Akademik

RAISONNEMENT
RAISONNEMENT

Le mot de raisonnement est ambigu. On ne dispose pas, pour ce qu’il recouvre, de deux vocables, comme c’est le cas pour le concept et le terme qui le désigne, pour le jugement et la proposition qui l’exprime. Un raisonnement, c’est d’abord une certaine activité de l’esprit, une opération discursive par laquelle on passe de certaines propositions posées comme prémisses à une proposition nouvelle, en vertu du lien logique qui l’attache aux premières: en ce sens, c’est un processus qui se déroule dans la conscience d’un sujet selon l’ordre du temps. Mais cette opération est inséparable d’un langage, fût-ce d’abord du seul langage intérieur; pour se préciser et se communiquer, le raisonnement devra bientôt s’extérioriser dans le langage parlé, et, quand enfin il se stabilisera par l’écriture, il sera devenu une sorte de chose, impersonnelle et intemporelle, objet pour une analyse structurale. Il existe donc deux façons d’en aborder l’étude.

L’approche psychologique est souvent décevante. Ou bien, pour préserver la continuité des opérations mentales, on rattache le raisonnement aux activités élémentaires du psychisme (E. Rignano) et l’on méconnaît ainsi la spécificité des opérations logiques; ou bien au contraire on accuse la coupure (M. Pradines) au risque de se trouver démuni pour l’analyse des opérations supérieures; à moins qu’enfin, et c’est le parti le plus fécond, on cherche à préciser les étapes successives dans l’acquisition des opérations logiques (J. Piaget), mais alors, à chacune de ces étapes, c’est à une analyse des structures logiques qu’on en vient.

L’approche logique, cependant, n’est pas non plus sans dangers, invitant à oublier l’activité opératoire, et même à écarter comme «incongrue» (B. Russell) la notion d’esprit; de plus, les développements du formalisme logique ont pour effet de substituer le calcul au raisonnement, et d’accroître l’écart entre ces calculs devenus autonomes et les opérations logiques de l’esprit dont ils s’étaient d’abord inspirés. Il convient sans doute d’aborder l’étude du raisonnement d’un point de vue logique, certes, mais d’une logique qui demeure encore attachée à l’analyse de la logique opératoire naturelle, quitte à prolonger et à préciser cette analyse par les acquisitions du formalisme logique contemporain.

1. Nature

Conditions de validité de l’inférence

Raisonner, c’est inférer une proposition, appelée conclusion , à partir de certaines autres prises comme prémisses. Sans doute, à parler strictement, peut-on contester que tout raisonnement consiste à faire une inférence; par exemple lorsque, au lieu d’inférer une proposition nouvelle à partir de prémisses connues, on s’efforce, une proposition étant donnée, de la démontrer en cherchant celles qui peuvent la justifier logiquement: c’est ainsi que J. Tukasiewicz distingue entre démonstration et inférence. Ou bien on peut alléguer, avec C. Perelman, que celui qui invoque des raisons pour ou contre une thèse argumente, sans pour autant faire une inférence. Toutefois il est clair que, sans la possibilité d’interpréter la démonstration comme une inférence, sans la possibilité d’inférer la thèse de l’argument, bref sans la présence et l’aperception du rapport logique qui autorise l’inférence, il n’y aurait pas là de raisonnement. À d’autres égards, c’est au contraire la notion d’inférence qui est plus large que celle de raisonnement: il y a des inférences dites immédiates, comme celles qu’on fait par la conversion ou l’opposition des propositions, alors que le raisonnement, même le plus simple comme le syllogisme, suppose une médiation.

La relation qui, dans un raisonnement, justifie l’inférence, et qu’on peut donc appeler, à la suite de C. S. Peirce, la relation illative, est celle par laquelle une certaine proposition, appelée conséquence , s’ensuit logiquement de certaines autres qui jouent, par rapport à elle, le rôle de principes. Elle se distingue radicalement d’une simple relation empirique de consécution: il ne faut pas dire que la conséquence vient toujours après le principe, mais qu’elle résulte nécessairement du principe. Cette relation illative est une notion première, objet d’une intuition immédiate pour un être raisonnable, même s’il est vrai qu’il ne commence à la saisir qu’à un certain stade de son développement mental; on pourra certes l’analyser, préciser ses rapports avec des notions connexes, la distinguer de notions voisines qu’on risque de confondre avec elle, mais il y aurait cercle vicieux à vouloir l’expliquer par un raisonnement à qui ne la posséderait pas déjà. Toutefois, dans son application, elle expose à des erreurs. Autre chose est comprendre le sens de la notion, autre chose en user correctement. L’office de la logique est de déterminer les conditions de validité d’une inférence.

Cette validité est indépendante de la vérité des propositions que l’inférence met en jeu: on peut raisonner correctement sur des propositions douteuses (raisonnement hypothético-déductif) ou fausses (raisonnement par l’absurde). La validité d’une inférence, ou la correction du raisonnement par lequel est faite cette inférence, ne dépend pas de son contenu, mais seulement de sa forme. La fonction de la logique est d’abord de dégager ces formes valides et, secondairement, de mettre en garde contre des formes non valides qu’on risquerait de confondre avec les premières. Par exemple, si le syllogisme traditionnel sur la mortalité de Socrate est valide, c’est d’abord parce que les termes concrets qui y figurent ne contribuent en rien à sa validité et qu’il vaut par sa forme seule. Car si l’on y remplace les constantes matérielles homme , mortel , Socrate , par des variables symboliques A, B, C – avec lesquelles on cesse d’avoir affaire à des propositions vraies ou fausses, pour leur substituer de simples formes propositionnelles – le schéma d’inférence ainsi obtenu (Tout A est B, C est A, donc C est B) est valide, c’est-à-dire qu’il autorise à inférer la troisième formule propositionnelle, à titre de conclusion, des deux premières prises comme prémisses. Maintenant, qu’est-ce qui nous garantit la validité de ce schéma? d’où cette règle d’inférence tire-t-elle son autorité? C’est que cette règle est l’application d’une loi logique, vérité nécessaire: Si tout A est B et si C est A, alors C est B. La logique symbolique moderne remplacera même par des symboles non seulement les constantes matérielles, désignées maintenant par f (est homme), g (est mortel), a (Socrate), mais aussi les constantes logiques, c’est-à-dire les mots si... alors , tout , et , et elle écrira, en désignant par x un sujet indéterminé:

Toutes les lois qu’énoncent les traités de logique garantissent ainsi des schémas d’inférence; ceux-ci sont, peut-on dire, autant de moules à raisonnement, en ce sens que si, dans l’un de ces schémas, on remplace les variables par des termes concrets, le raisonnement sera correct, puisque l’inférence qu’il fait est légitimée par une loi logique. Naturellement, si cette substitution des constantes aux variables donnait, pour les prémisses, des propositions fausses, rien ne garantirait que la conclusion qu’on en tire est vraie: la correction d’un raisonnement garantit seulement que la conclusion est nécessairement vraie si les prémisses sont vraies.

La relation illative est transitive, ce qui permet les inférences en chaîne: si p a pour conséquences q , et q pour conséquence r , alors r est une conséquence de p. Mais elle est orientée et non pas symétrique: la vérité des principes entraîne celle de la conséquence, mais, d’une manière générale (c’est-à-dire exception faite du cas spécial où joue la réciprocité), la vérité de la conséquence ne garantit pas celle des principes, car le vrai peut se déduire du faux. C’est seulement de la fausseté de la conséquence qu’on peut, en sens inverse, conclure qu’il y a au moins un élément de fausseté dans les principes, car le faux ne peut se déduire du vrai.

Raisonnement, intuition et calcul

Le raisonnement est une opération discursive (discurrere , courir çà et là) et se distingue ainsi de l’intuition (intueri , voir), qui est la saisie immédiate et globale d’un objet de pensée. Toutefois, on l’a dit, l’intelligence d’un raisonnement présuppose l’intuition de la relation illative: je puis, par le raisonnement, faire admettre une proposition en invoquant les prémisses convenables, mais mon raisonnement serait sans effet sur qui serait incapable de saisir le nexus qui rattache la conclusion aux prémisses. De plus, dès qu’un raisonnement atteint un certain degré de complexité, il faut, pour vraiment le comprendre, percevoir ce qui en fait l’unité, comment ses divers éléments se composent entre eux et convergent vers une certaine conclusion: ce qui est encore un acte d’intuition. C’est pourquoi Descartes, dans les Regulae , comptait parmi les «natures simples», objets d’intuition, les liaisons entre les vérités, et demandait en outre qu’on s’exerçât à parcourir la chaîne d’un raisonnement par un mouvement ininterrompu et de plus en plus rapide de la pensée, pour pouvoir finalement l’embrasser d’un seul coup. À quoi Leibniz objectait l’insécurité de l’intuition et du sentiment de l’évidence. S’inspirant de vues encore très sommaires et imparfaites de Lulle et de Hobbes, il demandait qu’on assurât la rigueur du raisonnement en le réduisant à un calcul sur des signes. Ce qui supposait, d’une part, la constitution d’une symbolique, d’une «langue caractéristique universelle», d’autre part, une généralisation de la notion de calcul, qui le dégageât de son asservissement à la quantité pour en faire un calculus ratiocinator. Cet idéal a été réalisé, au moins partiellement, autour de 1900, avec les travaux de Frege, de Peano et de Russell. Depuis, une exigence accrue de rigueur a abouti à la constitution de «systèmes formels», où l’intuition logique du rapport illatif est remplacée par l’intuition visuelle de la conformité des opérations symboliques à certaines règles arbitraires préalablement énoncées, concernant les manipulations de l’alphabet initialement choisi. De tels calculs ne sont plus proprement des raisonnements; ils peuvent seulement le devenir quand le système admet, ce qui n’est pas toujours le cas, une interprétation dans le monde logique et qu’on utilise cette possibilité pour traduire en raisonnements les formules symboliques.

Le raisonnement se situe ainsi dans la région intermédiaire qui sépare l’intuition intellectuelle du calcul symbolique. On peut même penser qu’un raisonnement élémentaire et quasi intuitif déborde par-delà le calcul. Car il faut bien s’assurer, par une subsomption de caractère syllogistique, que chaque opération du calcul tombe sous l’une des règles comme un de ses cas; sinon, comment saurait-on qu’on a affaire à un calcul plutôt qu’à une succession totalement arbitraire? Une «machine à calculer» ne calcule pas, elle opère des transformations réglées, mais de telle manière que l’utilisateur puisse les interpréter comme des calculs.

2. Fonctions

Preuve

Le raisonnement est d’abord un moyen de preuve ou de justification. La façon la plus normale d’établir une proposition qui n’est pas immédiatement évidente, c’est de montrer qu’elle se rattache, par une relation illative, à telle autre dont la vérité est reconnue: ou bien elle en est la conséquence et alors la preuve est rigoureuse (démonstration mathématique), ou inversement elle l’a comme conséquence et alors la conclusion est seulement probable (preuve expérimentale). La preuve peut se réduire à une simple dérivation formelle. Enfin, le raisonnement vise quelquefois à prouver non pas la vérité, mais la fausseté d’une proposition (réfutation) en en tirant des conséquences manifestement fausses; mais cet usage est souvent un moyen indirect pour établir la vérité d’une autre proposition (démonstration par l’absurde, expérience cruciale).

Invention

Le raisonnement est-il aussi un instrument d’invention? En règle générale, ce n’est assurément pas par un raisonnement rigoureux qu’on découvre quelque chose qui soit à la fois nouveau et intéressant. On raisonne après coup, pour s’assurer soi-même du bien-fondé de l’hypothèse et pour le prouver à autrui. Cependant, et sans même évoquer le cas assez exceptionnel où un raisonnement qui n’est pas guidé par une idée préconçue se trouve, par chance, aboutir à un résultat inattendu, les découvertes importantes ne se font pas à l’aventure, mais plutôt par une certaine convergence de raisonnements, souvent un peu lâches, où l’on va directement au but visé en sautant certains enchaînements sur lesquels on se réserve de revenir ensuite.

Contrairement à ce que l’expérience paraît ainsi attester, la possibilité d’accroître nos connaissances par le raisonnement a cependant été contestée, pour des raisons d’ordre théorique. Comment, se demande-t-on, un raisonnement pourrait-il être à la fois rigoureux et fécond? Si la conclusion passe les prémisses, il cesse d’être rigoureux, et, s’il est rigoureux, c’est que la conclusion ou bien dit la même chose que les prémisses en en variant seulement la forme, ou bien dit moins qu’elle, se contentant d’en tirer quelque chose qui y était déjà inclus et que le raisonnement a précisément pour fonction d’extraire. Mais c’est méconnaître le caractère propre de la relation illative. Celle-ci, n’étant pas symétrique, ne peut être assimilée à une relation d’identité (Condillac) ou d’équivalence (S. Jevons). Et, si elle a les mêmes propriétés formelles que l’inclusion, cela ne signifie pas que l’implication d’une proposition q par une proposition p soit la même chose que l’inclusion d’une classe B dans une classe A, c’est-à-dire qu’elle y soit logée. La conclusion résulte des principes sans être contenue en eux. Dire qu’elle y est contenue implicitement n’est acceptable que si l’on entend par là qu’elle s’ensuit logiquement d’eux, et non pas qu’elle s’y trouve déjà, mais plus ou moins cachée dans les plis d’une enveloppe. Pour prendre un exemple très simple: l’écolier qui résout un problème de robinets ne découvre-t-il pas par le raisonnement quelque chose qu’il ignorait quand il avait sous les yeux les données du problème? Dire qu’il le savait sans savoir qu’il le savait n’est qu’une échappatoire verbale. Plutôt que d’une extraction, mieux vaut parler, si l’on veut, d’une transformation des prémisses, mais c’est justement dans cette transformation que réside la nouveauté. Si la logique contemporaine conçoit le raisonnement déductif comme une «transformation tautologique », c’est qu’elle entend le mot de tautologie au sens technique qu’il a pris depuis Wittgenstein pour signifier que le raisonnement se conforme aux lois logiques, et non pas en son sens banal d’une répétition sans intérêt.

Fonction théorique et fonction pratique

Bien qu’Aristote eût envisagé la possibilité d’un «syllogisme pratique», la logique s’est expressément limitée, jusqu’à une époque toute récente, aux seuls énoncés déclaratifs, caractérisés par la propriété d’être vrais ou faux. Elle a laissé de côté les énoncés qui relèvent du bon et du mauvais, comme sont ceux qui expriment un ordre, une exhortation, un conseil, une règle de conduite. Pourtant, ce n’est pas seulement dans le domaine de la pure spéculation que le raisonnement intervient pour nous tirer d’embarras, c’est aussi, et c’est même d’abord, pour résoudre les problèmes que nous posent les affaires de la vie. On raisonne quand on délibère pour prendre une décision, soit dans le for intérieur d’une conscience, soit dans un conseil ou une assemblée. La justification relève le plus souvent de cette fonction pratique. De tels raisonnements, qui peuvent naturellement être, eux aussi, plus ou moins rigoureux, obéissent, avec les transpositions nécessaires, aux lois de la logique traditionnelle; mais ils présentent certaines particularités dont l’étude fait aujourd’hui l’objet d’une «logique déontique». Celle-ci intéresse tout particulièrement les juristes, qui avaient depuis longtemps analysé et classé les genres de preuves dont ils font usage.

3. Diversité des raisonnements

Analyse et synthèse

La relation illative peut être parcourue dans les deux sens, selon que le rapport des prémisses à la conclusion coïncide avec celui du principe et de la conséquence, ou qu’au contraire, par un renversement de l’ordre, la proposition prise comme prémisse est traitée comme une conséquence dont on cherche un principe dont elle puisse s’obtenir. Il en résulte une bipartition fondamentale des raisonnements, qui correspond à la possibilité alternative de ces deux mouvements opposés et solidaires que sont, d’une manière générale, les opérations directes ou inverses. Ces dernières on le sait, sont le plus souvent d’une exécution plus malaisée et d’un résultat moins bien déterminé que les opérations directes, et ces caractères se retrouvent dans les raisonnements inverses. La dualité des opérations directes et inverses n’est elle-même qu’une expression de l’opposition très générale entre les deux mouvements de la synthèse et de l’analyse. L’analyse (résolution, solution à rebours) est une démarche régressive, qui remonte du conditionné à la condition (de la conséquence au principe, de l’effet à la cause, du présent au passé, du composé à ses éléments, etc.) et qui est incertaine dans la mesure où un même conséquent peut dépendre d’antécédents différents. La synthèse, ainsi qu’on a pris l’habitude de désigner la démarche de sens opposé, suit l’ordre normal de dépendance, progressant de la condition au conditionné, et avec sécurité, puisque celui-ci est déterminé univoquement par celui-là.

La déduction

Le type du raisonnement direct, progressif et rigoureux, est la déduction, pour laquelle on peut reprendre la définition qu’Aristote donnait du syllogisme: «Un discours tel que, certaines choses étant posées, quelque autre chose en résulte nécessairement, par cela seul que les premières sont posées.» Pendant longtemps a régné, en effet, l’idée que toute déduction était réductible au syllogisme. Ce qui n’excluait d’ailleurs pas une certaine variété, les syllogismes se diversifiant selon les figures et les modes, selon leur forme catégorique, hypothétique, disjonctive. À l’époque moderne, lorsque la mathématique a supplanté la logique comme discipline rectrice du discours scientifique, on a souvent opposé au syllogisme, réputé stérile, la déduction de type mathématique, d’une fécondité indéfinie. Sous cette forme brutale, pareille opposition binaire n’est plus guère recevable. Non seulement parce qu’il n’est pas correct de mettre le plus élémentaire des raisonnements en comparaison avec des structures souvent beaucoup plus complexes, mais surtout parce que les développements de la logique contemporaine ont situé le syllogisme comme un cas spécial de déduction, les lois sur lesquelles repose sa légitimité figurant, parmi beaucoup d’autres, dans le catalogue de celles qu’énonce aujourd’hui les traités de logique et qui – notamment celles qui prennent la forme d’implications – servent de fondement à la déduction en général, mathématique ou autre.

L’induction

À la déduction on a coutume d’opposer l’induction. Cette division traditionnelle se justifie dans la mesure où elle recouvre celle du raisonnement direct et du raisonnement inverse. De fait, une telle inversion de sens a été très généralement reconnue par les théoriciens classiques de l’induction. Elle n’autorise pas pour autant à regarder comme équilibrée et exhaustive la division des raisonnements en déductifs et inductifs.

Depuis Aristote, qui l’a introduit, le mot d’induction s’est chargé peu à peu d’un sens nouveau. Outre la distinction, qu’Aristote connaissait, entre l’induction complète ou totalisante, qui est rigoureuse, et l’induction généralisante ou amplifiante, qui se risque à étendre à un ensemble ce qui n’a été reconnu que sur quelques-uns de ses éléments, le mot en est venu à désigner, à l’époque moderne, le procédé par lequel se construisent les sciences expérimentales, qui consiste à s’élever, de l’observation des faits, à l’hypothèse d’une loi explicative. Or, le passage des faits à la loi, qui est un changement de modalité (de l’assertorique à l’apodictique), est autre chose que le passage de l’individu ou de l’espèce au genre, qui est un simple changement de quantité (du singulier ou du particulier à l’universel). À côté de l’induction dont les logiciens ont fait la théorie, prend ainsi place, sous le même nom, la procédure que mettent en pratique les sciences de la nature. C’est seulement avec cette seconde forme d’induction que se manifeste clairement le mouvement régressif qui l’oppose à la déduction. L’induction complète est un raisonnement direct et rigoureux, et, si l’on assimile de tels raisonnements à la déduction, il faudra donc en faire un cas de déduction; il conviendrait plutôt d’y voir, non pas à proprement parler un raisonnement, mais une simple inférence immédiate. Et de même, sans doute, pour l’induction amplifiante; celle-ci, il est vrai, faisant à l’envers l’inférence des subalternes, comporte un risque, mais on ne voit pas en elle cette dénivellation modale, cette difficile remontée du donné expérimental à un principe explicatif, qui caractérise l’induction scientifique. Elle se contente d’étendre, sans aucune médiation et par un procédé quasi mécanique, la connaissance; elle n’y introduit aucune idée nouvelle, alors que l’induction scientifique exige un génie inventif pour trouver l’hypothèse juste. C’est seulement sous cette seconde forme que l’induction peut être nettement opposée à la déduction, et encore à la condition qu’on ne l’identifie pas, comme on fait quelquefois, à la méthode expérimentale prise dans son ensemble, mais qu’on la limite à la partie ascendante et aventureuse du processus hypothético-déductif que suit cette méthode.

La dichotomie déduction-induction

Même si l’on entend l’induction en ce sens limité et assez précis, le couple qu’on obtient en l’appariant à la déduction a quelque chose de boiteux. La déduction se définit et se juge par sa seule forme, indépendamment de la vérité des propositions qui y figurent, tandis que l’induction se définit par son contenu: propositions expérimentales comme prémisses et loi naturelle comme conclusion. Et sa valeur ne se juge pas à sa correction formelle, mais à la vérité du résultat auquel elle parvient. On peut même douter qu’elle soit vraiment un raisonnement, même s’il arrive ordinairement qu’elle soit préparée par bien des démarches raisonnantes. Et, comme il l’a généralement précédée, le raisonnement interviendra aussi ensuite pour contrôler l’hypothèse par ses conséquences expérimentales; mais un tel raisonnement sera une déduction.

Enfin, la dichotomie déduction-induction a le défaut de laisser échapper hors de ses prises maints raisonnements. À moins qu’on ne décide, comme certains y sont enclins aujourd’hui, d’appeler induction tout raisonnement dont la conclusion n’est que probable. Mais cette extension a l’inconvénient de charger d’un sens nouveau un mot déjà suffisamment ambigu. Mieux vaut donc reconnaître, à côté de l’induction, d’autres formes de raisonnements probables.

Bref, les deux seules dichotomies acceptables sont, d’une part, celle des raisonnements rigoureux et des raisonnements dont la conclusion n’est que probable et, d’autre part, celle des raisonnements directs (ou par synthèse) et des raisonnements inverses (ou par analyse). Mais aucune de ces deux dichotomies ne coïncide exactement avec celle de la déduction et de l’induction.

Quelques autres formes

Le raisonnement par analogie repose proprement sur l’aperception d’un rapport: C est à D comme A est à B. Tantôt, les quatre termes étant donnés, il conclut le rapport et il se rapproche alors de l’induction; tantôt il conclut le quatrième terme quand sont donnés les trois autres et le rapport qui unit les deux premiers, et alors il se rapproche du raisonnement qui va du fait au fait. Souvent très aventureux, ce raisonnement n’en est pas moins à l’origine de grandes découvertes (par exemple, pour la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie: les ondes de matière sont aux corpuscules atomiques ce que les ondes de lumière sont aux photons).

Le raisonnement du fait au fait pourrait être appelé séméiologique , consistant à conclure un fait d’un autre qui en est le signe. Il joue un grand rôle dans la pensée causale. On y retrouve les deux formes, régressive ou progressive, selon qu’on remonte de l’effet (signe révélateur) à la cause (reconstruction de l’historien ou du policier, diagnostic du médecin) ou qu’on va de la cause (signe annonciateur) à l’effet (prévision du météorologiste, pronostic, prospective). Le raisonnement herméneutique se rattache à la première forme (déchiffrement d’un cryptogramme, psychanalyse). Un cas complexe de cette première forme est celui où l’on conclut, quelquefois avec une quasi-certitude, par une convergence d’indices dont chacun, pris isolément, serait peu convaincant (instruction criminelle, consilience des inductions).

L’argumentation est aussi une forme complexe. Elle consiste à invoquer des raisons pour ou contre une thèse, soit pour y parvenir en pesant le pour et le contre (délibération), soit, à partir d’une thèse donnée, en présentant seulement les arguments favorables ou défavorables, afin de la faire admettre (justification) ou rejeter (réfutation). Elle joue surtout, mais non exclusivement (argumentation philosophique), dans le domaine pratique. Elle relève de la dialectique, à la fois en tant que raisonnement probable, et parce qu’elle suppose un dialogue, fût-ce entre «les deux lobes du même cerveau».

Pathologie du raisonnement

Il y a un usage pathologique du raisonnement lorsque celui-ci, même correct, est employé hors de propos: par exemple, chez l’homme irrésolu qui délibère indéfiniment là où la situation exigerait une décision rapide, ou chez le schizophrène qui raisonne avec une logique irréprochable pour justifier des affirmations tout à fait déraisonnables. D’autre part, certains raisonnements, indépendamment de l’usage qui en est fait, sont en eux-mêmes pathologiques en ce qu’ils violent certaines règles d’inférence. Entre les deux se situent les raisonnements affectifs, ceux qui obéissent à ce que Ribot a appelé la «logique des sentiments»: le raisonnement du passionné peut toucher, d’un côté, au délire du paranoïaque et, de l’autre, à certains plaidoyers d’avocat.

On appelle paralogismes les raisonnements intrinsèquement fautifs, c’est-à-dire qui ne se conforment pas aux lois logiques. Ceux qui les commettent peuvent en être les premières victimes. Mais ils peuvent aussi être commis consciemment et volontairement, dans le dessein de tromper autrui, en prenant l’apparence de la correction.

Ces sophismes ont été longuement étudiés par les logiciens de l’Antiquité et du Moyen Âge, qui se sont appliqués à les dépister. Il faut en distinguer le cas de certains raisonnements, ceux-là généralement inventés par les logiciens eux-mêmes, où l’on n’arrive pas à déceler quelque faute de logique et qui cependant aboutissent à une conclusion qui contredit les prémisses, ou encore qui justifient deux conclusions contradictoires entre elles: ce sont les paradoxes ou antinomies logiques. La plus célèbre, due à Eubulide de Mégare, et sur laquelle s’est longuement exercée la sagacité des logiciens, est celle de l’homme qui dit «Je mens»: d’où l’on peut conclure qu’il ne dit pas la vérité puisqu’il ment, ou au contaire qu’il la dit, puisque ce qu’il fait est conforme à ce qu’il dit.

raisonnement [ rɛzɔnmɑ̃ ] n. m.
• 1380; de raison
1L'activité de la raison, la manière dont elle s'exerce. 1. logique, réflexion. Opinion fondée sur le raisonnement ou l'expérience. Convaincre par le raisonnement ou persuader par le sentiment. « Ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement » (Proust).
2(1636) Suite de propositions liées les unes aux autres selon des principes déterminés, et aboutissant à une conclusion. « Le raisonnement, c'est-à-dire la matière propre de toute logique [...] sa marque propre, [...] c'est d'être une opération médiate qui a pour terme une conclusion » (Ribot). Raisonnement déductif des mathématiques ( déduction, syllogisme) ; raisonnement inductif des sciences d'observation ( induction) ; raisonnement par analogie (aussi démonstration) . Raisonnement a priori, fondé sur la raison; raisonnement a posteriori, fondé sur l'expérience. « Rien n'est moins applicable à la vie qu'un raisonnement mathématique » (Mme de Staël). Les raisonnements des « primitifs », des enfants. Raisonnements des paranoïaques (cf. Folie raisonnante). Base d'un raisonnement. principe. Raisonnement qui part d'un axiome, d'une hypothèse. Prémisses, termes, conséquences, conclusion d'un raisonnement. Raisonnement juste, faux, bancal, illogique, vicieux... ( illogisme, paralogisme, sophisme; paradoxe) . Se perdre, s'enferrer dans ses raisonnements.
Raisonnements destinés à prouver, à convaincre. argumentation, preuve. Critiquer, réfuter un raisonnement. objection. « On n'émeut guère les foules avec des raisonnements » (Caillois).
Fam. Ce n'est pas un raisonnement ! votre raisonnement est mauvais. Loc. Raisonnement de femme soûle, absurde. — Vx Argument, objection que l'on soulève pour ne pas obéir ( raisonneur). « En beaux raisonnements vous abondez toujours » (Molière).
⊗ CONTR. Intuition, sentiment.

raisonnement nom masculin Activité, exercice de la raison, de la pensée : Comprendre les choses par intuition plutôt qu'en faisant appel au raisonnement. Suite d'arguments, de propositions liés les uns aux autres, en particulier selon des principes logiques, et organisés de manière à aboutir à une conclusion : Suivez bien mon raisonnement. Littéraire. Argument, objection, argutie : Moins de raisonnements, des actes !raisonnement (citations) nom masculin Honoré de Balzac Tours 1799-Paris 1850 Un crime est, avant tout, un manque de raisonnement. La Cousine Bette Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 Raisonner est l'emploi de toute ma maison, Et le raisonnement en bannit la raison. Les Femmes savantes, II, 7, Chrysale Antoine Rivaroli, dit le Comte de Rivarol Bagnols-sur-Cèze 1753-Berlin 1801 D'idées vraies en idées vraies et de clartés en clartés, le raisonnement peut n'arriver qu'à l'erreur. Discours sur l'homme intellectuel et moral Huang Zongxi 1610-1695 Agis au plus tôt pour éviter le mirage de raisonnements qui n'éclairent que les idées. Traduction D. Tsan Alessandro Manzoni Milan 1785-Milan 1873 Les injures ont un grand avantage sur les raisonnements : celui d'être admises sans preuves par une multitude de lecteurs. Le ingiurie hanno un gran vantaggio sui ragionamenti, ed è quello di essere ammesse senza prova da una moltitudine di lettori. Œuvres inédites et rares, II, 482 raisonnement (synonymes) nom masculin Activité, exercice de la raison, de la pensée
Contraires :
- instinct
- intuition
Suite d'arguments, de propositions liés les uns aux autres, en...
Synonymes :
- argument
- déduction
- démonstration
- preuve
- raison

raisonnement
n. m.
d1./d Opération de la pensée qui consiste à enchaîner des idées ou des jugements selon des principes déterminés et à en tirer une conclusion. Force, justesse de raisonnement.
d2./d Suite des arguments employés quand on raisonne.

⇒RAISONNEMENT, subst. masc.
I. — Au sing. Faculté de raisonner; exercice de cette faculté; manière de l'exercer.
A. — 1. Faculté d'analyser le réel, de percevoir les relations entre les êtres, les rapports entre les objets, présents ou non, de comprendre les faits; exercice de cette faculté, activité de la raison discursive. Employer le raisonnement; faire appel, recourir au raisonnement; (un esprit) accessible, sourd au raisonnement; fournir matière à raisonnement. Des hommes robustes, courageux, fiers de leur indépendance, capables de raisonnement et de calcul (CHATEAUBR., Génie, t. 2, 1803, p. 456). Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, Boule de suif, 1880, p. 147). Nous n'identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement (PROUST, Guermantes 2, 1921, p. 419).
[S'oppose à instinct, intuition, affectivité, émotion] Est-ce qu'on tue par raisonnement! On ne tue que sous l'impulsion du sang et des nerfs (ZOLA, Bête hum., 1890, p. 258). Vous (...), élevé par l'instruction et le raisonnement au-dessus du mouvement instinctif de la croyance (MARTIN DU G., J. Barois, 1913, p. 259). V. intuition ex. 3.
[S'oppose à expérience, action, évidence, fait] Le raisonnement ne console point, ne calme point, ne ramène point; ce sont des faits qui touchent et qui persuadent (Le Moniteur, t. 2, 1789, p. 459). Cette écharpe [du Saint Michel de Raphaël] a trois bouts, singularité piquante qui échappe d'abord à l'œil et dont le raisonnement seul se rend compte (GAUTIER, Guide Louvre, 1872, p. 31). Il est de l'essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l'action brise le cercle (BERGSON, Évol. créatr., 1907, p. 193).
P. iron. [Pour exprimer la stérilité de l'excès dans l'analyse ou dans la discussion] Le cerveau brûlé par le raisonnement a soif de simplicité, comme le désert a soif d'eau pure (RENAN, Souv. enf., 1883, p. VIII).
[P. allus. littér. à MOLIÈRE, Les Femmes savantes, II, 7: Raisonner est l'emploi de toute ma maison, Et le raisonnement en bannit la raison] Peuple français (...) N'écoute pas les raisonneurs: on ne raisonne que trop en France, et le raisonnement en bannit la raison (J. DE MAISTRE, Consid. sur Fr., 1796, p. 111).
2. Capacité de connaître, de juger, de convaincre; aptitude à comprendre, envisagée du point de vue de son développement plus ou moins grand selon les personnes; qualité d'une personne, disposition d'un esprit qui juge avec discernement, avec sagesse. Synon. intelligence, jugement, esprit critique (v. esprit 2e Section I D 1). La réflexion et le raisonnement sont visiblement lésés ou détruits dans la plupart des accès de manie (PINEL, Alién. ment., 1801, p. 24). Mignet a l'intelligence plus étendue que Thiers. Il a aussi plus de force de raisonnement (DELÉCLUZE, Journal, 1826, p. 308). Parmi les jeunes gens que sa renommée attirait chez lui, aucun ne l'avait étonné davantage par la précocité vraiment extraordinaire de l'érudition et du raisonnement (BOURGET, Disciple, 1889, p. 28).
Loc. Avoir du raisonnement. Savoir raisonner, raisonner juste. Cet homme est sans excuse: il a de l'esprit, de la finesse, du raisonnement; il n'y a de bas en lui que ses passions (STENDHAL, Chartreuse, 1839, p. 268). C'est elle qui me disait à trois ans, quand je lui parlais du bon Dieu qui est dans le ciel: « C'est donc comme les oiseaux; est-ce qu'il a un bec? » Elle avait déjà du raisonnement (TAINE, Notes Paris, 1867, p. 82).
B. — Notamment en log. et dans le lang. sc. Opération qui consiste à lier deux propositions pour en former une troisième (ou conclusion), au moyen de règles logiques. Lorsqu'on oppose les sciences d'observation aux sciences fondées sur le calcul et le raisonnement (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 545). Ce cliché [radioscopique] fournit un simple élément d'appréciation qui se joindra à beaucoup d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du médecin et d'où il tirera son diagnostic (PROUST, Guermantes 1, 1920, p. 242). V. éléatique ex. de Ozanam, inférence ex. de LAL. 1968 et de Lévi-Strauss, intelligence ex. 14:
1. ... ceux qui (...) ne sont point venus au marxisme par raisonnement, par théorie, mais par un douloureux besoin de justice et par cette chaleur de cœur qui rappelle souvent, à s'y méprendre, ce que le chrétien appelle: la charité; par amour.
GIDE, Journal, Feuillets, 1937, p. 1291.
SYNT. Conduire, mener un raisonnement; acquérir, établir, reconstituer qqc. par le raisonnement; qqc. s'appuie sur le raisonnement; mécanisme, règles, voies du raisonnement; artifice, faute, schéma, subtilité de raisonnement.
Raisonnement par + subst., raisonnement + adj.
♦ [Indiquant le type du raisonnement, la nature de sa démarche] Raisonnement par l'absurde, par analogie, par récurrence; raisonnement déductif ou syllogistique (v. déductif ex.); raisonnement par induction (v. induction A 1 a et inductif A 1); raisonnement hypothético-déductif (rem. s.v. hypothétique, ex. de Piaget); raisonnement a priori (v. a priori B) ou a postériori (v. a postériori A).
[Chez Cl. Bernard] Raisonnement expérimental. Processus de vérification des hypothèses par l'expérience. On a ainsi les éléments d'un raisonnement expérimental, parce qu'à côté des cas traités par la saignée, on a fait apparaître d'autres cas non saignés qui constituent une véritable contre-épreuve ou expérience contradictoire (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p. 227).
♦ [Indiquant le domaine d'application du raisonnement] Raisonnement historique, juridique. [La mécanique] projette sur les données de fait la lumière crue du raisonnement mathématique et tire de l'analyse de quoi perfectionner les concepts abstraits (Hist. gén. sc., t. 3, vol. 2, 1964, p. 186).
PSYCHOL. [Les opérations de la pensée logique sont envisagées sous un angle descriptif] Raisonnement enfantin ou primitif; raisonnement de l'adolescent; raisonnement affectif, passionnel. Le raisonnement intellectuel n'a qu'un but: connaître la vérité objective (...). Le raisonnement émotionnel est une adaptation aux croyances, aux désirs et aversions. Sa position est subjective (Th. RIBOT, La Logique des sentiments, 1908, p. 59). La modalité de la pensée enfantine, le réalisme intellectuel et l'incapacité au raisonnement formel (J. PIAGET, Le Jugement et le raisonnement chez l'enfant, 4e éd., 1956, p. 193).
II. — Avec un indéf. ou au plur. Produit de cette faculté; résultat de l'action de raisonner.
A. — Ensemble des arguments issus d'une réflexion, mis en œuvre dans une discussion, et qui ont pour but de convaincre quelqu'un ou de démontrer, de prouver quelque chose. Synon. argument(s), preuve(s), raison(s). On ne comprenait guère son désespoir, qu'on voulait calmer par des raisonnements (MURGER, Scènes vie boh., 1851, p. 220). Il dut reprendre tout son raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des forts que gênent les faibles (ZOLA, Bête hum., 1890, p. 204). L'assentiment peut valablement survivre aux raisonnements qui l'ont provoqué (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 100):
2. Le défilé avait passé. Connaissant l'incroyance de Marie-Jeanne, Patrick l'avait vue avec stupeur esquisser, à l'approche du cercueil, le signe de la croix, par un de ces gestes où se décèle l'automatisme ancestral, déclenché par une émotion plus forte que tous les raisonnements.
BOURGET, Actes suivent, 1926, p. 133.
SYNT. a) ) Ébaucher, bâtir, étayer, démolir un raisonnement; faire, se faire, monter, tenir (tout) un raisonnement; orienter, poursuivre, reprendre, retourner, suivre un raisonnement; mener à bien, aller au bout d'un/de son raisonnement; perdre le fil d'un raisonnement. ) Combattre, soutenir un raisonnement; se rendre, souscrire à un raisonnement; entrer dans le raisonnement de qqn; n'écouter aucun raisonnement. b) Un raisonnement se tient, tient debout, s'enlise, s'écroule; un raisonnement ne mène à rien, échoue. c) Raisonnement imparable, impeccable, implacable, inattaquable, irréfutable; raisonnement captieux, fallacieux, scabreux, spécieux; raisonnement astucieux, audacieux, ingénieux, simpliste, hasardeux, dangereux; raisonnement bancal, boiteux, fragile, tortueux; raisonnement bâtard, bizarre, idiot, puéril, stupide, superficiel. d) Au plur. ) Dévider des raisonnements; nourrir ses raisonnements de qqc.; se livrer à des raisonnements interminables; user de tous les raisonnements (pour arriver à ses fins); épuiser tous les raisonnements (pour se rassurer); répondre à des raisonnements. ) Accumulation de raisonnements; chaîne, cours, dédale, trame des raisonnements; raisonnements contradictoires, décousus, futiles, impuissants, inutiles, pompeux; de vieux raisonnements rebattus; de beaux raisonnements stériles.
Loc. et expr.
Au sing. [Dans des propos rapportés au style dir., sert à exprimer le doute que l'on a sur la valeur de l'argumentation d'un interlocuteur] Ce n'est pas un raisonnement (ROB.).
Au plur.
(Faire) des raisonnements à perte d'haleine ou à perte de vue. ,,Faire des raisonnements vagues qui ne concluent à rien`` (Ac.).
[Dans des propos rapportés au style dir., sert à exprimer l'irritation provoquée par les répliques, les objections répétées de l'interlocuteur] Point tant (ou pas tant) de raisonnements! (Ac.). Épargnez-nous vos raisonnements (ROB.).
B. — Notamment en log. et dans le lang. sc. Suite logique de propositions aboutissant à une conclusion. Mettre en forme, construire un raisonnement; portée d'un raisonnement; raisonnement vrai, défectueux, concluant, absurde. Maxwell, dans son raisonnement sur les aimants, a calculé seulement le travail des forces magnétiques proprement dites (H. POINCARÉ, Électr. et opt., 1901, p. 398). [D'après Aristote] il est possible de réduire tout raisonnement correct à l'application systématique d'un petit nombre de règles immuables (BOURBAKI, Hist. math., 1960, p. 13). V. conclusion ex. 8:
3. ... un raisonnement est toujours une série de jugemens qui s'enchaînent de manière que l'attribut du premier devient le sujet du second, et ainsi de suite ...
DESTUTT DE TR., Idéol. 3, 1805, p. 346.
Au plur. [S'oppose à sensations, émotions] Synon. de spéculations. Ses yeux exprimaient cette exaltation naïve devant la beauté de la nature, privilège des cœurs restés simples qui ne se retrouve pas quand on s'est desséché l'âme à force de raisonnements, de théories abstraites et de lectures (BOURGET, Disciple, 1889, p. 126).
REM. 1. Raisonnage, subst. masc., au plur., péj., rare, synon. (supra II A). Elle est la vraie raison de tous ces vains raisonnages (SUARÈS, Voy. Condottière, t. 3, 1932, p. 267). 2. Raisonnaillerie, subst. fém., au plur., péj., rare, synon. (supra II A). Enfantillages, folles raisonnailleries (ARNOUX, Solde, 1958, p. 264).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1380 « faculté ou action de raisonner » (ROQUES t. 2, 10250, p. 347); 1672 péj. « manie de raisonner » (MOLIÈRE, Femmes savantes, II, 7, vers 598); b) 1636 « suites de propositions enchaînées » (MONET); en partic. 1851 raisonnement déductif (COURNOT, Fond. connaiss., p. 262); 1878 raisonnement expérimental (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., p. 210); 1907 raisonnement par analogie (BERGSON, Évol. créatr., p. 256); 2. a) 1636 « argument, série de preuves produites pour établir la vérité de quelque chose ou convaincre quelqu'un » (MONET); 1782 des raisonnements à perte d'haleine (LACLOS, Les Liaisons dangereuses, 2e part., LI ds Œuvres compl., éd. L. Versini, p. 105); b) 1667 « argument, objection, excuse qu'on soulève pour ne pas obéir » (RACINE, Andromaque, IV, 3, vers 1233). Dér. de raisonner1; suff. -ment1. Fréq. abs. littér.:2 849. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 5 875, b) 3 008; XXe s.: a) 3 781, b) 3 216.

raisonnement [ʀɛzɔnmɑ̃] n. m.
ÉTYM. 1380 au sens 1; dér. de raison.
1 L'activité, l'exercice de la raison (I., A., 1.) discursive. Composition (des concepts), logique, méthode, raison. || Le raisonnement, élaboration (cit. 5) réfléchie. || Le raisonnement déductif, inductif… (→ ci-dessous, 2.). || Les principes du raisonnement (→ Postulat, cit. 2). || Matières qui dépendent du raisonnement (→ Dogmatique, cit. 2). || Jugement dont la vérité est fondée sur le raisonnement ou sur l'expérience (cit. 31). || Contrôle au moyen du raisonnement et des faits (→ Expérience, cit. 42; expérimental, cit. 1).Le raisonnement et la foi (cit. 32), l'intuition, la passion (cit. 28)…, la folie. || Convaincre (cit. 4) par le raisonnement ou persuader par le sentiment.Les subtilités du raisonnement (→ Casuiste, cit. 3). || L'excès de raisonnement et d'analyse (→ Honneur, cit. 56). || Le cerveau (cit. 7) brûlé, desséché par le raisonnement.Allus. littér. || « Et le raisonnement en bannit (cit. 12) la raison » (→ aussi Grain, cit. 6).
1 Le raisonnement n'est que la raison; le sentiment est souvent la conscience; l'un vient de l'homme, l'autre de plus haut.
Hugo, Quatre-vingt-treize, III, VI, II.
2 Suivre en toute recherche, avec toute confiance, sans réserve ni précaution, la méthode des mathématiciens; extraire, circonscrire, isoler quelques notions très simples et très générales; puis, abandonnant l'expérience, les comparer, les combiner, et, du composé artificiel ainsi obtenu, déduire par le pur raisonnement toutes les conséquences qu'il enferme : tel est le procédé naturel de l'esprit classique.
Taine, les Origines de la France contemporaine, I, t. I, p. 315.
3 C'est la vie qui, peu à peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement, mais par des puissances autres.
Proust, la Fugitive, Pl., t. III, p. 423.
2 (1636). || Un, des raisonnements. Activité de l'esprit qui passe, selon des principes déterminés, d'un jugement à un autre, pour aboutir à une conclusion ( Inférence, logique); suite ordonnée de termes aboutissant à une conclusion.Raisonnement par analogie, par induction ( Induction, cit. 2 et 3; → Inductif, cit.; induire, cit. 11 et 12), raisonnement déductif ( Déduction, démonstration, sorite, syllogisme, synthèse). || Raisonnement par l'absurde. || Raisonnement par récurrence (cit. 2.1). || L'enthymème (cit.) convient mieux à un raisonnement rapide. || Raisonnement disjonctif. Dilemme. || Raisonnement a priori (cit. 2), fondé sur la raison (I., A., 6.); raisonnement a posteriori, fondé sur l'expérience. || Raisonnement a pari, a contrario.Raisonnement formel (cit. 8), qui suit les règles de la logique formelle.Raisonnement affectif (selon des lois psychologiques et non purement logiques). || Dans la Logique des sentiments, Ribot distingue les raisonnements passionnel, inconscient, imaginatif, de justification et de consolation, le raisonnement mixte (plaidoyer…). || Raisonnement pratique « construit à l'aide de perceptions et d'images » (Ribot).Niveaux de raisonnement (Piaget) : inférences des schèmes sensori-moteurs; raisonnements matériels; raisonnements formels.Les raisonnements des « primitifs », des enfants.Raisonnements des paranoïaques (cit. 1). aussi Délire, folie (raisonnante).Base, donnée, point de départ d'un raisonnement. Principe. || Raisonnement qui part d'un axiome, d'une hypothèse (raisonnement hypothétique). || Raisonnement qui repose sur… || Concepts, jugements, termes; conséquences, conclusion d'un raisonnement.Raisonnement qui se développe (cit. 17). || Portée d'un raisonnement. || Raisonnement conséquent, irréprochablement déduit (→ Argumentateur, cit. 2), solide, suivi (→ Incapable, cit. 4). || Raisonnement logique. || Rigueur d'un raisonnement. || Raisonnement juste; clair; habile, subtil || Raisonnement faux, qui porte à faux; creux, décousu, illogique, tortu, vicieux( Cercle [vicieux], illogisme, paralogisme, sophisme; et aussi paradoxe). || S'enferrer (cit. 3), se noyer, patauger, se perdre, se tromper dans ses raisonnements (→ 1. Droit, cit. 22). || Faire, enfiler (cit. 10) de longs raisonnements, des raisonnements à perte de vue, d'haleine (→ Involontaire, cit. 2). || D'après ce raisonnement… (→ À ce compte-là…).
4 Rien n'est moins applicable à la vie qu'un raisonnement mathématique. Une proposition, en fait de chiffres, est décidément fausse ou vraie; sous tous les autres rapports le vrai se mêle avec le faux d'une telle manière, que souvent l'instinct peut seul nous décider entre des motifs divers, quelquefois aussi puissants d'un côté que de l'autre.
Mme de Staël, De l'Allemagne, I, XVIII.
5 Il ne réussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les raisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaient l'un après l'autre en fumée.
Hugo, les Misérables, I, VII, III.
6 (…) affirmer une logique extra-rationnelle, n'est-ce pas un paradoxe qui doit révolter les logiciens ? (…) Évidemment, ces deux formes (…) — logique affective, logique rationnelle — doivent être très différentes. Pour les réunir légitimement sous une dénomination commune, il faut donc qu'elles aient un fond commun : c'est le raisonnement, c'est-à-dire la matière propre de toute logique. Son mécanisme varie beaucoup (mais) il conserve sa marque propre (…) c'est d'être une opération médiate, qui a pour terme une conclusion (…)
Th. Ribot, la Logique des sentiments, p. 23.
Raisonnements destinés à prouver, à convaincre… Apodictique; argument, preuve, raison. || La force (cit. 42) d'un raisonnement. || Raisonnement honnête. || Raisonnement captieux (cit. 2 et 4), spécieux (→ 2. Politique, cit. 9). || Des raisonnements inutiles. Argutie, chicane. || Attaquer (cit. 38), critiquer, réfuter (→ Bûcher, cit. 4) un raisonnement. Objection. || Raisonnement inattaquable, irréfutable (cit.). || Raisonnements échangés dans la discussion, la conversation. Dialectique.Raisonnement destiné à…, qui tend à…Spécialt. Argument, objection, excuse que l'on soulève pour ne pas obéir. || Pas tant de raisonnements; épargnez-nous vos raisonnements. Observation; raisonner, raisonneur. Fam. || Ce n'est pas un raisonnement !, votre raisonnement est mauvais.Loc. Raisonnement de femme saoule, absurde.
7 En beaux raisonnements vous abondez toujours;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
Molière, le Misanthrope, V, 1.
8 L'esprit de conversation est un esprit particulier, qui consiste dans des raisonnements et des déraisonnements courts.
Montesquieu, Cahiers, X.
9 Tout bon raisonnement offense, dit Stendhal; chacun de nous peut méditer utilement sur cette sévère maxime : mais enfin, dans l'ordinaire de la vie, il faut entendre le bon raisonnement quoiqu'il déplaise; il faut se donner la peine d'y répondre; de toute façon il faut y penser; après le premier égarement, le jugement revient.
Alain, Propos, 19 déc. 1921, Maîtres et esclaves.
Spécialt. || Les raisonnements, opposés à la complexité, à la richesse de la vie affective, du réel… || Dessécher (cit. 7) l'âme à force de raisonnements. || Froids raisonnements (→ Attiédir, cit. 4). Abstraction, logique (supra cit. 9), spéculation.Raisonnement schématique, simpliste, théorique…
CONTR. Conscience, instinct, intuition, sentiment.

Encyclopédie Universelle. 2012.