des phénomènes d’ordre local: parcellaire, réseau de communication, habitat, tous les éléments du «paysage». Suivant les techniques de prise de vue, elles peuvent être utilisées à des fins diverses. Il convient donc d’acquérir des méthodes de mobilisation et de lecture des données: un nouvel apprentissage de l’information géographique, qui appelle un équipement spécial de laboratoires appropriés et l’organisation des relations avec les organismes de prise de vue, une nouvelle démarche de la recherche et de l’expression géographiques.

Des thèmes nouveaux et des méthodes nouvelles plus qu’une «nouvelle géographie»

Quant à l’objet, il n’échappe pas non plus à une sélection subjective et circonstancielle des problèmes. Et c’est ici que reparaît la question «À quoi sert la géographie?», ce qui revient à se demander ce que les géographes peuvent désirer connaître et ce que le public ou les collectivités publiques attendent d’eux, en dehors d’une image globale aussi fidèle que possible des états et des devenirs des portions d’espace considérées: planète dans son ensemble, continent ou subcontinent, État, région ou province. La première réponse a été cherchée dans la définition de la problématique de la géographie appliquée qui est, en France, en particulier sous la plume de Jean Tricart (1960), la transposition de l’action concrète d’une géographie de service employée dans certaines administrations étrangères, notamment les organismes de town planning et de land planning déjà cités, et aussi un certain effet d’émulation de la part des économistes régionaux. On a contesté l’adéquation de l’épithète en considération du fait que, au niveau de l’application, la décision et l’action échappent aux géographes et ne sont plus d’ordre géographique, c’est-à-dire scientifique, mais d’ordre politique. Il reste que, dans l’intention de la démarche, étaient affirmées une volonté utilitaire rompant avec un académisme s’interdisant toute prospective et, en même temps, la nécessité de considérer les faits non plus en laboratoire, en eux-mêmes, mais dans leur système opérationnel.

Les thèmes découlent en grande partie de la conjoncture, ce qui n’est pas nouveau, mais ils se renouvellent du fait de l’actualisation des problèmes, d’une part, et de l’accumulation de la documentation, d’autre part.

C’est d’abord, au sens le plus large du terme, l’aménagement du territoire , c’est-à-dire l’inventaire de toutes les potentialités aux diverses échelles et l’analyse des flux relationnels de tous ordres qui commandent la dynamique de l’espace humanisé, vécu et utilisé. L’urbanisation a déplacé le centre d’intérêt majeur des campagnes vers les villes, et pas seulement dans les pays industriels. Comment s’étonner que la géographie urbaine, comme la géographie de la population, ait particulièrement proliféré et affiné ses méthodes au contact de disciplines de spécialité comme la démographie, la sociologie et l’urbanisme?

Mais la conscience de plus en plus aiguë des agressions spontanées ou provoquées par des actions mal contrôlées a fait surgir un nouveau thème: la connaissance de l’environnement et de la dialectique action-réaction entre les sociétés humaines et leur cadre d’existence. La géographie des pollutions et des rebuts prend place parmi les sujets d’étude. En même temps, on voit renaître la géographie des maladies, et, plus exactement, l’analyse des rapports entre l’écologie des maladies et le milieu naturel ou fabriqué. L’environnement apparaît de plus en plus comme un substrat fragile qu’il faut connaître dans sa dynamique propre pour éviter toute action destructive à terme plus ou moins différé. Cet environnement, c’est aussi à grande échelle le marché mondial des produits indispensables au fonctionnement des économies industrielles, qui appelle l’inventaire continuellement mis à jour des ressources fossiles et des ressources renouvelables. Cet inventaire suppose à la fois une approche de géographie politique et la description des voies et systèmes de transit et de l’équipement des «terminals».

Or le monde n’est pas un dans ses structures et ses formes de croissance et de développement. Des problèmes spécifiques sont posés par l’évolution démographique et les conditions politiques et économiques des pays sous-développés: autre sujet nouveau pour les géographes, en même temps que pour les économistes et les politologues.

S’agit-il, comme certains le pensent et l’ont écrit, d’une «nouvelle géographie»? Oui, si l’on s’en tient à la considération de l’apport nouveau des méthodes d’analyse, oui si l’on donne la priorité aux nouveaux thèmes de recherche et aux nouvelles formes d’approche de la connaissance de l’espace et surtout de sa dynamique. Non quant à l’objectif fondamental de cette science humaine, qui demeure fidèle à sa définition sémantique de description et d’étude de la Terre au sens global du terme, c’est-à-dire de l’œcoumène, fait de nature, d’histoire, et milieu de l’aventure quotidienne des hommes qui l’occupent. Car là est sa spécificité par rapport aux sciences de la nature à objectif sectoriel et aux sciences humaines spécialisées dans l’étude des mécanismes économiques ou des comportements sociaux.

Reste une question à poser: comment s’effectue la transmission de l’information géographique? La transmission du message se fait en premier lieu par des publications de plus en plus nombreuses, thèses, mémoires, aboutissement de recherches plus ou moins longues, testant les méthodes les plus diverses, les plus traditionnelles comme les plus neuves, revues dont le nombre n’a cessé d’augmenter, les unes générales, les autres plus modestement régionales, les unes poursuivant une longue série de transmission de l’essentiel des recherches les plus récentes et collationnant soigneusement dans des chroniques critiques l’ensemble de l’information, les autres lançant des défis méthodologiques et idéologiques. Le codage ainsi que le stockage des références bibliographiques assurent de nouvelles conditions d’accès à cette documentation qui, sans l’information, serait inaccessible. Le second moyen de transmission, qui est à la fois le plus classique dans son essence et le plus moderne dans sa présentation, est la cartographie. Quel que soit le désir légitime et fondamentalement épistémologique de tout représenter simultanément et dans la diversité des systèmes de rapports, il ne peut être réalisé – encore que partiellement – qu’à très grande échelle, à la limite même de la carte et du plan. Toute élaboration de carte implique un choix de l’ensemble que l’on veut figurer. Il en est de même des images de satellites dont le contenu procède du choix de l’émulsion «révélatrice». On est donc conduit à une représentation thématique plus ou moins synthétique. C’est ce qui a été réalisé en France sous forme d’une collection d’atlas régionaux . Par ailleurs, les études thématiques menées pour éclairer sur un ensemble de relations appellent une cartographie fine à grande échelle. L’exemple en est fourni par les cartes des formations superficielles, de la couverture végétale, de l’environnement: cartes italiennes d’utilisation du sol, cartes du laboratoire du C.N.R.S. de Caen (environnement, formations superficielles) ou, d’une manière générale, les cartes et plans d’urbanisme.

L’ère des sociétés de géographie où des découvreurs effaçaient devant un public choisi les derniers blancs de la carte est révolue. Le grand public est plus attiré par les récits du passé qui reposent des soucis du présent ; la description est remplacée par l’image télévisée. La nouvelle ouverture de la géographie s’effectue en direction des responsables de la gestion et de la promotion du territoire. L’objet majeur de la recherche reste, au-delà de l’apparent déterminisme représenté aujourd’hui par l’analyse factorielle multivariée, la détection des facteurs occultes et des effets de déviance qui éclairent sur les réalités et les mouvements du présent.

6. Géographie quantitative et systémique

La crise de la géographie et l’effort de théorisation

Le progrès général det sciences conduit les géographes à revoir profondément les finalités de leur discipline, à transformer leurs ambitions et à adapter leurs méthodes. Ils ne peuvent surtout plus se contenter d’une démarche purement descriptive au moment où les sciences économiques s’appuient sur l’économétrie, la sociologie, la sociométrie et les sciences dites exactes, sur des outils de mesure de plus en plus précis, grâce au développement des mathématiques.

C’est ainsi que, dans les années 1950, à la faveur du bouillonnement intellectuel consécutif à la Seconde Guerre mondiale et aux inévitables remises en cause, grâce aux connexions scientifiques et aux relations interdisciplinaires plus étroites à l’échelle mondiale, les géographes pionniers, qui travaillaient quelque peu à la façon des naturalistes, se sont orientés vers l’homme et la société. Sans ignorer les contraintes environnementales «et la viscosité que la distance crée dans la vie des groupes», la géographie se propose alors «de s’interroger sur le poids de l’étendue et du milieu dans l’expérience que chacun fait de l’existence et dans les articulations de la société» (P. Claval).

Paul Claval oppose aussi les modèles de société à ceux de l’homme. N’a-t-on pas négligé la dimension individuelle de l’existence, tandis qu’on savait que l’être ne vivait pas seulement pour le groupe? La recherche actuelle ouvre de nouvelles perspectives dans ce domaine, non sans replacer les problèmes, les acquis et les tendances dans leur contexte.

La géographie moderne est née au tournant du XVIIIe siècle, avec une forte empreinte allemande; son ère d’expansion rapide et de mutation se situe entre 1870 et 1900, sans toutefois être à même de se doter de bases scientifiques: une réflexion générale sur la nature des sociétés et des civilisations manque en effet, le rôle joué par l’espace également. Cette situation est en grande partie imputable à l’influence naturaliste.

Entre 1900 et 1950 se développent les écoles nationales, parmi lesquelles il convient de relever tout particulièrement les écoles française, allemande et américaine, puis les écoles britannique, russe et soviétique. Le foisonnement des tendances et l’inadéquation des outils traditionnels conduisent, en fin de compte, à un certain sentiment d’insatisfaction. Philosophie et sciences sociales suscitent ainsi une volonté de changement annonciatrice de ce que Paul Claval appelle la «grande» révolution des années 1950 et 1960. Celle-ci génère la «nouvelle» géographie, très marquée par l’influence américaine, avant que les années 1970 n’entraînent la communauté géographique vers un temps de doute et d’irrésolution, au moment même où l’opinion publique change d’attitude, où se dessine une nouvelle épistémologie des sciences de l’homme et où la géographie est confrontée à un excès de révolutions scientifiques. La restructuration s’achève à la faveur de ces chocs. De science naturelle, la géographie se transforme petit à petit en science sociale dotée d’instruments d’analyse mathématique, empruntant aux sciences physiques, chimiques et biologiques lois et théories, processus et méthodes quantifiables.

La conjonction de ces innovations conduit à l’élaboration de modèles découlant de conceptions systémiques. Villes et campagnes, pays industrialisés et régions sous-développées, États capitalistes et pays collectivistes donnent lieu à des éclairages qui tiennent compte de logiques appréhendées par des approches rigoureuses. À la faveur de ces tendances, paysages et régions sont perçus comme des éléments constitutifs d’une organisation actualisée de l’espace. La diversité régionale contribue à l’affinement des modèles sociaux.

En somme, «la tâche à laquelle se trouvent confrontés aujourd’hui les géographes, c’est d’expliquer et de comprendre l’organisation sociale, de repérer ses faiblesses et de chercher ses bases valides là où elles existent de manière à donner à tous des modèles moins utopiques que ceux propagés par la sociologie, l’ethnologie ou l’économie» (P. Claval). Tâche ambitieuse certes, mais elle répond aux exigences d’une discipline qui s’est toujours voulue aussi proche que possible des réalités du terrain.

L’approche systémique

La logique réelle ou ontologique tend à remplacer la phénoménologie des espaces impliquant leur description et la compréhension de leur forme concrète. Elle situe les espaces par rapport à quelques grands critères et cherche à les construire rationnellement. Elle permet de distinguer, entre autres, des critères d’opposition tels que: le rapport de la forme et de la matière (espaces purs-formes séparées de la matière, espaces dont la forme est en relation avec une matière), l’homogène opposé à l’hétérogène; l’espace homogène, infini, dont la forme est totalement distincte des choses, possède une extériorité complète, est continu et ouvert; l’espace hétérogène, en revanche, est fini, discontinu et fermé; la forme n’est pas séparée de son contenu; elle possède une certaine intériorité.

Le premier de ces espaces est l’espace newtonien de la technique occidentale depuis le XVIIIe siècle. Le second est celui des sociétés archaïques.

L’influence des mathématiques et des sciences exactes a induit des raisonnements géographiques en termes d’ensembles et de sous-ensembles. Systèmes et sous-systèmes constituent le fondement de cette réflexion. Prenons l’exemple de l’organisation spatiale des pays occidentaux: depuis les années 1950, les contacts entre milieux urbains et zones rurales y ont été notablement bouleversés; les espaces périurbains ont pris une importance capitale tant spatialement que fonctionnellement. Ce processus de changement a conduit au façonnement d’un système spatial dans lequel les interactions ne sont plus tributaires, simplement, de deux sous-systèmes – la ville et la campagne –, mais de trois, le troisième correspondant au périurbain.

Ce système urbain-périurbain-rural doit être analysé tant à l’échelle spatiale qu’à l’échelle temporelle, ce qui implique une étude diachronique. L’exemple de la métropole de Montréal isolée dans une plaine homogène permet d’illustrer l’approche systémique. Celle-ci répond d’abord à des principes généraux:

– les sous-systèmes spatiaux formant le système s’organisent concentriquement par rapport à un noyau urbain central, selon une zonation qui progresse de l’urbain vers le rural;

– cette démarche permet de remarquer l’existence de quatre types spatiaux: l’urbain, le périurbain, le rural et le marginal. Mais la réalité est plus complexe encore: l’observation méticuleuse des courbes révèle simultanément que ces types généraux ne représentent que des approximations. La partie interne du périurbain diffère sensiblement de la partie externe. De plus, en bordure des zones urbaines viennent interférer deux secteurs de concentration des faits récréatifs. C’est donc une organisation en auréoles qui prévaut et qui donne sa structure générale au système, sans que toutefois les auréoles ne constituent jamais des ensembles homogènes; le peuplement et les activités ont en effet tendance à se concentrer autour de pôles secondaires ou tertiaires en fonction de leur niveau dans la hiérarchie urbaine locale par rapport au noyau urbain principal. Conformément à la théorie des places centrales d’après laquelle l’hétérogénéité spatiale peut découler d’un environnement initialement régulier, des sous-systèmes auréolaires se précisent (tabl. 1).

Les sous-systèmes ne sont pas des cellules isolées les unes des autres. Chacun d’entre eux, outre ses propres organisation et fonctionnement, n’a d’existence complète que par son appartenance au système urbain-périurbain-rural et ses articulations avec les autres sous-systèmes qui participent à la dynamique générale du système. Dans l’exemple montréalais, l’ombre urbaine se définit à la fois par elle-même et par le champ migratoire quotidien du noyau urbain. La dynamique actuelle du système se fonde principalement sur deux types de flux: ceux des personnes et ceux liés à l’économie au sens large du terme (monnaie, matériaux, produits, informations). Si ces mouvements diffèrent par leur nature, leur expression spatiale est semblable. Aussi celle-ci induit-elle: des mouvements radiaux, centrifuges ou centripètes, reliant les diverses couronnes du système de façon hiérarchique; des mouvements tangentiels à l’intérieur d’une même couronne ou d’un ensemble de couronnes, articulées autour de pôles d’activités aux fréquences semblables à celles du groupe précédent; et enfin des mouvements venus de l’extérieur du système métropolitain, de son environnement extrarégional, qui influencent l’organisation interne et le devenir économique.

Dans le cas des espaces transfrontaliers, les institutions qui les sous-tendent peuvent tenter d’articuler les systèmes et sous-systèmes dans une optique fonctionnelle, c’est-à-dire sans véritable référence à un pouvoir transfrontalier. Des «passerelles» fondées sur des accords, collaborations, etc., existent et sont possibles; elles forment des éléments de constitution de systèmes ultérieurs.

Selon Charles Ricq, «les espaces transfrontaliers sont envisagés comme des systèmes globaux et sectoriels, que ce soit au niveau écologique [...], au niveau de l’occupation, de l’utilisation ou de la gestion des sols, [...] au niveau économique, [...] au niveau culturel [...] ou politique [...]. Dans cette analyse systémique, la frontière est [...] perçue et vécue comme limite de système, matérielle et formelle, révélateur et catalyseur des systèmes et sous-systèmes parfois ou souvent en conflit».

La modélisation

La nécessaire théorisation qui a conduit à l’analyse systémique se fonde sur l’élaboration de modèles susceptibles de mieux faire ressortir les processus du fonctionnement et de l’imbrication des phénomènes géographiques (tabl. 2 et 3).

L’analyse factorielle facilite de son côté cette méthode d’investigation et d’explication. L’écologie factorielle dynamique autorise à présent une meilleure appréhension des perspectives du développement urbain dans le nouveau contexte international. E. Lichtenberger, H. Fassmann et D. Mühlgassner ont ainsi appliqué au pôle viennois une démarche originale susceptible de saisir de près les aspects de l’écologie sociale et de leurs interférences avec les destructurations urbaines, l’éclatement de la fonction résidentielle, l’instabilité démographique et le comportement de la population partiellement absente appelée en anglais ghostpopulation . Ils ont pu élargir leur curiosité aux tendances à la ségrégation, aux manifestations parfois encore peu cernées des mobilités en centre-ville et en banlieue, à l’échange de syndromes, aux turbulences inhérentes aux zones de rénovation urbaine. La voie choisie permet incontestablement de mieux maîtriser la connaissance du milieu.

Partie constituante des modèles géographiques, l’analyse factorielle n’est toutefois qu’un élément méthodologique nouveau. La modélisation bénéficie de nombreuses facettes nourries au cours d’un passé déjà riche. Dans le domaine géoéconomique, trois géographes germanophones ont tracé la voie: au début du XXe siècle, J. H. von Thünen interprète la notion de position géographique comme une valeur qui est fonction des coûts de transport. Son explication inductive des prix des terrains à proximité des centres urbains a donné lieu à l’élaboration du modèle de l’État isolé, puis de celui du contexte agricole lié à la rente urbaine. Son analyse de la marginalité a promu celle-ci au rang de concept économique. En 1909, A. Weber étudie la localisation industrielle en termes de dépense, calculée sur des coûts de transport. En 1933, W. Christaller publie sa théorie des lieux centraux, affinée, en 1945, par A. Lösch. Alors que, selon Charles Hussy, «la formalisation de von Thünen portait sur une position en surface, celle de Weber sur une position en réseau, celle de Christaller développe une position en point dans une hiérarchie. Toutes trois sont d’essence géométrique et sont une recherche d’optimalité selon l’axiomatique du prix-valeur formalisée».

D’après P. Claval, nous pouvons distinguer trois types de modèles:

– les modèles écologiques élaborés depuis F. Ratzel, P. Vidal de La Blache, Haeckel, Max Sorre, Lindeman, les tropicalistes et tant d’autres; ils révèlent la fragilité des relations entre l’homme et son milieu;

– les modèles sociaux qui impliquent l’observation des fondements juridiques régissant les rapports des hommes à l’espace, l’analyse des techniques face à ces rapports et la prise en compte des situations spatiales dans leur interrelations; en matière économique est réalisée une synthèse entre la géographie traditionnelle et l’économie spatiale; géographie sociale et géographie politique se développent et s’affinent en fonction de l’approfondissement de la réflexion et des progrès de la cohérence théorique;

– les modèles de l’homme qui s’appuient d’abord sur des sources philosophiques avant de s’inspirer d’une ontologie spatiale qui doit éviter l’écueil idéologique.

Modèles écologiques et sociaux ont suscité un nouveau départ de la géographie culturelle qui s’intéresse de façon croissante aux attitudes, valeurs et préférences. L’ouverture à la géographie culturelle sert désormais aussi comme moyen de différenciation et comme stratégie sociale. Elle contribue à mieux cerner les identités et articulations sociales. Les modèles gravitaires découlant de la loi de Newton sont devenus significatifs jusque dans les domaines les plus subtils des sciences humaines.

7. Géographie sociale et politique

La géographie sociale

La géographie humaine devait déboucher par la force des choses et, en quelque sorte, de l’âge sur la géographie sociale. Née de préoccupations humanistes, centrée sur la société marquée par l’économie libérale qu’il convenait d’humaniser en se fondant sur des constatations scientifiques, cette discipline a tenté, dans une première démarche, de grands noms à l’appui – Vidal de La Blache, Albert Demangeon, Max Sorre, pour ne citer que des francophones –, de limiter les effets productivistes et spatialement nuisibles d’une ambiance peu soucieuse des nécessaires symbioses avec le milieu naturel et celui des hommes. L’influence du marxisme et des révolutions communistes, la montée des socialismes et la remise en cause consécutive à la réflexion sociale ont pénétré la pensée scientifique. L’accroissement des écarts entre les pays développés et le Tiers Monde, le renforcement des distorsions mondiales, la percée de la puissance des multinationales et la dégradation intempestive de l’environnement ont accéléré l’orientation de la géographie humaine vers une conception plus sociale, en étroite liaison avec la géographie politique, rénovée elle aussi.

La «nouvelle géographie» des années 1960 a amorcé le tournant. Conçue d’abord davantage comme un moyen d’appliquer des méthodes inédites à la géographie descriptive traditionnelle, elle a mis en vogue l’analyse factorielle, étoffant le vieux cadre de matériaux et de dimensions originaux.

Il convenait toutefois d’aller plus loin. Dans le numéro de lancement de la revue L’Espace géographique , Paul Claval précise: «Si l’on veut renouveler la géographie, les méthodes font partie du renouveau, mais cela ne suffit pas. Il faut repenser la géographie à partir de la base.» En 1984, c’est-à-dire plus d’une décennie après, il ajoute dans la revue L’Espace en société : «Lorsque j’avais voulu définir la géographie humaine, j’étais parti de la formule de Demangeon: “La géographie humaine décrit, étudie et explique la répartition des hommes, de leurs actions et de leurs œuvres à la surface de la terre.” Elle me semblait couvrir l’ensemble de ce que les géographes humains faisaient [...] tout en insistant sur l’aspect social de leur discipline. Aujourd’hui, cette formule me paraît insuffisante: elle ignore les problèmes de perception, de représentation, les idéologies spatiales et l’analyse des décisions individuelles ou collectives.»

La géographie sociale est en effet l’aboutissement d’une véritable mutation. L’éclairage naturaliste qui l’a emporté pendant longtemps en géographie humaine comporte à l’évidence trop de lacunes pour prétendre à une observation et à une explication réelles de la dynamique des paysages humanisés, des sociétés et de leurs activités. Il est impossible dorénavant de séparer de l’analyse des faits urbains ou ruraux la part des acteurs de la vie sociopolitique, des groupes de pression, des intérêts et appétits en présence. Ces forces sous-tendent les régimes politico-économiques, les institutions, les collectivités publiques. L’information est partie prenante des lobbies et idéologies; elle exprime avec vigueur le langage du pouvoir; elle véhicule aussi l’opinion de la ou des contestations. Il convient aussi de tenir compte de l’action politique constante, de ses choix et objectifs. La géographie humaine, à la lumière des résultats d’une analyse approfondie, aborde l’étude des mécanismes et des interactions sous un angle plus social et économique, mais également par une approche plus politique que dans le passé (tabl. 4).

Une véritable théorie des relations entre l’espace et les hommes se met en place; la géographie est transformée en science sociale. Il s’agit là d’une véritable révolution, au moment même où de nombreuses autres disciplines ont déjà franchi le cap, la sociologie, l’histoire, l’économie, etc.

Pour l’opinion, le grand public ou de nombreux scientifiques non géographes, la géographie demeure encore pendant longtemps une discipline bloquée dont l’image de marque, ternie, se relève difficilement. La qualité de l’enseignement dispensé dans les établissements secondaires laisse à désirer parce qu’elle insiste sur la description générale, le classement statistique, une mémorisation outrancière non accompagnée d’explications suffisantes. Le message géographique transmis par la presse reste souvent fade. Toutes sortes de travaux sont des références documentaires, sans plus.

De rudes efforts deviennent alors indispensables pour redresser une situation bien compromise. Une collection telle que Découvrir la France (Larousse) est venue à point impressionner le public. Une nouvelle génération d’atlas a conforté le profil en voie de façonnement (Flammarion, Encyclopædia Universalis, etc.). Les éditions originales de la Maison de la géographie de Montpellier (C.N.R.S.), dirigée par Roger Brunet, ont renouvelé à la fois la pensée et la représentation géographiques. La participation de géographes aux grands débats du monde, aux réflexions sur le devenir de l’espace national ou régional a secoué les vieilles chapelles et rendu les usagers attentifs aux changements d’optique intervenus.

La prise de conscience de l’ignorance fréquente de la signification des faits conduit le géographe, comme les autres spécialistes des sciences humaines, à l’aveu d’impuissance face aux transformations présentes du monde. Des pistes ont toutefois commencé à être tracées, par exemple en aménagement du territoire où le géographe Gunnar Olsson a exploré ce qui s’est enraciné dans la logique aristotélicienne des fins et tenté de la sorte de s’affranchir de la logique galiléenne des causes.

Certains facteurs ont sans nul doute activé la rénovation entreprise: la crise installée pour un temps indéterminé dans notre système socio-économique traditionnel; l’importance renforcée accordée aux entités locales, subrégionales et régionales dans le cadre de la définition d’une nouvelle dimension de l’espace institutionnel de l’aménagement et d’autres modalités du développement économique; les recherches effectuées en géographie, en science économique ou sociale, orientées vers les bouleversements et turbulences sociospatiales; la participation des géographes aux «observatoires» du changement économique et social créés au cours des années 1970.

Désormais, deux types d’espaces, placés aux deux extrémités des échelles de référence, permettent de disposer de données relativement privilégiées: les grands espaces situés au niveau d’une nation, d’une région, d’une zone d’une part; les lieux de l’individu et du quotidien d’autre part. Cette démarche s’inscrit dans une certaine continuité de préoccupations: la géographie a inauguré l’étude traditionnelle des genres de vie; la sociologie a repris la piste en traitant les modes de vie, la vie quotidienne et la quotidienneté; maintenant, la sociogéographie prospecte «les territoires du quotidien» (tabl. 5).

A. Frémont précise que «la géographie sociale se définit complémentairement comme une géographie des faits sociaux et comme une sociologie des faits géographiques». Pour A. Vant, la géographie sociale est «soucieuse de hiérarchiser [...] l’ensemble des dimensions techniques, économiques, politiques, juridiques, psychologiques et physiques, dont les combinaisons multiples font la spécificité des espaces et des lieux». Placée au centre des questions sociales, la géographie pose le problème fondamental du pouvoir, de la puissance et de la répartition. Cette préoccupation rejoint directement la géopolitique.

La géographie politique

Les rapports sociaux ne relèvent pas de la seule matérialité. La différenciation spatiale qu’ils révèlent exprime aussi un certain type d’organisation sociale. La division spatiale est un effet direct de la division du travail. Dans L’Idéologie allemande , Marx et Engels montrent combien la séparation de la ville et de la campagne, puis l’extension de leur opposition sont commandées par les étapes successives de la division sociale du travail. L’espace est ainsi loin de constituer une simple matérialité; il est sujet économique, social, politique. L’apparition de la grande industrie a irréversiblement établi la domination des villes sur les campagnes; la formation et la confortation des États ou nations se sont en grande partie appuyées sur un affrontement interrégional. Chaque fois, le problème politique est posé en premier lieu.

Prenons le cas des distorsions socio-économiques du Brésil, qui soulèvent la question de l’utilité de l’État fédéral dont l’action en somme est complexe. Le jeu des pressions et contre-pressions à l’intérieur d’un immense appareil d’État apparaît déjà comme un monde en soi. La coordination des divers acteurs de l’«ordre économique» n’est pas uniquement une gageure du point de vue technique, mais aussi en matière politique: chacun des ministères planificateurs, des ministères proprement techniques (transports, agriculture, éducation, santé), des services concernés du ministère des Armées (bataillons du génie, garnisons, assistance sociale), des États régionaux et des grandes sociétés publiques pratique volontiers sa politique et applique de préférence ses propres objectifs élaborés et affinés au fil des années dans son propre sérail de spécialistes et de dirigeants, donc de «politiques». Face à cette situation, l’État fédéral gère davantage les disparités qu’il ne reflète une optique de changement réel. Plutôt que d’essayer de tenter de corriger vraiment les contrastes, il s’efforce d’éviter les catastrophes sociales ou écologiques là où elles menacent visiblement. Il appuie également les initiatives privées et parvient à obtenir ainsi une rentabilité parfois insoupçonnée au détriment de la justice sociale.

La géographie humaine est donc interrogée politiquement à plus d’un titre. Marquée durant les époques impérialistes par des conceptions coloniales, la géographie politique a fini par être déconsidérée à cause de son engagement unilatéral au profit des impérialismes. Yves Lacoste a pu écrire en 1975: «La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre!» En 1984, Daniel Dauvois et Jacques Lévy répondent en précisant: «La guerre, ça sert aussi à faire la géographie.» La controverse engagée témoigne du besoin de clarification, d’autant plus que le fascisme n’a pas amélioré la situation, bien au contraire: la géopolitique mise au point en Allemagne par le géographe-général Karl Haushofer a contribué à l’exploitation idéologique de la géographie par les nazis. S’appuyant sur les travaux de Levasseur et Meitzen (avant 1900), de Bowman (après 1900) ou de Mackinder, spécialiste de géographie militaire, Haushofer a développé durant la république de Weimar des réflexions pseudo-scientifiques qui furent reprises par les adeptes d’Adolf Hitler. Le maire nazi institué dès 1940 à Strasbourg, Robert Ernst, fut l’un des disciples du général. Même Christaller, l’auteur de l’importante étude fondamentale sur les lieux centraux en Allemagne méridionale (Iéna, 1933), a «omis» de tenir compte de la frontière rhénane franco-allemande sur la carte qui orne la couverture de son ouvrage.

Les profondes transformations provoquées par le marxisme ont également marqué les milieux des géographes et non des moindres, cette idéologie permettant souvent d’aborder avec efficacité les problèmes du sous-développement et du véritable pouvoir politique. Pour cette théorie, les phénomènes politiques n’ont pas d’autonomie par rapport aux phénomènes sociaux ou économiques. Sa systématisation conduit toutefois à des impasses.

Ainsi, à la faveur de l’expérience acquise par la confrontation des systèmes politiques en place, les géographes peuvent expliquer les faits spatiaux en fonction des réseaux d’influence, de clientèle, de marchés, de capitaux, d’idéologie et de formation. La compréhension globale ne peut se passer de l’interprétation politique, contrairement au rôle que tenait à assigner Lucien Febvre au géographe: «Le sol, et non l’État»; l’historien a eu alors beau jeu de s’emparer pendant quelque temps de l’analyse politique, y compris de celle des espaces frontaliers.

Les temps ont changé. Les géographes libres ne sont plus frileux ni imprudents en matière de géographie politique. La pratique consécutive à la Seconde Guerre mondiale d’une géographie active directement connectée avec l’aménagement du territoire a exigé des interprétations idéologiques multiples et répétées. La confrontation des grandes puissances et les nombreux points de fixation des rivalités entre celles-ci ont conduit les géographes à une observation systématique des positions conflictuelles.

La géographie a participé à la constatation selon laquelle, surtout dans le domaine des relations internationales, le raisonnement économique se révèle singulièrement insuffisant pour expliquer les phénomènes observés et leurs répercussions. Certains facteurs échappent en effet à la logique économique, alors qu’ils sont devenus dominants. Ce fut le cas jadis du sel, des épices ou de l’or. Il en est ainsi du pétrole qui, depuis le début du XXe siècle, constitue une matière première stratégique dont le contrôle est source de rente élevée et de puissance politique marquée. Cette richesse énergétique étant un enjeu géopolitique déterminant, seule celle-ci est à même d’étudier le jeu des rapports de force.

La géographie politique permet aussi de mieux appréhender les turbulences contemporaines d’un monde atomisé, dans lequel les principales évolutions sont conditionnées par des problèmes internes aux États. L’atonie de la croissance économique mondiale met en relief de profondes instabilités que les gouvernements ne parviennent pas à maîtriser. La géographie politique sert à scruter le fonctionnement et le devenir de l’espace en crise.

géographie [ ʒeɔgrafi ] n. f.
• 1513; lat. geographia; gr. geôgraphia « description de la Terre »
1Science qui étudie et décrit la Terre à sa surface, en tant qu'habitat de l'homme et de tous les organismes vivants. La géographie est une science naturelle et humaine. Géographie générale, régionale, locale. Géographie physique. climatologie, météorologie; hydrographie, hydrologie; géomorphologie, orographie. Géographie humaine, géographie linguistique, géographie économique, sociale. Géographie urbaine, rurale. Carte de géographie. Livre de géographie. Professeur d'histoire-géographie. Abrév. fam. GÉO [ ʒeo ]. Faire de la géo. Prof d'histoire-géo.
Par ext. Livre, traité de géographie.
Étude de la répartition géographique. Géographie littéraire, artistique.
2Réalité physique, biologique, humaine qui fait l'objet d'étude de la science géographique. La géographie de la France, du Bassin parisien, de la Méditerranée.

géographie nom féminin (latin geographia, du grec geôgraphia) Science qui a pour objet la description et l'explication de l'aspect actuel, naturel et humain, de la surface de la Terre. (Abréviation familière : géo.) Ensemble des caractères qui constituent la réalité physique et humaine de telle ou telle région : La géographie de la France, du Massif central.géographie (expressions) nom féminin (latin geographia, du grec geôgraphia) Géographie botanique, synonyme de géobotanique. Géographie économique, celle qui étudie les faits de production, d'échange et de transport, de consommation de biens matériels et de services. Géographie humaine, celle qui étudie les faits de population (localisation, évolution démographique et spatiale) et qui englobe aussi parfois la totalité de la géographie économique. Géographie linguistique, détermination des aires d'extension des phénomènes linguistiques qui aboutit à la constitution d'atlas linguistiques. Géographie physique, ensemble des disciplines qui étudient les composantes du milieu naturel : géomorphologie, climatologie, hydrologie, biogéographie (végétale), pédologie. Géographie politique, synonyme de géopolitique. Géographie régionale, étude de géographie physique, humaine et économique d'un espace (région) bien délimité. ● géographie (synonymes) nom féminin (latin geographia, du grec geôgraphia) Géographie botanique
Synonymes :
- géobotanique
Géographie linguistique
Synonymes :
- géolinguistique
Géographie politique
Synonymes :
- géopolitique

géographie
n. f.
d1./d Science qui a pour objet l'observation, la description et l'explication des phénomènes physiques, biologiques et humains à la surface du globe, et l'étude de leur répartition. Géographie générale, humaine, économique, régionale.
d2./d Ensemble des réalités complexes (physiques et humaines) qui font l'objet de l'étude du géographe. La géographie du Sahara.
d3./d Par ext. Livre, manuel de géographie.

⇒GÉOGRAPHIE, subst. fém.
A. — Science qui a pour objet la description de la Terre et en particulier l'étude des phénomènes physiques, biologiques et humains qui se produisent sur le globe terrestre; discipline scolaire, universitaire correspondante. Avec la volonté obstinée de s'instruire en toutes choses, il apprit la géographie et ne plaça plus le climat du Brésil sous la latitude de New York, à grand renfort de palmiers et de citronniers, comme nous l'avons vu faire dans sa lettre à Henry (FLAUB., 1re Éduc. sent., 1845, p. 234). Le fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie par le fils d'un mineur (DURKHEIM, Division trav., 1893, p. 303) :
1. En retraçant les voies par lesquelles la géographie est arrivée à éclairer son but et à affermir ses méthodes, on reconnaît qu'elle a été guidée par le désir d'observer de plus en plus directement, de plus en plus attentivement, les réalités naturelles. Cette méthode a porté ses fruits; l'essentiel est de s'y tenir.
VIDAL DE LA BL. ds Annales géogr., 1913, p. 299.
SYNT. Carte, cours, traité de géographie; avoir des notions d'histoire et de géographie; enseigner la géographie; connaître, savoir sa géographie; être fort en géographie; Annales, licence de géographie; professeur d'histoire et de géographie; Institut, Société de Géographie.
♦ Dans l'arg. des écoles, p. abrév. géo. Une leçon de géo; un prof de géo.
P. méton.
Manuel, traité de géographie. Acheter une géographie. Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était l'entrée de l'Italie. Les géographies disent : « Le Rhône est au roi, mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de la Sorgue, qui est au pape... » (CHATEAUBR., Mém., t. 2, 1848, p. 66). Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau d'une géographie en estampes (FLAUB., Cœur simple, 1877, p. 14). V. démoder ex. 2.
♦ Ensemble des théories d'un géographe. L'ambition cosmologique de la géographie de Humboldt s'est perdue à l'époque classique (P. CLAVAL, Essai sur l'évolution de la géogr. hum., Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 10).
Rem. Qq. dict. enregistrent le sens vieilli p. anal. d'aspect, carte de géographie (ou carte géographique) « nom donné à un papillon ou à un coquillage ».
[Suivi d'un adj. qualificatif ou d'un compl. de nom qui précise le point de vue particulier de l'étude, rappelle la science dont la géographie utilise les données] La géographie humaine est la science des rapports multiples expliquant les établissements humains et leurs modes de vie dans un cadre spatial (M. DERRUAU, Précis de géogr. hum., Paris, Colin, 1961, p. 17) :
2. Science nouvelle (...), la géographie physique va guider notre marche. Elle nous montrera la liaison des différentes chaînes de montagnes, l'importance des cours d'eau auxquels elles donnent naissance, la richesse ou la pauvreté de la végétation, les différents contours de nos côtes, les poissons qui habitent nos eaux (...), les animaux propres à nos montagnes ou à nos plaines.
MALTE BRUN, Géogr. universelle, Paris, Dufour, Boulanger, Legrand, t. 7, 1863, p. 286.
SYNT. Géographie générale, régionale; géographie agraire, astronomique, biologique, botanique, économique, industrielle, médicale (vieilli), minière, politique, urbaine, zoologique; géographie des sols.
Géographie historique ou géographie de l'histoire. Étude des rapports entre les données naturelles de la géographie et l'histoire; conception de l'histoire qui privilégie l'influence de la géographie sur l'histoire. La géographie de l'histoire repose essentiellement sur des considérations de faits localisés et régionaux (BRUNHES, Géogr. hum., 1942, p. 280).
Géographie linguistique. ,,Partie de la dialectologie qui s'occupe de localiser les unes par rapport aux autres les variations des langues`` (Ling. 1972).
Géographie ancienne, moderne; géographie du moyen âge. Description géographique des pays, des États, d'après les documents de l'Antiquité, du moyen âge, de l'époque moderne (d'apr. Ac. 1932).
B. — Ensemble des réalités physiques, humaines, biologiques qui constituent l'objet de la géographie. La géographie des États, des mers; ce pays a son histoire et sa géographie. Le paysage est la géographie comprise comme ce qui est autour de l'homme, comme environnement terrestre (E. DARDEL, L'Homme et la terre, Paris, P.U.F., 1952, p. 41) :
3. La géographie de la France est changée depuis le début de la guerre. Des noms sont continuellement répétés que tout le monde ignorait, qui ne se trouvent même pas sur les cartes d'état-major.
BARRÈS, Cahiers, t. 11, 1918, p. 322.
P. anal. et au fig. Synon. de répartition, topographie. Simon a véritablement le sens de la géographie des âmes; il sait dans quelle région intellectuelle je suis situé (BARRÈS, Jard. Bérén., 1891, p. 119). Pour une saine géographie des partis, et pour une saine topographie des esprits (PÉGUY, Argent, 1913, p. 1212) :
4. Rien de plus étroit que ma géographie sentimentale — Département de La Fouve, chef-lieu Maman, sous-préfectures Berthe et Nathalie. Le reste, c'était l'étranger.
H. BAZIN, Aimer, 1956, p. 24.
Prononc. et Orth. : []. Ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1513 Geographie (J. LEMAIRE DE BELGES, Illustrations de Gaule, livre 3, éd. J. Stecher, t. 2, p. 269). Empr. au lat. class. geographia, du gr. de même sens. Fréq. abs. littér. : 531. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 827, b) 706; XXe s. : a) 551, b) 842.
DÉR. Géographier, verbe trans., rare. Décrire quelque chose du point de vue de la géographie. Géographier un continent, un pays, une région. En partic. a) Avoir une vue géographique de quelque chose. En vrai Siennois, qui géographie sa ville par quartiers (BOURGET, Némésis, 1918, p. 27). b) Faire la carte géographique de quelque chose. Géographier le bassin d'un fleuve (Nouv. Lar. ill.). P. anal. et au fig. Le treillage peint de la voûte s'était défoncé en maint endroit, et les pluies d'hiver, filtrant par les lézardes, avaient géographié des Amériques nouvelles à côté des vieux continents et des îles déjà tracées (GAUTIER, Fracasse, 1863, p. 460). [] (il) géographie []. Aucune transcr. ds les dict. 1re attest. 1833 (GAUTIER, Jeunes-France, éd. E. Renduel, préf., p. 21); de géographie, dés. -er.
BBG. — ARVEILLER (R.). R. Ling. rom. 1973, t. 37, p. 499. - MAT. Louis-Philippe. 1951, p. 194, 325. (s.v. géographier). - QUEM. DDL t. 2 (s.v. géographier).

géographie [ʒeɔgʀafi] n. f.
ÉTYM. 1513; lat. geographia, grec geôgraphia « description de la terre ».
1 Science qui a pour objet l'étude des phénomènes physiques, biologiques, humains, localisés à la surface du globe terrestre, et, spécialt, l'étude de leur répartition, des forces qui les gouvernent, et de leurs relations réciproques. || Géographie générale; géographie régionale, locale ( Chorographie). || Géographie physique générale ( Climatologie, météorologie; hydrographie, hydrologie; glaciologie; volcanologie; géomorphologie, orographie). || Géographie biologique ( Biogéographie); géographie botanique ( Géobotanique, phytogéographie), géographie zoologique ( Zoogéographie), géographie paléontologique ( Paléogéographie). || Géographie de la forêt. || Géographie appliquée (aménagement de l'espace, etc.). || Géographie humaine; géographie préhistorique; géographie de la population; géographie des races; géographie des religions; géographie linguistique ( Géolinguistique), géographie sociale (ou sociogéographie), géographie économique (géographie agricole, minière, industrielle…). || Géographie rurale, urbaine; géographie des villes. || Géographie de la pêche; géographie de l'énergie, des transports. || Géographie culturelle; géographie politique, géographie juridique; géographie du loisir, géographie de l'art, géographie des lettres. || Carte (cit. 16) de géographie. Atlas, mappemonde, planisphère, portulan. || Cours, traité, manuel de géographie. || Étudier la géographie. || Licence de géographie. || Professeur de géographie. || Élève doué, excellent, médiocre en géographie.Abrév. fam. (argot des écoles). Géo, 1.
1 La géographie m'a toujours tenté. L'histoire ne peut s'en passer. Je voudrais faire une géographie à la fois physique et politique (…) On y ferait le matérialisme de l'histoire (…) on insisterait sur les circonstances physiologiques, physiques, botaniques, zoologiques, minéralogiques, qui peuvent expliquer l'histoire.
Michelet, Journal de mes idées, in Émile Henriot, les Romantiques, p. 385.
2 (…) le botaniste étudie les organes d'une plante, ses conditions de vie, sa position dans la classification; s'il cherche à déterminer son aire d'extension, il dit qu'il fait de la géographie botanique. Le géologue analyse le mécanisme du phénomène volcanique en lui-même; il a conscience de faire de la géographie physique lorsqu'il cherche à préciser la répartition des volcans. Le statisticien combine les chiffres en vue d'établir la marche des divers phénomènes démographiques; s'il essaie de se rendre compte de la répartition de la population, il sait qu'il fait de la géographie humaine.
E. de Martonne, Traité de géographie physique, t. I, p. 21.
3 (…) la géographie moderne envisage la répartition à la surface du globe des phénomènes physiques, biologiques et humains, les causes de cette répartition et les rapports locaux de ces phénomènes. Elle a un caractère essentiellement scientifique et philosophique, mais aussi un caractère descriptif et réaliste.
E. de Martonne, Traité de géographie physique, t. I, p. 24.
4 (…) c'est un groupe vraiment spécial des phénomènes superficiels de notre planète que l'ensemble de tous ces faits auxquels participe l'activité humaine; groupe complexe de faits infiniment variables et variés, toujours englobés dans le cadre de la géographie physique, mais qui ont toujours cette caractéristique aisément discernable de toucher plus ou moins directement à l'homme. À l'étude de cette catégorie précisée de phénomènes géographiques, nous donnons (…) le nom de « géographie humaine ».
Jean Brunhes, la Géographie humaine, t. I, p. 5.
5 La géographie étudie la physionomie du globe, c'est-à-dire les aspects qui résultent du climat, du relief, des associations végétales, des groupements humains, ainsi que les forces physiques et humaines qui président à leur aménagement dans l'espace et dans le temps; elle essaie d'expliquer leur corrélation soit dans l'ensemble terrestre qui les conditionne tous, soit dans les cadres régionaux où ils se localisent. Elle ne se contente plus d'être un simple catalogue de faits localisés, elle prétend en donner une explication scientifique.
René Clozier, Histoire de la géographie, p. 96.
5.1 Il (Buffon) crée pour ainsi dire de toutes pièces la géographie zoologique, c'est-à-dire « la science du globe par rapport à la distribution des animaux ».
Jean Rostand, Esquisse d'une histoire de la biologie, p. 45.
Vocabulaire de la géographie. Aire, continent, contrée, partie (du monde), pays, région, zone; équateur, hémisphère, pôle, tropique; coordonnées, latitude, longitude, méridien, parallèle. (Géographie physique; orographie). Relief; chaîne, col, cuvette, montagne, plaine, plateau, plissement, thalweg, trouée, val, vallée. — Mer, océan; archipel, 1. baie, cap, côte, détroit, golfe, île, isthme, péninsule. — Végétation; désert, forêt, savane, steppe, toundra. — Faune. — Hydrographie; bassin, fleuve, lac, rivière; partage (ligne de), seuil. (Géographie humaine). Race; habitat, peuplement, population; campagne, densité, ville. — Économie; agriculture, commerce, industrie. — État, frontière. → aussi le voc. des sciences annexes de la géographie ( Cartographie, géodésie, topographie; biologie, botanique, démographie, écologie, ethnographie, ethnologie, géologie, pédologie, sociologie).
2 (1866). Une, des géographies. Livre, manuel, traité de géographie. || Acheter une géographie.(1872). Ensemble de théories géographiques. || La géographie de Strabon, de Humboldt.
6 Les géographies, dit le géographe, sont les livres les plus précieux de tous les livres. Elles ne se démodent jamais. Il est très rare qu'une montagne change de place. Il est très rare qu'un océan se vide de son eau. Nous écrivons des choses éternelles.
Saint-Exupéry, le Petit Prince, XV.
Description géographique. || Faire une géographie des fleuves français. || Géographie simplifiée. || Géographie de la faim, ouvrage de Josué de Castro.
Figuré :
7 Le Roi instruisit en détail Monsieur le Dauphin de tout ce qu'il avait à faire (la nuit de ses noces), et fit une manière de géographie dont il se réjouit fort avec les courtisans.
Mme de Sévigné, 792, 22 mars 1680.
3 (1835). La réalité physique, biologique, humaine qui fait l'objet d'étude de la science géographique. || La géographie de la France, du Bassin parisien, de la Méditerranée (→ Compartiment, cit. 5).
Par anal. Disposition dans l'espace (d'une réalité quelconque). Topographie (4.).
8 La connaissance que j'ai de la « géographie de l'Assemblée » (…)
Mirabeau, Disc. du 15 sept. 1789, in Brunot, Hist. de la langue franç., t. IX, p. 769.
9 La plaie d'où le sang continuait à sourdre étalait tout près de mes yeux sa géographie capricieuse avec sa pulpe gonflée, ses élevures blanchâtres de peau excoriée et ses lèvres roulées en dedans.
M. Tournier, le Roi des Aulnes, p. 23.
4 Didact. Étude, description spatiale (d'un phénomène).
10 Ainsi a été établie une « géographie cérébrale » beaucoup plus simple que les précédentes et distinguant seulement quelques grandes régions (frontale et préfrontale, centrale, pariétale, supratemporale et occipitale).
Pierre Grappin, l'Anthropologie criminelle, p. 20.
tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
DÉR. Géographien, géographier.
COMP. Biogéographie, paléogéographie, phytogéographie, zoogéographie.

Encyclopédie Universelle. 2012.