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ARGENTINE
ARGENTINE

La République argentine et le Chili occupent la plus grande partie de l’Amérique latine tempérée au sud du tropique du Capricorne, mais le Chili, étiré sur le versant occidental des Andes, ne dispose que d’étroites lisières de terres exploitables. Au contraire, l’Argentine couvre à l’est de la haute Cordillère d’immenses espaces: 2 778 417 km2. Elle vient au huitième rang des pays du monde par l’étendue de son territoire; en Amérique du Sud, seul le Brésil, trois fois plus grand, la dépasse. Allongée sur 3 700 km depuis la zone tropicale (210 46 de latitude sud à la frontière bolivienne) jusqu’aux latitudes subpolaires de la Terre de Feu (550 3 ), l’Argentine s’amincit peu à peu vers le sud, mais elle mesure 1 200 km dans sa plus grande largeur. Ce vaste pays récemment peuplé réunissait 32 millions d’habitants en 1991, soit à peu près le dixième du total sud-américain. Il s’agit d’une population blanche d’origine méditerranéenne, implantée sur la moitié réellement «utile» du territoire, essentiellement les grandes plaines pampéennes auxquelles les Européens associent généralement l’idée qu’ils se font de l’Argentine.

Plaines à blé et à viande, littoral fluvial et maritime ourlé de centres urbains dynamiques, à la fois marchés agricoles et foyers industriels, terre promise de l’immigration européenne, vastes étendues et faibles densités, autant de données qui placent l’Argentine dans le groupe des pays neufs développés en milieu tempéré, comme le Canada ou l’Australie. Mais ici l’apport européen s’est inscrit dans un cadre déjà ancien, de filiation hispanique, mis en place aux lisières du monde tropical dès l’époque coloniale selon des normes qui sont celles de toute l’Amérique espagnole. Or celle-ci avait ses fondements sur les hauts plateaux et vallées des Andes qui séparent, sans l’isoler, l’Argentine des pays amérindiens. C’est ainsi qu’au domaine pampéen ouvert et de conquête récente s’oppose un secteur andin, traditionnel, d’affinité indienne et tropicale. Ce pays, constitué à l’époque coloniale comme base de ravitaillement des mines péruviennes de l’Altiplano, trouve sa destinée dans la Pampa après l’indépendance, au moment où il se tourne sans réserves vers l’estuaire de la Plata.

De nos jours, l’Argentine cherche à établir un nouvel équilibre entre les deux pôles de son développement historique, mais elle espère appuyer son expansion sur le développement minier et énergétique des régions froides de la Patagonie, pratiquement inexploitées à l’heure actuelle. Le fondement de la puissance économique de l’Argentine n’en reste pas moins la production pampéenne de grains et de bestiaux, qui alimente l’exportation vers les marchés européens. L’essor industriel des cinquante dernières années, s’il a pu fournir des emplois à des masses urbaines de plus en plus nombreuses, a pris un caractère artificiel et déséquilibré à l’abri de solides barrières douanières. L’Argentine n’a pas mis en place ou a négligé de moderniser les équipements d’infrastructure, notamment dans le domaine des transports et des communications; elle n’a que très sommairement mis en valeur ses ressources énergétiques et minières. Au total, elle se présente comme un pays complexe et disparate, urbain, mais à fondement rural, industriel, mais à vocation agricole, sous-équipé, mais échappant au sous-développement. L’histoire et la géographie se partagent la responsabilité de sa richesse et de ses faiblesses.

L’Argentine s’est constituée à la confluence de deux courants, l’un, andin et pacifique, issu à la fois des hauts plateaux et de la côte chilienne, l’autre, fluvio-maritime et atlantique, venu des rives de l’estuaire et du fleuve Paraná. Le plus vigoureux au départ fut, on le sait, celui des Andes. L’Argentine naquit de la volonté d’assurer le ravitaillement en bêtes de travail (mules) et en viande (bovins) des mines de l’Altiplano. Par Santiago del Estero, Tucumán, Salta et Jujuy, le «Chemin du Pérou» monte de bassin en bassin, de défilé en défilé jusqu’à l’entrée royale de la Quebrada de Humahuaca. Dans la mouvance chilienne, moins prestigieuse, se placent le piémont de Mendoza et les oasis de Catamarca, La Rioja et San Juan, que séparent de longues traversées arides. Une civilisation hispano-coloniale se développe autour de ces petites cités administratives et commerciales. Le peuplement indien sédentaire autorise le régime de l’encomienda et favorise le métissage; l’irrigation recrée des huertas de type espagnol et facilite l’extension de pâturages d’embouche. Au début du XIXe siècle, c’est l’Argentine riche, solide, fière de ses traditions, fière de la qualité de ses hommes et de ses valeurs intellectuelles.

Ce monde-là, qui est une sorte d’appendice et de piémont des États andins et pacifiques, ne donne pas son nom à l’Argentine. Il était réservé au Río de la Plata (le «fleuve d’argent») et à ses vastes plaines riveraines tournées vers l’Atlantique de constituer l’Argentine moderne. Les débuts y furent plus difficiles qu’à l’ouest. Quatre expéditions furent nécessaires entre 1516 et 1580 pour asseoir définitivement Buenos Aires. La grande plaine d’herbages grossiers n’offrait aux conquérants aucune ressource naturelle; le peuplement indien dispersé et semi-nomade ne permettait d’y appliquer aucune des formules coloniales mises au point à travers l’Amérique cortésienne et pizarriste. Cette vaste Pampa, mal drainée, dénuée de tout point d’appui, voire de tout repère, constituait un obstacle presque insurmontable à la circulation. Elle isolait le Paraná des montagnes occidentales mieux et plus que l’interdiction faite par la vice-royauté de Lima de tout commerce par le port de Buenos Aires. À la hauteur de Córdoba, on avait créé en 1575 la ville de Santa Fe sur le Paraná, pour contrôler le terminus fluvial de la route du Pérou et surveiller les forêts et marécages du Chaco, où vivaient de turbulentes tribus. C’est là que se place la frontière du nord. La frontière du sud, elle, reste toute proche de Buenos Aires jusqu’à l’indépendance.

En 1776, l’expansion portugaise au sud du Brésil incite les autorités espagnoles à réorganiser en une seule unité ces territoires mal ajustés. Elles créent la vice-royauté du Río de la Plata, qui dégage le port de Buenos Aires de ses entraves légales et regroupe autour de lui les terres andines du Cuyo et du Tucumán, jusqu’aux hauts plateaux de l’intendance de Potosí; s’y ajoutent les plaines et collines de part et d’autre des fleuves Uruguay et Paraná. Les guerres de l’Indépendance aboutissent entre 1811 et 1828 à la séparation du Paraguay, refermé sur lui-même au-delà de la barrière du Chaco, de la Bolivie, davantage tournée vers le Pacifique, et de l’Uruguay, État tampon entre le Brésil et l’Argentine. Buenos Aires, isolée à la lisière d’une plaine vide, s’enrichit cependant parce qu’elle sait tirer parti de son rôle d’intermédiaire commercial obligé de la nouvelle nation. Le domaine occupé s’élargit peu à peu, mais jusqu’en 1879 le monde indien, le «désert», commence à moins de 300 km de la capitale: les deux tiers de la Pampa, la Patagonie et le Chaco ne sont pas encore pénétrés et à peine reconnus. Il faut avoir présents à l’esprit la violente expansion territoriale de 1880 et le rôle moteur de Buenos Aires dans l’occupation et l’équipement de ces immenses plaines pour saisir l’originalité du développement économique et social argentin. C’est ainsi que de nos jours l’Argentine se définit comme le pays du fleuve Paraná, de l’estuaire du Río de la Plata et des grandes plaines ou pampas .

1. Le cadre physique

Un pays de grandes plaines

Une structure de socle a marqué l’Argentine: le bouclier brésilien fournit le soubassement de la Pampa et du Chaco mais, brisé et effondré, il n’affleure que sur les bords. La plaine pampéenne couvre près de 600 000 km2 et se prolonge, sans solution de continuité autre que bioclimatique, sur les 300 000 km2 de la partie argentine de la plaine du Chaco. Cet immense ensemble vient buter sur le massif andin au nord-ouest, les blocs soulevés des sierras de Córdoba et de San Luis au centre, et l’avant-pays basaltique du secteur méridional des Andes de Mendoza au sud-ouest. Au sud, la transition avec les plateaux de Patagonie est d’abord d’ordre climatique, cependant que la tectonique profonde fait affleurer quelques vieilles échines, presque ennoyées sous les dépôts éoliens dans la sierra del Tandil (500 m) et sur la rive nord du Colorado, mieux dégagées dans le massif déjà puissant de la Ventana (1 243 m).

Dans son ensemble, c’est un domaine d’épaisses accumulations continentales qu’interrompent quelques séries sédimentaires marines ou lacustres au long du tracé actuel de l’estuaire et du río Paraná. L’ampleur des formations superficielles donne au modelé une incontestable originalité: du río Pilcomayo, qui constitue la frontière du Paraguay, au río Colorado qui coule aux lisières de la Patagonie, l’aréisme est la dominante du Chaco et de la Pampa. Trois rivières seulement, descendues des Andes tropicales bien arrosées, réussissent à traverser le Chaco: le Pilcomayo, le Bermejo et le Juramento Salado. Le seul cours d’eau pampéen pérenne, le Salado de Buenos Aires, n’acquiert quelque consistance que par l’intervention de l’homme qui dirige vers lui un réseau de canaux de drainage. Les rivières qui naissent dans les sierras occidentales se perdent en de vastes épandages semi-palustres; la dépression de Mar Chiquita absorbe les eaux du Saladillo et des deux ríos. Les puissants torrents des Andes de San Juan et Mendoza disparaissent dans la plaine que le Desaguadero, souvent à sec, ne draine que de façon sporadique en direction du río Colorado.

Cette absence de drainage organisé est à coup sûr le trait le plus marquant du modelé pampéen. Les nappes d’inondation temporaires, les marécages et les étangs du Chaco et de la Pampa atlantique, ainsi que les chapelets de lacs de la Pampa moyenne révèlent les difficultés de l’écoulement. Les dépôts éoliens de l’époque glaciaire ont donné, sous un climat relativement équilibré, des sols fertiles qui sont à l’origine de la proverbiale richesse agricole et pastorale de la Pampa. Ces plaines pampéennes ne présentent cependant que rarement l’uniformité et la platitude que l’imagination voudrait leur attribuer: vallonnements verdoyants du bas Paraná auxquels fait suite un ample domaine de prairies inondées au sud-est de Buenos Aires, vastes constructions de piémont au contact des sierras, plaine limoneuse parsemée d’étangs de la Pampa moyenne, hautes surfaces encroûtées du Sud-Ouest, étendues dunaires du secteur central et véritables ergs du Grand Ouest, regs pierreux du secteur intermédiaire coupés de longues et profondes dépressions, autant de paysages distincts, de milieux naturels divers ou opposés qui ont largement déterminé les styles de peuplement et de mise en valeur. La plaine du Chaco par l’épaisseur des accumulations d’éléments fins limoneux ou sableux, par sa parfaite platitude et la masse forestière qui la recouvre, représente au nord du Salado une unité originale, en rapport avec sa position en latitude. À ces plaines structurales on peut rattacher les terres basses de la Mésopotamie, entre les fleuves Uruguay et Paraná. Sur la rive gauche du Paraná, le socle affleure: bas plateau recouvert de limons dans le Sud et disséqué en minces collines quand il se relève, l’Entre Ríos est relayé au Nord par la haute plaine de Corrientes, noyée sous les apports alluviaux anciens du Paraná qui y construisit son premier delta. Celui-ci est à l’origine d’un paysage d’étangs et de marécages. Les Misiones, enfin, font partie des hauts plateaux du Sud brésilien à couverture basaltique, vigoureusement entaillés par de multiples rivières qui évacuent vers les deux fleuves profondément encaissés les précipitations abondantes de ce domaine déjà tropical.

Au sud du río Colorado, la Patagonie est loin de présenter la simplicité des lignes et des surfaces qu’on lui prête volontiers. Il est possible cependant de retenir en première analyse l’image d’une mosaïque de hauts plateaux mal ajustés: sur un empilement de couches sédimentaires s’étendent d’amples épanchements basaltiques ou encore des nappes de cailloux roulés d’âge préglaciaire ou glaciaire, surfaces rugueuses ou pierreuses battues par le vent; vers le Centre, les chaînons crétacés des Patagonides bousculent quelque peu ce schéma. La structure et le modelé offrent pourtant une double chance à la vie humaine. L’exploitation des réserves de pétrole et de gaz emprisonnées dans les sédiments secondaires et tertiaires a créé ou développé un paysage industriel et une vie urbaine précisément dans les régions climatiquement les plus défavorisées. De plus, cinq larges vallées, calibrées au moment des grandes décharges fluvio-glaciaires, recoupent le dispositif de plateaux. Celles du Nord, et particulièrement le río Negro, ont attiré un peuplement dense sur des vignobles et des vergers irrigués. Au sud, la rigueur du climat n’autorise plus de telles spéculations et les vallées n’ont d’autre intérêt que d’assurer le ravitaillement en eau des troupeaux et d’offrir à leur embouchure de médiocres sites de ports. Cette Patagonie méridionale est déjà un avant-pays andin. La nécessité y apparaît plus évidente qu’ailleurs de présenter ces vastes ensembles de plaines et de plateaux en rapport avec la puissante barrière montagneuse à laquelle ils s’adossent à l’ouest.

La barrière des Andes

La Cordillère des Andes est l’élément le plus marquant d’un ensemble de hautes et moyennes montagnes, de hauts plateaux et de bassins fermés, barrière élevée et massive qui isole l’Argentine du Pacifique et détermine sa vocation de pays des plaines atlantiques. La Cordillère elle-même, surgie en plusieurs phases au Tertiaire, s’allonge du 27e parallèle au détroit de Magellan. On y relève jusqu’à la latitude de Mendoza les plus hautes altitudes d’Amérique proches de 7 000 m (Aconcagua, 6 960 m), mais la chaîne s’abaisse rapidement en Patagonie, où elle ne dépasse pas 3 774 m au volcan Lanin et 3 375 m au Fitzroy. Une précordillère ourle les Grandes Andes jusqu’au río Mendoza. Il s’agit d’un vieux massif primaire porté à plus de 3 000 m, basculé et fracturé par le contrecoup de l’orogenèse andine. Cet ensemble constitue le domaine des Andes sèches. Leur modelé témoigne de l’ampleur de l’érosion et des constructions alluviales sous des climats successivement chauds et froids, humides et secs. L’aridité actuelle immobilise, et en quelque sorte révèle par la nudité des formes, ce double héritage morphologique.

C’est à l’extrême fin du Tertiaire et au début du Quaternaire que se sont élaborés en deux étages les extraordinaires glacis des piémonts de San Juan, de Mendoza ou de San Rafael. Mais les profondes vallées qui entaillent la montagne et son piémont et, en contrebas, les vastes épandages alluviaux fins de la plaine datent des grandes décharges fluvio-glaciaires. Ils correspondent aux pulsations climatiques du Pléistocène, cependant que les limons fins qui recouvrent les glacis ainsi que les lœss transportés jusque sur la Pampa orientale ont été mis en place au cours des phases sèches et froides qui terminent chaque crise glaciaire. Cette remarquable combinaison de formes et de dépôts superficiels et l’englacement actuel de la haute chaîne expliquent que les hommes aient pu créer et développer au pied des Andes de Mendoza de très vastes et très belles oasis.

Plus au nord, le dessin d’ensemble se complique. L’Argentine possède le fragment le plus méridional de l’Altiplano andin; cette puna du Nord-Ouest apparaît comme un immense bassin d’altitude (plus de 4 000 m), découpé en vastes compartiments. Dans le fond des cuvettes où s’accumulent les débris produits par une intense désagrégation mécanique se logent les solitudes désolées des salares . Sur le flanc est, l’orogénie tertiaire a soulevé de vigoureux massifs, qui culminent entre 5 000 et 6 000 m et possèdent quelques gîtes de minerais non métallifères, moins riches cependant que ceux de Bolivie. Une seconde série de reliefs, qui cette fois ne dépassent guère 2 000 m, s’aligne au contact du long piémont qui mène à la plaine du Chaco. Dans ces sédiments secondaires, plissés et bousculés au Tertiaire, sont emprisonnées d’intéressantes réserves de pétrole et de gaz naturel qui se prolongent dans les bas pays de l’Est bolivien. L’aridité glacée de la puna , les formidables entailles des quebradas qui y donnent accès, comme celle de Humahuaca qui permet de gagner le plateau bolivien, les amples vallées d’effondrement qui séparent les contreforts de la puna des sierras subandines, la vigoureuse opposition climatique que l’on observe entre les bas versants orientaux de ces chaînes couverts d’une belle livrée forestière et la sécheresse des vallées de l’intérieur, tous ces traits confèrent au Nord-Ouest argentin des caractéristiques communes aux pays andins tropicaux. Dans le secteur méridional se déploie, sous un climat sec, un dispositif en bassins fermés, les bolsones , encombrés de sédiments continentaux et de produits d’accumulation fluvio-éolienne. Ils se prolongent vers le sud et vers l’ouest en un vaste no man’s land désertique où s’étalent d’immenses salares .

En avant de cet ensemble se détachent quelques massifs imposants. Les plus connues de ces «sierras pampéennes» sont celles de Córdoba (2 900 m) et de San Luis (2 150 m). Les géologues argentins y rattachent volontiers aussi bien l’Aconquija, dont les 5 000 m dominent Tucumán, que la sierra de Fatamina (6 000 m), qui se déprend à peine du rebord méridional de la puna . Ce sont donc de puissantes montagnes, faites de roches anciennes arasées au Primaire et fragmentées par la surrection andine en gros blocs soulevés et basculés face à l’Ouest. Parfois couronnées de volcans, les vieilles surfaces granitiques dominent par de véritables murailles d’amples fossés où s’accumulent les alluvions anciennes. À l’est, le contact avec la Pampa se fait généralement par une série de gradins dont le dernier est enfoui sous les matériaux de piémont, eux-mêmes masqués par les apports éoliens. De petits blocs de direction nord-ouest - sud-est jalonnent encore le bord occidental et méridional du socle pampéen: de maigres échines parfois empâtées de dépôts éoliens courent sur la plaine, puis quelques rochers isolés pointent dans le prolongement des sierras de Córdoba et de San Luis. Au sud de la Pampa, enfin, on a déjà mentionné les reliefs des sierras de la Ventura et de Tandil. Les premiers dominent Bahia Blanca, tandis que les ultimes vallonnements de Tandil ont fixé le site de la célèbre station balnéaire de Mar del Plata.

Les Andes de Patagonie ont un tout autre style. Éventrées de toutes part par les glaciers du Quaternaire, elles présentent un modelé alpin. L’ampleur extraordinaire des lacs surcreusés derrière leur barrage morainique, le cadre prestigieux des sombres et vigoureuses forêts de type «austral» attirent les touristes au Parc national de Nahuel Huapí. Plus au sud, les plus hardis peuvent admirer des glaciers qui s’effondrent dans de grands lacs. À cette latitude, celle du lac de Buenos Aires et des aiguilles du Fitzroy, la frontière traverse un véritable inlandsis; la chape de glace recouvre le batholite granitique. À l’ouest, le Chili abondamment arrosé offre un paysage de fjords, cependant qu’à l’est l’Argentine ne présente, au-delà des forêts et des herbages du piémont andin, que les plateaux arides de la Patagonie. Les incertitudes du drainage dans les vallées et sur le pourtour des lacs d’origine glaciaire ont entraîné des difficultés pour le tracé de la frontière qui n’a pu suivre la ligne de partage des eaux comme l’avaient imaginé les diplomates.

Cette rapide vue d’ensemble du cadre montagneux montre combien l’Argentine des plaines est liée à ces massifs dont elle se détourne. Le modelé même des plaines ne s’explique que par l’ampleur extraordinaire de l’érosion préglaciaire opérant sur un volume montagneux considérable. Elle mit en mouvement des masses énormes de matériaux plus ou moins fins qui vinrent se déposer, avec des styles différents selon les temps et les lieux, dans les terres basses du Chaco ou de la Pampa. De toute manière, cette sédimentation a dû presque toujours s’effectuer en deux étapes, les vents d’ouest sud-ouest reprenant aux périodes sèches du Quaternaire froid les sables et limons transportés à moyenne distance des massifs occidentaux par les grandes crues des rivières au cours d’époques plus humides. À l’est, les grands vents couvrirent la plaine, et même les fragments du socle qui la surmontaient, sous d’épais manteaux de lœss ou de limons. Vers le nord-est, ces formations superficielles ont pu être remaniées par des écoulements en nappe d’inondation; dans le Sud et l’Ouest, elles se sont encroûtées lorsqu’à une phase humide succédait une phase sèche et froide.

Par la suite, ces croûtes glaciaires (tosca ) ont été tantôt recouvertes, tantôt décapées, si bien que le sol qu’elles portent est tour à tour profond ou squelettique.

Le Paraná, quant à lui, n’a guère participé à l’évolution de la Pampa. Après la construction de son delta intérieur sur les assises gréseuses de Corrientes, il s’est contenté, en aval, de creuser, au cours des périodes humides de l’époque glaciaire, un large chenal dans lequel purent se déposer durant les séquences sèches les alluvions que le fleuve ne parvenait plus à évacuer jusqu’à l’Atlantique. Les précipitations de l’Holocène ont permis la construction d’un vaste delta. La transgression flandrienne, en envahissant le Río de la Plata, a maintenu ce delta au fond de l’estuaire. Il est recoupé par le profond chenal du río Uruguay qui, beaucoup plus rapide, a toujours pu évacuer ses alluvions fines.

En définitive, le Paraná a surtout construit près de sa confluence avec le Paraguay, créant au long du Chaco un domaine semi-aquatique large d’une trentaine de kilomètres, où s’enchevêtrent des îles, des chenaux, des levées de terre et des marécages, qu’un flot d’inondation comme celui de mars 1966 recouvre totalement.

On peut donc considérer que la construction pampéenne doit beaucoup plus aux sierras centrales et à la cordillère des Andes de San Juan au nord de la Patagonie qu’aux plateaux et massifs brésiliens et aux fleuves qui en descendent. Les sols développés sur les limons et les lœss pampéens sont naturellement fertiles; mais ils subissent les effets de la rapide désagrégation due aux conditions climatiques, tant anciennes que modernes, qui s’opère d’est en ouest, au passage de l’Argentine humide aux piémonts andins frappés d’aridité. C’est là une des conséquences particulièrement néfastes de la barrière orographique qui sépare les systèmes pacifique et atlantique.

Argentine humide et Argentine sèche

Cet obstacle combiné avec l’étirement du pays sur 34 degrés de latitude donne naissance à des milieux climatiques fortement contrastés dont les oppositions sont accusées par l’irrégularité et, parfois, la violence des types de temps. La succession des saisons froide et chaude, chacune plus ou moins longue selon la latitude, permet certes de classer l’Argentine parmi les pays tempérés. Mais le mot tempéré ne saurait évoquer ici un sage équilibre, une succession régulière dans le temps et dans l’espace des types de temps: certains jours d’été, la température dépasse 40 0C dans la vallée du río Negro en Patagonie, et au début de l’hiver les gelées «brûlent» trop souvent les plantations de canne à sucre de Tucumán ou les herbages du Chaco, jusqu’aux approches du tropique. Dans la région moyenne, surtout vers l’intérieur où la continentalité s’accuse, les types de temps les plus tranchés se succèdent sans transition. Par ce trait, l’Argentine peut être comparée aux États-Unis du Centre et de l’Est. Comme eux, elle s’ouvre aux influences subpolaires qui ne rencontrent aucun obstacle orographique sensible dans leur progression, cependant que les masses d’air chaudes et humides des tropiques atlantiques peuvent l’envahir plus largement encore. La position des principaux centres d’action éclaire cette «bataille climatique» qui se joue fondamentalement entre les hautes pressions subtropicales des anticyclones pacifique et atlantique que séparent les basses pressions centrées sur le nord-ouest de l’Argentine. Une aire cyclonique intéresse également l’extrême sud du pays. L’anticyclone atlantique évolue sur un axe sud-ouest - nord-est, de part et d’autre du 35e degré de latitude sud. Il tient sous son influence près de la moitié du pays en été et le quart nord-est en hiver. On lui doit, le plus souvent, les apports d’humidité nécessaires au déclenchement des pluies, généralement par contact avec les masses d’air froid venues du sud-ouest, ce qui explique la diminution régulière des précipitations du nord-est au sud-ouest. Mais le véritable moteur du climat se localise dans les basses pressions continentales du Nord-Ouest argentin. Elles sont vraisemblablement d’origine thermique. Toujours est-il qu’elles appellent en été les vents humides du nord-est et provoquent en hiver de grandes invasions d’air polaire qui parviennent jusqu’au tropique. Dans la région immédiatement soumise à son influence, ce centre cyclonique détermine un climat continental sec et chaud qui n’admet des précipitations notables qu’au contact des sierras subandines, de Tucumán au Pilcomayo. De part et d’autre de cette frange assez insolite, on passe graduellement à l’aridité qui caractérise à la fois la haute puna et les basses plaines du Chaco central.

Ce dispositif original est lié évidemment à la Cordillère qui, jusqu’au nord de la Patagonie, s’interpose entre l’anticyclone pacifique et l’Argentine. Cet anticyclone détermine sur son versant nord un climat sec d’alizé caractéristique des Andes centrales et septentrionales et de la côte pacifique chilienne au nord de La Serena. Au contraire, à partir de 370 de latitude sud, la masse d’air méridionale envahit l’Argentine jusqu’à l’Atlantique, et plonge la Patagonie dans le système des grands vents d’ouest. Provenant du versant polaire de l’anticyclone, cet air pacifique est froid et il s’assèche sur l’extrémité australe du continent, d’autant plus que l’humidité normalement limitée aux couches basses se précipite sur la Cordillère. Enfin, l’extrême-sud de la Patagonie et la Terre de Feu, situés sur le cheminement des cellules cycloniques, bénéficient de précipitations peu abondantes mais étalées tout au long de l’année. Le jeu de ces masses d’air est assez heurté, aussi bien l’hiver que l’été, surtout lorsque l’air froid envahit massivement l’ensemble du territoire ou qu’il s’insinue vers le nord en longues coulées. Ce régime occasionnellement forcé vaut à l’Argentine quelques types de temps originaux. Ainsi, la sudestada qui précipite des déluges sur le bas Paraná et provoque la remontée des eaux de l’estuaire de la Plata, ou encore le pampero , vent soutenu du sud-ouest, sec et froid, qui obscurcit le ciel pampéen sous un voile de poussière.

Compte tenu des moyennes, l’analyse climatique fait ressortir cependant quelques traits d’ensemble assez simples. La carte des isothermes révèle en Patagonie la classique dissymétrie des façades opposées des continents. La côte atlantique est refroidie par le courant des Malouines (Falklands) de sorte que les isothermes, qui s’étagent de 60 à 140, s’étirent du sud-ouest au nord-est. Au nord, par contre, elles suivent l’étagement des latitudes, encore que la continentalité introduise de fortes amplitudes saisonnières et diurnes. Au vrai, dans cette Argentine tempérée ou subtropicale, ce n’est pas la température mais la disponibilité en eau qui conditionne le développement végétal et les possibilités de mise en valeur. Les isohyètes décroissent régulièrement, de 1 600 mm dans les Misiones, jusqu’à 250 mm dans les vallées intérieures des Andes septentrionales ou le long du Colorado et de ses affluents. Le glissement régulier à l’aridité vers l’ouest et le sud-ouest caractérise si bien l’Argentine des plaines que l’on peut distinguer un Chaco humide d’un Chaco sec, une Pampa humide d’une Pampa sèche. Au sud, la Patagonie coïncide avec l’isohyète 300 mm. Les Andes, cependant, déterminent deux domaines bien arrosés: au nord les précipitations dépassent 800 mm sur les versants orientaux des sierras subandines, au sud la Cordillère reçoit une tranche d’eau de 2 m à 2,50 m aux approches de la frontière chilienne, à la hauteur de Valdivia. On passe du domaine des pluies d’été à celui des précipitations d’hiver souvent neigeuses à la hauteur du río Colorado.

Statistiquement, l’Argentine est donc un pays d’aridité: 1 850 000 km2 de steppe ou de semi-désert, soit les deux tiers du territoire si l’on choisit comme indice d’aridité un déficit en eau supérieur à 200 mm par an. La chance a voulu que pour la mise en valeur il n’en soit pas ainsi grâce à l’heureuse situation des secteurs climatiquement les plus favorisés, grâce aussi à leur extension encore importante: 330 000 km2, dont plus de la moitié dans la plaine pampéenne, n’ont besoin d’aucun complément d’irrigation. La répartition des associations végétales souligne fortement cette tonalité aride de l’Argentine. La forêt sèche qui s’ouvre et se dégrade vers l’ouest recouvre la plaine centrale du Chaco. Les caroubiers et les quebrachos dominent cette association xérophile à sous-bois d’épineux difficilement pénétrable. Elle est en rapport avec un climat subtropical à été très chaud et à hiver doux mais qui comporte plusieurs gelées par an; les pluies de saison chaude oscillent entre 550 et 800 mm. Cette formation forestière passe à une brousse arbustive, le Monte, qui se dégrade en steppe buissonneuse vers le sud, où elle est exposée aux froids hivernaux, et vers l’ouest, où la continentalité accuse le déficit hydrique. Le Monte se déploie en arc de cercle depuis la côte septentrionale de Patagonie jusqu’au piémont de Mendoza, recouvrant notamment l’ouest de la plaine pampéenne; il se poursuit ensuite jusque sous le Capricorne. Ce tapis d’arbustes xérophiles, aux petites feuilles vernies, qui protègent des cactacées et parfois quelques graminées surgies à l’occasion d’une averse, délimite très exactement la diagonale aride qui prend en écharpe l’Argentine de l’embouchure des ríos Negro et Colorado à la puna : moins de 400 mm, le plus souvent 150 à 200 mm de pluies qui tombent en quelques violentes averses. Dans tout ce domaine, l’été est chaud avec des moyennes supérieures à 20 0C; mais les températures peuvent s’abaisser, en hiver, du nord au sud, de 漣 5 à 漣 16 0C. Vers l’est, le Monte prend un aspect arboré; au contact de la pampa herbacée, il fait place à la forêt claire du calden au sud, des caroubiers et autres prosopis au nord sur le piémont des sierras de San Luis et de Córdoba. La Patagonie enfin, au sud du río Negro, est le domaine de la steppe buissonnante, touffes éparses sur un sol dénudé par la déflation.

À cette immense Argentine de la steppe et de la brousse ne s’opposent que quelques massifs forestiers concentrés sur les trois pôles d’humidité du pays. Au nord-est, la forêt dense des Misiones est du type tropical pluvieux à lianes et épiphytes, mais elle se limite aux étages inférieurs en raison des coups de froids hivernaux. Elle se prolonge dans le Chaco en forêt galerie le long du Paraná et du Paraguay. Le second domaine forestier correspond à la frange bien arrosée des contreforts orientaux des Andes, de Tucumán à la frontière bolivienne. Cette belle forêt tropicale de montagne évoque la ceja des rebords péruviens ou boliviens. Elle est encore peu exploitée. Il en est de même pour la grande réserve forestière australe qui couvre les Andes de Patagonie d’espèces remarquables telles que l’araucaria.

Le sud de la «Mésopotamie» et les plaines pampéennes du Centre et de l’Est constituent un domaine original de prairies, parfois arborées entre les deux grands fleuves et le long de la côte septentrionale. Ces prairies de type continental prennent progressivement vers le nord une allure de savane. Leur origine doit être recherchée dans les conditions climatiques particulières qui suivirent l’époque glaciaire et qui permirent aux associations herbacées de devancer et freiner l’extension de la forêt. Quoi qu’il en soit, la conjonction d’un modelé de plaine, d’un climat pluvieux et doux, d’une formation de prairies sur sol noir et de remarquables facilités d’accès maritime et fluvial a fait de la pampa humide un des plus vastes domaines agricoles et pastoraux du monde. Les vicissitudes historiques aidant, c’est aussi la région la plus développée et, sur sa façade fluvio-maritime, la plus urbanisée d’Argentine, autour de laquelle se disposent des régions périphériques: l’Argentine sèche du Nord et de l’Ouest, celle, froide, du Sud, enfin l’Argentine tropicale et forestière du haut Paraná. Les unes, adossées aux Andes, héritières d’un passé colonial actif, s’attachent à conserver dans la vie nationale un certain poids spécifique, les autres (mondes pionniers des Misiones et du Chaco, espaces neufs de Patagonie) s’efforcent d’être plus que de lointaines annexes d’exploitation. Ensemble, elles constituent une ceinture déprimée, ou même franchement sous-développée, qui entoure l’espace pampéen où se concentrent richesse, équipement et population.

2. Les milieux régionaux et les activités humaines

Le Nord-Ouest subtropical et andin

Le rayonnement de quelques centres urbains d’origine coloniale confère une certaine unité régionale aux terres du Nord-Ouest. Ces villes se placent au sortir d’une quebrada comme Jujuy, au cœur d’un valle comme Salta, ou encore au contact de la plaine et du piémont fertile comme la principale d’entre elles, Tucumán. Le genre de vie bolivien se prolonge dans la Puna argentine où vivent une quarantaine de milliers d’Indiens. Cinq ou six mille d’entre eux s’emploient dans les mines de faible importance à l’exception de celle que la National Leads Company exploite à Aguilar (plomb, argent, zinc). Mais, jusqu’au XIXe siècle, les échanges avec l’Altiplano ont concentré la richesse dans les vieilles capitales des vallées et du piémont. À partir de 1880, le renversement des courants vers Buenos Aires marque l’insertion du lointain Nord-Ouest dans l’économie argentine moderne et bouleverse les fondements de la vie régionale. Dans ce qui représente pour elle une dépendance tropicale, l’Argentine tempérée du Río de la Plata privilégie un nombre réduit de spéculations agricoles originales et s’efforce de limiter les autres activités. Le succès de ces quelques spéculations n’a fait qu’accentuer les disparités d’un ensemble régional dont la cohésion a été rompue. L’expansion de la canne à sucre sur le piémont de l’Aconquija a paru représenter au début de ce siècle un exemple particulièrement réussi d’adaptation au nouveau marché national. Aussi la crise qui la frappe actuellement prend-elle valeur de symbole. Elle est due à la fois à l’extension inconsidérée des petites parcelles de canne dans des secteurs marginaux hors du premier domaine favorable qu’occupe la grande plantation, et au vieillissement des installations des sucreries appartenant à des sociétés familiales qui investissent les bénéfices hors du Tucumán. Or c’est de cette spéculation en crise que dépend le sort d’un million de Tucumanais et des habitants des contrées sèches voisines, pour qui la canne reste le seul horizon de travail. Une telle incertitude détermine dans la moitié sud de l’Argentine du Nord-Ouest une dangereuse instabilité sociale et politique.

En fait, la crise a été précipitée par l’extension, plus au nord, d’un secteur sucrier compétitif, situé dans le piémont des sierras subandines proches de la Bolivie. De puissantes sociétés y étendent leurs grandes plantations; elles ont utilisé la main-d’œuvre indienne des forêts du Chaco pour les travaux de défrichement et d’équipement, et emploient les Boliviens qui descendent de l’Altiplano. La culture irriguée des agrumes et des primeurs, destinés au marché de Buenos Aires, se développe. C’est donc un domaine neuf, particulièrement dynamique qui s’organise d’Oran à Jujuy. Près de Salta, la vallée de Lerma offre un exemple de reconversion réussie avec le passage de l’élevage à la plantation du tabac dans le cadre de la grande propriété traditionnelle. Hors de ces trois secteurs, on ne rencontre que des activités humaines dérisoires: quelques îlots d’agriculture irriguée, des chantiers forestiers sommaires associés à un élevage très extensif. Le renouveau de l’ensemble dépend de la mise en valeur de vastes périmètres d’irrigation au contact du piémont et de la plaine du Chaco. C’est ainsi que les barrages construits sur le Salí permettent d’irriguer près de 100 000 ha au nord de Santiago del Estero. La région dispose aussi de ressources énergétiques appréciables, mais le pétrole et le gaz naturel sont expédiés vers Rosario et Buenos Aires, tandis que le potentiel hydro-électrique est à peine mis en valeur. Chaque cellule de vie, chaque centre local se replie sur lui-même ou tend à se rattacher directement à Buenos Aires, bien que les villes de Salta (260 000 hab.) et de Tucumán (390 000 hab.) s’efforcent d’organiser et d’animer à leur profit cette vieille région que la révolution économique a désarticulée sans la développer.

Les fronts pionniers du haut Paraná

Mieux arrosé et plus récemment peuplé, le bassin du haut Paraná fait davantage figure de région tropicale et pionnière. Les forêts du Chaco et des Misiones n’ont été conquises sur les Indiens qu’après 1880. De nos jours encore, elles sont à peine entamées par les fronts de colonisation. Dans le Chaco, l’occupation du sol a connu trois grands cycles: l’élevage, le quebracho et le coton. Aux abords des fleuves Paraná et Paraguay un premier domaine de savanes inondables, vide, parce que approprié dès 1900 en immenses estancias d’élevage, est continué vers l’intérieur par les propriétés et concessions forestières destinées à l’exploitation du quebracho . En se retirant, après cinquante ans d’abattage dans la moitié sud et en fermant ses usines, une société internationale a vidé deux millions d’hectares de leur substance en ne laissant qu’un désert. Dans le Nord, les chantiers qui approvisionnent les fabriques de produits tannants proches de Resistencia et de Formosa restent actifs malgré la réduction des débouchés. Mais c’est au coton que l’on doit, dans les années trente, le peuplement du Chaco sous l’impulsion d’un front pionnier composé de Slaves, plus que d’Italiens et d’Espagnols. Ils durent s’installer à l’ouest du domaine des éleveurs et des forestiers, aux lisières mêmes du Chaco sec. L’aménagement d’un réseau routier, en désenclavant ces colonies, a bouleversé les conditions de vie et renforcé la mise en valeur qui était restée très sommaire: des bourgades de services s’équipent, tandis que s’étoffe la métropole régionale, Resistencia (218 000 hab.). L’amélioration des relations permet aussi d’introduire de nouvelles spéculations agricoles – tabac et oléagineux au Sud, fruits tropicaux au Nord – destinées à relayer le coton, dont l’expansion est freinée par les difficultés climatiques et l’épuisement des sols soumis à la monoculture. Une association de la culture et de l’élevage dans une structure agraire qui abolirait l’antinomie entre latifundium pastoral et microfundium agricole pourrait seule permettre à cette région subtropicale, qui a la chance d’être bien reliée à l’Argentine pampéenne, de surmonter l’anarchie pionnière et d’asseoir une économie rurale solide.

La région des Misiones, dont le nom évoque l’expérience poursuivie par des jésuites jusqu’au XVIIIe siècle, souffre de son isolement. Les liaisons sont mauvaises avec le bas Paraná et Buenos Aires. Ici également la conquête pionnière s’est faite en trois étapes. En passant par la simple cueillette de la yerba mate à la plantation, il a fallu entreprendre le défrichement de la forêt. La concurrence paraguayenne et brésilienne, qui vaut d’ailleurs pour tous les produits tropicaux y compris les bois, ainsi que la baisse régulière de la consommation du mate ont plongé les planteurs dans le marasme. Les colonies d’origine suisse ou allemande, qui se sont implantées le long du Paraná à partir de 1920, ont trouvé une prospérité dans la culture des agrumes, tandis que celles du Sud, plus anciennes et à majorité slave, se vouent au tabac. Mais c’est le thé, introduit par la suite, qui paraît présenter la spéculation la plus solide. Quelques implantations industrielles – telles que les usines de pâte à papier, exploitant les boisements de résineux – qui utiliseraient les fournitures paraguayennes d’électricité depuis la centrale de l’Acaray pourraient accélérer l’équipement de ces cellules pionnières encore très marginales. La capitale régionale, Posadas, reste mal équipée; elle est relayée sur le Paraná supérieur par la colonie allemande d’Eldorado, particulièrement active.

Entre ces deux pôles pionniers, la province de Corrientes est une zone déprimée, sans doute à cause de l’ancienneté de sa vocation pastorale, qui remonte au XVIIe siècle. Face à Resistencia la pionnière, Corrientes l’aristocrate, qui surveille de son promontoire de grès la confluence du Paraguay et du Paraná, a bénéficié de l’essor du Chaco et de sa fonction de ville-étape pour les transports routiers et fluviaux des Misiones. Des cultures de coton, de tabac et de riz se sont développées sur la rive gauche du Paraná. Mais le vaste domaine intérieur formé d’étangs et de savanes reste voué à un élevage extrêmement extensif dans le cadre d’immenses estancias qui rappellent celles de l’État brésilien du Rio Grande do Sul, sur l’autre rive de l’Uruguay.

En définitive, l’Argentine des latitudes subtropicales présente un tissu lâche d’occupations humaines et reste, en grande partie, à peine pénétrée: bien qu’elle occupe près de 700 000 km2, elle reste relativement peu peuplée et ses apports à l’économie nationale sont réduits; elle fournit au pays son sucre, son coton, son tabac, son mate et son thé, des agrumes et des bois, quelques primeurs, ainsi que le toung, et l’extrait de quebracho pour l’exportation. Selon le point de vue des gouvernants, elle constitue une lourde charge pour la nation ou une réserve précieuse. Le développement de l’Argentine du Nord-Ouest demande des investissements impressionnants qui permettraient, par exemple, de détourner, pour l’irrigation de vastes espaces, les rivières des chaînes subandines, notamment le Bermejo. Le dynamisme de quelques secteurs des Misiones, du Chaco et de Salta ne suffit pas à enrayer l’émigration vers Buenos Aires.

Les oasis subandines

Au sud de Tucumán, l’Argentine occidentale, frappée par l’aridité, se vide. Les quelques installations humaines qui y subsistent, les «oasis confetti» de Catamarca et de La Rioja, plantées de vergers et de vignes, sont mal reliées par des communications précaires à Córdoba et par là à l’Argentine active. Plus au sud, autour de Mendoza, un des plus grands contrastes orographiques du monde (les 7 000 m de la Cordillère avoisinent les 700 m du piémont) détermine des conditions originales que l’homme a su remarquablement exploiter. Cette région du Cuyo a tiré parti avec hardiesse de son inclusion dans le marché national que symbolisa en 1885 la liaison ferroviaire avec Buenos Aires. L’embouche sur luzernière du bétail destiné au Chili est alors abandonnée au profit de la vigne. Un courant d’immigration soutenu, à dominante italienne et espagnole, fournit main-d’œuvre, technique et capitaux; le domaine irrigué s’étend rapidement et un petit groupe de puissantes sociétés se constitue pour la vinification du raisin produit par un nombre croissant de propriétaires. Dans ce vignoble, les ordres de grandeur sont américains: telle bodega élabore un million d’hectolitres de vin, telle personne possède deux mille hectares de vigne. Au total, un vignoble de 250 000 ha produit en année moyenne 25 millions de quintaux de raisin et 20 millions d’hectolitres de vin. Il faut ajouter à cette production près de 100 000 ha de vergers, d’oliveraies, de légumes et de luzerne. Les trois principaux périmètres d’irrigation qu’animent les villes de Mendoza (118 000 hab., 605 000 hab. pour l’agglomération), San Juan (117 000 hab.) et San Rafael (70 000 hab.) s’étendent par pompages profonds, tandis qu’on entreprend enfin la construction de barrages-réservoirs. Cette Argentine viticole qui réunit 2 600 000 hommes constitue une région remarquable par sa vitalité et sa prospérité. D’importants gisements de pétrole et de gaz qui fournissent un tiers de la production nationale, des ressources hydro-électriques considérables (les premiers équipements ont déjà permis d’implanter quelques usines d’électrométallurgie et d’électrochimie), des réserves minières en cours d’exploration, le contrôle enfin de l’unique point de passage entre l’Argentine et le Chili à la hauteur de Santiago, donnent toutes ses chances à la région de Mendoza.

La Patagonie

Les contrées qui s’étendent du sud de la Pampa à la Terre de Feu présentent une certaine tonalité d’ensemble. La Patagonie évoque pour l’Européen des steppes glacées battues par le vent, d’immenses troupeaux de moutons, des réserves de pétrole, bref, un monde pionnier encore mal dégrossi. L’image reste valable, bien que, dès la fin du XIXe siècle, ces terres aient été entièrement réparties en vastes élevages ovins; des pistes pierreuses les reliaient aux ports exportateurs de laine, où fonctionnaient en été les centres d’abattage. De nos jours, Buenos Aires commande le marché et la route a supplanté la navigation maritime. De toute façon, 18 millions d’ovins, produisant 100 000 tonnes de laine, ne suffiraient pas à donner vie à un territoire de 800 000 km2. C’est le développement rapide, à partir de 1960, de l’exploitation pétrolière qui a ranimé certains ports et fait de Comodoro Rivadavia une petite capitale économique. Les royalties servies aux États provinciaux et la main-d’œuvre chilienne ont permis de mettre en place un premier équipement régional. On a déjà mentionné, par ailleurs, les beaux périmètres d’irrigation des vallées du río Negro et de ses affluents, voués à la vigne et aux fruits à couteau. Dans la même région, les possibilités hydro-électriques offertes par le río Limay et la réalisation de grands travaux d’irrigation ont depuis longtemps séduit les spécialistes. Mais la réalisation du projet du Chocon-Comahue, ainsi que la mise en valeur des réserves de fer et de sel situées au nord du río Chubut exigent des investissements d’une telle importance qu’il faut attendre le bon vouloir des organismes internationaux. Pour l’heure, la Patagonie reste caractérisée par une économie qui repose sur le secteur primaire, qu’il s’agisse de la laine, du pétrole ou encore du charbon: les mines de charbon du río Turbio, près de Magellan, exploitent le seul gisement du pays (500 000 tonnes par an).

L’Argentine du contact

Ces régions périphériques du Nord ou du Sud ne comportent que des domaines actifs limités, périmètres irrigués ou défrichés, au milieu d’immenses territoires vides. Chacun de ces foyers d’activité se rattache directement à Buenos Aires où il trouve un marché pour sa production et où se prennent les décisions. Il serait audacieux, cependant, de se figurer l’organisme argentin comme animé par un cœur porteño et un poumon pampéen au centre d’une nébuleuse d’où se détacheraient, au loin, quelques membres mieux constitués. Il semble bien, au contraire, que s’organisent peu à peu des ensembles régionaux vivifiés par de grandes villes au contact de l’Argentine pampéenne et de l’Argentine périphérique. Santa Fe, Córdoba et Bahía Blanca sont autant capitales du Chaco, de la Sierra et de la Patagonie que de la Pampa. Ces villes vivent en grande partie de leurs fonctions financières et commerciales, voire administratives et politiques, et animent ou dirigent les régions périphériques. Il est entendu qu’elles n’ont acquis la vigueur suffisante pour parvenir à ce rôle de métropole d’équilibre que grâce à la mise en valeur du domaine pampéen en marge duquel elles se situent, et aux gros effectifs humains qui ont pu ainsi leur donner un poids démographique suffisant. Mais, dans le cas de Córdoba, par exemple, la zone d’influence spécifiquement pampéenne est extrêmement réduite; et elle est peu importante, dans le cas de Bahía Blanca ou de Santa Fe. Par contre, la vallée irriguée du río Negro et les élevages de moutons du nord de la Patagonie se rattachent à Bahía Blanca, et cette ville de 220 000 habitants constitue le pilier d’une zone d’action régionale qui englobe les deux provinces septentrionales de Patagonie. Il en est de même pour Córdoba sous l’influence de laquelle se trouvent les îlots d’activité épars des sierras pampéennes, ce qui lui a valu d’être promue au rang de capitale de cette «région du Centre». C’est dans cette région justement que l’on peut définir avec assez de netteté une «Argentine du contact» dans les larges vallées d’effondrement qui séparent les massifs, pénètrent les techniques, les méthodes et les mentalités des hommes pampéens. Face à ces descendants d’immigrants, les montagnards créoles perdent peu à peu leur traditionnelle prépondérance numérique, économique et culturelle, et tendent à se fondre avec ces nouveaux apports humains. Ces cellules économiques ainsi vivifiées ne sont plus isolées et elles entrent dans la mouvance des villes pampéennes périphériques. Cette Argentine du contact, qui s’étend en arc de cercle du río Salado au río Colorado, représente depuis quelques décennies un monde actif, en pleine rénovation. Pour qu’elle se consolide et fasse contrepoids au bas Paraná, il faut organiser les relations régionales, tracer des voies de communication transversales, équiper de services les centres, bref, rompre la dépendance vis-à-vis de la capitale fédérale. Córdoba (968 000 hab.), prestigieuse ville universitaire et foyer politique traditionnel, métropole bien équipée au contact de la Pampa et des sierras qu’envahissent les touristes, devenue centre d’industries mécaniques importantes (constructions automobiles), est en mesure de devenir réellement la capitale de l’intérieur qu’elle prétend être, à la charnière des marges tropicales et andines et de l’Argentine pampéenne.

L’Argentine pampéenne et fluviale

Il importe de saisir le rôle fondamental de la Pampa dans la vie argentine comme productrice de grains et de viandes destinés à l’exportation, comme domaine privilégié de peuplement au moment de la grande vague d’immigration du début du XXe siècle et enfin comme foyer d’industries sur les rives du Paraná et de son estuaire. La Pampa assure 80 p. 100 des exportations du pays et rassemble les deux tiers de la population, le grand Buenos Aires, à lui seul, en réunissant un tiers.

Des conditions naturelles, dont on a dit le caractère exceptionnel, expliquent la rapidité de l’occupation du sol et de la mise en valeur de la prairie argentine, lorsqu’à la fin du XIXe siècle elle s’insère dans le circuit économique de l’Europe occidentale. Les grands éleveurs jouèrent le rôle déterminant au moment de l’appropriation des terres indiennes en 1880, et réussirent plus tard à associer la culture à l’élevage en subordonnant la première au second grâce à une formule de métayage. Quelques secteurs de «colonisation», cependant, se sont développés. Ils introduisirent au milieu de la plaine pastorale d’amples domaines agricoles exploités par des milliers de métayers de toutes nationalités: d’abord au nord, près du Paraná, plus tard sur les marges sèches de la Pampa. La monoculture céréalière, qu’imposaient les sociétés de colonisation, eut des conséquences catastrophiques. Par la suite, ces contrées sont devenues des régions de petite propriété où les paysans s’efforcent d’associer l’élevage laitier aux céréales et aux oléagineux. Ces deux structures agraires, qui coexistent sans s’interpénétrer, déterminent donc des oppositions régionales tranchées.

L’apport européen a résolu les problèmes de capitaux et d’équipement selon des modalités qui hypothèquent encore le développement régional et national. Quand s’achève, en 1910, la mise en place des réseaux ferroviaires, conçus pour drainer rapidement les bestiaux et les grains vers les ports d’embarquement à destination de l’Europe, les limites climatiques de l’exploitation agricole et pastorale sont atteintes dans la Pampa occidentale et septentrionale. Buenos Aires, port d’exportation qui a acquis le privilège de redistribuer les importations d’équipements, de capitaux et d’hommes, occupe une place prépondérante dans les relations avec l’extérieur et singulièrement avec les clients et fournisseurs européens. Jusqu’en 1930, cette formule d’exploitation triomphe dans un climat de prospérité qui n’exclut pas, à vrai dire, de fortes contradictions sociales. La renommée du troupeau argentin s’affirme, l’élevage étant en quelque sorte subventionné par la plus-value des terres dans le temps et par la vente des céréales les bonnes années. Les maîtres de la Pampa acquièrent alors une mentalité de facilité et d’oubli de l’investissement productif qui ne s’efface que lentement. Or les circonstances nationales et internationales changent. Le système s’effondre à partir de 1930, quand à la crise des débouchés et des cours s’ajoutent des désastres climatiques. La deuxième ou troisième génération de colons gagne la ville. Les grands propriétaires reviennent à l’élevage et font adopter des mesures d’organisation et de contrôle des marchés toujours en vigueur. Les emblavures déclinent sensiblement au profit des pâturages, mais aussi de spéculations nouvelles sur les oléagineux, entre autres.

L’élevage représente donc l’activité dominante de la Pampa et assure à lui seul près de la moitié des exportations argentines. Sur 52 millions d’hectares exploités, 26 millions sont couverts de pâtures naturelles et 14 millions de prairies artificielles et de céréales fourragères. Ces herbages nourrissent un troupeau de 35 millions de bovins et de 25 millions d’ovins. Ceux-ci occupent surtout les marges sèches du Sud et de l’Ouest. Pour les bovins, un dispositif de foires très vivantes assure les liaisons entre les pays naisseurs de la Pampa atlantique inondable et du monte occidental et les régions centrales spécialisées dans l’embouche. À une seule exception près, Rosario, les cinq abattoirs géants qui conditionnent les carcasses et les congèlent avant embarquement sont situés autour de la capitale. Ils exportent environ 600 000 tonnes par an, tout en participant à l’abattage pour un marché intérieur qui détient avec 85 kg par personne et par an le record mondial de consommation de viande de bœuf. L’élevage laitier est important, mais sommaire: les 4 millions de vaches frisonnes produisent à peine 50 millions d’hectolitres de lait, dont les deux tiers sont industrialisés.

L’Argentine reste un grand exportateur de céréales, commercialisant 5 p. 100 du volume mondial pour le blé et 10 p. 100 pour le maïs. Les chiffres de production varient constamment à cause non seulement des accidents climatiques mais aussi de la facilité qu’ont les grands propriétaires d’intensifier l’élevage ou les cultures de céréales au début de chaque campagne. Dans l’ensemble, la Pampa produit 5 ou 6 millions de tonnes de blé et 5 millions de tonnes de maïs. Le domaine du maïs, semé pour le grain comme pour le fourrage, s’élargit vers l’ouest au-delà de son secteur traditionnel proche du Paraná. La culture du maïs est complétée par celle du tournesol (de 700 000 à 800 000 t) et associée au lin en net déclin. L’arachide se développe sur les marges sèches et chaudes proches de la sierra de Córdoba. Au total, la production des oléagineux est voisine de 2 millions de tonnes et représente 15 p. 100 des exportations. C’est ainsi que la Pampa expédie, selon les années, de 3 à 7 millions de tonnes de grains vers les élévateurs situés le long du Paraná, de Santa Fe et Rosario, le grand port du maïs, à Buenos Aires, ainsi qu’à Mar del Plata, Quequen et Bahía Blanca, le grand exportateur de blé.

Les rendements restent médiocres cependant, de l’ordre de 12 à 15 q/ha pour le blé et de 20 à 25 q/ha pour le maïs. La révolution agricole qu’a connue la Pampa a transformé profondément les conditions de vie à la campagne, mais elle s’est limitée à obtenir le même volume de production à moindres frais; elle s’est traduite par la motorisation et la mécanisation et quelques progrès agronomiques, mais a persisté à ignorer l’engrais. Le parc de tracteurs de la Pampa atteignait, dès 1967, 100 000 unités d’une puissance supérieure à 5 millions de chevaux-vapeur, soit un tracteur de 50 ch pour 500 ha. Les exploitants ont donc profité de bonnes récoltes et de l’inflation pour s’équiper. Beaucoup de paysans moyens se font entrepreneurs de travaux au profit des estancieros qui préfèrent transférer leurs bénéfices dans les activités industrielles ou tertiaires. D’où une ouverture de la Pampa à la civilisation urbaine dont nous ne retiendrons ici que l’essor rapide d’un réseau de centres de services où se groupent tous les équipements et les spécialistes nécessaires à une agriculture mécanisée et spéculative dans un rayon de 30 km. Grâce à l’automobile qui permet d’y fixer la résidence principale, la campagne se dépeuple au profit de ces petites villes dynamiques à fonctions rurales, suivant en cela la tendance de toutes les grandes plaines tempérées. À un degré supérieur de la hiérarchie urbaine, de gros centres ruraux (environ 60 000 hab.) profitent d’une situation de carrefour ou de contact entre des milieux régionaux distincts. Ils se caractérisent par la plus grande complexité de leur équipement en services et par l’essor d’activités industrielles à fondement agricole (350 fabriques de matériel agricole, par exemple). Enfin, les villes de Córdoba, Santa Fe, Bahía Blanca, Rosario et Buenos Aires animent ces espaces pampéens. À l’exception de Bahía Blanca, elles sont autant des centres industriels que des marchés agricoles. Effectivement, l’Argentine pampéenne est aussi l’Argentine urbaine et industrielle. Si l’on excepte le cas original de Córdoba, signalé plus haut, c’est évidemment le Paraná qui attire les villes et les usines. Alignées sur la rive droite du fleuve et du Río de la Plata, sept ou huit villes réunissent au total près de 20 millions d’habitants, dont 12 pour le grand Buenos Aires, et concentrent les trois quarts de la puissance industrielle du pays. Ce phénomène exceptionnel souligne l’ampleur des déséquilibres régionaux argentins et révèle le développement aberrant de la capitale, lié à sa vocation de métropole internationale.

Un pays de contrastes et de déséquilibres

La localisation entre Santa Fe et La Plata de la plupart des industries de transformation, qui emploient plus d’un million et demi d’hommes, constitue le trait le plus frappant de ce déséquilibre. Cette concentration désordonnée, mais irréversible, des industries consommatrices d’énergie et utilisatrices de produits bruts ou semi-finis est intimement liée à la politique suivie dans les domaines de base de l’équipement national. Tracé convergent et parallèle des voies ferrées essoufflées et des nouvelles routes asphaltées, concurrentes, coûteuses et encore insuffisantes; alignement le long du Paraná des raffineries autrefois importatrices de brut, et mise en place de la pétrochimie à San Lorenzo; convergence des gazoducs vers la capitale; implantation des plus puissantes centrales thermiques à Rosario, San Nicolas et Buenos Aires, et de grands complexes sidérurgiques au sud de Rosario: autant de traits qui révèlent le drainage vers le bas Paraná de toutes les activités productives nationales. C’est ainsi que l’Argentine a longtemps négligé un potentiel hydro-électrique estimé à 11 millions de kWh, repoussé la réalisation de grands projets qui devraient assurer la maîtrise de ses fleuves et n’a retenu celui du Chocon que pour en destiner la production au marché de Buenos Aires.

Ce qui précède pourrait donner l’image d’un pays fortement urbanisé et industrialisé tourné vers les nations industrialisées de l’hémisphère Nord où il trouve ses marchés et ses modèles; ce serait oublier l’hétérogénéité de l’espace argentin, conséquence du bâti morphologique et des diversités climatiques. Une carte des densités montre les lacunes de l’occupation humaine et souligne l’absence d’armature urbaine homogène: les villes, assez peu structurées, s’égrènent sur quelques axes privilégiés par la nature et par l’histoire. Des centres importants s’attachent certes à jouer leur rôle de métropole régionale, mais ils ne parviennent à organiser que de trop grandes ou de trop petites régions: micro-régions, parce que les contraintes de la forêt subtropicale ou de l’aridité en fixent aussitôt les limites; macro-régions, quand ces villes de l’Argentine de contact s’efforcent de réunir dans leur mouvance des cellules isolées au cœur d’immenses étendues privées de toute activité humaine.

Dans ces conditions, Buenos Aires est le lieu géométrique de toutes les terres argentines, même les plus éloignées, tout en animant un des plus grands foyers industriels de l’Amérique du Sud. Mais ce développement est récent et fragile: il ne s’appuie pas encore sur une mise en valeur intégrale des ressources minières et énergétiques nationales; il doit s’accommoder d’une infrastructure générale extrêmement déficiente et se contenter d’un marché de 32 millions de consommateurs; enfin et surtout, il aggrave la dépendance de l’Argentine vis-à-vis de l’extérieur aussi bien dans le domaine des capitaux que des équipements et des techniques de fabrication. En un mot, le processus chaotique d’industrialisation par substitution d’importations qu’a suivi l’Argentine hypothèque le développement du pays. L’observateur soucieux d’approfondir ces problèmes constate que, sous une parure parfois brillante, l’Argentine ne dépasse guère le stade de l’industrie de port et de l’industrie de main-d’œuvre. La balance commerciale et l’équilibre économique dépendent entièrement des expéditions des «frigorifiques» et des exportations de grains. On a souligné cependant les limites de la révolution agricole que vit la Pampa. Des structures agraires très contrastées et des traditions de facilité s’opposent à la mise en valeur intensive d’un des plus fertiles et plus vastes terroirs agricoles du monde. Tant que la terre restera un bien immobilier beaucoup plus qu’un instrument de production, tant que les industriels réinvestiront une bonne part de leurs profits dans l’achat d’estancias et les éleveurs dans des spéculations urbaines, l’Argentine demeurera, en dépit de l’étendue de son territoire, de la qualité et du dynamisme démographique de sa population, un pays mal développé qui se voudrait urbanisé et industrialisé mais qui reste foncièrement rural dans ses motivations et dans ses fondements.

3. Le cadre historique

Les côtes de l’Argentine actuelle furent découvertes par des marins à la recherche de la mer du Sud. Ainsi, Diaz de Solis en 1515 reconnaît le Río de la Plata, et Magellan en 1520 la côte de Patagonie, avant de franchir le détroit qui porte son nom. En 1617, Philippe III divise les terres de l’extrémité américaine en deux «gouvernements» (gobernación ) du Paraguay et du Río de la Plata.

Les difficultés de l’empire colonial d’Amérique au XVIIIe siècle amènent la création alors d’une vice-royauté du Río de la Plata dont est issue l’Argentine actuelle. La médiocrité des administrateurs venus d’Espagne et les entraves que la Couronne opposait au développement des activités économiques et des relations commerciales du port hors du pacte colonial contribuent à coup sûr au mouvement d’autonomie puis d’indépendance qui gagne le Río de la Plata au début du XIXe siècle. Mais ce sont les expéditions anglaises contre Buenos Aires – et l’incapacité de la Couronne espagnole à défendre sa vice-royauté – qui constituent l’élément détonant. La bourgeoisie et l’aristocratie du port et de la campagne qui ont dû assurer seules la résistance destituent le vice-roi et proclament, le 25 mai 1810, la «première junte». L’anarchie gagne les territoires du Río de la Plata, assemblage de multiples cellules humaines et économiques, mal reliées entre elles et peu disposées à subir le joug politique et économique de la bourgeoisie du port. Les Constitutions unitaires promulguées en 1819 et 1826 se heurtent à la réalité du fédéralisme et de l’autonomie provinciale que représentent en 1820 les caudillos vainqueurs des forces de Buenos Aires à la bataille de Cepeda. Buenos Aires se replie sur elle-même et commence, sous l’administration de Rivadavia, à créer les institutions publiques nécessaires.

C’est donc sous le signe des caudillos et des luttes entre l’intérieur et Buenos Aires que l’Argentine s’engage dans l’indépendance.

Les difficultés et les crises de l’indépendance (1826-1852)

Dix ans après qu’elle a proclamé son indépendance, l’Argentine ne parvient toujours pas à se donner une structure politique et administrative. Il faudra attendre trente ans, jalonnés de crises intérieures et extérieures, pour que ce nouveau pays élabore ses moyens et ses objectifs de gouvernement. En 1826, les Provinces-Unies du Río de la Plata ne représentent plus qu’une fiction juridique et une vague aspiration: nombre de ces provinces promulguent des constitutions ou des règlements provisoires et sont dirigées par des caudillos , meneurs d’hommes et défenseurs vaillants des intérêts économiques régionaux.

La province de Buenos Aires, ouverte sur l’Océan et qui est en contact avec l’Europe, qui a animé la lutte pour l’indépendance, cherche à imposer un certain libéralisme économique et politique. Elle ne compte que 55 000 habitants et n’atteint même pas les rives du Salado, car, à moins de 150 km du Paraná et du Río de la Plata, s’étend le domaine indien et les prairies.

Aussi sera-t-il difficile, pendant près d’un demi-siècle, d’ajuster les intérêts commerciaux de Buenos Aires, orientés vers l’Atlantique, et ceux des éleveurs de la campagne, exportateurs de cuirs et de viandes salées, aux ambitions des régions d’amont, contraintes de s’adapter à la politique décidée par la capitale et aux revendications des habitants des terres de l’Ouest et du Nord-Ouest. Ces dernières se voient peu à peu coupées de leurs débouchés andins, et l’artisanat textile qui s’y était implanté commence à souffrir de la concurrence des produits britanniques. À l’intérieur du pays, les groupes politiquement actifs se limitent en fait aux grands propriétaires et à quelques modestes cellules urbaines, aussi la résistance aux changements, que s’efforcent d’introduire les «idéologues» et commerçants de Buenos Aires, y est-elle particulièrement tenace. Dans ces conditions, l’incapacité du groupe dirigeant porteño à penser réellement en termes nationaux et l’attachement des familles créoles des provinces aux particularismes régionaux plongent l’Argentine dans l’anarchie politique. La victoire de Buenos Aires et d’une certaine conception unitaire de l’intérêt national y met fin vers 1860, lorsque la révolution industrielle et la politique d’expansion commerciale suscitent dans l’Europe du Nord-Ouest un vif intérêt pour les grandes plaines de l’hémisphère Sud situées aux lisières de la zone tempérée. La classe dirigeante porteña saura alors construire en quelques décennies l’Argentine moderne mais en la coulant dans le moule hérité du proche passé hispano-colonial. Deux noms symbolisent cette époque: Rivadavia, qui doit abandonner son mandat présidentiel en 1827, et Rosas, qui, sans autre titre que celui de gouverneur de Buenos Aires, domine en fait l’histoire argentine de 1829 à 1852. Au premier, on doit la création des cadres juridiques et l’essai de mise en place des grands services de l’État. Cette œuvre organisatrice ne put cependant être appliquée que dans la province de Buenos Aires, car Rivadavia dut démissionner en 1827, après avoir reconnu l’indépendance de l’Uruguay, que le Brésil disputait à l’Argentine. C’est à cette époque que s’affirme la suprématie économique des négociants porteños liés aux intérêts commerciaux et financiers britanniques, et que se développent les exploitations pastorales de l’hinterland de Buenos Aires. Rosas, en évitant – au moins au début – de s’aliéner la nouvelle bourgeoisie du port, va asseoir définitivement en une vingtaine d’années la puissance des éleveurs pampéens. Il s’emploie à agrandir et à organiser le domaine occupé, entreprenant en 1833 la première expédition victorieuse contre les Indiens, qui lui permet de découper plus d’un million d’hectares de terres en vastes domaines assignés à sa clientèle. L’ordre qu’il fait régner dans les campagnes permet d’implanter les premières véritables estancias comprenant un début d’application des techniques pastorales et la mise en place de clôtures. Il devient alors possible d’introduire l’élevage du mouton pour la laine, ce qui exige un contrôle méthodique du troupeau. Les exportations de laine vers la Grande-Bretagne font ainsi rentrer peu à peu la Pampa – et par là même Buenos Aires – dans un important circuit d’échanges internationaux (alors que le marché des viandes salées se limitait au Brésil et aux Antilles).

Malgré la force de sa personnalité et, lorsqu’il le fallut, la vigueur de ses interventions, Rosas ne put et maintenir l’unité du pays et défendre le droit à l’originalité de chacun de ses éléments. Il lui devint aussi de plus en plus difficile de régner sur Buenos Aires en s’appuyant sur les éleveurs de la campagne et en flattant l’hostilité du peuple contre la bourgeoisie du port, ouverte aux nouveautés et accueillante aux négociants venus d’Europe. Vers le milieu du XIXe siècle, la structure économique et sociale de l’Argentine a évolué. Les éleveurs et commerçants de la Pampa de Santa Fe et de l’Entre Ríos exigent la liberté de navigation sur le Paraná et l’Uruguay, et ils obtiennent sans peine l’appui de l’Angleterre, inquiète des prétentions de Rosas sur Montevideo, et même celui de la France de Louis-Philippe.

Lorsque les flottes de ces deux nations européennes organisent le blocus du Río de la Plata (1845-1849), les négociants de Buenos Aires se rallient au mouvement des pays d’amont et la coalition animée par Urquiza bat l’armée de Rosas à Caseros le 3 février 1852.

La mise en place des structures de l’Argentine moderne (1852-1880)

Caseros annonce une étape nouvelle dans le développement de l’Argentine. Les vainqueurs du dernier des grands caudillos – le seul qui entrevit ce que pouvait être une dictature populaire de style moderne – sentent l’urgence de rendre à ce qui reste de l’ancienne vice-royauté une structure équilibrée. Ils s’attachent à organiser enfin sur des bases juridiques et politiques stables un État national que l’on veut démocratique, présidentiel et fédéral. La Constitution votée en 1853 fixe un corps de doctrine qui restera, un siècle plus tard, la base du consensus national argentin. Le fédéralisme qu’elle proclame, en suivant à bien des égards le modèle des États-Unis, ne comprend pas seulement la reconnaissance des États provinciaux qui ont leur gouverneur, leur chambre, leur police, leur justice, leurs finances; il signifie aussi la liberté de commerce intérieur, la liberté de navigation sur les fleuves et une répartition équitable des ressources nationales, entendons par là des droits perçus par la douane de Buenos Aires. La Constitution donne à l’exécutif des moyens d’action appréciables, mais elle préserve l’équilibre, cher aux «idéologues», entre les trois pouvoirs et consacre à la fois les droits individuels et les droits des provinces. Les négociants et les éleveurs de Buenos Aires repoussent une charte qui leur fait perdre la prééminence en droit et les oblige à partager les revenus du port: la province est la seule à refuser de ratifier la Constitution. La guerre – économique d’abord, militaire enfin – entre la «Confédération», qui a fixé sa capitale à Paraná et choisi comme président Urquiza, éleveur éclairé de l’Entre Ríos, et Buenos Aires se termine en 1861 à la bataille de Pavon, par la victoire quasi négociée de l’armée de Buenos Aires commandée par Mitre. Pavon marque, malgré des combats de retardement livrés encore par quelques caudillos populaires des provinces andines, l’achèvement du processus d’unification de l’Argentine, même si l’unité n’est acquise en droit et définitivement qu’en 1880 avec la fédéralisation de la ville de Buenos Aires et la fondation ex nihilo d’une nouvelle capitale de la province, la ville de La Plata, édifiée à 60 km de la capitale fédérale.

À partir de 1860 et jusqu’à la fin du siècle, l’aristocratie porteña , aristocratie de la terre et du négoce, intimement liée aux familles qui dominent les grands centres de l’intérieur (Córdoba, Santa Fe, Tucumán, Salta, Mendoza), dirige les destinées du pays. En l’ouvrant largement aux apports du monde extérieur, elle établit les bases et les structures de l’Argentine moderne, qui prend place dans le concert des nations. Chacun des présidents (Sarmiento, Avellaneda, Roca, Juárez Celman) met tour à tour l’accent sur tel ou tel instrument de cette ouverture et de ce renouveau. Instruction publique, laïque et obligatoire, développement de l’enseignement secondaire et universitaire: le nom de Sarmiento, illustre à bien des égards, reste attaché à une grande politique culturelle, placée sous la devise: «Éduquer le souverain.» Grâce à l’école, l’Argentine réussit à fondre peu à peu dans un moule national les fils de créoles, plus ou moins métissés, et les fils des immigrants qui débarquent massivement à partir de 1870. L’Argentine, vide d’hommes, fait appel à l’Europe, dans l’espoir de faire pendant aux États-Unis dans le sud du continent: de 1870 à 1930, elle accueille près de 6 millions d’immigrants, soit trois fois le volume de sa population au début de cette période. Ces hommes, venus surtout d’Italie et d’Espagne, à l’exception de quelques noyaux d’Europe centrale et d’Israélites, vont faire de l’Argentine un pays latin.

Immigration et croissance

Aux chiffres d’immigration se limite la comparaison avec les États-Unis. L’Argentine ne disposait ni des ressources minérales et énergétiques ni des élites dynamiques anglo-saxonnes maîtresses dans l’art du négoce et de la finance qui ont permis le développement prodigieux de la grande nation américaine. Ce pays n’a pas connu l’épopée de la Frontière et a ignoré dans les territoires indiens conquis dans leur ensemble en 1880 la formule si féconde de l’Homestat . Il en résulte que l’Argentine a dû céder aux grandes entreprises de l’Europe capitaliste, l’Angleterre en premier lieu, la France et l’Allemagne ensuite, le soin de mettre en place l’équipement en voies ferrées et en ports, les grands établissements industriels de transformation des viandes (frigorifiques) – avec dans ce secteur une forte participation nord-américaine – ou des bois (produits tannants extraits du quebracho), voire du sucre, et enfin l’organisation générale de ses ventes en même temps que de ses achats. C’est ainsi que l’Argentine est devenue en un quart de siècle une sorte d’annexe de l’Europe industrialisée du Nord-Ouest, et tout particulièrement de la Grande-Bretagne: elle participait à son approvisionnement en viandes, en grains et en laine et lui offrait un marché neuf en expansion démographique et sociale pour toute la gamme de ses fabrications. L’Europe méditerranéenne sous-développée était vouée, elle, au rôle de fournisseur de main-d’œuvre, l’immigrant producteur et consommateur. Les élites urbaines, du port de Buenos Aires particulièrement, en même temps maîtresses de la terre, tirèrent de ce statut privilégié de l’Argentine de tels avantages que le pays actif atteignit au début du siècle un haut niveau de prospérité, un stade élevé d’organisation générale, une grande vigueur intellectuelle et culturelle. Le point de départ de cette remarquable évolution se situe dans les années 1880, au moment où l’Argentine en plein éveil économique, démographique, politique et culturel refuse d’accepter plus longtemps la pression indienne qui, entre les sierras de Córdoba et le bas Paraná, réduit le territoire national à un couloir mal défendu. C’est l’époque où le Chili, en lutte avec les Araucans, tente également de repousser vers le sud la frontière du Bío-Bío. Aussi une course de vitesse s’engage-t-elle de part et d’autre des Andes pour le contrôle des vastes espaces méridionaux. En 1879, après bien des hésitations, l’Argentine résout d’un coup son problème national: une campagne militaire, dirigée par le ministre de la Guerre Roca, balaie les Indiens des plaines pampéennes et des plateaux du nord de la Patagonie. Le territoire argentin s’en trouve agrandi de près de 400 000 km2. Dans les années suivantes, le reste de la Patagonie et la Terre de Feu sont occupés, de même que le Chaco jusqu’au Pilcomayo. L’Argentine, qui atteint alors ses frontières actuelles, entre en conflit, aussi bien avec le Brésil – à propos des Misiones, butin qu’elle avait retiré de sa participation à l’écrasement du Paraguay par la Triple-Alliance (1865-1872) – qu’avec le Chili, qui conteste l’occupation de la Patagonie et des vallées andines. Le ressentiment chilien est particulièrement vif et les incidents se succèdent. L’Angleterre, choisie comme arbitre, impose un tracé de la frontière qui rejette le Chili sur la côte pacifique, mais lui laisse le contrôle des deux rives du détroit de Magellan et du cap Horn. Les deux États n’acceptent de se réconcilier qu’en 1902 et, de nos jours encore, l’irrédentisme chilien reste vivace.

La conquête brutale des terres indiennes faisait donc de l’Argentine une grande puissance sud-américaine. Il restait encore à les peupler et à les mettre en valeur. La terre était le seul bien que possédât l’État argentin, aussi la distribua-t-il généreusement en lots compacts, l’unité de compte étant le lot de 10 000 ha. Dans les vingt dernières années du XIXe siècle, moins de 2 000 personnes s’approprient 40 millions d’hectares. Ce pays vide n’a plus de terres à offrir aux immigrants qui débarquent massivement. Le domaine pampéen utile est entièrement réparti dès 1884 entre quelques centaines de souscripteurs (grandes familles de Buenos Aires et parfois de Córdoba, financiers anglais, français et autres Européens) et certains chefs militaires associés aux précédents. Le même phénomène se répète au Chaco et en Patagonie, mais les intérêts européens s’y taillent un domaine plus important. L’appropriation instantanée, par un groupe peu nombreux d’éleveurs argentins et de spéculateurs étrangers, de cette Argentine nouvelle conquise d’un bloc sans que se développe un mouvement pionnier comparable à celui que connurent les États-Unis constitue un phénomène original qui continue à marquer de son empreinte les structures et les mentalités du pays.

La conquête des terres indiennes coïncide avec la mise au point de la chaîne du froid: les viandes de la Pampa sont à la portée des marchés de l’Europe occidentale qui s’industrialise et s’urbanise.

L’estanciero réussit à associer la culture à l’élevage en subordonnant la première au second. Des villes portuaires comme Rosario ou Bahía Blanca, hier minuscules bourgades, sont devenues en peu d’années de gros centres commerciaux extrêmement actifs. En même temps, le chemin de fer permet d’unifier l’espace argentin. Le télégraphe et la diffusion de la presse de Buenos Aires jouent leur rôle dans cette prise de conscience de l’unité nationale et dans cette fusion de l’Argentine créole et de l’Argentine des immigrants. Mais ce grand essor est purement rural, et s’effectue dans le cadre d’une «division internationale du travail» voulue et proclamée par l’aristocratie terrienne qui dirige le pays.

L’ouverture politique: l’expérience radicale (1916-1930)

Il faut attendre, en effet, les années 1910-1920 pour que les descendants d’immigrés accèdent au pouvoir politique. Jusque vers 1915, l’élite traditionnelle dirige le mouvement, elle équipe et développe l’Argentine en s’enrichissant individuellement et collectivement. Cependant que les maîtres de la terre vivent leurs plus beaux moments, importent vers l’Argentine les œuvres d’art et attirent les capacités techniques et intellectuelles de l’Europe et singulièrement de la France, les masses immigrées qui ne trouvent guère de place à la campagne, ou seulement une place inconfortable, refluent vers la ville. Elles y constituent la nouvelle classe moyenne et les couches élevées du prolétariat naissant: 49 p. 100 d’étrangers dans la population de Buenos Aires en 1914, 35 p. 100 dans celle de Santa Fe, par exemple. Dans une économie en expansion rapide, l’ascension sociale des immigrés est relativement facile à la ville. Peu à peu, l’aristocratie ancienne leur accorde un pouvoir de participation dans le jeu politique argentin. La deuxième génération bénéficie des droits civiques; Alfredo Palacios est, en 1904, le premier député socialiste d’Amérique. L’Union civique radicale réussit à imposer la revendication du suffrage universel obligatoire et secret et peut ainsi accéder au pouvoir en 1916, avec l’élection à la présidence de son caudillo , Hipolito Irigoyen. Le radicalisme, expression politique de la classe moyenne urbaine prise en charge par quelques caudillos de solide tradition créole et aristocratique, succède pour quatorze ans exactement à la «génération de 1880», qui a marqué de son empreinte indélébile l’Argentine actuelle.

Non pas que le radicalisme marquât une rupture brutale avec l’ancien ordre des choses. Il se borna, en fait, à administrer avec plus ou moins de bonheur le legs de l’aristocratie sans en modifier la structure ou le contenu. Mais la Première Guerre mondiale et la grave crise qui lui fait suite font éclater les contradictions internes de l’économie et de la société argentines, masquées jusqu’alors par un processus d’expansion particulièrement rapide. Les petites industries de remplacement résistent mal au retour de la paix. Au chômage urbain répond le chômage rural, lié aux difficultés d’exportation des grains. Le système de «colonisation» agricole commence à craquer sous la pression des métayers incapables de payer des loyers exorbitants en période de crise. Ils créent leur syndicat et mènent en 1919 de grandes luttes agraires dans les «colonies» de Santa Fe et de la Pampa. La même année, d’importants mouvements de grève éclatent à Buenos Aires et Rosario, d’autres encore dans les domaines éloignés du Chaco ou de la Patagonie. À Córdoba, les étudiants déclenchent la «réforme universitaire», qui se donne pour but le rajeunissement du corps professoral et la mise à jour de méthodes fortement empreintes de scolastique. Les provinces sont secouées par des mouvements régionalistes et populaires, qui révèlent de nouveaux caudillos . Mais ce n’est qu’une flambée, car, dès 1921, l’Argentine entre dans une nouvelle période de prospérité. Elle atteint alors, en l’espace de deux ou trois ans, son plus haut niveau de production agricole et d’exportation de viandes; elle connaît une remarquable aisance matérielle et attire de nouveau un million d’immigrants, lassés des convulsions européennes. Les tensions de l’immédiat après-guerre s’apaisent, mais chacun a pris conscience, dès lors, de la vulnérabilité du pays, entièrement dépendant des avatars économiques et politiques des nations avancées de l’hémisphère Nord. Les groupes sociaux et les clans chassés du pouvoir par les radicaux conspirent. Ils s’inquiètent des tendances émancipatrices qui se manifestent dans les quelques concentrations ouvrières (Buenos Aires, Rosario), estudiantines (La Plata, Córdoba), rurales (Santa Fe). Ils réussissent à persuader l’armée de sauver le pays de la désagrégation politique et sociale qui le menace. Le général Uriburu se charge en 1930 de renverser Irigoyen, que le peuple vient de réélire.

De la crise économique au péronisme: la promotion des masses urbaines (1930-1947)

À partir de 1930, l’armée ne quitte plus le devant de la scène. Elle ne réussira cependant ni à préserver la structure économique et sociale de l’Argentine libérale et rurale qui s’effondre sous le choc de la crise, ni, après 1943, à construire la nouvelle Argentine à laquelle rêvent certains cadres militaires.

La crise de 1930 servit en quelque sorte de révélateur. Le groupe conservateur qui reprend le pouvoir en 1931 sous la présidence du général Justo s’efforce de sauver les intérêts des maîtres de la terre. Ceux-ci s’orientent vers une formule d’élevage très extensif et une série d’organismes d’État est mise en place pour limiter la production et maintenir les cours. Une bonne partie des exploitants agricoles privés de terre afflue vers les grandes villes qui absorbent un million de ruraux entre 1930 et 1947. L’arrêt des importations détermine l’essor de fabrications nationales de substitution qui créent, autour de Rosario et surtout de Buenos Aires, un paysage industriel. Un prolétariat se constitue rapidement autour des centres urbains et, pour éponger ces excédents de main-d’œuvre, les administrations et services publics se gonflent d’emplois superflus et mal payés. La C.G.T. constituée en 1930 se désagrège sous le poids de ces masses ouvrières dénuées d’expérience syndicale et de sens politique. Une nouvelle classe de petits entrepreneurs – souvent quelque peu aventuriers – surgit, à l’abri de solides barrières douanières. Ces groupes sociaux, très distincts, et même opposés, les uns venus de l’intérieur du pays, les autres issus de l’immigration, acquièrent peu à peu une commune aversion pour tout ce que le libéralisme politique et économique représentait dans l’Argentine des années trente. De plus, on ressent dans ce pays peuplé d’Italiens et d’Espagnols les contrecoups de l’avènement du fascisme et de la guerre d’Espagne. Ces masses désorientées trouvent un corps de doctrine, ou mieux quelques idées simples, chez les groupes d’intellectuels nationalistes, catholiques de filiation maurrassienne le plus souvent, qui se développent dès avant 1930. Ces idées influencent aussi un noyau de cadres militaires qui rêvent d’une nouvelle Argentine, leader de l’Amérique latine. L’Argentine de 1930 à 1940 entre de plain-pied dans la civilisation de masse. C’est l’époque où Buenos Aires s’entoure d’une ceinture de quartiers ouvriers, alors que les gratte-ciel s’élèvent dans le centre, où la radio et le cinéma deviennent dans toutes les villes des instruments de conditionnement culturel.

Cependant, le régime politique né du coup d’État militaire n’accorde aucune place à ces masses urbaines. Devant l’extension de la classe ouvrière et devant la prise de conscience politique qu’acquièrent les nouvelles classes moyennes, petits producteurs ruraux et négociants urbains de la région de Santa Fe-Rosario, entraînées par Lisandro de la Torre, il prend peur. La pression politicopolicière et la fraude électorale dite «patriotique» font perdre peu à peu aux Argentins toute confiance dans la démocratie représentative chère aux libéraux. La Seconde Guerre mondiale a de profondes répercussions dans un pays partagé en deux camps et qui se réfugie dans la neutralité. Neutralité active, d’ailleurs, foncièrement favorable aux puissances de l’Axe malgré une tardive déclaration de guerre à l’Allemagne. C’est par rapport aux protagonistes du conflit États-Unis-Allemagne que se définissent les forces politiques en Argentine. Des premiers, on redoute l’intervention trop pressante dans les affaires du pays, dans la seconde, on voit le défenseur de l’idée nationale. Le 4 juin 1943, effrayé par la perspective d’un succès électoral du candidat à la présidence des groupes libéraux et conservateurs que soutiennent les États-Unis, un groupe d’officiers pro-fascistes déclenche un nouveau coup d’État. Le pays erre à la dérive plusieurs mois, tiraillé entre la ligne politique des nouveaux maîtres et les réalités de la guerre mondiale et du commerce international; car c’est l’époque où les Alliés puisent largement dans ce grenier d’Amérique du Sud qui retrouve ainsi une remarquable, mais fragile, prospérité. Aussi faut-il en définitive déclarer la guerre à l’Allemagne en janvier 1944. Mais déjà l’un des colonels de la nouvelle équipe a compris le parti que le régime militaire doit pouvoir tirer de ces masses fraîchement urbanisées et prolétarisées, dépourvues d’idéologie politique et à peu près inorganisées. Juan Perón crée et développe un secrétariat du Travail qui fait adopter certaines mesures favorables à la classe ouvrière. Il tisse peu à peu son réseau d’action et d’influence, accède en 1944 à la vice-présidence et brigue la présidence. En octobre 1945, les groupes conservateurs alliés aux partis de gauche traditionnels – partis de cadres, d’intellectuels et d’immigrés – manifestent leur opposition commune à l’autoritarisme du régime («marche de la Constitution et de la Liberté»); les militaires qu’ils influencent obtiennent l’éviction de Perón, mais les cohortes d’ouvriers et de chômeurs des faubourgs qui envahissent la place du gouvernement imposent l’élargissement du «Chef». Le 24 février 1946, des élections parfaitement libres lui assurent, avec 56 p. 100 des voix, la victoire sur le candidat de l’Union démocratique qui réunit tout le spectre de l’opposition, des conservateurs aux communistes. Une ère nouvelle commence pour l’Argentine.

4. Péronisme et après-péronisme

Les mutations sociales

Durant la période de construction et de développement de l’Argentine moderne, de 1880 à 1930, l’immigration a constitué le phénomène dominant. Cet afflux d’étrangers s’arrête avec la crise de 1930 et dès lors le mouvement démographique sera purement national. Il se révélera très rapide, comme il se doit pour une population jeune: 9 millions d’habitants au recensement de 1914, 16 millions à celui de 1947, 27 millions à celui de 1980, 32 millions à celui de 1991, le taux de croissance se situant désormais autour de 1 p. 100. C’est là une donnée propre à toute l’Amérique latine et, dans le cas d’une nation aussi peu peuplée que l’Argentine, cette poussée serait bénéfique si elle ne s’était accompagnée d’un véritable déferlement humain vers les grandes villes, et plus particulièrement Buenos Aires, vidant les campagnes et l’intérieur du pays. La population de la capitale passe ainsi de 1 600 000 habitants en 1914 à 4 700 000 en 1947 et 7 500 000 en 1960. Entre 1943 et 1952, la capitale fédérale ne reçoit pas moins d’un million de migrants le plus souvent ruraux, qui abandonnent les régions périphériques de l’Argentine ou les campagnes pampéennes victimes de la crise; le phénomène mérite d’être souligné car ce sont ces cabezitas negras («petites têtes noires» car la plupart proviennent de régions où le fond métis reste vivace) qui fournissent au péronisme sa masse de manœuvre et infligent aux possédants leur première grande peur.

Ce grand exode, qui connut son apogée entre 1940 et 1950, relève de deux causes principales: d’une part l’influence répulsive qu’exerce une structure agraire en grandes unités ne tolérant la petite exploitation que sous forme de métayage (200 000 métayers et fermiers en 1937), d’autre part la création hâtive d’innombrables entreprises industrielles ou destinées à assurer les activités tertiaires liées à celles-ci. Les conditions dans lesquelles s’est réalisée l’industrialisation par substitution d’importations se reflètent directement dans la structure, le comportement et les mentalités de la classe ouvrière et de la nouvelle bourgeoisie urbaine qui s’affirme durant cette période.

En 1947, on compte déjà plus de 850 000 ouvriers concentrés pour les trois quarts à Buenos Aires. D’ailleurs, sur 6 500 000 personnes actives, 60 p. 100 sont inscrites au titre de la main-d’œuvre rurale ou urbaine et 20 p. 100 sont des subalternes. Une personne sur cinq seulement peut être portée au compte des catégories socio-professionnelles moyennes ou supérieures. Or ces ouvriers, qui débarquent par trains entiers à Buenos Aires autour des années quarante et cinquante, sont des ruraux déracinés. Ils sont déroutés par leur premier contact avec la technologie industrielle, les premiers rapports avec le patronat et ses cadres – différents du paternalisme campagnard, même féroce – et dépourvus d’esprit de classe et d’expérience syndicale. Les doctrines et l’organisation politiques, celles notamment des mouvements qui se réclament du marxisme, transplantées en Argentine par les ouvriers qualifiés italiens et espagnols, n’atteignent pas ces hommes de l’intérieur, venus des régions les plus arriérées et qui avaient toujours vécu hors des circuits de l’Argentine politique. Dans les années 1945-1950, ils forment ainsi une masse humaine mal différenciée et désorientée, disponible pour toute aventure simple et revêtue des attraits de la réussite, qui leur donnerait l’illusion de jouer un rôle actif voire prépondérant dans le devenir national.

Parallèlement, le développement industriel et l’expansion des activités de liaison et de services, du tertiaire en un mot, entraînent l’ascension d’une importante classe moyenne passablement hétérogène. En effet, le caractère dépendant, en dernière analyse, du développement industriel place en porte à faux cette nouvelle classe, la troisième génération d’immigrés. À première vue, on exalte l’indépendance nationale qu’atteste cet effort d’industrialisation réalisé dans le domaine des biens de consommation et sous une vigoureuse protection douanière. Cependant, ce protectionnisme décrété par l’État ainsi que l’inflation soutenue qui encourage l’investissement hasardeux font à ces nouveaux riches un esprit de facilité tant dans la compétition sociale que dans leurs choix idéologiques. Lorsque s’élève le niveau des fabrications et des projets, la technologie d’abord et ensuite le capital proviennent des centres de commande du monde capitaliste, États-Unis et Europe occidentale. Il s’ensuit une relation de dépendance durement ressentie en même temps qu’une ouverture aux modes et aux idéologies en vogue des deux côtés de l’Atlantique nord. En ce sens, l’Argentine urbaine et moyenne est plus sensible que tout autre pays latino-américain aux sollicitations des mass media , et le conditionnement y est d’autant plus efficace et subtil que l’on s’enorgueillit de la filiation européenne.

Les nouvelles classes moyennes, enrichies après la guerre, sont donc ouvertes et généralement dépourvues d’agressivité politique. Aucun ressentiment parmi ces gens qui viennent à peine d’atteindre un status supérieur et, loin de craindre la prolétarisation, qui, entre les deux guerres, menaça les vieilles classes de l’Europe, poursuivent leur ascension. En 1947, ils n’ont pas encore acquis le comportement type, les réactions de solidarité sociale qui seront les leurs dix ou quinze ans plus tard. Ils professeraient plutôt des idées aussi généreuses que confuses, où l’on retrouve le goût d’une certaine justice distributive et d’une certaine dignité sociale en même temps qu’une exaltation sommaire de la nation argentine et un culte de l’initiative et de la réussite dignes des traditions des pionniers. Sous-jacentes à toutes ces mutations subsistent quelques constantes politiques. Ainsi, la place accordée à l’armée depuis 1930 en tant que pierre angulaire de l’édifice national et responsable de la marche du pays, ou celle traditionnellement et institutionnellement consentie à l’Église catholique qui demeure très espagnole et couvre de son réseau de relations tout le champ de vie d’un Argentin, ou encore des héritages du fond créole comme le respect de la force, l’exaltation du «machismo» et le besoin d’autorité. L’opprobre qui frappera par la suite la démocratie parlementaire de style européen est le fruit de l’expérience en Argentine depuis 1930.

Or ce mépris du libéralisme politique s’associe volontiers, à la fin de la guerre, à une hostilité spontanée envers le libéralisme économique que prône l’aristocratie du négoce et de l’élevage liée à la ville-port de Buenos Aires. En effet, les prolétaires déplacés des provinces misérables ou appauvries expriment leur ressentiment envers la capitale opulente et exploiteuse et la classe qui la symbolise; les nouveaux riches de la «fabrique», d’origine urbaine et généralement étrangère, sont repoussés par cette aristocratie traditionnelle et se refusent encore à se couper de la masse des immigrés urbains de formation démocratique, voire égalitaire. Aussi lorsqu’un petit groupe d’intellectuels nationalistes, allié à une partie de la caste militaire, propose une idéologie et un système qui associent l’autorité politique au nationalisme économique et à la promotion individuelle du prolétaire au nom de la justice sociale, tout un mouvement se développe-t-il rapidement pour appuyer le chef militaire qui se lance dans cette aventure.

L’ère péroniste (1945-1955)

Le péronisme affronte les élections du 24 février 1946 sous les sigles du parti laboriste, formé de syndicalistes soucieux de promotion ouvrière et d’une fraction dissidente du radicalisme qui monopolisait traditionnellement les votes populaires. Les deux mouvements réunis donnent à Perón, candidat à la présidence, 56 p. 100 des voix. Il triomphe de la coalition qui réunit radicaux, socialistes, communistes et libéraux.

Deux ans plus tard, Perón impose la fusion des mouvements, qui avaient jusqu’alors gardé une certaine autonomie, en un parti justicialiste dont il fait l’instrument de son pouvoir personnel.

En 1946-1947, l’Argentine est encore maîtresse, avec l’Australie, du marché international des grains et des viandes; elle dispose d’énormes réserves monétaires, après avoir été créancière de tous les belligérants. Perón utilise cette situation financière exceptionnelle pour racheter les grands services publics qui avaient été concédés à des compagnies étrangères, notamment les Chemins de fer, construits par des sociétés anglaises et françaises. Il pratique également, dans les premières années, une politique de largesses qui donne à l’Argentine une impression d’aisance et de facilité. Il développe la législation sociale mise au point antérieurement par le ministère du Travail sous sa direction, donnant enfin aux ouvriers des campagnes et des usines, ainsi qu’aux employés et subordonnés, un statut juridique, des moyens de défense et de contestation, bref, une place dans la société. Cela est suffisant pour que s’affirment les masses ouvrières qui sentent pour la première fois que l’État les soutient dans leurs conflits avec le patronat. Pour l’observateur européen, les conquêtes ouvrières du péronisme peuvent paraître banales et ne signifier qu’une légère correction des rapports sociaux en économie capitaliste; pour l’Argentine, qui sort de l’âge pré-industriel, c’est une révolution que l’aristocratie porteña ne pardonnera jamais.

Perón, cependant, malgré la démagogie des discours et des attitudes, prend soin de ne pas affecter sensiblement les structures économiques du pays: le capitalisme national est vigoureusement encouragé et, à quelques exceptions près, les investissements étrangers ne sont pas attaqués, aucune réforme n’est sérieusement envisagée. Sous l’influence directe de théoriciens fascistes et phalangistes, il s’attache, d’autre part, à mettre en place des organes de type corporatif, n’obtenant qu’un succès mitigé. Aussi ne peut-on s’étonner que la contradiction du péronisme, démagogie verbale et gestuelle d’une part, maintien des structures vilipendées de l’autre, ne finisse par éclater. À partir de 1950, la situation commence à se dégrader. Une sécheresse prolongée affecte les récoltes, entraînant l’arrêt des exportations et même le rationnement de la viande en 1952; les cours internationaux des produits agricoles baissent, les réserves de devises s’épuisent et l’inflation s’accélère. Plus fondamentalement encore, aucun investissement conséquent dans les fabrications de base n’ayant été réalisé, le développement industriel est enrayé, les coûts s’élèvent et la crise gagne aussi ce secteur privilégié. Or c’est le moment où s’opère une véritable dichotomie du couple Perón. Evita, qui, sans le veto de l’armée, aurait été désignée vice-présidente en 1952, s’adonne à une sorte de passion du pauvre, répandant à travers tout le pays les bienfaits de sa fondation, soulignés de discours enflammés, tandis que son époux, revenant sur la politique distributionniste de ses débuts, donne des gages aux militaires et aux industriels. La mort d’Eva Perón, le 26 juillet 1952, plonge le pays dans une atmosphère d’hystérie collective soutenue par de vigoureuses pressions administratives. La crise économique s’aggrave, l’infrastructure argentine non rénovée devenant incapable de répondre aux efforts qu’on exige d’elle. Elle entraîne une crise politique particulièrement sensible parmi les classes moyennes désorientées par le double appel à la démagogie ouvriériste et nationaliste et au capital étranger, cependant que le régime prend un tour de plus en plus policier. Le conflit qui s’engage alors avec l’Église vient donner une caution morale précieuse aux bourgeois et aux aristocrates ainsi qu’à une partie de la marine et à quelques secteurs de l’armée qui commencent à s’inquiéter de la mégalomanie du chef, mais aussi de la possibilité que ses outrances verbales ne déclenchent un véritable mouvement de révolution sociale. Après l’échec du 16 juin 1955, un coup d’État militaire réussit de justesse en septembre, dans un climat de passivité générale. Le 20, Perón s’embarque à bord d’une canonnière paraguayenne: la «Révolution libératrice» triomphe.

L’après-péronisme: la tentation militaire

À cause du niveau social et culturel d’un pays qui se caractérise, en Amérique du Sud, par son haut degré d’alphabétisation et d’instruction générale, son solide équipement urbain et son puissant mouvement ouvrier, il paraît impossible aux équipes libérales qui abattent la dictature en 1955 de retourner au régime de participation politique limitée, cher aux conservateurs. Mais la moyenne bourgeoisie, industrielle et commerciale, et l’aristocratie terrienne qui reprennent le pouvoir n’ont évidemment pas acquis la maturité politique qui leur permettrait de supporter et de canaliser dans le cadre d’institutions démocratiques les tensions qui devaient logiquement naître d’une libéralisation totale de la vie politique. Aussi de multiples solutions de participation restreinte ou contrôlée furent-elles tentées et éprouvées ces dix dernières années selon un mouvement pendulaire qui aboutit à un régime militaire. À partir du moment où l’on accepte d’éliminer du jeu politique la masse suspecte de contamination péroniste, il n’est point d’autre issue possible que le remplacement des élections par la désignation militaire, dans l’exacte mesure où la masse ouvrière continue à s’exprimer par le péronisme et où celui-ci obtient, à toute élection libre, la majorité des suffrages (en 1957 et 1965, par exemple). Il dispose d’un tiers des voix environ; beaucoup plus dans certaines circonscriptions comme les banlieues de Buenos Aires, alors que l’atomisation des partis traditionnels éparpille les votes hostiles de droite ou de gauche. De plus, les votes péronistes se portent massivement, sur ordre, vers tel ou tel groupement minoritaire autorisé, qui peut par là même s’emparer démocratiquement du pouvoir soit au niveau de l’État fédéral (c’est le cas de l’élection du président Frondizi), soit dans les États provinciaux (on comptait trois gouverneurs péronistes au moment du coup d’État de 1966).

Cependant, la coalition des éléments hostiles à la suppression de toute démocratie réussit à reculer jusqu’en 1966 l’instauration officielle d’une dictature militaire stable. Cette résistance s’appuie, passivement, sur la majorité de la population, et particulièrement les classes moyennes, attachées à un système représentatif où elles jouent normalement un rôle prédominant et qui, d’ailleurs, ne semblent pas professer une bien grande admiration pour les cadres militaires. Elle regroupe la plupart des chefs de file des partis traditionnels, interprètes de ces classes et peu enclins à quitter les allées du pouvoir quelle que soit leur hostilité au péronisme, une bonne partie de l’aristocratie financière et industrielle qui désire offrir aux marchés internationaux des capitaux l’image d’un pays respectueux des règles constitutionnelles et assuré d’une certaine stabilité, et aussi d’importants groupes militaires soucieux d’éviter un nouveau discrédit des forces armées, déjà responsables de l’aventure péroniste et que les tentations de la dictature peuvent précipiter dans l’anarchie, comme cela faillit se produire en 1963.

On comprend, dès lors, que de multiples formules aient été essayées pour offrir l’apparence du respect des formes démocratiques tout en imposant une politique conforme aux besoins des classes sociales minoritaires mais dominantes, avant que les forces armées ne se décident, de guerre lasse, à poser le problème politique dans toute sa brutalité, c’est-à-dire à prendre en charge directement le destin de la nation.

5. L’«après-péronisme»: les principales étapes

La «Révolution libératrice»

Une période confuse suit la victoire militaire obtenue en septembre 1955 par la marine et certains éléments de l’armée. Dès le 13 novembre, le général Lonardi, de tendance nationaliste et autoritaire, cède la place au général Aramburu, partisan du retour aux normes de la démocratie républicaine. 1956 et 1957 représentent deux années de transition et de tension, de reconstruction économique et politique aussi. Le gouvernement s’emploie à ranimer l’agriculture languissante pour obtenir à nouveau des disponibilités en viandes et en céréales destinées à l’exportation. L’aristocratie terrienne, qui avait dû payer une partie de l’effort d’industrialisation, devient donc la première bénéficiaire du nouveau cours. Les rouages du pouvoir politique et administratif sont pris en charge et remis en mouvement par les juristes et aussi, fait nouveau, par les jeunes technocrates issus les uns et les autres des classes supérieures et moyennes que représentent les partis conservateurs et radicaux. Les structures syndicales sont généralement respectées au nom de la réconciliation nationale jusqu’à ce qu’éclate en juin 1956 une révolte péroniste, vigoureusement écrasée. Les universités deviennent de bouillonnants foyers de recherches scientifiques, pédagogiques et politiques, et l’on en crée de nouvelles. L’Argentine semble assoiffée de culture; une remarquable éclosion de talents, de modes et d’écoles, en littérature comme dans les arts plastiques, lui redonne, en Amérique latine et en Europe, la place et le prestige qu’elle avait perdus au temps des dictatures idéologiques. Ce dynamisme et cette ouverture de la culture continueront à se développer malgré les soubresauts et les crises qui secoueront le pays. La vie politique renaît selon les vieilles règles et avec les vieux partis, notamment à l’occasion de la désignation et de la réunion d’une Assemblée consultative qui rétablit la Constitution de 1856. La scission du mouvement radical permet ainsi au groupe «Intransigeant» – de tendance réformiste proche de la gauche intellectuelle –, animé par Arturo Frondizi, de s’allier à Perón, en vue des élections de 1958. Cette entente secrète assure la victoire de A. Frondizi, élu président de la nation sur un programme de développement de l’industrie nationale, de satisfaction des revendications sociales et de libéralisme politique.

La démocratie restreinte

Peu après son élection, le président Frondizi, pris dans un étau que resserrent les mouvements et syndicats péronistes d’un côté, les chefs militaires de l’autre, s’emploie tout à la fois à louvoyer et à pratiquer une véritable politique de fuite en avant, une course contre le temps pour créer des situations irréversibles, modifier des mentalités politiques héritées de 1930 et remodeler certaines des structures économiques du pays. Il cherche à opposer aux vieilles querelles des politiciens une mystique du développement national qui mobiliserait toutes les classes sociales et notamment les couches influencées par Perón dans la construction économique d’une Argentine moderne. Mais ce développement se réaliserait, cette fois, au profit non tant de la petite bourgeoisie industrielle que des grandes sociétés internationales chargées de renouveler l’infrastructure, d’implanter les industries de base (sidérurgie, pétrochimie) et de mettre en valeur les réserves pétrolières. La contradiction majeure d’une telle politique devient si apparente que le président Frondizi ne peut, malgré son extraordinaire habileté tactique, se maintenir au pouvoir le temps nécessaire à la constitution d’une force politique qui le soutienne. Il s’agit, en effet, de créer un puissant réseau d’intérêts argentins, liés à ce boom économique animé de l’extérieur, qui puisse exalter la politique frondiziste au nom du mythe de la technique et de la «Nouvelle Argentine», et attirer les couches supérieures de la classe ouvrière. Du moins à partir du moment où celle-ci pourrait en retirer quelques avantages, même mineurs, après avoir été soumise à l’austérité salariale en vue de financer le rééquipement du pays, et, partant, à une pression policière tour à tour bénigne ou violente. Conçue sur de telles bases par l’équipe de Frondizi, la politique de front national, que secouaient de mois en mois les mouvements d’humeur, armés ou non, de tel ou tel groupe militaire, ne peut qu’aboutir à un échec électoral. Subtil tacticien et froid technocrate, Frondizi n’a rien d’un meneur de foules. Il croit cependant le mouvement suffisamment lancé, et les péronistes conscients de l’enjeu, pour tenter l’expérience d’élections libres en mars 1962. Il se trompe, et la victoire péroniste dans les principales provinces donne l’argument nécessaire aux ultras des forces armées pour déposer le président.

L’Argentine se trouve alors plongée, pour plus d’un an, dans une crise économique et sociale dont on recherche, anxieusement, la solution. Durant cette période, au prix de plusieurs affrontements publics, parfois sanglants (printemps de 1963), les militaires règlent leurs comptes et procèdent à une épuration: l’armée s’empare des bases de la marine et les officiers «ultras» des trois armes sont éliminés de manière à permettre un dernier essai de démocratie contrôlée. Le général Onganía, le vainqueur de ces combats fratricides, devient le garant de cette ultime tentative.

Les candidatures péronistes et celles de leurs alliés ne sont pas admises aux élections de juillet 1963: il s’agit de désigner le successeur constitutionnel du président Frondizi et les membres de l’ensemble des corps électifs du pays. On observe une éclipse du péronisme et une grande dispersion des votes, dont bénéficient en définitive les «radicaux du peuple», fidèles représentants de la vieille garde radicale, pâles interprètes des classes moyennes traditionnelles, notamment celles qui sont liées à la bureaucratie, et de certaines couches ouvrières très qualifiées, influencées par les premières. Le président Illia, qui doit s’appuyer ainsi sur un mouvement minoritaire (25 p. 100 des voix) et extrêmement divisé, s’attache à gérer les intérêts de l’Argentine en bon père de famille. Il élargit au maximum, compte tenu de la pression militaire, les libertés individuelles et collectives. Prenant le contre-pied des technocrates de Frondizi, il mène une politique discrètement nationaliste. Il se trouve aussitôt en butte à d’efficaces attaques, tantôt directes, tantôt sournoises, des intérêts économiques argentins et étrangers qu’un certain nombre de mesures – plutôt des demi-mesures – lèsent ou menacent de léser (par exemple, l’annulation des contrats pétroliers souscrits par le président Frondizi). Le président Illia doit affronter les résistances des classes dominantes de la nation que représentent d’un côté le groupe Frondizi, de l’autre les conservateurs classiques, et qu’appuie une grande partie de l’armée, ainsi que l’opposition du mouvement péroniste soucieux de profiter au maximum des possibilités de reconquête politique qu’offre le rétablissement des formes normales de la vie démocratique. Le président, que soutient mal un gouvernement divisé et impuissant à susciter un mouvement d’adhésion populaire sur une politique toute en demi-teintes, suspend littéralement son action. Il donne à l’Argentine une impression d’inefficacité et d’enlisement, malgré la reprise de l’activité économique stimulée par d’excellentes récoltes et par la relance de la consommation – et de l’inflation – grâce à d’importantes hausses de salaires. Les succès péronistes aux élections législatives partielles de 1965 qui font espérer un triomphe aux élections des gouverneurs provinciaux en 1967, et même aux présidentielles de 1969, servent une fois de plus d’argument aux forces armées pour s’emparer du pouvoir, sous le prétexte de l’efficience, le 28 juin 1966.

L’échec: la «révolution» militaire de juin 1966

Il ne s’agit pas, cette fois, d’assurer la gestion du pays, de procéder à une remise en ordre et de créer ainsi les conditions favorables au fonctionnement normal des institutions consacrées par la tradition juridique argentine, comme ce fut le cas en 1955-1958 et en 1962-1963, mais bien d’instaurer un nouveau système politique qui ne recherche sa légitimité que dans le soutien officiel des forces armées et, comme tel, se veut révolutionnaire.

L’Acte et le Statut de la révolution argentine, documents qui définissent un régime politique autoritaire et témoignent d’une vocation économique libérale, prennent le pas sur la Constitution. Ils sont signés des trois commandants en chef, qui désignent comme président le général Onganía, que le président Illia avait mis à la retraite. Dès lors, le président Onganía devient le chef unique d’une nation, dont les éléments conservateurs les plus ouverts et les plus pragmatiques, liés aux principaux groupes financiers étrangers qui recommencent à investir en Argentine, contrôlent désormais la vie économique. Parallèlement, d’importants secteurs du développement du pays (l’industrie lourde et la planification par exemple) dépendent partiellement d’organismes à forte participation militaire et dont l’esprit nationaliste est évident. La responsabilité politique a été confiée aux idéologues nationalistes, choisis également parmi les plus pragmatiques. La vie politique est officiellement arrêtée puisque tous les corps délibératifs ont été supprimés, depuis le conseil municipal jusqu’au Sénat, tous les partis interdits et leurs biens confisqués. Toutes les autorités élues ont été remplacées, le plus souvent par des militaires de tous les grades. Un ensemble impressionnant de lois répressives ou visant à l’encadrement des populations a été promulgué mais, jusqu’au printemps de 1968, non appliqué, exerçant ainsi une pression discrète, toutefois efficace, dans le sens de l’autocensure de l’expression des idées et de l’autocontrôle du comportement. L’Université a été mise au pas, sans autre réaction qu’un exode de professeurs et de chercheurs parmi les plus qualifiés de Buenos Aires. Les mouvements de grève ont été vigoureusement réprimés et les organisations syndicales qui avaient tacitement soutenu le coup d’État, humiliées, divisées et épurées, dans l’espoir d’obtenir des vieux «jérarques» syndicaux, péronistes ou réformistes indépendants, la reconstitution d’une C.G.T. disposée à collaborer avec le régime. De profondes réformes des structures formelles de la haute administration ont été réalisées sans que les changements d’organigramme paraissent affecter les mécanismes réels de prises de décisions.

Le président Onganía, qui s’est fixé des objectifs aussi vagues qu’ambitieux, maintient l’équilibre entre les deux tendances dominantes de son gouvernement, chacune s’imaginant apparemment qu’elle tirera profit de l’usure de l’autre, et assure qu’il a tout le temps de développer son action en trois longues étapes: développement économique, justice sociale, organisation politique. Mais l’indifférence d’un peuple que vingt-cinq ans d’aventures politiques et les faillites successives des personnalités auxquelles il avait confié son destin ont rendu fataliste fait qu’en 1966 les responsables politiques ont acquis, dans leur grande majorité, la conviction que les voies démocratiques ne permettent plus de vaincre les difficultés économiques, sociales et politiques de l’après-péronisme, et certains même réclament ouvertement l’intervention de l’armée. On s’explique, dans ces conditions, l’espèce de consensus silencieusement accordé au coup d’État par le peuple.

De la «révolution argentine» au «grand accord national» (1966-1973)

La dictature du général Onganía et celle qui suivit le coup d’État de 1976 ont plus d’un trait commun: même résignation initiale d’une opinion publique traumatisée par l’instabilité et l’impuissance des institutions représentatives, même incertitude sur les intentions réelles d’un pouvoir qui prétend imposer à sa guise les transformations économiques et sociales qu’il estime indispensables à la mise en place d’un nouveau cadre politique, même équilibre savant entre des militaires «nationalistes» préposés à la planification et au développement de l’industrie de base et des technocrates libre-échangistes chargés d’ouvrir aux capitaux étrangers les secteurs les plus rentables de l’économie, même plan de stabilisation par le blocage des salaires et la liquidation des entreprises et des services publics, même recours aux dévaluations monétaires et à la suppression du contrôle des changes pour favoriser les intérêts du secteur agro-exportateur et les grandes firmes multinationales, même mépris à l’égard des organisations politiques et même suspicion à l’encontre des organisations syndicales, même attitude répressive contre les mouvements de grève et même mise au pas de la presse et de l’Université.

Les insurrections populaires de mai-juin 1969 à Rosario et à Córdoba révélèrent l’ampleur des tensions engendrées par cette stratégie, et le mouvement de contestation qui gagna la majorité de la population contraignit même le haut commandement militaire à destituer le président Onganía en juin 1970.

L’interrègne de Roberto Levingston dure neuf mois, le temps que la guérilla urbaine se développe, que les grèves ouvrières se durcissent, que la Rencontre nationale des Argentins mobilise à Rosario communistes, péronistes et radicaux pour un programme démocratique et d’indépendance nationale, que le péronisme et le radicalisme populaire s’unissent pour réclamer dans un manifeste intitulé L’Heure du peuple l’organisation d’élections libres et, en fin de compte, que de nouveaux troubles à Córdoba fassent sentir à l’état-major interarmes l’urgence de trouver une issue politique à la crise (25 mars 1971).

Chargé de négocier avec les principales forces politiques un «grand accord national» qui permettrait à l’armée de se désengager sans perdre la face, le général Lanusse sait habilement désamorcer les complots d’une opposition militaire animée par ses deux prédécesseurs, mais il ne parvient ni à éviter une nouvelle détérioration de la situation économique, ni à faire accepter aux travailleurs la réduction de leur pouvoir d’achat par l’inflation et le chômage, ni à dissiper le malaise d’une opinion publique qui ne s’inquiète pas moins du durcissement de la répression que du développement du terrorisme révolutionnaire, et ces échecs ne lui laissent plus d’autre choix que de manœuvrer en retraite jusqu’aux élections du 11 mars 1973 et de passer la main au président élu Hector Cámpora, fidèle entre les fidèles du général Perón.

La restauration péroniste (1973-1976)

La restauration péroniste va tenter de renouveler l’expérience de 1946, mais les conditions ne sont plus les mêmes: l’économie est désormais passée sous la dépendance technologique et financière des firmes multinationales, la classe ouvrière est plus expérimentée et plus combative, et le mouvement péroniste lui-même est déchiré par des contradictions d’autant plus vives que l’âge et l’état de santé du Guide suprême posent déjà le problème de sa succession.

Ces contradictions s’exacerbent rapidement dès l’entrée en fonction du président Cámpora (25 mai 1973) et, le 20 juin, devant deux millions de fervents venus de toutes les provinces attendre le retour du général Perón, une violente fusillade met aux prises les formations spéciales des Jeunesses péronistes, adeptes d’un «socialisme national», et le service d’ordre mis en place par la vieille garde syndicaliste et la camarilla de José López Rega, l’éminence grise du régime.

Le général Perón ne manque pas de vitupérer le jour suivant «ceux qui prétendent déformer le mouvement» et, après consultation du haut commandement des trois armes, il ne laisse pas d’autre choix au président Cámpora et au vice-président Solano Lima que de renoncer à leur charge devant le Congrès (14 juill.). Devenu une fois de plus l’ultime recours devant le chaos, il est plébiscité le 23 septembre avec sa femme «Isabelita» par 61,85 p. 100 des suffrages, mais, comme en témoignent l’assassinat du secrétaire général de la C.G.T., José Rucci (25 sept.), et la destitution du recteur de l’université de Buenos Aires, Rodolfo Puiggros (2 oct.), la lutte des factions et les règlements de comptes se poursuivent.

Pendant les neuf mois qu’il lui reste à vivre, le général Perón aura beau vouloir rassurer l’opinion, il ne pourra faire cesser ni les attentats ni les enlèvements et, lorsqu’il disparaît, le 1er juillet 1974, la violence ne connaît plus de frein sous le gouvernement hésitant d’Isabelita, prisonnière du «clan raspoutinien» de l’aventurier López Rega. Publiant, le 23 mars 1976, un bilan du terrorisme et la répression depuis le 25 mai 1973, La Prensa le chiffre à 1 358 victimes dont 66 militaires, 170 policiers, 445 guérilleros et 677 civils.

Ce n’est pourtant pas dans la montée du terrorisme, déjà enrayée à la fin de 1975, qu’il faut voir la principale raison du nouveau coup d’État militaire de mars 1976, mais dans la décomposition de l’appareil péroniste et la faillite de la politique économique et sociale définie par le «pacte social», signé le 8 juin 1973 entre le ministre des Finances, José Gelbard, la C.G.T. et la C.G.E., et le «plan triennal pour la reconstruction et la libération nationale», publié le 22 décembre 1973. Parmi les multiples signes de cet effondrement, nous citerons seulement la démission de José Gelbard (27 oct. 1974) et la valse de ses successeurs, le mécontentement ouvrier particulièrement vif à Córdoba et l’attitude de plus en plus critique de la C.G.T. à l’égard de López Rega (juill. 1975), les protestations de la puissante Société rurale argentine et le malaise compréhensible de l’ensemble de la population devant un taux mensuel d’inflation de 48 p. 100 pendant le second semestre de 1975.

La «réorganisation nationale» après le 24 mars 1976

Dans le texte où la junte militaire a défini, trois jours après son coup d’État, son programme de «réorganisation nationale», on peut lire qu’elle se proposait comme but suprême de «mettre en place une souveraineté politique fondée sur le fonctionnement d’institutions constitutionnelles revitalisées», et, entre autres objectifs préalables, d’«éliminer la subversion» et de «promouvoir le développement économique», notamment «en offrant à l’initiative et aux capitaux privés, nationaux et étrangers, les facilités nécessaires pour participer à l’exploitation des richesses nationales».

Pendant toute la durée de la présence des militaires au pouvoir, on en a surtout remarqué les aspects répressifs de ce programme; mais, en soulignant à plusieurs reprises que la subversion «couvre le domaine social, économique, culturel et psychologique en plus du domaine militaire», le général Videla n’avait-il pas lui-même laissé entendre que les arrestations arbitraires, les tortures, les disparitions et les exécutions sommaires pouvaient n’avoir d’autre motif que de faire taire toute protestation contre la politique de redéploiement de son ministre de l’Économie, Martínez de Hoz?

Malgré la «paix sociale» obtenue à ce prix et malgré l’atout enviable de quatre excellentes récoltes en cinq ans, le général Videla n’a manifestement pas réussi à transmettre le pouvoir dans de bonnes conditions au général Viola, ancien commandant en chef de l’armée de terre, qui a pris ses nouvelles fonctions le 29 mars 1981.

Ce dernier passait pour être plus ouvert que son prédécesseur au dialogue et à la négocation, mais les longues délibérations qui ont précédé sa désignation laissaient deviner que son activité serait étroitement surveillée par la junte des commandants en chef des trois armes (Leopoldo Fortunato Galtieri, Armando Lambruschini, Omar Graffigna). Le gouvernement qu’il a constitué est assez révélateur à cet égard: si l’attribution des Affaires étrangères à Oscar Camilión indiquait qu’un pont avait été établi avec les frondizistes du M.I.D. (Mouvement pour l’intégration et le développement), la nomination de Lorenzo Sigaut, de Jorge Aguado et de Eduardo Oxenford à la direction des Affaires économiques représentait une évidente concession à la bourgeoisie industrielle, agraire et commerçante, qui jugeait l’orientation de Martínez de Hoz trop exclusivement favorable à l’agrobusiness et aux grandes banques, et les postes clefs de l’Intérieur, de la Défense et de l’Action sociale continuaient à être détenus par des militaires. Un autre pas fut accompli en direction des péronistes avec la libération de l’ex-présidente «Isabelita» le 6 juillet 1981, mais diverses déclarations montraient que le haut commandement redoutait de se laisser entraîner sur la même pente que le général Lanusse en 1973 et qu’il continuerait donc à subordonner le rétablissement des instances démocratiques à la création fort aléatoire d’un grand parti conservateur capable d’assurer sans secousse la relève du régime. Restait à savoir si cet immobilisme politique serait compatible avec la persistance des difficultés économiques auxquelles l’Argentine se trouvait confrontée depuis la fin de 1979.

L’oligarchie terrienne n’a pas tardé, en tout cas, à protester par le canal du journal La Prensa contre le rétablissement de la taxe à l’exportation des céréales, et les critiques du grand quotidien conservateur ont même été si vives que le gouvernement lui a retiré toute publicité officielle, mesure contre laquelle l’ensemble de la presse s’est aussitôt élevée. D’un autre côté, à l’appel de l’ancien secrétaire général du S.M.A.T.A., le puissant syndicat de l’automobile, le mécontentement populaire contre l’insécurité de l’emploi et les difficultés d’existence s’est si massivement exprimé à Buenos Aires le 17 juin 1981, que La Nación a pu écrire le lendemain: «Il existe une atmosphère de tension considérable dans la République. Il n’est que de sortir dans la rue pour s’en apercevoir.» Mais la Conférence épiscopale a été beaucoup plus nette en affirmant: «Il y a une crise d’autorité qui ne peut être résolue que par la restauration de l’état de droit, conformément à la Constitution.»

C’est dans ces circonstances que les principales formations politiques représentées au Parlement avant le coup d’État de 1976 (Parti justicialiste, Union civique radicale, Parti radical intransigeant et Fédération démocrate-chrétienne) se sont unies pour réclamer le retour progressif à la démocratie et, dans l’immédiat, la libération des détenus politiques et syndicaux, la vérité sur les «disparus», la défense de la production nationale et l’amélioration du niveau de vie des travailleurs. Cet accord s’est même étendu par la suite au Parti communiste, qui exerçait une influence non négligeable dans les grands centres ouvriers, mais cette volonté unitaire ne s’est pas manifestée aussi fortement au niveau syndical, et la rivalité qui continuait à opposer les péronistes «durs» de la C.G.T. aux «modérés» de la «commission intersectorielle» n’est sans doute pas étrangère à l’insuccès de la grève du 22 juillet 1981, lancée sur le mot d’ordre – assez peu mobilisateur, il est vrai – de «relance de la production».

6. L’économie argentine

Trois étapes caractérisent le développement de l’économie argentine. Dans la première, l’exportation des produits de l’agriculture et de l’élevage constitue l’élément dynamique. Elle s’amorce vers le milieu du XIXe siècle avec l’expansion du commerce international et la mise en valeur de la pampa humide. La structure extravertie de l’économie fait que le niveau interne de revenu et d’emploi, le solde de la balance des paiements et les finances publiques dépendent du niveau de la demande mondiale de céréales, de viande et de laine, et de l’afflux de capitaux étrangers qui, dans une première période, avaient financé l’installation de l’infrastructure, mais qui, ensuite, devaient servir aussi à couvrir la dette extérieure.

Au cours de cette étape, l’appareil politique et administratif de l’État se consolide, les réseaux commerciaux et financiers se développent ainsi que, dans une moindre mesure, le secteur industriel. Simultanément apparaissent les vices structurels qui vont constituer ultérieurement des freins à la croissance. Ainsi en est-il d’abord du système d’exploitation rural, caractérisé par le partage de la terre entre les latifundia de vastes dimensions et les unités économiques petites ou moyennes occupées par des exploitants précaires (fermiers et métayers). Ce système rend très difficile l’augmentation de la productivité par l’introduction d’innovations technologiques; il est responsable de la stagnation du secteur, ainsi que du déséquilibre régional caractérisé par la concentration de plus en plus accentuée de l’activité économique dans la zone de la pampa et la ville de Buenos Aires, et du déclin relatif de l’intérieur du pays.

Une deuxième étape s’ouvre en 1930: elle est la conséquence de la crise du commerce international. La croissance économique repose alors sur l’industrie légère (textile et industries alimentaires principalement) produisant pour le marché intérieur des substituts aux importations. Ce processus d’industrialisation est la conséquence d’un ensemble de mesures destinées, à l’origine, à préserver le revenu des producteurs ruraux. L’absence de politique cohérente a provoqué de profondes distorsions dans ce processus, particulièrement accentuées par les méthodes appliquées de 1945 à 1950, et a empêché l’intégration du secteur industriel.

L’épuisement des possibilités de croissance dans une structure industrielle non intégrée a contraint les pouvoirs publics à favoriser l’installation d’industries de biens de consommation intermédiaire et de biens de capital; c’est la troisième étape, commencée vers 1950. Or la stagnation du secteur rural résultant du système d’exploitation de la terre, d’une part, et la détérioration des termes de l’échange, de l’autre, ont eu pour conséquence que les exportations n’ont pu fournir le pouvoir d’achat extérieur que l’implantation de ces industries exigeait: ainsi l’épargne intérieure dont le coefficient est pourtant assez élevé n’a pu se transformer en biens de capital d’origine étrangère que dans une faible mesure.

La détérioration d’une infrastructure, qui n’avait pas été renouvelée, a aggravé les conditions particulièrement défavorables dans lesquelles se déroule la tentative d’intégration industrielle. À l’heure actuelle, l’Argentine possède une économie assez diversifiée qui a atteint un niveau élevé de développement, mais souffre de profonds déséquilibres structurels bloquant les mécanismes de croissance. La recherche d’une stratégie économique qui permette aux branches dynamiques du secteur industriel d’entraîner la croissance équilibrée de l’ensemble constitue le problème essentiel de l’Argentine.

L’économie extravertie (1860-1930)

Malgré le développement de l’élevage bovin et des exportations de cuir par le port de Buenos Aires dont la population double au cours de la première moitié du XIXe siècle, l’Argentine se présentait encore vers 1850 comme un ensemble économique à croissance fort lente. L’impulsion décisive viendra de l’extérieur; ce seront l’expansion et les changements structurels du commerce international qui vont conduire en quelque sorte à l’intégration mondiale de l’économie.

En 1860 commence l’afflux de capitaux étrangers en Argentine. Le total cumulé des investissements d’origine étrangère atteint un maximum, en 1913, avec environ 10 milliards de dollars, soit 50 p. 100 du capital fixe existant. Ils se répartissaient ainsi: 33 p. 100 en entreprises de chemin de fer, 31 p. 100 en titres gouvernementaux et le reste en services publics et activités commerciales et financières. La part du capital britannique était d’environ 65 p. 100 du total. Cela permit surtout l’installation d’un réseau ferroviaire très étendu: 34 000 km vers 1914. Le réseau, dont la densité est égale à celle du réseau des États-Unis, converge sur Buenos Aires: il a été construit pour les besoins du commerce extérieur. Cependant, on constate un retard considérable dans l’organisation du mécanisme de réponse au stimulant extérieur.

Dans une économie extravertie où les exportations sont l’élément moteur, l’excédent de la balance commerciale est la condition de base de la croissance; or la balance commerciale de l’Argentine a été presque toujours déficitaire de 1860 à 1890. Ce n’est qu’à partir de 1890 qu’elle deviendra excédentaire grâce au rapide accroissement des exportations: elle le demeurera jusqu’en 1930.

De 1860 à 1930, la composition des exportations n’est pas restée la même. Les laines et les cuirs représentaient, avant 1890, 90 p. 100 du total. Leur part relative se réduit progressivement au profit des céréales et de la viande congelée, qui sont à la base du mouvement d’expansion des exportations. Dans la deuxième décennie du XXe siècle, la structure des exportations se fige autour des pourcentages qui resteront longtemps à peu près contants: céréales et oléagineux 45 p. 100, viande 24 p. 100, laine 13 p. 100, cuirs 6 p. 100. Les exportations devaient trouver leur débouché le plus important en Angleterre. Cependant, en raison de l’apparition tardive des principaux produits dans les exportations, jusqu’en 1900 les achats britanniques ne dépassaient guère 12 p. 100 du total de ces exportations. L’Angleterre occupait, d’autre part, le premier rang dans les importations, avec plus de 35 p. 100 du total. Cette situation était due à l’importation de machines et d’équipements nécessaires à la réalisation des projets d’investissements financés par les capitaux d’origine anglaise.

Que certaines innovations techniques (progrès de la construction navale, application des procédés de réfrigération), qui auraient permis la réduction des prix des produits exportés ou leur exportation elle-même, n’aient eu lieu que bien après le début de l’afflux de capitaux explique aussi, en un certain sens, le retard de l’organisation du mécanisme de réponse au stimulant extérieur. Mais la cause principale de celui-ci réside dans l’influence du régime de propriété de la terre sur le délai de réaction et le comportement global de l’économie. Au fur et à mesure de la récupération des terres occupées par les Indiens, celles-ci étaient attribuées selon le système des ventes fiscales. Ce système, privilégiant les groupes détenant le pouvoir politique, aboutit à la constitution d’une classe très réduite de propriétaires fonciers et à la création de latifundia qui dépassaient parfois 100 000 hectares dans la province de Buenos Aires. Dans l’hypothèse d’une exploitation directe, la seule activité rentable ne pouvait être que la pratique extensive de l’élevage car il permettait une occupation effective de la terre avec un minimum de personnel. Ainsi, l’élevage des ovins couvrait la superficie la plus étendue de la pampa. Les essais de colonisation privée sur des terres marginales des latifundia n’avaient pour objet que de valoriser la terre. En réalité, la spéculation foncière fut, à cette époque, la principale source d’enrichissement des propriétaires terriens.

Mais l’apparition du frigorifique entraîne le remplacement de l’élevage d’ovins par celui de bovins et, par suite, accroît les besoins en plantes fourragères. Pour rendre les terres plus réceptives aux cultures fourragères, on pratique l’assolement avec les céréales: l’agriculture alors se développe dans la sous-région la plus importante de la pampa: la province de Buenos Aires. La culture des céréales est confiée, par les propriétaires, à des exploitants liés par des contrats de fermage et de métayage. Ainsi le régime d’exploitation de la terre se structure avec des caractéristiques qui perdureront: latifundia où se pratique l’élevage et petites et moyennes unités où l’agriculture est pratiquée par des exploitants précaires. Ces raisons expliquent l’évolution retardée de l’agriculture, ainsi que le paradoxe constitué par le faible coefficient de population active employée par le secteur rural (33 p. 100 en 1890 et 26 p. 100 en 1914) dans une économie qui repose fondamentalement sur ce secteur.

Malgré tout, l’ensemble de l’économie enregistre une croissance rapide. Pour la période de 1860-1900, en l’absence de calculs précis, on estime que l’accroissement du produit global se fait au même taux que celui des exportations, soit 5 p. 100 par an. De 1900 à 1930, le taux d’accroissement du produit par tête est de 2 p. 100.

La sensibilité de l’économie argentine aux variations cycliques de l’économie européenne met en lumière le caractère hétéronome de la croissance et l’asymétrie des rapports reliant ce pays «périphérique» aux pays qui constituaient le centre de l’économie mondiale. Pendant la période qui précède la réponse au stimulant extérieur, l’Argentine adopte une politique d’inconvertibilité de la monnaie. L’apparition d’une prime à l’or et la montée des prix qui en est la conséquence provoquent une redistribution des revenus en faveur des secteurs liés à l’exportation: propriétaires fonciers, mais aussi métayers (les loyers n’augmentent pas aussi vite que les prix), intermédiaires commerciaux. La garantie en or d’un taux minimal des prix assuré par l’État aux compagnies anglaises de chemins de fer leur permet de bénéficier aussi de cette redistribution. Dans les périodes de dépressions cycliques, cette politique qui avait pour objet de les empêcher d’arrêter le processus de structuration des bases d’un système de croissance orienté vers l’extérieur en amplifie les effets négatifs sur le reste des secteurs.

Vers 1900, une fois ces bases consolidées, on revient à la libre convertibilité et au fonctionnement normal du système de l’étalon-or jusqu’à la fin de l’étape, avec, toutefois, une interruption pendant la Première Guerre mondiale.

L’industrialisation par substitution d’importations

La crise des années trente marque l’ébranlement définitif du système de croissance hétéronome.

La chute des prix, accompagnée de la diminution – mais moins prononcée – des volumes, entraîne la réduction des exportations, qui passent d’une valeur de 2 milliards de dollars environ à 1,2 milliard. Simultanément cessent d’arriver les capitaux étrangers qui, dans les dernières années de l’étape antérieure, couvraient 70 p. 100 des revenus et amortissements versés à l’extérieur. Les effets additionnés de ces deux facteurs signifient une réduction de plus de 50 p. 100 de la capacité d’importation de l’Argentine. Les anciens mécanismes de croissance étant bloqués, celle-ci va pourtant se poursuivre, mais axée sur la création d’industries produisant des substituts aux marchandises importées. Tandis qu’entre 1930 et 1950 les exportations décroissent à un taux moyen de 1,5 p. 100, la croissance du produit national se poursuit à un taux d’environ 3 p. 100 (de 4,2 p. 100 si l’on exclut du calcul les années de la crise, 1930 à 1932), et celle de l’investissement à un taux de 4,08 p. 100.

Si la production agricole et d’élevage stagne, la production industrielle s’accroît de 70 p. 100. La contribution relative des secteurs au produit intérieur brut change en conséquence: le secteur primaire passe de 30 p. 100 en 1930 à environ 18 p. 100 en 1950, et l’industrie de 20 p. 100 à 32 p. 100. Le passage d’une structure primaire à une structure industrielle est provoqué par des causes exogènes au pays, mais ce sont les conditions créées dans l’étape précédente qui permettent l’absorption rapide par l’industrie des ressources et des facteurs rendus inutilisables en raison de la crise du secteur extérieur: l’existence d’une expérience manufacturière née de l’implantation d’un secteur industriel de structure diversifiée, la disponibilité de main-d’œuvre relativement qualifiée, l’existence d’une forte demande de produits manufacturés et la concentration de la plupart de ces facteurs sur une surface couvrant 1,3 p. 100 du territoire, c’est-à-dire la ville de Buenos Aires et ses alentours.

Cependant, ces conditions n’auraient pas suffi s’il ne s’était pas opéré une modification substantielle dans la politique économique des pouvoirs publics. Le gouvernement d’alors, préoccupé de préserver les intérêts des producteurs ruraux, déclare l’inconvertibilité de la monnaie. L’achat, par l’État, des produits de l’agriculture et de l’élevage à des prix supérieurs aux cours mondiaux empêche la baisse du revenu monétaire intérieur et maintient par conséquent au même niveau la demande intérieure de biens jusqu’alors importés. Le contrôle des changes, la limitation des importations introduites au taux officiel de change et l’enchérissement des produits importés au taux du marché libre permettent d’envisager la production locale des produits correspondants à des conditions avantageuses. Les investissements se dirigent particulièrement vers l’industrie textile: l’utilité marginale du capital s’y révèle la plus élevée. Les industries alimentaires, celles du tabac, du cuir et de la métallurgie légère, dont les conditions de production ou de marché ressemblent à celles de l’industrie textile, connaissent un essor analogue.

Mais, vers 1945, l’effet de substitution s’épuise, les faibles coefficients d’importation qui subsistent dans ces branches sont, à cette époque, pratiquement irréductibles. D’autre part, la persistance de soldes favorables pendant la Seconde Guerre mondiale et l’impossibilité de les dépenser à l’extérieur avaient provoqué l’accumulation d’importantes réserves de devises. La montée spectaculaire des prix mondiaux des denrées alimentaires dans l’immédiat après-guerre conduit le gouvernement argentin à définir une politique économique destinée à protéger les industries locales sur les bases suivantes: redistribution des revenus, renforcement du contrôle des changes et suppression des importations par le marché libre, interdiction d’importations pouvant concurrencer les industries existantes et rééquipement de ces industries, transfert vers les industries implantées de la plus grande part des revenus additionnels créés par l’élévation des prix des exportations, qui ne bénéficient donc que dans une proportion minime aux producteurs ruraux, utilisation des réserves d’or et de devises pour la nationalisation des services publics, particulièrement des chemins de fer.

Les subventions implicites accordées aux industries existantes à travers l’achat de biens de capital et de consommation intermédiaire, à un taux de change surévalué, ont souvent provoqué dans ces branches un surinvestissement spéculatif, consolidé leur caractère d’oligopole et découragé l’implantation d’industries locales de biens de consommation intermédiaire. Ainsi a-t-on prolongé artificiellement une expansion fondée sur des activités dont l’effet moteur était déjà épuisé, accentué le phénomène de décroissance du secteur rural, source des exportations, et détourné vers des secteurs improductifs l’excédent de main-d’œuvre.

Vers l’intégration industrielle

En 1950, les réserves sont épuisées; les prix à l’exportation décroissent fortement, en raison de la concurrence des excédents agricoles des États-Unis et de l’auto-approvisionnement croissant des économies européennes. La nouvelle réduction de la capacité d’importer qui en résulte crée une situation critique. Deux traits principaux caractérisent cette étape: d’abord le changement d’orientation de l’industrialisation, consacrée désormais à la substitution des importations de biens de capital et de biens de consommation intermédiaire. Comme la production locale de ce type de produit exige, dans un premier temps, des importations additionnelles qui dépassent la valeur du produit substitué, l’expansion des branches correspondantes ne peut se réaliser que si elle est accompagnée d’un accroissement plus que proportionnel du pouvoir d’achat des exportations, d’où découle le deuxième trait de la période: les efforts destinés à sortir le secteur rural de sa stagnation afin d’augmenter les soldes exportables.

Entre 1950 et 1964, le volume de la production industrielle s’accroît de 50 p. 100, mais alors que le groupe des industries qui étaient à l’origine du processus n’accroît son produit que de 10 p. 100, le groupe des industries de biens de consommation durable (automobiles, tracteurs), de biens de consommation intermédiaire (produits chimiques, sidérurgie, cellulose) et de biens de capital (équipement pour le transport et l’énergie, machines outils) double globalement sa production. Ce groupe, qui représentait, en 1950, 40 p. 100 de la valeur ajoutée de l’industrie, en représente 59,5 p. 100 en 1965. L’investissement global s’accroît à un taux de 5 p. 100, mais l’investissement en machines et en équipements enregistre un taux annuel de 10 p. 100. Comme l’accroissement de la consommation ne se réalise qu’à un taux de 2,24 p. 100 et que les salaires diminuent leur participation au revenu national de 20 p. 100, il est certain que l’effort d’intégration industrielle s’est opéré aux dépens du niveau de vie des secteurs de la population à revenu fixe.

Quant aux exportations, elles n’ont pas réussi à financer les besoins accrus d’importation, nécessités par l’évolution du secteur industriel. En ce qui concerne les volumes, le secteur rural a manifesté une faible réceptivité aux politiques de redistribution du revenu en sa faveur, telles que les dévaluations réitérées du taux de change. En fait, une augmentation significative de la production ne pouvait provenir que de la modernisation systématique de l’agriculture et de l’élévation du rapport capital-terre. Or ces modifications pouvaient difficilement s’accomplir dans une structure rurale qui conservait, pour l’essentiel, les traits de l’économie extravertie: d’après le recensement agraire de 1960, les exploitants précaires occupaient 40 p. 100 des terres, tandis que 51 p. 100 de celles-ci appartenaient à 4,7 p. 100 des propriétaires. Mais, même si la production augmentait dans une certaine proportion, la détérioration des termes de l’échange en réduisait à maintes reprises la valeur et ne permettait donc pas d’accroître la capacité de paiement extérieure du pays.

En conséquence, la transformation de la structure industrielle ne peut se réaliser qu’avec une balance commerciale presque invariablement déficitaire. L’excédent d’importations est financé par l’entrée de capitaux réalisables à court terme et par des crédits de stabilisation, ce qui provoque dans la période qui suit une diminution additionnelle de la capacité d’importer et des crises graves dans le système d’échanges. L’afflux de capitaux étrangers à long terme reste modeste jusqu’en 1959. C’est alors que s’installent les filiales des grandes firmes étrangères d’origine nord-américaine principalement, notamment dans les branches de l’automobile et du pétrole.

Les limitations de l’offre d’exportations, les problèmes financiers extérieurs, l’affaiblissement de l’infrastructure et le déficit fiscal suscitent pendant toute l’étape une forte pression inflationniste. Des mesures de type conjoncturel prises par les pouvoirs publics, telles que la restriction des crédits et des augmentations de salaires, ont ralenti, pendant un certain temps, l’activité économique et provoqué un retard dans l’apparition des effets directs des investissements sans parvenir à réduire l’inflation. L’évolution très irrégulière du produit intérieur brut, avec l’alternance de phases de croissance et de décroissance reflète assez bien cette situation.

En 1964 a été élaboré un plan de développement économique pour la période de 1965 à 1969. Les objectifs à moyen terme du plan consistaient à rendre compatible le taux de croissance avec la capacité d’importer, à assurer les investissements nécessaires pour corriger les goulets d’étranglement à la base, à augmenter le niveau de consommation et à éliminer les pressions inflationnistes. Il prévoyait une meilleure utilisation de la terre. Il prévoyait aussi l’accélération du processus de substitution des importations, principalement dans la sidérurgie, l’industrie chimique et la cellulose, et il assignait 90 p. 100 de l’investissement public à l’amélioration de l’infrastructure.

La récupération de la production agropastorale

En 1976, au moment où la junte militaire a pris le pouvoir, l’agriculture argentine avait déjà réagi à la hausse des prix mondiaux du blé et des oléagineux; l’augmentation de 700 000 hectares des surfaces ensemencées avait eu pour conséquence, lors des récoltes de l’été austral de 1975-1976, une sensible progression de la production par rapport à celle de la campagne précédente: 44 p. 100 pour le blé, avec une production de 8,7 Mt (millions de tonnes), 48 p. 100 pour le tournesol et 43 p. 100 pour le soja. Malgré la baisse des cours en 1976, la valeur des exportations de céréales s’en trouvait augmentée de plus de 100 millions de dollars, et, dans le même temps, profitant des conséquences de la sécheresse qui affectait les pays de la C.E.E., les ventes de viande doublaient presque, avec une progression de 260 millions de dollars.

En libérant les prix intérieurs et en dévaluant le peso, Martínez de Hoz permit aux producteurs de grains de profiter au maximum de cette reprise et il s’ensuivit aussitôt une nouvelle expansion des ensemencements (+ 19 p. 100 pour les oléagineux, + 24 p. 100 pour le blé), une nouvelle augmentation de la production (31,6 Mt au total) et une nouvelle progression des soldes exportables (10 Mt). Mais les limites de cette stimulation par les revenus sont apparues dès la campagne 1977-1978 où, en raison de la détérioration des prix, la récolte de blé a diminué de plus de la moitié par rapport à l’année précédente, avec 5,2 Mt seulement. De plus, la relance de l’agriculture a provoqué immédiatement une désaffection pour l’élevage, ce qui explique que, malgré la baisse des cours, le taux d’abattage ait atteint un niveau très élevé: 16 millions de têtes entre juin 1977 et juin 1978.

La crise industrielle

Comme on pouvait le prévoir, la politique de stabilisation et de libre-échange de Martínez de Hoz n’a fait qu’accentuer, en effet, les déséquilibres structurels de l’industrie de transformation, d’une part en augmentant ses coûts de production par le biais de la hausse des prix que les dévaluations du peso ont fait subir aux matières premières importées, d’autre part en rétrécissant ses débouchés intérieurs par le blocage des salaires.

Les résultats de cette politique sont particulièrement frappants dans l’industrie de l’automobile: le prix d’une voiture de petite cylindrée est passé de 27 fois le salaire mensuel d’un ouvrier spécialisé, en 1975, à 43 fois ce salaire en 1976, et, par voie de conséquence, les ventes de véhicules neufs sont tombées de 322 000 unités en 1974 à 238 000 unités en 1977, ce qui a entraîné la fermeture définitive de la filiale de General Motors en 1978. Les autres constructeurs, tous également étrangers, ne travaillaient plus qu’à 45 p. 100 de leur capacité et, en les autorisant à incorporer dans leurs fabrications une quantité accrue de pièces importées, le plan gouvernemental de conversion a acculé à la faillite les sous-traitants, qui sont pour la plupart des entreprises nationales.

De plus, la concurrence accrue des produits importés mettait en difficulté l’industrie textile et l’électroménager de fabrication nationale, l’inflation rendait les taux d’intérêt si prohibitifs que les petites et moyennes entreprises durent renoncer à emprunter, l’incertitude politique et les tensions sociales firent obstacle aux investissements des grandes firmes étrangères dans les nouvelles branches agro-industrielles que le gouvernement espérait développer. Loin de se réduire à «une petite crise de réajustement», le marasme se prolongea donc et, au lieu de l’expansion promise en 1976, on a encore enregistré en 1978 un recul de 4,5 p. 100 du produit intérieur brut industriel.

Un pays riche peuplé de gens pauvres?

Les humoristes argentins ont assuré que Martínez de Hoz avait fait de l’Argentine «un pays riche peuplé de gens pauvres» et il semble bien qu’il ne s’agissait pas là d’une simple boutade. En effet, tandis que, grâce à l’heureuse rencontre de conditions climatiques particulièrement favorables et d’une conjoncture internationale non moins propice à la suite de l’embargo du président Carter sur les ventes de céréales à l’Union soviétique, le secteur des exportations a connu de 1976 à 1980 une expansion si considérable qu’on a pu la comparer à la célèbre prospérité des années quarante qui fut pour beaucoup dans le succès du péronisme, l’évolution du produit national brut pendant la même période a été rien moins que satisfaisante (face=F0019 漣 1,7 p. 100 en 1976, + 4 p. 100 en 1977, 漣 3,2 p. 100 en 1978, + 8,5 p. 100 en 1979 et 0 p. 100 en 1980), et l’inflation s’est maintenue à un taux très élevé (347 p. 100 en 1976, 160 p. 100 en 1977, 170 p. 100 en 1978, 140 p. 100 en 1979 et 87,7 p. 100 en 1980). Si l’on ajoute que la dette extérieure a atteint le chiffre énorme de 30 milliards de dollars, que l’année 1980 a été marquée par la faillite de dix banques, douze sociétés financières et cinq caisses de crédit représentant un actif de 3,7 milliards de dollars, que les faillites dans le secteur productif ont dépassé quant à elles le milliard de dollars au cours du même exercice, que les réserves monétaires sont tombées de 10 à 3 milliards de dollars entre janvier 1980 et mars 1981, que le déficit budgétaire est resté de l’ordre de 7 p. 100 du produit intérieur brut et que le nouveau gouvernement a dû procéder sans délai à une dévaluation de 30 p. 100 s’ajoutant à celle de 10 p. 100 déjà effectuée en février, on comprendra que la plupart des observateurs aient accueilli avec scepticisme les prévisions optimistes du successeur de Martínez de Hoz, d’autant que le programme qu’il a exposé le 19 août 1982 n’a envisagé aucun autre moyen d’élargir le marché intérieur que le simple effet dissuasif des réajustements du peso sur les importations.

Il est vrai que Lorenzo Sigaut ne pouvait guère proposer d’investir et de relancer la consommation alors que la moitié de l’écrasante dette extérieure venait justement à échéance et que tout appel au Fonds monétaire international était inconcevable sans un redoublement d’austérité. Pour pouvoir renégocier le remboursement de cette dette dans des conditions aussi peu onéreuses que possible, il s’est donc surtout préoccupé d’accroître les réserves de devises à la faveur d’une récolte fabuleuse de quelque 35 millions de tonnes de céréales et d’oléagineux, quitte à retarder la réactivation de la production industrielle. La rançon prévisible de cette politique a été une aggravation du chômage qui touchait plus d’un million de personnes, notamment dans le secteur de l’automobile, alors que la faible croissance démographique (1,3 p. 100) et l’ampleur de l’émigration (plus de 2 millions de personnes, semble-t-il) avaient jusque-là permis de le maintenir à un niveau moins élevé. On a tout lieu de penser que les tensions sociales qui ne pouvaient qu’en résulter étaient au tout premier plan des préoccupations du général Viola lorsqu’il a déclaré, le 1er octobre 1981, qu’il n’entendait offrir aucune chance «à ceux qui veulent précipiter la réorganisation démocratique».

La débacle des Malouines

Pour masquer ce désastre économique et offrir un dérivatif au mécontentement populaire, la junte n’a rien trouvé de mieux que de se lancer en avril 1982 dans l’aventure des Malouines. Mais les événements n’ont pas tardé à montrer que l’armée argentine était moins apte à se battre contre un adversaire sérieux qu’à exercer sa dictature sur le pays, et le comportement peu glorieux de ses principaux chefs a achevé de la discréditer. Cet échec a été sanctionné par la démission du général Galtieri le 16 juin et celle des officiers supérieurs les plus compromis au cours des mois suivants, mais la faillite du régime est apparue plus nettement encore à travers les difficiles tractations qui ont précédé la désignation du nouveau chef de l’exécutif, le général Reynaldo Bignone.

Pendant ce temps, la crise économique s’est encore aggravée: le P.I.B., qui avait déjà baissé de 6 p. 100 en 1981, s’est encore réduit de 7 p. 100 pendant le premier semestre de 1982; la production industrielle de 1982 a été de 25 p. 100 inférieure à celle de 1970; les salaires réels ont reculé de 40 p. 100 par rapport à 1975; l’inflation a atteint un rythme mensuel de 20 p. 100 en juillet; la dette extérieure a dépassé le chiffre de 40 milliards de dollars, et le nouveau ministre de l’Économie, Jorge Wehbe, a dû réclamer d’urgence une «avance» de 1 milliard de dollars auprès des principaux créanciers du pays et un prêt de 2,3 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international.

Dans ces conditions, même les milieux financiers qui avaient appuyé le coup d’État de 1976 en sont venus à penser que seul le retour à la démocratie pouvait permettre un redressement de la situation. Mais c’est avant tout chez les travailleurs que la protestation a grandi: le 6 décembre 1982, à l’appel de l’organisation syndicale la plus modérée, la C.G.T. Azopardo, une grève générale a paralysé le pays, et le 16 décembre les cinq principales forces politiques regroupées au sein de la multipartidaria ont organisé, avec l’appui des formations de gauche, des syndicats et des associations de défense des droits de l’homme, une manifestation qui a réuni plus de 150 000 personnes au centre de Buenos Aires, malgré les violences de la police.

Ainsi invitée à rentrer dans ses casernes, l’armée n’a cessé de manœuvrer pour tenter de retarder l’échéance et d’aboutir à l’instauration d’une «démocratie limitée» qui lui aurait évité, en particulier, d’avoir à rendre des comptes au sujet des «disparitions» dont elle s’était rendue responsable depuis 1976. Cependant l’isolement croissant du régime a contraint le général Bignone à annoncer des élections générales pour le 30 octobre 1983 et la transmission du pouvoir aux nouvelles autorités avant la fin de janvier 1984. Reste que, en accordant les deux tiers des sièges au parti arrivé en tête et le tiers restant au second, le mode de scrutin retenu – dit de liste incomplète – devait priver les formations de gauche de toute représentation parlementaire et pouvait offrir ainsi aux militaires la possibilité de négocier plus durement leur retrait.

7. Le retour à la démocratie: de Raúl Alfonsin (1983-1989) à Carlos Menem

Lorsque la dictature militaire honnie s’effondre après la désastreuse aventure des Malouines, laissant derrière elle près de vingt mille victimes et disparus, héritage de la «guerre sale» contre la subversion, les Argentins, pleins d’espoir, s’en remettent au nouveau gouvernement civil. Raúl Alfonsin, leader de l’Union civique radicale (U.C.R.), élu le 30 octobre 1983 avec 52 p. 100 des suffrages, devance alors de 2 millions de voix son adversaire péroniste Italo Luder.

Six ans plus tard, la désillusion est générale. Certes, la restauration de la démocratie sur les bords du Río de la Plata est à porter à l’actif de la présidence radicale. Mais, pour le reste, le pays a continué de s’enfoncer dans la crise, nargué par l’hydre moderne de l’hyperinflation. Coupures d’électricité à répétition, soupes populaires dans les faubourgs pour secourir les quelque 6 millions de pauvres (sur 32 millions d’habitants), légion de cartoneros (chiffonniers) déambulant avec leur charrette dans les zones huppées, longues files d’attente devant les consulats et fuite à l’étranger de l’intelligentsia, des techniciens qualifiés..., sont les autres signes les plus tangibles, à la fin des années 1980, du déclin de cet ancien pays phare de l’«Extrême-Occident».

Procès des officiers et rébellions militaires

Raúl Alfonsin annonçait un programme réformateur ambitieux. Au bout du compte, les acquis sont maigres. Parmi eux: la promulgation d’une loi autorisant le divorce, malgré l’opposition de la très traditionnelle hiérarchie religieuse, et surtout la bataille en faveur du respect des droits de l’homme. Le début de son sexennat est marqué par ce dernier affrontement politico-juridique. Désireux d’éviter à la fois l’oubli et la vengeance, Raúl Alfonsin annonce, le 13 décembre 1983, que les principaux responsables des exactions commises durant la période dictatoriale, les officiers des trois premières juntes (Videla, Massera, Agosti, Lambruschini, Viola, Graffigna, Galtieri, Anaya et Lami Dozo), seront traduits devant les tribunaux. L’opposition de la hiérarchie militaire au principe même des procès empêche que les hauts gradés soient jugés par leurs pairs et oblige le gouvernement à se retourner vers la justice civile. Les organismes de défense des droits de l’homme – mères de la place de Mai en tête, qui mettent en avant le sort de leurs enfants disparus – manifestent fréquemment dans le centre de la capitale. En neuf mois de travail, une commission nationale d’enquête sur les disparitions (Conadep), créée à l’initiative du gouvernement et présidée par le prestigieux écrivain Ernesto Sabato, rassemble un dossier de cinquante mille pages consignant nombre de témoignages sur près de neuf mille disparus. Une synthèse de ce rapport, publiée sous le titre Nunca más (Jamais plus), constitue en outre un implacable réquisitoire contre la politique répressive de la dictature, son ampleur comme la barbarie de ses méthodes.

Le 22 avril 1985 s’ouvre le procès, historique, des neuf officiers supérieurs. Plus de deux mille témoins ont été convoqués par le procureur Julio Strassera. La sentence est prononcée le 9 décembre 1985. Cinq des accusés (les généraux Videla, Viola et Agosti, les amiraux Massera et Lambruschini) reconnus coupables, à des degrés divers, de graves violations de droits de l’homme sont condamnés à des peines de prison (de quatre ans à la réclusion criminelle à perpétuité): un verdict sans précédent en Amérique latine.

Mais, contrairement à ce qu’escomptait le président Raúl Alfonsín, ces décisions n’apurent pas le contentieux entre la société civile et l’armée. Les familles des victimes continuent de réclamer l’inculpation d’autres présumés coupables, tandis que le malaise persiste dans les casernes où les officiers de second rang craignent à leur tour d’être mis en cause. Pour apaiser les tensions, Raúl Alfonsin fait adopter, le 23 décembre 1986, la loi dite du «punto final» qui prévoit la prescription de tous les abus commis sous la dictature ne faisant pas l’objet d’une plainte dans un délai de deux mois. L’importante concession n’empêche pas un raidissement militaire. Le 16 avril 1987, un officier de l’armée de terre, Ernesto Barreiro, refuse de comparaître devant la justice et se réfugie dans une garnison de la province de Córdoba. Dans le même temps, l’école d’infanterie blindée de Campo de Mayo dans la capitale se soulève, et le lieutenant-colonel Aldo Rico accouru de la lointaine province de Misiones prend la tête de la rébellion. La principale exigence des mutins concernait l’abandon des poursuites contre les militaires. L’épreuve de force, surnommée «crise de la semaine sainte», déclenche une imposante réaction populaire: plus de trois cent mille personnes se rassemblent devant le Parlement et ovationnent Raúl Alfonsin lorsqu’il proclame à la foule: «La démocratie ne cédera pas.» Cependant, le chef de l’État négocie lui-même la reddition des rebelles, avant d’élargir les mesures d’impunité: il propose au Parlement, le 5 juin 1987, une nouvelle loi absolvant tous les militaires de l’ancien régime qui ont «obéi aux ordres».

Pourtant, le président radical affronta de nouveaux actes d’insubordination militaire, en janvier puis en décembre 1988, de la part du même Aldo Rico, puis le colonel Mohamed Ali Seineldín, tous deux à la tête d’unités de commandos, les carapintadas (visages peints). Ces mouvements tournèrent court, mais sapèrent un peu plus l’autorité présidentielle aux prises avec un marasme économique persistant.

L’économie, pierre d’achoppement pour les radicaux

Le principal grief des Argentins à l’égard de Raúl Alfonsin et de son équipe fut leur incapacité à tenir les rênes de la machine économique. Les mesures de stabilisation édictées – plan Austral (lancé en juin 1985), succession de mesures d’austérité et de dévaluations de la monnaie entre 1987 et 1989 – n’octroient que d’éphémères répits. Au terme de l’époque «radicale», la patrie du tango, en proie à l’hyperinflation, vit plutôt au rythme de la valse des étiquettes: la hausse des prix avoisine le 5 000 p. 100 en 1989. De quoi alimenter le mécontentement populaire et décourager les investisseurs. Tandis que les faillites d’entreprises se multiplient, les tenants de l’économie de casino prospèrent. La spéculation sur l’austral, l’unité monétaire dépréciée, et le dollar, le «dieu vert», prend alors des allures de sport national.

À la décharge du gouvernement, il est juste de signaler qu’il devait également guerroyer sur les fronts financier et syndical. Il traîne le lourd boulet de la dette extérieure (60 milliards de dollars), scandaleux legs de la dictature pour une large part. Plus de la moitié des capitaux prêtés à cette époque se seraient en fait «évadés» vers des comptes privés aux États-Unis, en Suisse et dans d’autres paradis fiscaux. Les difficultés de remboursement de la dette, l’accumulation d’arriérés de paiement à compter d’avril 1988 provoquent la fermeture des guichets de prêts des organismes financiers internationaux.

Raúl Alfonsin s’est aussi heurté à l’intransigeance de la Confédération générale du travail (C.G.T.). La puissante centrale syndicale d’obédience péroniste – son leader Saül Ubaldini annonce 2,5 millions d’adhérents – opte pour la tactique du harcèlement. On ne compte pas moins de treize grèves générales aux effets paralysants durant le sexennat!

L’équipe radicale pouvait bien exhiber également quelques succès notables de politique internationale: règlement de conflit frontalier avec le Chili à propos du canal de Beagle, soutien non démenti de la C.E.E. au régime, lancement en 1986 d’un accord d’intégration régional avec le Brésil préfigurant le «Mercosur», le marché commun du cône sud (la zone de libre-échange élargie depuis à l’Argentine, au Brésil, à l’Uruguay et au Paraguay doit normalement être effective le 1er janvier 1995).

Reste que la population, confrontée à la détérioration de ses conditions de vie, exprime son insatisfaction grandissante dans les urnes. Premier désaveu en 1987: lors des élections partielles, l’opposition péroniste (41 p. 100 des suffrages) prend le pas sur les représentants radicaux (37 p. 100). Le scrutin présidentiel du 14 mai 1989 confirme et amplifie la tendance. Raúl Alfonsin (37 p. 100 des voix) est battu par le candidat désigné des péronistes, Carlos Menem (49 p. 100). Et, comme pour qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ce vote, des émeutes contre la vie chère éclatent à la fin de ce même mois. Des supermarchés sont pillés à Rosario, ville située à 300 kilomètres au nord de Buenos Aires, et dans les faubourgs de la capitale. Les affrontements dégénèrent et se soldent par un lourd bilan: dix-neuf morts et plus de cent blessés.

L’atmosphère de crise économique et sociale oblige à une passation anticipée des pouvoirs, cinq mois avant le terme prévu par la Constitution. Amer de n’avoir pu concrétiser son ambitieux programme de réformes, Raúl Alfonsin transmet, le 8 juillet 1989, l’écharpe bleu et blanc des présidents argentins à Carlos Menem. Le leader radical peut au moins se satisfaire de cette transition pacifique: une telle cérémonie de succession entre deux présidents démocratiquement élus ne s’est pas déroulée à Buenos Aires depuis soixante et un ans.

Le «ménémisme», version néo-libérale du péronisme

La personnalité comme le parcours du nouvel hôte de la Casa rosada, l’Élysée argentin, ne manquent pas d’originalité. Né le 2 juillet 1935, dans un petit village de la province de La Rioja, au nord-ouest du pays, d’une famille d’immigrants syriens (les Muni’im), chassée de chez elle par l’oppression turque, Carlos Menem va réaliser une brillante ascension sociale sans jamais craindre de choquer la bonne société. Arborant cheveux longs et patillas , ces larges favoris qui lui mangent le visage, il obtient à vingt et un ans son diplôme d’avocat, avant d’être élu pour la première fois, en 1973, gouverneur de La Rioja. Il subit, à partir de 1976, les foudres des militaires et passe cinq ans sans procès dans les geôles de la dictature. Renouant avec la liberté et un style de vie tapageur – sa participation à des courses automobiles et ses conquêtes féminines défraient plusieurs fois la chronique –, Carlos Menem est réélu gouverneur de sa province en 1983, puis en 1987. Sous les apparences d’un séducteur frivole, le dirigeant péroniste sait parler à ses administrés et se poser en défenseur de l’«autre Argentine» face à l’arrogance des porteños , les habitants de la capitale.

Durant la campagne électorale, il ne s’est pas vraiment attaché à dissiper les équivoques. Sillonnant le pays au volant de sa «Menem-mobile», il répétait à l’envi son slogan («Suivez-moi») – sans préciser où – et appelait à une mystérieuse «révolution productive». Beaucoup redoutaient l’avènement d’un «caudillo» démagogue, masquant le flou de son programme de propos populistes.

Alors que le président Menem a affectué presque la moitié de son mandat, force est de constater qu’il a pour le moins fait montre d’habileté politique dans le traitement des dossiers, de constance dans ses choix, et qu’il a su s’entourer de gestionnaires compétents. Première surprise: le nouvel élu prend très vite de singulières distances avec la doctrine de son parti. Oubliées les thèses étatistes et protectionnistes du péronisme première manière; la cure d’austérité mise en œuvre dès le début de son mandat s’inspire des recettes néo-libérales: culte des lois du marché, rôle central des privatisations, etc. Le rival libéral à l’élection présidentielle, Alvaro Alsogaray, est même intronisé un temps conseiller à la Casa rosada. Asssiste-t-on à l’enterrement du justicialisme par un transfuge du péronisme? Le principal intéressé s’en défend: «J’ai seulement modernisé, actualisé la philosophie de Juan Domingo Pérón.»

Perfide actualisation en tout cas en ce qui concerne le mouvement syndical péroniste: en suscitant une scission au sein de la C.G.T., le président a réussi à affaiblir sinon à neutraliser un appareil qui lui est hostile. Sur le plan international, les inflexions ne sont pas moindres. Quittant le moribond mouvement des Non-Alignés, rompant avec la tradition de neutralité («Ni Yankees ni marxistes», clamaient les péronistes au moment de la guerre de Corée), l’Argentine de Menem se pose en «meilleur ami» des États-Unis sur le sous-continent. Pendant que l’ambassadeur américain à Buenos Aires, surnommé «le vice-roi», prodigue moult conseils, le gouvernement donne des signes tangibles de sa récente loyauté à l’égard de Washington en s’engageant dans le conflit du Golfe. En octobre 1990, le président décide l’envoi de deux navires de guerre et de trois cents hommes de troupes pour fournir un «appui logistique» aux forces alliées mobilisées contre Saddam Hussein.

Par ailleurs, le régime a décidé de se concilier les bonnes grâces des militaires, au prix fort. Un large «pardon présidentiel» leur est accordé en deux temps (7 octobre 1989, puis 29 décembre 1990) au nom de la réconciliation nationale. Carlos Menem se risqua néanmoins à la répression d’une mutinerie de «soldats perdus» (3 décembre 1990), avant de consacrer son énergie à l’action essentielle de la première moitié de sa magistrature, la «révolution économique».

Succès économiques sur fond de corruption

Après des débuts hésitants marqués par la succession de trois équipes économiques (avec les ministres Miguel Roig, Nestor Rapanelli, Antonio Erman Gonzalez), l’attribution du portefeuille de l’Économie à Domingo Cavallo, le 31 janvier 1991, un technocrate formé à l’université Harvard et auparavant chargé des Affaires étrangères, restaure la confiance. La «dollarisation» de l’économie (taux de conversion fixe de 1 dollar pour 10 000 australes ou un nouveau peso, à compter du 1er janvier 1992), l’arrêt de l’utilisation de la planche à billets et la baisse des taux d’intérêt détournent les flux financiers de la spéculation et les orientent vers l’épargne et l’investissement productif. Surtout, l’hyperinflation est enrayée. Flirtant encore avec les 1 400 p. 100 en 1990, la hausse vertigineuse des prix chute à 85 p. 100 en 1991 et n’avoisine «que» les 2 p. 100 mensuels au cours du premier trimestre de 1992. Pour résorber l’énorme déficit budgétaire (8 p. 100 du P.I.B.), l’une des principales sources de l’inflation, Domingo Cavallo relance les privatisations et accroît la ponction fiscale. En la matière, l’opposition traumatisée par ses récents échecs économiques adopte un profil bas, accusant à voix basse les autorités de brader les entreprises nationales aux étrangers.

L’allégement du secteur public pléthorique commencé en 1991, avec notamment la vente de la compagnie aérienne Aerolinas à l’espagnole Iberia et le démantèlement de l’inefficace société nationale des téléphones (E.N.T.E.L.), s’accélère en 1992. Les chemins de fer, le métro, la chimie, la sidérurgie, la distribution de gaz ou d’électricité figurent en bonne place au banc des accusés. Le processus est douloureux. Le plan prévoit la suppression de quelque cent vingt mille postes de fonctionnaires en 1992, deux fois plus que l’année précédente. Des difficultés «techniques» peuvent surgir: on évalue ainsi à 20 p. 100 les branchements «sauvages» sur le réseau électrique, qui abondent dans les quartiers populaires et les villas miserias (bidonvilles).

Il est étonnant que l’assainissement économique n’ait pas été perturbé par les scandales à répétition qui ont émaillé le début du règne ménémiste. En 1990, les démêlés conjugaux du couple présidentiel ont fait la une des médias plusieurs semaines durant, et les collaborateurs ne sont pas épargnés: pratiques de pots-de-vin dénoncées par l’ambassade américaine à l’origine d’un remaniement ministériel (janvier 1991); «Yomagate», autrement dit implication d’Amira Yoma, secrétaire d’audience à la présidence et belle-sœur de Carlos Menem, dans le blanchiment de «narcodollars» (juillet 1991); révélation d’affaires frauduleuses ou de trafics d’influence concernant d’autres membres de l’entourage présidentiel, comme le secrétaire privé du président ou le vice-ministre de l’Intérieur (janvier 1992).

Défis sociaux et tentations autoritaires

Les Argentins semblent en tout cas mieux s’accommoder de ce cocktail de croissance retrouvée (P.I.B. en hausse de 4,5 p. 100 en 1991) et d’indélicatesses au sommet de l’État que du cauchemar précédent de l’hyperinflation. Les élections partielles pour remplacer vingt-trois gouverneurs et la moitié des députés, étalées entre août et décembre 1991, ont été remportées haut la main par le gouvernement. «C’est la naissance du ménémisme», s’est exclamé, euphorique, le chef de l’État.

1992 étant qualifiée d’«année des privatisations», les préoccupations sociales sont reportées, quand la machine gouvernementale sera «dégraissée». «En 1993, assure Carlos Menem, l’État fédéral ne devra plus s’occuper que de la justice, de l’éducation, de la santé, de la sécurité et des relations internationales.» Mais les laissés-pour-compte du «miracle économique» se plieront-ils aux contraintes du calendrier présidentiel? Même avec le cumul de deux ou trois emplois – par exemple, fonctionnaire le matin, livreur ou représentant de commerce l’après-midi, chauffeur de taxi le soir –, el rebusque (la débrouille) ne suffit pas. Nombreuses sont les familles des classes moyennes incapables de payer leur loyer et qui échouent dans les villas miserias . De même, les retraités sont durement touchés. En mai et juin 1991, ils ont occupé à de nombreuses reprises le centre ville, au cri de «Corrompus, respectez les grands-pères!» Ils sont trois millions à toucher des pensions de 120 dollars par mois, alors que le coût d’un modeste panier de la ménagère est estimé à environ 400 dollars. Le ministre de l’Économie Domingo Cavallo leur a accordé 30 dollars d’augmentation.

L’accroissement des inégalités rend la société plus vulnérable à la résurgence des autoritarismes. La menace provient moins de l’embryonnaire Parti national socialiste des travailleurs, groupe de «nazillons», que du Modim (Mouvement pour la dignité et l’indépendance). Fondé à la fin de 1990 par l’ex-lieutenant-colonel Aldo Rico, ancien officier putschiste, ce parti d’extrême droite est devenu en moins d’un an la troisième force politique du pays. Lors des scrutins régionaux et législatifs du second semestre de 1991, il a ainsi remporté 10 p. 100 des votes de la capitale. Bien implanté dans l’armée, le Modim réalise une percée dans les milieux populaires comme chez les péronistes dont il exploite les frustrations. «Menem avait promis la révolution productive, répète Aldo Rico. Il nous a donné la révolution corruptive.» Placées en embuscade, les troupes du Modim guettent les faux pas du gouvernement, ou tentent d’exploiter les inquiétudes nouvelles. Avancée de l’épidémie de choléra progressant à partir des pays andins, attentat contre l’ambassade d’Israël à Buenos Aires le 17 mars 1992 (28 morts, 235 blessés.).

Malgré tout, près de trois ans après son intronisation, Carlos Menem peut afficher le bilan serein d’un rétablissement économique spectaculaire. Les progrès enregistrés en 1992 sont l’octroi de prêts substantiels par le F.M.I., la Banque mondiale et la B.I.D. (Banque inter-américaine de développement), et le rééchelonnement sur trente ans de la dette commerciale (environ la moitié de la dette totale qui dépasse 60 milliards de dollars), autrement dit un allégement appréciable du fardeau financier: le service annuel de la dette ne représente plus que 2 p. 100 du P.N.B., le taux le plus bas depuis 1983.

Soucieux d’améliorer son image internationale, le président a ordonné, le 6 février 1992, l’ouverture des archives secrètes sur les anciens nazis réfugiés dans son pays. «L’Argentine paye une dette qu’elle avait avec l’humanité», déclare alors Carlos Menem, prenant encore un peu plus ses distances avec les inconditionnels de Juan Domingo Perón, qui eut en son temps des faiblesses pour les partisans de Hitler et Mussolini.

Fort de ces bons résultats, Carlos Menem, oubliant peut-être que les progrès de l’Argentine convalescente demeurent fragiles, se prend à rêver de transformer son pays en «Canada du Sud». Nostalgique de l’ère de prospérité du début du siècle, lorsque se pressaient à Buenos Aires capitaux et immigrants, le président a également proposé, lors de sa visite à Strasbourg et à Bruxelles en février 1992, d’accueillir jusqu’à trois cent mille immigrants originaires d’Europe de l’Est en trois ans. La C.E.E., inquiète des futurs flux migratoires sur le Vieux Continent, s’est affirmée «intéressée». Reste à négocier les «frais d’installation» des arrivants éventuels, une opération dont le gouvernement argentin entend bien récupérer les dividendes.

argentine nom féminin Poisson marin à deux dorsales, comestible, et dont les grandes écailles cténoïdes fournissent la meilleure des essences d'Orient. ● argentin, argentine adjectif et nom D'Argentine. ● argentin, argentine adjectif (de argent) Littéraire. Dont le son clair rappelle celui des pièces d'argent : Le murmure argentin d'une source.argentin, argentine (synonymes) adjectif (de argent) Littéraire. Dont le son clair rappelle celui des pièces d'argent
Synonymes :
- cristallin

Argentine
(rép.) (República Argentina), état fédéral d'Amérique du Sud, bordé par l'Atlantique, s'étirant sur 3 700 km de la frontière bolivienne au cap Horn; 2 766 889 km²; env. 31 900 000 d'hab.; cap. Buenos Aires. Nature de l'état: rép. fédérale. Langue off.: espagnol. Monnaie: peso. Relig.: catholicisme. Géogr. phys. et hum. - Adossée à la puissante barrière des Andes, l'Argentine est formée de plateaux et de plaines qui s'abaissent vers l'Atlantique. Le climat est subtropical au N. (Gran Chaco), tempéré au centre et froid au S. (Patagonie). Les pays fertiles et tempérés: bassin du Paraná, Río de la Plata et Pampa concentrent la pop., qui, citadine à plus de 80 %, compte 85 % de descendants d'Européens (Espagnols et Italiens surtout). écon. - Grande puissance agricole, l'Argentine exporte du blé, du soja, de la viande, du cuir et de la laine (l'agro-alimentaire assure 65 % des recettes extérieures). Le pays est indépendant énergétiquement (pétrole et gaz du piémont andin) et développe ses équipements hydroélectriques (notam. sur le Paraná). L'industrie est tournée vers le marché intérieur. Les principaux partenaires sont les États-Unis, la C.é.E. et les états latino-américains. Une grave crise écon. et financière (hyperinflation) s'est installée dans les années 1980. La libéralisation, voulue par le F.M.I., a aboli le péronisme en 1991. En 1995, l'économie entière était privatisée. La croissance avait augmenté de 50 % par rapport à 1992, mais le chômage et le bas niveau de vie marquent le pays. Hist. - Un petit nombre de tribus indiennes peuplait l'Argentine avant la conquête espagnole. En 1516, l'Esp. Díaz de Solís découvrit le Río de la Plata. Buenos Aires, fondée en 1536, fut détruite par les Indiens et reconstruite en 1580: son territ. releva de la vice-royauté du Pérou jusqu' en 1776, date de création de la vice-royauté du Río de la Plata. Quand Napoléon occupa l'Espagne, une révolte éclata en 1810. Grâce à San Martín, le territ. argentin fut libéré (1816). Le XIXe s. fut marqué par les guerres civiles entre les partisans du centralisme politique, libre-échangistes, s'appuyant sur Buenos Aires, et les éleveurs (gauchos), protectionnistes et fédéralistes. Le dictateur Rosas (1829-1852) fonda un régime fédéral qui aboutit à la Constitution de 1853. Les présidents Mitre et Sarmiento (1862-1874) soumirent brutalement les gauchos. Une très importante immigration accéléra le développement, mais la crise écon. mondiale ouvrit une ère de coups d'état militaires (1930). J. D. Perón, s'appuyant sur le prolétariat urbain, instaura une dictature nationaliste et populaire (1946-1955). Il fut renversé par l'armée, mais il revint en 1973. à sa mort (1974), sa troisième épouse, Isabelita (vice-présidente), lui succéda. En 1976, une junte conduite par le g al Videla instaura une sanglante dictature. En 1982, après l'échec de la campagne des Malouines (îles Falkland), un régime démocratique fut rétabli. Raúl Alfonsín, prés. de la République de 1983 à 1989, ne parvint pas à maîtriser la crise écon. et resta sous la surveillance de l'armée. En mai 1989, le candidat péroniste Carlos Menem emporta les élections présidentielles. En oct., il amnistia les putschistes; en 1990, rétablit les relations diplomatiques avec la G.-B.; en 1991, signa avec le Chili des accords frontaliers qui mettent fin à plus d'un siècle de tension. Il mena une politique de rigueur qui enraya l'inflation et fut réélu en 1995. Cette même année, le Mercosur était inauguré. La rigueur s'accompagnant de corruption, une coalition d'opposition (l'Alianza) a remporté les élections législatives de 1997.

⇒ARGENTINE, subst. fém.
A.— BOT. Plante de la famille des rosacées ayant le dessous des feuilles couvert d'un duvet blanc, brillant et soyeux (nom vulgaire de la potentilla anserina) (d'apr. LITTRÉ-ROBIN 1865).
B.— ZOOL. Poisson de la famille des saumons, tirant son nom des bandes latérales couleur d'argent brillant qui lui strient le dos (cf. POLLET 1970).
Substance argentée servant à fabriquer les fausses perles, contenue dans la vessie natatoire de l'argentine (BOUILLET 1859, PRIVAT-FOC. 1870).
C.— CHIM. et MINÉR. Synon. de argentite, argyrite, argyrose (DUVAL 1959).
,,Poudre grise servant en impression textile constituée par de l'étain précipité de l'un de ses sels par des lames de zinc`` (DUVAL 1959).
,,Variété de calcite`` (DUVAL 1959).
PRONONC. :[]. 2e syllabe longue ds FÉR. 1768.
ÉTYMOL. ET HIST. — 1. XIIIe s. bot. (Voc. plantes, Ms. Harley 978, éd. Th. Wright ds T.-L. : argentea : argentine, lilie); ca 1580 (Ph. D'ALCRIPE, La Nouvelle Fabrique, p. 25 ds HUG. : Berle, menthe, verbene, curage, argentine, ancolve... et autres herbes qui croissent es prez); 2. 1827 zool. (BAUDR. Pêches [a] Genre de poisson de la division des abdominaux; on donne aussi le nom d'[b]argentine à une espèce de perche qui se trouve sur les côtes de l'Amérique septentrionale); 3. a) 1866 minér. (Lar. 19e : argentine. Variété de chaux carbonatée minérale); b) 1878 (Lar. 19e Suppl. : argentine. Poudre d'étain employée dans l'impression des tissus pour produire des effets d'argenture. On l'emploie aussi en Angleterre pour argenter le papier).
Dér. de argent étymol. 1 (notion de couleur); suff. -ine.
BBG. — ALEX. 1768. — BAUDR. Pêches 1827. — BOUILLET 1859. — BRARD 1838. — DUMAS 1965 [1873]. — DUVAL 1959. — LELOIR 1961. — LITTRÉ-ROBIN 1865. — NYSTEN 1824. — PIERREH. 1926. — POLLET 1970. — PRIVAT-FOC. 1870. — ROLL. Flore t. 5 1967, p. 214.

argentine [aʀʒɑ̃tin] n. f.
ÉTYM. XIIIe; de 1. argentin.
1 Bot. Plante (Rosacées) dont les feuilles sont couvertes sur la face inférieure par un duvet brillant et soyeux. Potentille.
REM. Se dit aussi d'une espèce de céraiste.
1 (…) les feuilles (de l'argentine) sont comme argentées à leurs renvers (revers), d'où est venu le nom de la plante.
O. de Serres, 607, in Littré.
2 Nous nous trouvâmes soudain couchés dans les touffes d'argentine (…)
G. Duhamel, Récits des temps de guerre, II, 201.
tableau Noms d'arbres, arbustes et arbrisseaux.
2 Zool. Poisson à bandes latérales argentées.

Encyclopédie Universelle. 2012.