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ROMAN POPULAIRE
ROMAN POPULAIRE

C’est au moment où la narration hésite entre différentes formes d’expression que s’effectue un retour aux sources populaires, à cette littérature qui privilégia l’imagination aux dépens de l’intelligence, le style direct contre le langage obscur, le respect des valeurs établies face à la remise en question de la société.

Cette infralittérature, selon l’expression péjorative de la critique contemporaine, obéit à des lois, respecte des traditions et répond à des normes fixées autant par les éditeurs que par les goûts du public.

Le roman populaire n’est certes pas une invention du XIXe siècle, mais la diffusion de l’instruction a hâté son essor et favorisé son apogée vers 1914, avant que de nouveaux médias, fondés sur l’audio-visuel, n’en précipitent le déclin.

Histoire du roman populaire

Aux origines du roman populaire il y a la littérature de colportage – celle de la Bibliothèque bleue notamment – constituée de livres sans auteurs avoués, destinés à la «populace», qui, souvent illettrée, se les faisait lire le soir, à la veillée, par des conteurs ou des enfants. Transportés dans des besaces, où ils voisinaient avec des images pieuses ou guerrières, ces ouvrages offraient à l’imagination de leurs acheteurs des adaptations des contes de Perrault ou les exploits embellis de brigands illustres, Cartouche et Mandrin. On y remarque déjà deux constantes: le fantastique et le crime, qui alimenteront les deux branches les plus fécondes du roman populaire.

Les sombres péripéties du roman gothique anglais (Udolpho , Le Moine et Melmoth ), pleins de fantômes et de démons, puis les inépuisables aventures d’enfants trouvés ou perdus chères à Ducray-Duminil, à Pigault-Lebrun ou au vicomte d’Arlincourt ont eu une influence décisive sur la genèse du roman populaire. C’est avec l’avènement du feuilleton, en 1836, dans La Presse , puis dans Le Siècle , que le genre prend consistance. Frédéric Soulié, Alexandre Dumas et Balzac sont les premiers auteurs ainsi publiés, mais l’histoire «romancée» avec Horace Raisson et Marco de Saint-Hilaire n’est pas négligée. Trois auteurs connaissent de véritables triomphes: Eugène Sue, Paul de Kock, et Ponson du Terrail. Les journaux les plus lus sous la monarchie de Juillet ont entre 20 000 et 30 000 abonnés; sous le second Empire, Le Petit Journal en compte 30 000. En 1914, les quatre grands de la presse parisienne totalisent quatre millions d’exemplaires. C’est dire l’audience sans cesse accrue du feuilleton, qui est ensuite repris en volume et peut être lu dans ces cabinets de lecture dont le développement date du premier Empire, suscitant les railleries de Jouy, «l’hermite de la chaussée d’Antin».

Sous la IIIe République, plusieurs maisons d’édition lancent des collections à bon marché. Chez Fayard, le Livre populaire recueille sous une couverture illustrée Ponson du Terrail et Gustave Aimard, Louis Noir et Paul Féval, puis Fantômas de Marcel Allain et Pierre Souvestre. Plus abondamment fournie dans le domaine du dessin, l’Idéal-Bibliothèque de Pierre Lafitte édite Arsène Lupin et Rouletabille. Il faut citer aussi le Livre national de Tallandier, qui va du Belphégor d’Arthur Bernède au Grenadier Sans-Souci de Maurice Mario. Georges Ohnet, «le Paul Bourget du pauvre», est chez Ollendorff. Auparavant, Rouff avait publié L’Hôtel de Niorres d’Ernest Capendu.

Il s’agit de livres brochés, qui sont imprimés sur mauvais papier et dont le seul luxe réside dans les illustrations bariolées de la couverture. Celle-ci est un élément indispensable, comme le titre, qui doit être alléchant (Les Yeux verts de la morgue de Léo Lespès, Chaste et Flétrie de Charles Mérouvel) pour attirer l’acheteur. Toutefois, certains auteurs, tel Danrit ou Paul d’Ivoi, connaissent aussi des éditions reliées avec tranche dorée, souvent remises aux «bons élèves» lors des distributions de prix. Il n’est pas facile de déterminer quels ont été les tirages de ces livres en raison de la disparition de nombreuses maisons d’édition de cette époque. Les Cinq Sous de Lavarède (1894) par Paul d’Ivoi auraient été initialement tirés à 50 000 exemplaires.

Ni Fantômas ni Les Deux Orphelines ne sont le produit d’une culture vraiment «populaire». Les romans dits populaires sont écrits en réalité par de petits ou moyens bourgeois, polygraphes vivant difficilement de leur plume. Ils sont lus par le public tant bourgeois qu’ouvrier: «Ce qui fait la différence, c’est que les bourgeois avaient d’autres lectures, alors que les gens du peuple ne lisaient que cela; et aussi qu’il était de bon ton chez les bourgeois de manifester publiquement du dédain pour ces livres qu’on dévorait en cachette, alors que les couches les plus modestes ne s’embarrassaient pas de subtilités.» (Goimard.) Le «monde où l’on s’ennuie» de Pailleron rejette avec dédain cette littérature du pauvre, mais la consomme clandestinement. Candidat à l’Académie française, Robert de Flers, qui, dit-on rendait visite à un «immortel» et qui attendait dans la bibliothèque, ouvrit par hasard un livre de patristique pour se mettre dans l’ambiance... La reliure dissimulait un épisode de Fantômas !

La diffusion de ces ouvrages s’opère par les librairies, mais aussi sur les quais de gare, dans les épiceries et les merceries des petits villages. La diffusion dans les campagnes se fait également par les forains. Car, à l’inverse du mélodrame, qui est un phénomène essentiellement urbain, le roman populaire touche toutes les couches de la population, y compris, et surtout, le monde rural.

Les genres

Loin d’être homogène, le roman populaire se diversifie en plusieurs branches. La plus importante est sans conteste celle du roman historique, qui convie le lecteur à un dépaysement dans le temps, avec une prédilection marquée pour certaines époques. Arrive en tête la période qui s’étend des guerres de Religion à la Régence. Maurice Maindron situe son Tournoi de Vauplassans en plein cœur du XVIe siècle, à l’époque où les affrontements entre catholiques et protestants provoquaient massacres et viols. Véritable antiquaire, il s’attarde complaisamment dans ses œuvres à décrire une armure ou à évoquer un tableau de Van den Bosch. C’est sous Henri IV et Louis XIII enfant que se place le fameux cycle des Pardaillan , dû à la plume féconde de Michel Zévaco, ancien rédacteur du quotidien anarchiste L’Égalité . À la suite des Trois Mousquetaires , le XVIIe siècle impose ses duels, notamment dans Le Masque de fer d’Edmond Ladoucette et dans D’Artagnan contre Cyrano de Paul Féval fils. Le père utilise, quant à lui, la Régence et l’affaire Law comme toile de fond du célèbre Bossu . L’époque inspire aussi Henri de Régnier.

Vient ensuite l’épopée napoléonienne. La IIIe République redécouvre, en effet, le premier des Napoléonides. Elle demande au vainqueur de la Prusse à Iéna des leçons d’énergie en vue de la «revanche»; elle puise dans le martyre de l’empereur déchu à Sainte-Hélène des motifs d’anglophobie, au moment où la crise de Fachoda bat son plein. Napoléon devient donc le héros préféré de la littérature populaire. Il faudrait citer cent titres et, parmi les premiers: Le Club des collets noirs , de Boisgobey (1872); Madame Sans-Gêne , d’après la pièce de Sardou, par Edmond Le Pelletier (1894-1895); Évasion d’empereur , de Danrit (1904); Pour tuer Bonaparte , de Georges Ohnet (1911); L’Enfant d’Austerlitz , de Paul Adam (1912); La Mort de l’Aigle , de Paul d’Ivoi; Les Demi-Solde de Georges d’Esparbès (1899).

Le Moyen Âge, en revanche, malgré l’influence des romans de Walter Scott, paraît bien délaissé: citons pourtant Buridan, héros de la tour de Nesle par Michel Zévaco. L’Antiquité romaine – grâce à Fabiola et à Quo Vadis? est mieux servie: le développement de l’archéologie, comme l’a montré Robert Dauvergne, a été ici déterminant.

Appelé à une longue postérité, voici le roman policier. Émile Gaboriau en fut l’un des pères avec deux œuvres magistrales, parues d’abord en feuilleton, L’Affaire Lerouge (1866) et Monsieur Lecoq (1868). On peut dire sans excès que Conan Doyle s’en est étroitement inspiré pour son personnage de Sherlock Holmes ainsi que pour la conduite de ses récits. Ceux qui furent les premiers à comprendre la leçon n’ont pourtant pas connu une célébrité comparable: Henri Cauvin (Maximilien Heller , 1871), Boisgobey (La Vieillesse de M. Lecoq , vers 1880), Chavette (La Belle Aliette et Le Roi des limiers , 1878) mériteraient d’être tirés de l’oubli.

Le principe du roman policier est simple: un crime est commis dans des conditions mystérieuses; le coupable sera démasqué par un détective utilisant et sa puissance de déduction et, éventuellement, son art du grimage. Gaston Leroux portera le genre à sa perfection avec Le Mystère de la chambre jaune (1908), où le meurtre est commis dans un local clos. Jean Ray, inventant le personnage de Harry Dickson, exploitera le filon de façon authentiquement populaire, avec des titres affolants et des couvertures bariolées. Les meilleurs héritiers de cette tradition demeurent le reporter Doum, de Jean-Louis Bouquet, Nestor Burma, imaginé par Léo Malet sur le modèle du private américain, et M. Wens de Steeman.

Mais l’auteur peut aussi déplacer l’intérêt du lecteur vers le criminel: Arsène Lupin – de Leblanc – inspiré par l’anarchiste Jacob, et Chéri-Bibi – de Leroux –, nouvelle incarnation de Vautrin, restent sympathiques («Dieu, voyant un jour tout le mal qu’il fallait accomplir pour faire le bien, a reculé devant une pareille responsabilité et il a créé Chéri-Bibi», s’exclame l’ancien bagnard), mais il n’en va pas de même pour Zigomar de Léon Sazie, ni pour Fantômas de Marcel Allain et Pierre Souvestre:
DIR
\
Allongeant son ombre immense
\
Sur le monde et sur Paris
\
Quel est ce spectre aux yeux grisQui surgit dans le silence?
\
Fantômas serait-ce toi
\
Qui te dresses sur les toits?/DIR

Ici, c’est l’aventure qui l’emporte sur l’énigme. Il en va semblablement pour le roman d’espionnage développé dans le contexte des deux guerres mondiales (Pierre Nord; Ceux du S.R. de Robert-Dumas, puis James Bond de Ian Fleming; S.A.S. de Gérard de Villiers). Héritier des vieilles complaintes, des récits de brigands et des Mémoires de Vidocq , obtenant ses lettres de noblesse grâce à Simenon, le roman policier semble conserver une éternelle jeunesse.

Se trouve préservé également de l’usure le roman fantastique, dont la diversité est extrême et qui va du récit préhistorique, où s’illustrent Rosny aîné et Haraucourt, aux anticipations scientifiques de Gustave Le Rouge (La Guerre des vampires , Le Docteur Cornélius ,...), de Jean de La Hire, et surtout de Maurice Renard, considéré comme l’un des pionniers de la science-fiction française (Le Maître de la lumière , Le Voyage immobile , Le Docteur Lerne , etc.). Toute une littérature aux confins du fantastique va suivre (Léon Groc, Arnould Galopin...).

Si l’on néglige, d’une part, le courant humoristique, qui va d’Eugène Mouton (avec son Invalide à la tête de bois ) à Cami et aux enquêtes de Loufok-Holmès en passant par Paul de Kock, Scholl, Gozlan et Pierre Dac, d’autre part, le roman régionaliste (encore que Mon Oncle Benjamin de Claude Tillier puisse être considéré comme «populaire»), on rencontre deux genres qui n’ont guère résisté à l’usure du temps: l’aventure exotique et le roman social. En rapport avec le développement des empires coloniaux et avec la vogue du Journal des voyages fondé en 1877, paraissent de nombreux romans dont l’aventure est située sur d’autres continents que l’Europe. N’y cherchons pas une grande exactitude historique. Les auteurs empruntent quelques détails, par exemple au baron de Tott et au père Huc. Louis Noir choisit l’Afrique avec Un drame au fond de l’abîme , Le Secret de la ville fantôme , Un tueur de lions , Un enlèvement au harem . L’Asie inspire Alfred Assolant pour Les Aventures merveilleuses et authentiques du capitaine Corcoran aux Indes . Sous l’influence de l’Allemand Karl May et du capitaine Mayne Reid, Louis Boussenard et Gustave Aimard, le «Fenimore Cooper français», prennent l’Amérique pour théâtre des exploits de leurs héros. Tous ces romans finissent par se ressembler, si bien que Pierre Benoit se verra accusé d’avoir «emprunté» le thème de l’Atlantide à Rider Haggard (She , Le Peuple du brouillard ). Citons aussi le roman de mœurs religieuses (L’Abbé Tigrane , de Ferdinand Fabre).

Il est devenu difficile de lire avec quelque intérêt Mignon de Morphy, Le Maître de forges , de Georges Ohnet, Les Deux Gosses de Pierre Decourcelle, Roger-la-Honte de Jules Mary et autres romans socio-sentimentaux. Le parangon du genre demeure La Porteuse de pain (1884), invraisemblable accumulation, sur la tête de l’honnête ouvrière Jeanne Fortier, de malheurs imaginés par Xavier de Montépin. Ce sont les romans populaires qui ont pourtant connu les plus fabuleux tirages.

Le roman populaire est-il réactionnaire?

Marcel Allain, orfèvre en la matière, définit ainsi le roman populaire: «S’adressant à un public divers, il aura souci, tout d’abord, de ne choquer aucun des éléments constitutifs de ce public. Il ignorera toute question politique, toute discussion religieuse: ce serait restreindre, a priori, le nombre des lecteurs éventuels. Il évitera tout ce qui pourra donner matière à critique.» C’est en limiter singulièrement les ambitions. L’objectif du roman populaire est donc d’amuser, d’effrayer, de faire pleurer ou frémir, mais n’attendons de lui aucun message, aucune contestation. Si, dans le Policier apache , l’un des meilleurs épisodes de Fantômas , «le regard posé sur les classes possédantes est singulièrement narquois: magistrats solennels et imbéciles, hommes politiques corrompus, curés à la solde du pouvoir, militaires arrogants, grandes dames désœuvrées et frivoles, parasites de toute espèce, telle est la vision de la société qui transparaît», Claude Dauphiné, qui s’est livré à une analyse sociale du contenu du volume, ajoute: «Faut-il, parce que cette description est dure, en déduire que l’œuvre est sous-tendue par des sentiments démocratiques? Nous ne le croyons pas et sommes plutôt tentés de penser que cette peinture, satirique il est vrai, de la bonne société s’adresse avant tout au lecteur qui lui appartient. Les auteurs savent que leur meilleure cible est aussi leur meilleur public.» Si l’on a pu voir un lien entre le mouvement anarchiste, d’une part, Fantômas, Zigomar et Arsène Lupin de l’autre, il est mince. Aucune subversion sociale, même si Marcel Allain se déclare «de gauche» et, avant lui, Eugène Sue, socialiste. «Fantômas n’a aucun côté peuple, aucune sympathie pour les humbles. Sa lutte contre les riches n’est pas révolutionnaire, ni anarchiste. Simplement Fantômas va chercher l’argent où il se trouve et n’est mû que par la cupidité et le goût de la performance dans le crime», conclut Claude Dauphiné. Arsène Lupin serait, certes, plus généreux, mais il se montre trop «paternaliste». Quant à Chéri-Bibi, il paraît surtout préoccupé par ses propres intérêts. Le marxisme est absent du roman populaire, même si, comme l’a montré Jean Domarchi, Marx a été fasciné par Eugène Sue.

La vision de la femme reste conforme aux interdits de l’époque: l’ouvrière, objet de la lubricité des fils de famille, est condamnée à être séduite puis rejetée une fois enceinte; ainsi flétrie, elle ne sera régénérée que par le travail (Le Roman d’une ouvrière , 1891). La cocotte, la demi-mondaine, doit être, à la fin du récit, durement punie, plus durement même que les viveurs qui l’entourent (cf. les romans de Félicien Champsaur). En dessous, la prostituée est vouée à une déchéance physique atroce, dont on va puiser les détails dans la grande enquête de Parent-Duchâtelet sous la monarchie de Juillet. Heureuse, en revanche, est la douce héroïne qui s’est gardée vierge jusqu’au mariage; elle sera protégée par l’amoureux-justicier, la mère meurtrie ou le bienfaiteur entouré d’ombre, celui-ci pouvant être le père inconnu ou un soupirant trop âgé qui garde secrète sa passion.

Le racisme du roman populaire, surtout dans les récits exotiques, est incontestable. Bons ou mauvais, les Noirs sont promis aux crocodiles et aux serpents; on verse un léger, très léger, pleur sur les premiers; on se réjouit de la mort des autres. De toute façon, le Noir ne saurait être considéré autrement que comme le meilleur serviteur de l’homme. L’Asiatique fait peur. Pour quelques visions nuancées (Jean d’Esme ou O.-P. Gilbert), que de dénonciations du «péril jaune»! Un péril qu’incarne, avec un raffinement inouï de cruauté, le diabolique docteur Fu-Manchu, imaginé par Sax Rohmer. Seules échappent à cet opprobre certaines tribus d’Indiens d’Amérique du Nord, grâce à la caution de Fenimore Cooper. Celles d’Amazonie apparaissent en revanche tout à la fois féroces et abruties (Le Maître du curare de Boussenard). S’il épargne quelques détectives chinois ou japonais (Charlie Chan, M. Moto), ce racisme s’est toujours maintenu: on le trouve exprimé avec force dans les aventures de S.A.S.

On observe aussi, à côté d’un fort patriotisme, des tendances antidémocratiques et antiparlementaires, notamment dans Le Coup d’État de Chéri-Bibi où Gaston Leroux exalte l’autorité militaire face à la déliquescence et à la corruption des assemblées.

Le roman populaire est apparu, sous la monarchie de Juillet, avec l’avènement de la bourgeoisie; loin d’être «populaire», il n’a cessé de refléter les peurs et les fantasmes d’une classe et d’un milieu. Peur devant la montée des «classes dangereuses», des criminels et des ouvriers souvent confondus; fascination devant l’argent et le sexe; défoulement dans un sadisme qui imprègne aussi bien le cycle de Fantômas – plein de morts horribles dont Queneau dressa la statistique – que les romans historiques de Maindron et Rebell, où la femme, jeune et belle, est condamnée à l’humiliation et au viol.

Les thèmes de ces romans ne sont pas nés spontanément, à la façon de ceux d’un folklore dont les origines se perdent dans la nuit des temps. Ni Marcel Allain, ni Gaston Leroux, ni Maurice Leblanc, ni Louis Noir, ni Boisgobey ne viennent du peuple; ils traduisent, à côté de sujets généraux, les obsessions de leur milieu. Bref, le roman populaire est surtout un roman bourgeois .

Le déclin du genre

Le roman populaire a atteint son apogée en 1914. Au sortir de la Première Guerre mondiale, tous les archétypes seront en place et, du coup, les chefs-d’œuvre se feront plus rares, les auteurs se contentant d’appliquer des recettes éprouvées (on constate, par exemple, un hiatus entre les trente-deux volumes du cycle de Fantômas parus avant 1914 et ceux qui ont suivi). Le genre continue à connaître de gros tirages, de Delly à Guy des Cars. En 1980 encore, la collection Harlequin, qui vient concurrencer les séries de Tallandier, fait un chiffre d’affaires considérable. Mais d’autres formes de romanesque incitent au rêve.

Le développement de la photographie introduit un élément nouveau: le roman-photo , dont l’essor en Italie sera considérable, et que vont parodier Fellini (Le Cheikh blanc ), Risi (Fais-moi mal et couvre-moi de baisers ) ou Monicelli. Le récit se développe sous forme de photographies, les paroles des personnages figurant dans des bulles (fumetti ) qui sortent de la bouche des héros de l’histoire. La part du rêve se trouve ainsi réduite par rapport à l’imprimé, mais l’effort est moindre pour un public vraiment populaire.

La bande dessinée offre les mêmes avantages, avec plus de souplesse. Les Pieds-Nickelés surpassent Arsène Lupin ; Mandrake et le Fantôme du Bengale éclipsent Lavarède et Sans-le-Sou, Nick Carter et Rouletabille.

La littérature sportive, à travers journaux (L’Auto , puis L’Équipe ) et ouvrages divers offre au public d’autres occasions de s’exalter ou de frémir. Les auteurs reprennent le vocabulaire du roman populaire (champion du monde cycliste en 1938, Kint est baptisé «l’Aigle noir»).

Mais c’est le cinéma qui porte le coup fatal au roman populaire. D’emblée, il s’empare de ses héros: Fantômas est tourné par Feuillade, Zigomar par Jasset, Belphégor par Desfontaines, plus tard Arsène Lupin par Conway. Désormais, Fantômas est incarné par René Navarre puis par Marcel Herrand; Arsène Lupin se confondra, le temps d’un film, avec Jules Berry. Le roman historique est balayé par les «grosses machines» italiennes de Gallone (Scipion l’Africain ), de Blasetti (La Couronne de fer , Fabiola ); c’est le mélodrame hollywoodien (de Niblo et Ingram, Vidor et King, à Love Story et De l’autre côté de minuit ) qui fait maintenant pleurer, tandis que font rêver un public de masse les films d’aventures pseudo-exotiques de la série B – Cornel Wilde et Harold Schuster, Foster et Sherman, Tarzan enfin, «mythe humilié» (Lacassin) de Van Dyke à Newman. Que pèsent les crimes imprimés de Fantômas face à la violence qui éclabousse l’écran dans les œuvres de Powell (Le Voyeur ), de Brian de Palma (Phantom of Paradise ), de Fuest (Docteur Phibes ), de Paul Bartel (La Course à la mort, an 2000 ) ou de W. Hill (The Warriors )? Rappelons également la part du rêve à l’écran, de Méliès au personnage de Walter Mitty, en passant par La Vie en rose de Jean Faurez avec Louis Salou. Une façon de se moquer du romanesque.

Enfin, le feuilleton radiodiffusé ou surtout télévisé a porté un ultime coup au roman populaire. Émissions des Kubnick, Beauvais, Michel Méry ou Jacques Provins, ou feuilletons inspirés des Compagnons de Baal , Belphégor ou Rocambole connaissent très tôt une énorme audience. Non que le roman populaire ait totalement disparu, même si c’est un public féminin – et pas forcément populaire – qui fait un triomphe à Angélique marquise des Anges, digne héritière de Caroline Chérie, tandis que S.A.S., dans sa lutte contre les totalitarismes de l’Est et du Tiers Monde, connaît de fabuleux tirages auprès d’un public masculin. Certes, Golon n’est pas Chardonne, ni Gérard de Villiers Abellio, mais ils sont les derniers défenseurs du texte imprimé devant l’offensive de l’audio-visuel. Alain Delon ou Maurice Ronet ont plus de consistance pour les «midinettes» que les languissants héros de La Porteuse de pain .

Le roman populaire ne serait-il plus voué qu’à alimenter les rêveries nostalgiques de quelques collectionneurs et les exégèses délirantes d’une poignée d’intellectuels, ceux-là même qu’il avait cru exclure initialement de sa clientèle?

Encyclopédie Universelle. 2012.