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TIERS MONDE
TIERS MONDE

Le terme de Tiers Monde est apparu pour la première fois le 14 août 1952 dans la revue L’Observateur politique, économique et littéraire , sous la plume d’Alfred Sauvy. Son article, intitulé «Trois Mondes, une planète», traitait des pays sous-développés en tant qu’enjeu des grandes puissances. Il se terminait ainsi: «car enfin ce Tiers Monde, ignoré, exploité, méprisé, comme le tiers état, veut lui aussi être quelque chose».

Entité symbolique formalisée par la réunion de Bandung en 1955, le Tiers Monde est d’abord une formule commode pour désigner un ensemble de pays extrêmement hétérogènes, mais qu’unit le trait commun de n’avoir pas connu, pour des raisons diverses, la révolution industrielle au XIXe siècle. Une «communauté de destins» apparente qui n’a pu réellement aboutir, en quatre décennies, à des actions communes, en raison de divergences politiques et idéologiques, mais aussi d’intérêts économiques plus concurrentiels que complémentaires.

Les pays dits du Tiers Monde ont considérablement évolué. Ils sont aujourd’hui éclatés entre des groupes fort hétérogènes, en ce qui concerne tant les niveaux de vie que les activités économiques. Plusieurs pays ont quitté le Tiers Monde, car ils n’ont plus rien à envier aux nations développées en termes d’espérance de vie, de revenu par habitant et de niveau éducatif: ce sont les «dragons» d’Asie de l’Est (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taiwan). Le P.N.B. par habitant de la Corée du Sud, qui atteignait seulement 100 dollars en 1962, dépassait 8 500 dollars en 1994, soit plus que celui du Portugal ou de la Grèce. De véritables puissances économiques se sont constituées, qui entendent désormais compter sur la scène internationale, et certaines d’entre elles revendiquent d’ailleurs un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Citons le Brésil, le Mexique (qui, depuis 1994, fait partie de l’O.C.D.E.), les «tigres» (Thaïlande, Malaisie, Indonésie), le Pakistan, l’Afrique du Sud... sans oublier bien sûr les deux géants économiques et démographiques que sont l’Inde et la Chine (cette dernière, déjà membre permanent du Conseil de sécurité), qui regroupent à eux deux plus du tiers de la population mondiale.

Voilà pourquoi de nombreux auteurs emploient désormais le terme de «Sud» plutôt que celui de «Tiers Monde»: à un concept géopolitique devenu obsolète du fait de l’affaiblissement de la rivalité Est-Ouest ils préfèrent une notion plus pragmatique. Le terme de Sud se définit par opposition à un Nord riche et dominant sur la scène politique et économique mondiale, même si la distinction ne correspond que très approximativement à la réalité géographique: tous les pays en développement (P.V.D.) ne sont pas situés au sud, ni tous les pays riches au nord.

En 1993, le F.M.I. a modifié ses modes de calcul des produits intérieurs bruts pour se fonder non plus sur les taux de change courants des monnaies nationales par rapport au dollar, comme c’est l’usage, mais sur les taux de change pondérés en termes de pouvoir d’achat effectif dans le pays considéré. Les résultats de cette nouvelle méthode de calcul attestent de l’émergence du Sud sur la scène internationale: les pays industriels représenteraient non plus les deux tiers du P.I.B. mondial, mais à peine plus de la moitié (54 p. 100). Le Sud contribuerait alors à un tiers de la production mondiale, et non plus à moins du cinquième comme les calculs actuels l’indiquent. La Chine, dont la monnaie a toujours été notoirement sous-évaluée, deviendrait la quatrième puissance économique mondiale (derrière les États-Unis, l’ex-U.R.S.S. et le Japon), devançant l’Allemagne! Le Brésil pèserait plus lourd que le Canada...

La croissance économique du Tiers Monde a été, depuis le début des années 1950, bien supérieure à celle des pays développés, faisant justice du mythe du développement des pays riches au détriment des pays pauvres et montrant que la richesse du monde n’est pas un gâteau que l’on partage en un certain nombre de parts, mais un processus de création permanente de biens et de services, une dynamique qui s’auto-alimente, une suite de synergies réussies.

1. Une réalité éclatée

D’exception, touchant uniquement au départ un petit nombre de pays d’origine européenne, le développement est devenu une réalité mondiale. De 1950 à 1980, les progrès accomplis ont été considérables sur les plans sanitaire et social. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (P.N.U.D.), «les pays en développement ont réalisé en trente ans les mêmes progrès humains qu’il avait fallu presque un siècle aux pays industrialisés pour accomplir». L’espérance de vie a augmenté de moitié en une génération, passant de quarante-trois à soixante ans. Les niveaux de nutrition ont progressé de 20 p. 100 par habitant. La mortalité infantile a diminué de moitié et le taux brut de mortalité est aujourd’hui le même dans les pays développés et dans le Tiers Monde (10 p. 1 000), même si cette bonne performance est à relativiser par la jeunesse de la population des pays pauvres. Selon l’U.N.I.C.E.F., 80 p. 100 des enfants du Tiers Monde (contre 10 p. 100 voici vingt ans) sont désormais vaccinés contre les six principales maladies infantiles: poliomyélite, tétanos, coqueluche, rougeole, tuberculose, diphtérie, et cela notamment grâce au P.E.V. (programme élargi de vaccination), lancé conjointement par l’O.M.S. et l’U.N.I.C.E.F. en 1974. Le taux d’analphabétisme a été réduit presque de moitié entre 1950 et 1985, passant de 76 à 40 p. 100 de la population des pays en développement.

Pourtant, il existe aussi dans des pays en développement une pauvreté de masse, qui ne se retrouve pas forcément dans les statistiques nationales. Le Brésil ou la Chine, par exemple, exportent des armements et du matériel électronique, ce qui n’empêche pas toute une partie de la population de ces pays, des dizaines de millions de personnes, de vivre dans le dénuement le plus complet. Le Tiers Monde reste le monde de la pauvreté de masse: selon la Banque mondiale, 1,3 milliard de personnes sont toujours sous le seuil de pauvreté absolue, c’est-à-dire qu’ils disposent de moins d’un dollar par jour pour survivre.

Même si la majorité de ces pauvres vit en milieu rural, la croissance urbaine accélérée dans les pays en développement explique que les grandes métropoles du Sud – les plus grandes villes du monde sont, de plus en plus, des villes du Tiers Monde: Calcutta, Bombay, Mexico, Rio, Shanghai, etc. – offrent un contraste saisissant entre, d’une part, la richesse, la modernité, l’intégration économique et, d’autre part, le dénuement le plus extrême, une vie réduite à la survie. Le gigantisme de ces concentrations urbaines pose des défis insurmontables en matière de pollution, d’eau potable, de logement, de chômage structurel, de violences et de tensions sociales, qui parfois explosent, aboutissant à des émeutes et à des pillages, réprimés dans le sang. Si la ville produit une grande partie de l’activité économique du pays, elle constitue aussi une formidable machine à produire marginalités et misères. Le tiers des citadins du Tiers Monde vit dans des bidonvilles. Ces derniers ne sont pas tous misérables, et beaucoup ne sont qualifiés ainsi que parce que leurs habitants n’ont pas de titre de propriété légal, ce qui n’exclut pas qu’ils bénéficient de l’électricité (parfois au prix de branchements sauvages, qui grèvent lourdement l’économie nationale), de la télévision, de l’eau potable, voire du téléphone. Mais, occupants à titre précaire, ils restent à la merci d’une éviction, parfois brutale, provoquée par la spéculation foncière.

Des inégalités croissantes

Au-delà d’un constat global qui souligne les indéniables progrès effectués par les pays du Tiers Monde depuis les années 1950-1960, c’est sur les inégalités qu’il faut insister pour caractériser ces pays: elles n’ont cessé de se creuser durant la même période.

Les inégalités sont sectorielles: en Zambie, les 10 p. 100 les plus riches de la population se partagent la moitié du revenu national, et, au Brésil, les 20 p. 100 les plus riches disposent des deux tiers, tandis que 60 p. 100 de la population ne reçoit que 15 p. 100 de ce revenu; 20 p. 100 des Mauriciens disposent de 60 p. 100 du revenu national, tandis que les 20 p. 100 les plus pauvres doivent se contenter de 4 p. 100 seulement (de 1 p. 100, au Pérou).

Les inégalités sont aussi géographiques: le fossé entre pays riches et pays pauvres s’est agrandi. Au début des années 1990, selon le P.N.U.D., les 23 p. 100 de la population mondiale qui vivent dans les pays développés gagnent 85 p. 100 du revenu mondial. Le rapport était de 30/70 vingt ans plus tôt. Phénomène paradoxal: au fur et à mesure que le pourcentage relatif des habitants des pays riches dans la population mondiale diminue, la part des richesses du monde consommées par ces mêmes pays augmente. Pillage? prélèvement? Cela a été longtemps le courant de pensée dominant du tiers-mondisme; mais l’examen des faits montre que la minorité des pays riches produit elle-même la majorité de ce qu’elle consomme.

Les pays riches concentrent la richesse parce qu’ils détiennent la maîtrise des processus technologiques et parce qu’ils ont les moyens d’investir des sommes importantes dans la recherche-développement: 3 p. 100 seulement des dépenses de ce secteur sont effectuées dans les pays du Sud. Si ceux qu’on appelle les «nouveaux pays industriels» (N.P.I.) rejoignent peu à peu ce groupe des grandes puissances économiques, accroissant leur part du revenu et des exportations mondiales, et notamment des exportations de produits manufacturés, les autres se trouvent au contraire de plus en plus marginalisés.

L’expression de P.M.A. (pays les moins avancés) a été employée pour la première fois à la Conférence d’Alger en 1967, et une liste de vingt-quatre pays (quarante-sept, aujourd’hui) a été ensuite dressée par l’O.N.U. en 1971, à partir des critères suivants: un revenu par habitant inférieur à 100 dollars (350 dollars, aujourd’hui); une part de la production industrielle dans le P.N.B. inférieure à 10 p. 100; un taux d’alphabétisation inférieur à 20 p. 100.

En 1992, pour sa part, l’Association internationale pour le développement, la filiale de la Banque mondiale spécialisée dans l’assistance aux pays les plus pauvres, a fixé le seuil de ses prêts préférentiels (à faible taux d’intérêt et durée de remboursement élevée) à un P.N.B. par habitant de 675 dollars.

Pour ces pays les moins avancés, situés principalement en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, le creusement de l’écart est flagrant: en 1955, ils regroupaient 45 p. 100 de la population mondiale et produisaient 8 p. 100 du P.N.B.; au début des années 1980, ils étaient passés à la moitié de la population mondiale mais produisaient moins de 5 p. 100 du P.N.B.! Tous les critères élaborés dans les années 1960 pour définir le sous-développement continuent aujourd’hui encore à caractériser ces pays... mais eux seuls.

À l’échelle régionale, c’est entre les trois continents du Sud que les disparités s’accroissent (cf. tableau): à une Asie globalement en forte croissance, dans l’orbite du Japon pour l’Asie de l’Est, et des deux géants indiens et chinois, s’oppose une Afrique en crise, de plus en plus pauvre, qui ne parvient ni à surmonter le défi d’un accroissement démographique toujours aussi rapide, ni ses tensions politiques. Une Afrique de plus en plus balkanisée où, comme sur les cartes géographiques du début du siècle, des no man’s land réapparaissent, conséquences du chaos dans lequel sont plongées certaines régions en proie à la guerre civile.

L’Asie est parvenue à surmonter le défi alimentaire grâce à l’adoption de la révolution verte au milieu des années 1960. Cette trilogie – variétés améliorées, irrigation, engrais et pesticides –, greffée sur les pratiques agraires traditionnelles, a permis d’augmenter de 20 p. 100 le niveau des disponibilités alimentaires par habitant en vingt ans, transformant des pays traditionnellement importateurs de céréales comme l’Inde ou l’Indonésie en pays exportateurs – ce qui n’a pas empêché la permanence d’une forte malnutrition chronique, conséquence d’importantes inégalités sociales et régionales internes.

En revanche, l’Afrique, pourtant présentée comme un grenier à blé au début des années 1960, est de plus en plus dépendante des importations de céréales pour nourrir ses villes, et cela quel que soit le niveau de la pluviométrie. L’opposition est frappante entre, d’une part, des paysans africains sacrifiés au «développement» des villes (en réalité au financement de fonctions publiques pléthoriques), accablés de taxes et d’impôts de toutes sortes, livrés à eux-mêmes dans des campagnes laissées à l’abandon, et, d’autre part, des paysans asiatiques, correctement rémunérés, incités à produire car enserrés dans une agriculture marchande dynamique, en constante diversification pour s’adapter à l’évolution permanente de la demande du marché; cette opposition explique largement la divergence de destins entre une Asie promise par les experts à la famine il y a trente ans, en raison de la surpopulation de ses campagnes, et une Afrique qui reste encore globalement aujourd’hui sous-peuplée (moins de 25 habitants au kilomètre carré) mais n’a vu, en une génération, progresser ni ses techniques – une agriculture extensive et «minière», fondée sur une reconstitution passive de la fertilité du sol –, ni ses rendements – ceux-ci ont même baissé, en raison de l’épuisement des terres dans les régions les plus densément peuplées.

La part de l’Afrique (10 p. 100 de la population mondiale) dans le commerce mondial est aujourd’hui inférieure à 1 p. 100, contre 4 p. 100 en 1970. Sa part du P.N.B. mondial est tout aussi faible: 1,2 p. 100. Le retard de l’Afrique s’est accru, car son taux de croissance a été négatif durant la décennie de 1980. Corollaire de l’état d’instabilité chronique de la plupart des pays et des dysfonctionnements de l’administration, les capitaux privés ont déserté le continent, au profit de marchés considérés comme plus «porteurs», en Asie surtout, mais aussi en Europe de l’Est et en Amérique latine. L’Afrique, résument certains, n’est pas sous-développée «à cause» des multinationales, mais parce que celles-ci ne veulent plus y investir.

Entre une Asie, dynamique, de plus en plus exportatrice de produits manufacturés, de plus en plus industrialisée, et une Afrique rurale, restée à 90 p. 100 dépendante de mono-exportations de produits primaires, se situe l’Amérique latine, plus difficilement classable: son revenu moyen par habitant la situe au-dessus de l’Asie, en faisant une véritable «classe moyenne» du Tiers Monde, mais les écarts de richesse y sont tellement plus importants qu’ailleurs que cette donnée ne veut rien dire. Cette région du monde est plus proche de l’Europe et des États-Unis que les autres continents par l’occidentalisation de sa culture, conséquence d’une colonisation «totale», plus ancienne et plus poussée que nulle part ailleurs. Alors que l’Amérique latine semblait sortir victorieuse de cette «décennie perdue du développement» – période des années 1980 stigmatisée par des gouvernements tentés par le populisme et soucieux, face à leurs difficultés, de désigner à l’extérieur des boucs émissaires tout trouvés, F.M.I. et Banque mondiale surtout –, les capitaux privés qui y affluaient la fuient à nouveau depuis 1994, conséquence de la «seconde crise mexicaine»: après la crise de la dette en 1982, la crise du peso fait éclater la véritable bulle financière dont bénéficiaient les places boursières sud-américaines.

Pourtant, son énorme richesse agricole et minière peut permettre à une Amérique latine plus soucieuse de justice sociale et de planification à long terme d’entrer réellement dans la voie du développement économique. L’Argentine offre ainsi un des rares exemples de pays développé en 1950, sous-développé en 1980, du fait de ses choix politiques et d’une véritable paralysie sociale, et qui se redresse à nouveau depuis la fin des années 1980. Car les réformes adoptées du fait de la crise de la dette ont transformé la plupart des pays latino-américains en véritables champions du libéralisme économique, renouant avec des taux de croissance élevés: on cite désormais les «jaguars» latino-américains, comme on parle des «tigres» asiatiques. Mais si ces réformes ont permis de sortir de l’hyperinflation et du gonflement constant de la dette, elles se sont accompagnées d’un coût social important pour les classes moyennes et les pauvres, victimes des plans de rigueur imposés par l’ajustement structurel. De ce fait, le sous-continent reste fragile et guetté par la tentation du pronunciamento et de l’argent facile procuré par le narco-trafic.

Au cœur de chaque continent, de grandes disparités opposent pays riches et pays pauvres. Ce ne sont ni le nombre des hommes, ni les atouts des matières premières, ni les rigueurs du milieu naturel qui permettent d’expliquer ces contrastes: les choix économiques effectués par les pays ont été déterminants, de même que le soutien extérieur plus ou moins important dont ils ont bénéficié du fait de l’intérêt qu’ils présentaient sur le plan stratégique et de leur orientation idéologique. Eux seuls justifient aujourd’hui qu’un pays puisse être labellisé N.P.I. ou, à l’inverse, P.M.A.: des contrastes identiques opposent, en Asie, la Birmanie à la Thaïlande, et le groupe Laos-Vietnam-Cambodge, resté longtemps pauvre et sous-industrialisé en raison du choix de modèles de développement socialistes et endogènes, fondés sur l’import-substitution, à celui des six pays de l’A.S.E.A.N. (Singapour, Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Philippines, Brunéi), qui ont misé sur le faible coût de leur main-d’œuvre pour devenir des «pays-ateliers» et ont reçu l’aide massive de l’Occident afin de contrecarrer l’expansion du communisme dans la zone. Aujourd’hui, la croissance des dragons et des tigres est telle qu’ils délocalisent eux-mêmes leur production dans un Vietnam et une Chine convertis entre-temps au capitalisme, ou plutôt à ce que leurs dirigeants qualifient de «socialisme de marché».

Même dans les pays du Sud les plus riches (sauf la Corée du Sud et Taiwan, où une réforme agraire poussée a permis de créer une classe de moyens propriétaires terriens et où l’éventail des revenus reste considérablement plus resserré qu’ailleurs), des régions riches, prospères, «intégrées» s’opposent à des zones de pauvreté, réservoirs de main-d’œuvre et d’émigration, où les conditions de vie n’ont guère évolué depuis des décennies, malgré l’enrichissement général du pays: opposition, au Brésil, entre, d’une part, les Indiens de l’Amazonie, qui vivent encore de chasse et de cueillette, ou les paysans du sertão , dans le Nordeste, qui cultivent la terre avec de très faibles rendements et pratiquent un élevage extensif, et, d’autre part, les populations du Sudeste, qui concentrent la richesse et l’activité économique nationales. La même opposition se retrouve entre le plateau Korat, en Thaïlande, et la plaine centrale de Bangkok, entre les montagnes surpeuplées et les espaces économiques côtiers des pays de la cordillère des Andes, entre les États de l’Inde touchés par la révolution verte et le développement industriel et les autres.

De la pauvreté à l’insécurité

Finalement, c’est à un véritable télescopage de l’histoire qu’on assiste au sein du Tiers Monde, où sociétés restées traditionnelles et modernité «agressive» (pour des cultures qui n’y sont pas toujours préparées) se côtoient. Au sein des régions riches comme des régions pauvres, l’inégalité de richesse et les disparités sociales semblent au cœur du processus même du développement. Quelles sont les causes de cet état de fait, qui donne au sous-développement sa pleine réalité, sordide et choquante? Le manque de moyens financiers, surtout, qui fait qu’on pare au plus pressé; l’absence, aussi parfois, d’une réelle préoccupation de lutte contre la pauvreté, de la part de gouvernements qui ne contrôlent pas toujours leur territoire national et fonctionnent souvent selon la logique du clientélisme. Comme le souligne le P.N.U.D., l’insécurité est l’une des manifestations les plus marquantes du sous-développement et de la pauvreté de masse.

Insécurité alimentaire , due à la faiblesse des rendements, à l’absence de systèmes de commercialisation dynamiques dans les régions les plus pauvres, aux obstacles mis aux échanges et aux migrations par les guerres civiles, aux «douanes» intérieures. Si les ruraux sont les premiers touchés, la sous-activité dans les quartiers les plus récents et les moins intégrés des grandes métropoles entraîne elle aussi la malnutrition. Celle-ci affecte quelque 750 millions de personnes et fait sentir ses effets sur la scolarisation des enfants, sur leur mise au travail précoce, sur l’état de santé général des familles touchées – les plus pauvres.

Insécurité sanitaire , aussi, liée au manque de dispensaires et d’agents de santé, en particulier dans les régions rurales. Conditions d’accouchement difficiles des femmes à domicile, ignorance des règles nutritionnelles pour le sevrage et la croissance des enfants, lacunes de la couverture vaccinale, faible pourcentage des personnes ayant accès à l’eau potable engendrent une surmortalité infantile et maternelle. Les zones de troubles, en Afrique notamment, mais aussi en Amérique latine, sont décimées par des épidémies de choléra, la maladie de la pauvreté, de rougeole, meurtrière pour les enfants, de maladies diarrhéiques et respiratoires. Le paludisme reste endémique et de plus en plus résistant, et la pandémie de sida s’étend (plus de quinze millions de personnes sont touchées), décimant certaines zones d’Afrique centrale, en raison des habitudes sexuelles, de l’ignorance et du coût des méthodes contraceptives.

Insécurité politique , encore; malgré les progrès de la démocratie en Amérique latine et en Asie, notamment, le monde sous-développé reste encore celui des régimes autoritaires, du muselage de la presse, de la négation des droits de l’homme, et spécialement de ceux des minorités politiques, ethniques ou religieuses: chrétiens du Sud-Soudan, Kurdes en Irak ou en Turquie, minorités «périphériques» en Birmanie, etc. Vingt millions de personnes ont le statut de réfugié dans le monde: elles ont dû fuir leur pays, chassées par la guerre ou les persécutions, et dépendent de l’aide internationale pour survivre. Au moins autant sont «déplacées» dans leur propre pays, avec un statut plus précaire encore car elles ne bénéficient pas de la même protection juridique. Quotidiennement règne une insécurité qu’on pourrait qualifier d’«administrative». Être en règle avec l’administration pour construire une maison, créer une entreprise, importer des biens, etc., demande tant de démarches, avec le risque perpétuel de tout voir remis en question du fait d’un changement de régime (fréquent) ou tout simplement de fonctionnaire, que les habitants se méfient et préfèrent rester dans l’informel. Mais, alors, comment investir, épargner durablement, payer ses impôts et participer à l’activité économique du pays? Le secteur informel représente une issue de secours essentielle face à une bureaucratie tatillonne, corrompue ou inefficace. Il procure des emplois, permet de graisser les rouages économiques et sociaux, de faire vivre des familles entières. Mais il représente aussi une perte énorme pour des pays qui n’arrivent pas, en raison d’une fiscalité embryonnaire et d’une épargne dérisoire, à mobiliser les ressources nécessaires à leur développement. Le secteur informel du Pérou produirait ainsi 40 p. 100 du P.N.B. national. Le règne de l’arbitraire et de la violence, sous lequel vivent trop de populations du Sud, constitue un obstacle rédhibitoire au développement. Il explique aussi la fécondité toujours élevée des pays les plus pauvres, où l’enfant (mâle) procure force de travail et assurance-vieillesse, la présence d’une importante paysannerie non intégrée économiquement car repliée sur l’autosubsistance, l’importance des migrations, les problèmes de désertification liés à une attitude prédatrice sur le milieu naturel, etc.

Insécurité «environnementale» , enfin: les sociétés traditionnelles vivent à la merci d’incidents climatiques (sécheresses), de catastrophes naturelles (inondations, tremblements de terre, éruptions volcaniques, etc.), ou de dégâts causés par une nature hostile dont elles n’ont pas les moyens de prévenir ou de maîtriser les excès. Faute d’un contrôle efficace de la formation des essaims, les invasions de criquets ravagent les récoltes dans le nord de l’Afrique. La communauté internationale s’inquiète de plus en plus des atteintes portées à l’environnement, dans les pays riches bien sûr (où les moyens financiers existent pour y remédier), mais surtout dans les pays pauvres: déboisement, «avancée du désert», pollutions industrielles et marines, épuisement de ressources non renouvelables, etc.

Au total, contraintes internes et contraintes externes s’associent pour rendre de plus en plus difficile le développement d’un certain nombre de nations du Sud, qui allient à leur état d’insécurité et d’instabilité propres les handicaps liés à la fluctuation des cours des matières premières dont elles dépendent, le poids de leur dette interne et externe, le protectionnisme des nations développées: selon le P.N.U.D., ce dernier coûterait 500 milliards de dollars chaque année aux pays du Sud, malgré les accords censés faciliter leurs exportations, comme le système généralisé de préférences ou les accords de Lomé passés entre la C.E.E. et les pays A.C.P. (Afrique-Caraïbes-Pacifique).

Malgré les progrès enregistrés, le Tiers Monde continue donc d’exister, mais à une échelle plus réduite. Il a définitivement éclaté, se scindant en des îlots de prospérité économique qui maîtrisent parfaitement les règles du commerce international, des nations dites «à revenu intermédiaire» oscillant entre un décollage à demi amorcé et des difficultés (financières, sociales, politiques) qui viennent le remettre en cause, et un groupe de nations toujours très pauvres, avatar de l’ancien Tiers Monde des années 1960, qui englobe une partie de l’Afrique subsaharienne et quelques pays (Haïti, le Bangladesh, les micro-États du Pacifique, l’Asie du Sud...), où le développement achoppe sur l’instabilité politique et la pauvreté.

2. Les relations internationales

La Seconde Guerre mondiale et les années qui la suivent marquent une rupture dans l’apparente ascension irrésistible des pays industriels. Pour la première fois, la suprématie de l’homme blanc semble remise en cause. Les premières luttes de libération nationale éclatent. C’est de cette époque (1952) que date une expression née par hasard et qui connaîtra ensuite un succès remarquable, celle de Tiers Monde.

Lorsque le terme est utilisé la première fois par Alfred Sauvy, faisant allusion à la formule devenue fameuse de l’abbé Sieyès dans Qu’est-ce que le tiers état? (1789), c’est presque incidemment: l’article de L’Observateur n’était nullement consacré à une tentative de définition d’un nouvel ensemble géopolitique constitué des pays nés de la décolonisation. Mais l’expression s’est diffusée progressivement dans les milieux universitaires français et parmi les militants nationalistes d’Afrique du Nord, pour la plupart formés à Paris. Reprise par l’Algérien Ben Barka et par l’Antillais Franz Fanon, elle s’est ensuite propagée dans le monde entier, perdant son origine française pour devenir un terme générique et un concept politique. La conférence de Bandung le consacre.

Le 18 avril 1955, vingt-neuf pays d’Afrique et d’Asie, dont certains, comme l’Algérie, ne sont pas encore indépendants, tournent le dos au colonialisme et à la guerre froide pour évoquer la «communauté de destins» des peuples dépendants. Ces pays représentent plus de la moitié de la population mondiale, mais l’Amérique latine est absente. Plusieurs grandes figures du Tiers Monde sont là: le président indonésien Sukarno et le président égyptien Nasser (qui mourront tous deux en 1970), le président de l’Inde, Nehru, ainsi que le chef de l’État yougoslave Tito. Ce dernier prône le non-alignement des pays pauvres dans la rivalité qui oppose États-Unis et Union soviétique.

La conférence se tient en Indonésie, où la guerre d’indépendance a fait des centaines de milliers de victimes. Elle a été précédée de deux autres rencontres, l’une en 1947 à New Delhi, la capitale de l’Inde, l’autre en 1949 en Afrique, ce qui donnera naissance à l’expression d’«afro-asiatisme». Le contexte de Bandung est significatif: proclamation de la République populaire de Chine en 1949 (qui sera reconnue par la France, première grande puissance à le faire, en 1964, par le Japon en 1972, par la C.E.E. en 1975, par les États-Unis en 1978 seulement); affaire de Suez en 1956, qui voit la nationalisation du canal par Nasser malgré l’opposition armée de la France et de l’Angleterre, obligées de renoncer en raison de l’intervention des deux Grands et de l’O.N.U.; affaire dite de la baie des Cochons à Cuba en 1961, etc.

Le 29 avril, un communiqué final est publié, déclarant que «le colonialisme dans toutes ses manifestations est un mal auquel il doit être mis fin rapidement». Les années qui suivent voient un grand nombre de pays du Sud accéder à une indépendance dont le processus a été le plus souvent encadré par l’O.N.U., jusqu’à la résolution 1514 du 14 décembre 1960, portant «Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux».

C’est aussi au cours de la conférence de Bandung que les nations du Tiers Monde revendiquent de nouvelles relations commerciales plus équitables avec les pays développés.

La conférence de Bandung est suivie par celle de Belgrade en 1961, au cours de laquelle la notion de non-alignement est précisée. Les Non-Alignés se réunissent ensuite au Caire (1964), à Lusaka (1970), à Alger (1973), à Colombo (1976), à La Havane (1979), à New Delhi (1983), à Hararé (1986), à Belgrade (1989)... Mais des pays importants comme le Brésil ou la Chine n’en font pas partie. Les oppositions entre pays tournés vers l’Occident et pays soutenus par l’U.R.S.S. vident progressivement de sens les déclarations solennelles des Non-Alignés, difficilement élaborées en raison des divergences d’intérêt et des antagonismes qui opposent ces derniers, et qui resteront de ce fait le plus souvent lettre morte.

De la conférence de Bandung en 1955 est né le mythe d’un Tiers Monde politiquement uni parce qu’en apparence solidaire sur le plan économique: le sous-développement étant attribué exclusivement à la colonisation et à la domination du Sud par un Nord «impérialiste», il s’agit d’obtenir réparation du préjudice subi et de créer de nouveaux modes de fonctionnement plus équitables afin de lutter contre ce que les théoriciens du tiers-mondisme qualifient d’«échange inégal» (A. Emmanuel).

Dans une déclaration commune faite le 12 mai 1964, peu avant la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.), soixante-quinze pays, qui deviendront très vite le Groupe des 77 (lequel comptera plus de 130 membres à partir des années 1970), expriment leurs revendications en faveur de règles économiques internationales plus justes. Le 24 octobre 1967, les 77 adoptent la Charte d’Alger, qui précise le contenu de ces revendications en élaborant les «droits économiques des États».

L’appel proprement dit à un «nouvel ordre économique international» figure dans la Charte des droits et devoirs économiques des États, adoptée par l’O.N.U. le 12 décembre 1974 (après le premier choc pétrolier, à la fin de 1973, qui symbolise la revanche d’une partie du Tiers Monde sur les pays riches): à l’égalité de droit entre tous les États énoncée par les textes internationaux doit correspondre une égalité de fait, fondée sur l’aménagement des règles du commerce international en faveur des pays en développement et sur une meilleure rémunération du prix de leurs matières premières.

En réalité, l’unanimisme des discours anti-impérialistes cache de profondes disparités de fait au sein des pays sous-développés, ainsi que des intérêts souvent concurrents, voire opposés (entre producteurs et importateurs de pétrole, par exemple). La multiplicité des enceintes où les pays du Tiers Monde font entendre leurs voix, agences des Nations unies ou organismes régionaux notamment, accrédite à tort la fiction d’un Tiers Monde solidaire et uni face au Nord.

La réalité est bien différente sur le terrain: multiplication des affrontements frontaliers, stratégies économiques concurrentes, échec des tentatives de regroupements régionaux et d’alliances économiques comme les accords de producteurs..., les pays du Tiers Monde ne sont jamais parvenus à créer un front uni face aux pays riches, sauf de façon très brève avec le pétrole en 1973. En quatre décennies, le discours tiers-mondiste est devenu surtout une sorte d’imprécation incantatoire, le signe de reconnaissance d’une culture anti-impérialiste, aujourd’hui dépassée parce que ses fondements et sa justification ont été remis en cause par trois données fondamentales.

D’abord, l’effondrement du Mur de Berlin en 1989 a entraîné avec lui celui du mythe de la réussite des économies socialistes, qui alimentait une grande partie du discours tiers-mondiste. Ses théoriciens ne peuvent plus opposer au «grand satan» impérialiste la prétendue perfection des voies socialistes de développement (versions chinoise, cubaine, tanzanienne, etc.) qui ont été présentées des années durant comme les archétypes d’un développement équilibré et équitable – illusion entretenue par une propagande d’autant plus efficace qu’elle autorisait rarement la vérification sur le terrain. Les notions d’Est et d’Ouest ayant perdu leur signification depuis la fin de la guerre froide, le concept d’un monde sous-développé à la fois enjeu et victime d’un affrontement planétaire entre deux superpuissances est devenu obsolète.

Ensuite, le développement, indéniable, d’une partie du Tiers Monde montre qu’attribuer perpétuellement les difficultés du Sud à la colonisation et à l’échange inégal ne permet pas d’expliquer pourquoi, aujourd’hui, certains pays réussissent à décoller, tandis que d’autres s’enfoncent.

Enfin, les divergences extrêmes qui se sont creusées au sein même de l’entité dite Tiers Monde, et notamment le fait que le fossé entre riches et pauvres des «pays pauvres» soit plus profond aujourd’hui que le fossé existant entre pays riches et pays dits pauvres, rendent caducs les discours sur la solidarité à la fois historique et naturelle des «nations opprimées» et peu crédible la diabolisation d’un Nord cynique et cupide, opposé à un Sud composé de victimes innocentes et solidaires.

Par conséquent, si le sous-développement reste, aujourd’hui encore, une réalité douloureuse pour des milliards d’êtres humains, l’entité Tiers Monde, elle, a cessé d’exister en tant que telle pour devenir surtout un emblème: le symbole des difficultés rencontrées par un certain nombre de nations pour continuer d’exister sur la scène internationale. En effet, l’éclatement concret du Tiers Monde sur le plan économique s’accompagne de l’affirmation de ce dernier, en tant qu’ensemble politique, sur la scène internationale. Le développement des échanges Sud-Sud, les solutions globales recherchées face à la dette, les tentatives d’élaboration d’un code de bonne conduite international dans le domaine commercial (l’agressivité commerciale d’un certain Sud se heurtant au protectionnisme des nations développées), l’intervention planétaire de la Banque mondiale et du F.M.I., selon des règles de gestion et une idéologie libérales qui ne trouvent plus de contradicteurs idéologiques depuis l’effondrement du Rideau de fer, l’essor de nouvelles technologies en matière d’information à distance et de services télématiques, l’omniprésence des Nations unies dans le règlement humanitaire et politique des conflits..., toutes ces nouvelles données aboutissent à reconnaître de facto l’existence de nations vulnérables, à la santé économique chancelante, aux processus de développement précaires, guettées par la marginalisation, voire l’exclusion, dans la marche du monde.

Les grandes conférences orchestrées à l’initiative des Nations unies, sur l’environnement à Rio de Janeiro en 1992, sur la population au Caire en 1994, sur le développement social à Copenhague en 1995, véritables grand-messes planétaires rassemblant plus d’une centaine de chefs d’État issus du monde entier, les représentants des grandes agences d’aide et ceux des organisations non gouvernementales du Sud et du Nord, attestent de cette prise de conscience collective de l’interdépendance planétaire et de la nécessité de lutter contre la marginalisation de certaines nations, sous peine d’explosions politiques et sociales aux conséquences désastreuses: instabilité régionale, multiplication des déplacés et des réfugiés, flux migratoires mal acceptés par les nations d’accueil, etc. À Madrid, en octobre 1994, la grande réunion annuelle des institutions de Bretton Woods, F.M.I. et Banque mondiale, donne lieu à une manifestation unie des organisations non gouvernementales du Nord et du Sud, appuyées par bon nombre de gouvernements du Tiers Monde ; les contestataires dénoncent les «diktats» économiques des deux garants de l’orthodoxie financière internationale, dominés par les pays du Nord, et leurs conséquences sociales et politiques dangereuses pour le devenir de bien des pays du Sud. Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l’O.N.U., d’origine égyptienne, appelle en 1995, lors du sommet de Copenhague, à un nouveau «contrat social» entre le Nord et le Sud visant à une meilleure répartition mondiale des richesses.

3. Les rapports économiques Nord-Sud

S’il existe bien une fracture économique entre le Nord et le Sud, entre les zones tempérées et les autres régions, l’entité constituée par le Tiers Monde est aujourd’hui divisée en plusieurs pôles aux situations économiques divergentes. Il n’est pas possible aujourd’hui de présenter un tableau unifié de ces économies, tant leurs évolutions ont été diverses depuis le début des années 1970. Doit-on pour autant remettre en cause l’idée d’une spécificité des rapports économiques entre le Nord et le Sud? Une telle proposition serait hasardeuse, dans la mesure où les pays du Tiers Monde – par commodité, nous utiliserons cette expression au sens du terme Sud – sont confrontés, dans leurs relations avec les pays riches, à trois problèmes communs, qui ont pour nom termes de l’échange, endettement extérieur et transferts de technologies. Dans ces trois domaines, ils dépendent de choix réalisés dans les pays du Nord, qui rendent plus difficile la gestion de leur vie économique. Cette dépendance entre en conflit avec les perspectives d’un développement durable, c’est-à-dire d’un développement qui accorde aux enfants les mêmes potentialités qu’à leurs parents. L’explosion démographique et l’exploitation abusive du milieu naturel sont deux facteurs qui, conjugués au surendettement, obèrent l’avenir économique des pays les plus pauvres.

Les termes de l’échange ou la pomme de discorde

Le commerce extérieur, contrainte du développement

Au cours de la première moitié du XXe siècle, la part du Tiers Monde dans le commerce mondial a progressivement augmenté. Ses exportations représentaient près de 31 p. 100 du total des exportations mondiales en 1950, et, globalement, sa balance commerciale était largement excédentaire. Cette situation était due à la forte croissance des cultures d’exportation et de la production de matières premières. Elle a changé dans les années 1950-1960, et, en 1970, les exportations du Sud ne représentaient plus que 18 p. 100 des exportations mondiales. Son excédent commercial, très diminué, s’est même transformé en déficit pour les pays non exportateurs de pétrole. Deux raisons expliquent cette évolution. D’une part, les trois quarts des produits exportés par les pays pauvres sont, à l’époque, des produits agricoles et minéraux dont la demande croît moins vite que celle des autres produits. Le Tiers Monde a ainsi subi les effets de sa spécialisation et de la concurrence des pays de l’O.C.D.E. D’autre part, la période 1953-1970 est marquée par la baisse des prix des matières premières.

Les années 1970-1990 sont caractérisées par une disparité de plus en plus forte entre la situation des pays exportateurs de pétrole et celle du reste du Tiers Monde. Alors que les premiers développent un excédent commercial qui atteint plus de 80 milliards de dollars en 1990, les pays non exportateurs de pétrole connaissent un déficit de presque 60 milliards de dollars, qui représente plus de 10 p. 100 de leurs importations et qui est équivalent au montant de l’aide publique au développement.

L’évolution générale du commerce entre le Nord et le Sud peut être précisée en analysant la structure par produits des exportations. Au début du siècle, les produits bruts (matières premières, produits alimentaires) représentaient 90 p. 100 des exportations du Sud. La situation n’avait guère évolué dans les années 1950, à la différence près que la part des combustibles dans l’ensemble de ces matières premières avait fortement augmenté au détriment de celle des produits agricoles. En 1990, les produits bruts constituent moins de 50 p. 100 des exportations du Tiers Monde et celle des combustibles, qui en font partie, près de 30 p. 100. Les produits manufacturés comptent donc à eux seuls pour plus de 50 p. 100. La montée en puissance de ce type d’échanges est un des traits marquants de la dernière décennie. Même si l’on excepte les quatre dragons asiatiques, le volume des produits manufacturés exportés par le Tiers Monde a été multiplié par cinq entre 1970 et 1990. Si l’on considère maintenant la structure géographique de ces échanges, on s’aperçoit que les trois quarts du commerce du Tiers Monde sont réalisés avec les pays occidentaux. Inversement, le Tiers Monde achète moins de 20 p. 100 des exportations des pays développés, et ce chiffre a tendance à baisser depuis la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à une idée fort répandue, la majorité de la production agricole et des extractions minières (hors pétrole) a pour origine les pays développés.

Ces constatations suscitent deux remarques. La première est que les associations Tiers Monde-matières premières et pays développés-biens manufacturés doivent être corrigées. La part des pays riches dans le commerce des produits bruts est souvent dominante, alors que certaines zones du Tiers Monde sont intégrées au commerce international de produits industriels et de services. Le second enseignement est relatif à l’asymétrie envisagée plus haut. Selon l’expression de Philippe Chalmin, «si les matières premières sont importantes pour les pays du Sud, les pays du Sud (hors le cas du pétrole) ne sont pas importants pour les matières premières». La croissance économique des pays pauvres dépend fortement de leur commerce avec les pays riches. La réciproque n’est pas vraie. La dépendance est aggravée quand les exportations sont concentrées sur un petit nombre de produits.

L’instabilité des prix des produits de base

Les termes de l’échange évaluent la variation du pouvoir d’achat d’un bien échangé ou d’une série de biens au cours d’une période donnée. Ils sont estimés par le rapport de deux indices. Le prix moyen des exportations est divisé par le prix moyen des importations. Dans les années 1950-1960, leur analyse a focalisé l’attention des économistes. Josué de Castro et Raul Prebish ont défendu la thèse d’une baisse du pouvoir d’achat des exportations en longue période pour les pays pauvres. Selon l’exemple donné par Josué de Castro, le Tiers Monde devrait vendre de plus en plus de sacs de café pour acheter des Jeep. Certains auteurs, comme Pierre Jalée ou Arghiri Emmanuel, expliquent cette détérioration par l’existence d’un «échange inégal», les pays du Tiers Monde subissant une captation systématique en valeur dans leurs ventes aux pays riches.

La thèse d’une détérioration séculaire des termes de l’échange n’est plus aujourd’hui retenue. Fondée sur des statistiques de la Société des Nations puis des Nations unies, elle était notamment viciée par la prise en compte, pour le calcul des prix des produits bruts, des prix d’importation. Or ces derniers incluent les coûts des transports, qui ont subi une forte baisse entre 1890 et 1940. Les estimations avancées à l’appui de cette thèse souffraient également d’être trop axées sur l’Amérique latine. Les historiens de l’économie constatent aujourd’hui l’existence de longues phases d’amélioration puis de détérioration des termes de l’échange des matières premières: amélioration sur la période 1890-1920, puis dans les années 1933-1940 et 1970-1980, détérioration au cours des années 1920 jusqu’à la crise de 1929, puis dans les années 1950-1960 et enfin durant la décennie 1980-1990.

Cette controverse sur l’évolution en longue période du pouvoir d’achat des produits bruts est riche de trois enseignements. En premier lieu, elle permet de souligner l’influence des guerres et des crises économiques sur les termes de l’échange des exportations du Tiers Monde. Ensuite, elle montre la fragilité des indices en la matière. Ceux-ci dépendent fortement de la période de référence choisie ainsi que du mode de calcul du prix des importations. Enfin, elle ne remet pas en cause l’observation d’une tendance à la détérioration depuis les années 1950.

Plutôt qu’une cause unique, les spécialistes retiennent un faisceau de facteurs, qui rendent compte du phénomène. Les plus fréquemment cités sont: la réduction de la quantité de matière première utilisée par unité de produit fini; la mise au point de produits de synthèse, par exemple dans les secteurs du textile et du caoutchouc; la forte augmentation de l’offre de matières premières de la part du Tiers Monde; enfin, l’inégalité des pouvoirs de négociation entre les vendeurs très nombreux et les groupes d’acheteurs bien organisés qui obligent les premiers à répercuter les progrès de productivité dans les baisses de prix. Le caractère structurel de ces facteurs explique que les pays du Tiers Monde aient cherché à préserver le pouvoir d’achat de leurs exportateurs plutôt par la diversification de leurs productions ou par des accords de stabilisation de prix que par la remise en cause des règles des marchés internationaux. Si la première voie est fructueuse, comme le prouvent les performances des pays asiatiques, la seconde n’a pas donné les résultats escomptés. Les prix des produits de base connaissent toujours des fluctuations de grande ampleur qui rendent difficile la gestion des finances extérieures des pays les plus pauvres. La permanence d’une telle instabilité conduit à s’interroger sur ses formes et ses raisons avant d’examiner les politiques mises en œuvre pour y faire face.

L’analyse des marchés des produits bruts doit distinguer la situation des matières premières agricoles et industrielles. Les prix de ces dernières connaissent une instabilité qui est liée aux fortes variations de la demande. Toute période de reprise économique s’accompagne d’une augmentation plus que proportionnelle de la demande de matières premières, ce que les économistes appellent l’effet d’accélération. Le phénomène est dû à la nécessité du stockage, qui incite à une spéculation à la hausse sur les prix. Inversement, toute récession ou tout ralentissement de la croissance provoque un déstockage et, par conséquent, une spéculation à la baisse. Les hausses et les baisses de prix sont amplifiées à court terme par l’inélasticité de l’offre et de la demande de produits bruts. Du côté de la demande, l’inélasticité est causée par le faible impact des variations de prix des matières premières sur la valeur des produits finis. Du côté de l’offre, l’inélasticité peut être expliquée par l’importance des coûts fixes en capital (amortissement + frais financiers) dans l’activité considérée. En cas de baisse des prix, les producteurs n’ont pas intérêt à réduire les quantités livrées tant que le prix n’est pas descendu au-dessous du coût variable. En cas de hausse des prix, le délai d’ajustement des quantités aux besoins du marché est nécessairement long, compte tenu du coût de la mise en œuvre d’une nouvelle production. Si l’instabilité des prix des matières premières est liée à la demande, celle des prix des produits bruts agricoles est le plus souvent liée à l’offre. Les variations du climat ou des politiques agricoles ont une forte influence sur la production mondiale de blé, de café ou de soja, alors que la quantité demandée est relativement stable. Dans ce cas, et contrairement au résultat constaté pour les matières premières minérales, les prix varient dans le sens inverse des quantités produites.

La différence de situation pour les produits minéraux et agricoles explique la diversité des moyens mis en œuvre pour stabiliser les prix ou les recettes des producteurs. Ils sont au nombre de trois: les financements compensatoires, les accords de produit et le contrôle des prix. Les financements compensatoires ont le privilège de l’ancienneté dans ce domaine. Ils visent à compenser les variations de recettes des pays exportateurs de matières premières au moyen de financements multilatéraux. Le premier en date est la facilité du Fonds monétaire international (F.M.I.), mise en place en 1963 et élargie en 1979. Il s’agit de prêts accordés aux pays exportateurs en période de prix bas, qui seront remboursés quand les cours du marché seront élevés. Le niveau des emprunts est limité par la quote-part des pays en question au F.M.I. Le mécanisme est séduisant a priori puisqu’il n’oblige pas à des interventions toujours délicates sur les marchés et se contente d’agir en aval sur les recettes extérieures des pays intéressés. Mais, avec la dépression structurelle des cours des années 1980, il s’est révélé notoirement insuffisant par rapport à son objectif. Il n’a pas pu venir en aide à la partie du Tiers Monde mise en difficulté par la baisse de ses recettes d’exportation.

Le même principe de compensation est à la base du système Stabex institué en 1975 entre la Communauté économique européenne et soixante-six pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique par la Convention de Lomé. Limité aux produits agricoles, le financement compensatoire du Stabex s’est transformé au cours du temps en une aide au développement, puisque les prêts obtenus par les pays signataires des conventions ont été accordés sans intérêt et sans conditionnalité. Considéré au départ comme un modèle des rapports entre le Nord et le Sud, le Stabex suscite aujourd’hui de vives critiques, car il n’a pas incité les pays bénéficiaires à diversifier leur production ni à améliorer leurs exportations vers les marchés européens. Les financements toujours croissants, en raison de la baisse structurelle des cours des produits agricoles, n’ont pas été réellement affectés à l’agriculture, mais ont alimenté les budgets publics dans des États où la corruption de l’administration et le non-respect des droits de l’homme étaient notoires. Contrairement à son objectif initial, le Stabex n’a pas contribué au développement de l’agriculture africaine.

Pour compléter les dispositifs en vigueur, la quatrième Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.) adopta en 1976, à Nairobi, un programme intégré sur les produits de base. Le programme voulait stabiliser les prix des dix-huit matières premières et produits agricoles les plus importants pour les pays du Tiers Monde: bananes, bauxite, cacao, café, coton, cuivre, fer, caoutchouc, bois tropicaux, étain, jute, manganèse, sisal, thé, sucre, phosphates, oléagineux, viandes. La stabilisation devait résulter d’interventions sur le marché au moyen de stocks régulateurs. Ces stocks devaient être financés par un fonds commun aux pays producteurs et aux pays consommateurs. Le fonds commun, créé sur le papier en 1980, n’a été ratifié par un nombre suffisant d’États qu’en 1986. Entre-temps, les accords mis sur pied pour réguler les prix des produits de base et qui concernaient le café, le cacao, l’étain et le sucre avaient cessé de fonctionner. Le programme décidé à Nairobi n’est donc jamais entré en application.

Il a buté sur quatre difficultés qui sont communes à toute tentative de stabilisation des prix. La première est celle du coût du stock nécessaire au maintien des cours. Dans la phase de chute de la consommation qui a prévalu au cours des années 1980, ce coût devient rapidement prohibitif. La deuxième difficulté tient à l’obligation qu’ont les producteurs de respecter des quotas qui tiennent compte de l’évolution de la demande, faute de quoi les marchés sont rapidement saturés et la baisse des prix est inéluctable. Le respect des quotas suppose que le nombre de producteurs soit limité et que les plus gros d’entre eux contrôlent les possibilités d’extension de la production à faible coût. Ces conditions sont réunies dans les cas du pétrole et de minerais d’importance secondaire comme le diamant. Elles ne le sont pas pour les grands minerais ni pour les produits agricoles. La troisième difficulté est la déréglementation qui a caractérisé les économies des pays occidentaux dans les années 1980. L’intervention souhaitée sur les marchés des produits de base est entrée en conflit avec la libéralisation croissante des marchés financiers; or certains instruments comme les options sont communs aux deux marchés. Enfin, quatrième difficulté, l’objectif de l’accord de Nairobi n’a pas résisté au besoin croissant d’exportation créé par la crise de l’endettement extérieur apparue dans les années 1980. Pour faire face à leurs échéances, certains pays du Sud ont été contraints de conquérir des parts de marché par des moyens qui interdisaient toute stabilisation des prix des matières premières.

Ainsi les accords mis au point pour remédier aux fluctuations excessives des revenus extérieurs des pays du Sud se sont soldés généralement par un échec. Pour le développement de l’agriculture, la diversification des cultures, l’aide à la production de produits vivriers, une politique budgétaire et des taux de change favorables à la paysannerie ont été des facteurs plus efficaces que les accords de commercialisation. L’échec relatif de ceux-ci prouve qu’il ne peut y avoir de juste prix mondial des matières premières. Il existe a priori plusieurs niveaux de prix correspondant aux diverses zones de production. La concurrence tend à favoriser les zones à faible coût, mais interfèrent également dans ce domaine des considérations politiques et géopolitiques. La stabilisation des prix des grandes matières premières exige, d’une part, un modus vivendi entre États acheteurs et vendeurs et, d’autre part, le contrôle de l’offre par un petit nombre de producteurs aux objectifs homogènes. Ces deux conditions ne sont guère réunies, en cette fin de siècle, que dans le cas du pétrole. La décennie de 1970 avait été marquée par les projets de la quatrième C.N.U.C.E.D. La décennie de 1980 s’est conclue dans un désenchantement aux conséquences financières redoutables. Les pays du Sud ont connu une crise de la dette sans précédent depuis les années 1930.

La dette

Les rapports Nord-Sud sont caractérisés par des transferts de ressources publiques et privées. Les années 1980 ont connu un renversement dans ce domaine. En 1981, le financement public du développement ne représentait que 33 p. 100 du total des apports financiers des pays riches vers les pays en développement; les apports privés en constituaient plus de 54 p. 100, le solde des ressources correspondant à des crédits à l’exportation. Neuf années plus tard, les chiffres se sont inversés. La part du financement public est passée à plus de 54 p. 100 et celle des financements privés a chuté à environ 40 p. 100. Dans cette période s’est déroulée une crise de la dette qui a constitué une lourde menace pour le système bancaire international et a appauvri la population des pays débiteurs. Au début des années 1990, grâce à des accords de réduction de la dette, les pays à revenu moyen semblent avoir retrouvé certaines possibilités de développement. Mais le surendettement hypothèque toujours l’avenir économique des pays les plus pauvres.

Portrait d’une crise

La crise financière des années 1980 n’est pas la première que subissent les pays en développement. Dans les années 1870, l’Empire ottoman et l’Égypte s’étaient trouvés en cessation de paiement. En 1891, c’est le tour de l’Argentine, et les années 1910 sont marquées par les défauts de paiement du Mexique. Plus près de nous, les années 1930 connaissent la crise d’endettement la plus forte du siècle: tous les pays d’Amérique latine, des pays d’Europe orientale, la Turquie et la Chine sont incapables de rembourser leur dette extérieure. Cette crise avait pour origine les difficultés économiques des pays prêteurs. La baisse des échanges des produits de base avait alors réduit les revenus des pays exportateurs de 50 p. 100, et, simultanément, l’augmentation du pouvoir d’achat du dollar avait renchéri la charge de la dette des pays emprunteurs. Cet effet de ciseaux conduisit au retrait quasi complet des pays producteurs de matières premières des marchés financiers internationaux et à des pertes sèches en capital pour les pays prêteurs.

On peut considérer que les marchés financiers ont la mémoire courte, puisque les mêmes causes (renchérissement de la dette et, simultanément, réduction des débouchés extérieurs) vont provoquer les mêmes effets dans les années 1980, sous des formes quelque peu différentes il est vrai. Avant de préciser les conséquences de cette crise financière pour le Tiers Monde, il est utile d’en présenter l’origine, les modalités ainsi que le mode de gestion. L’endettement des pays en développement s’élevait en 1991 à un montant de 1 500 milliards de dollars, pour un service total (amortissement + intérêts) supérieur à 160 milliards de dollars. Les seuls intérêts versés représentaient plus de 80 milliards de dollars, somme à comparer aux 60 milliards de dollars de l’aide publique au développement. En une décennie, la dette a presque triplé, puisqu’elle n’était que de 580 milliards de dollars en 1980.

Quand on analyse cet endettement par région, c’est l’Afrique qui apparaît comme la zone critique, avec une dette totale presque égale à son revenu annuel, alors qu’elle en représente moins de 60 p. 100 en Amérique latine. Si l’on rapporte le service de la dette à la valeur des exportations, qui seules peuvent le financer, on s’aperçoit que la charge absorbe plus de 25 p. 100 de cette valeur dans le cas de l’Afrique subsaharienne. Une seconde catégorie d’États est fortement touchée par la crise financière des années 1980. Il s’agit de pays à revenu intermédiaire dont la dette représente à elle seule plus de 40 p. 100 de la dette extérieure du Tiers Monde. Cet ensemble regroupe dix-sept nations dont le Brésil, qui doit plus de 100 milliards de dollars, le Mexique, l’Argentine, mais également les Philippines, le Maroc ou le Nigeria. L’observation des composantes de cette dette montre qu’elle est, à 90 p. 100, une dette publique ou garantie, qui représente en dernier ressort un engagement des États. L’observation est vraie pour toutes les catégories de pays endettés. Elle est importante pour comprendre la nature des relations entre le Nord et le Sud. Souscrite au nom d’États souverains, la dette ne peut être remboursée ou annulée qu’au niveau des États. Du point de vue des prêteurs, la situation est différente. La dette a été souscrite pour près de la moitié de son montant auprès de prêteurs privés, avec des variations selon les catégories de pays emprunteurs. Pour les pays à revenu moyen fortement endettés, la part du secteur privé représente, dans les années 1980, les deux tiers des créances totales. Pour les autres pays en développement, elle est comprise entre 35 et 50 p. 100. Les créances du secteur privé au cours de la période sont essentiellement le fait du secteur bancaire. Les prêts du secteur public ont un caractère bilatéral ou multilatéral pour des montants presque équivalents.

La place des créances d’origine bancaire dans le total de la dette du Tiers Monde doit être soulignée, car elle marque profondément la crise des années 1980 par rapport à celle des années 1930. L’engagement des banques occidentales a contribué, dans un premier temps, à l’aggravation du surendettement du Tiers Monde. Disposant d’abondantes liquidités dans les années 1970 et ayant affaire à des partenaires désireux de s’endetter pour hâter leurs investissements, elles ont prêté massivement aux pays du Sud dans des conditions de taux d’intérêt et de délais de remboursement incompatibles avec les capacités économiques de ces pays. Les crédits accordés étaient à taux variables, fixés par référence au taux interbancaire de la place de Londres (Libor). Quand celui-ci augmenta fortement, au début des années 1980, les charges d’intérêt au regard du principal de la dette doublèrent, passant de 6,5 p. 100 en 1970 à 13 p. 100 en 1982. Ainsi les pays du Tiers Monde subirent-ils des charges financières sans rapport avec l’évolution de leur richesse interne. De même, les banques occidentales augmentèrent fortement leurs crédits aux pays du Sud sur la base de critères financiers (analyse dite du risque-pays) en méconnaissant le potentiel économique réel des régions considérées, en particulier les risques de récession des marchés d’exportation.

Paradoxalement, toutefois, l’intervention du système bancaire a permis une gestion de la dette plus positive que dans les années 1930. Après la crise mexicaine de 1982, qui mit en danger leur solvabilité, les institutions prêteuses ont développé, en liaison avec les organismes internationaux, une stratégie concertée pour faire face aux défauts de paiement de leurs clients. Elles ont commencé par diminuer fortement leurs prêts et par constituer des provisions. Elles ont ensuite négocié des rééchelonnements de la dette, en entretenant la fiction que la totalité de celle-ci pourrait être remboursée moyennant des plans de stabilisation dans les pays emprunteurs. Il fallut pourtant constater l’échec de cette stratégie, quelques années plus tard. Les plans d’ajustement pesaient sur l’investissement des pays du Tiers Monde et conduisaient à une réduction des dépenses sociales sans diminuer substantiellement la charge de la dette.

Après l’initiative prise au sommet de Toronto en 1988, les organismes financiers acceptaient, en 1989, l’idée contenue dans le plan Brady d’une annulation d’une partie de la dette. Pour respecter les législations bancaires des différents pays prêteurs, le plan Brady prévoit un choix des banques entre trois options: l’apport d’argent frais, la réduction du service de la dette par l’échange des anciennes créances contre des obligations à très long terme et à taux fixe, la réduction du principal des créances par conversion en obligations de moindre valeur et qui portent un intérêt variable. Malgré le coût de ces options, le système financier international y trouve un intérêt. L’annulation d’une partie des créances provoque, en effet, une augmentation mécanique de la valeur de marché des titres restants. De plus, les compromis passés avec les États souverains apportent aux banques de nouvelles garanties et la certitude d’une égalité de traitement. Ces éléments expliquent le succès du plan Brady. Au terme de négociations longues et difficiles, nécessitant l’intervention du F.M.I. ou de la Banque mondiale pour la mise au point de plans d’accompagnement, 40 p. 100 des créances privées avaient fait l’objet d’un accord de réduction de dettes en 1992. Ce taux devait atteindre 70 p. 100 en 1993, après la conclusion d’accords avec l’Argentine et le Brésil. Peut-on pour autant affirmer que la crise de la dette appartient au passé, comme l’affirment certains observateurs? Une réponse négative s’impose, car de nombreuses interrogations subsistent.

La première est liée à la nouvelle rigidité introduite par les mesures Brady dans la structure de la dette. Ayant obtenu une réduction de leurs dettes moyennant de nouvelles garanties, les pays en développement n’ont plus le droit à l’erreur. La seconde interrogation est relative à l’intervention des organismes internationaux. Les accords Brady n’ont pu voir le jour que moyennant un droit de regard sur la politique économique des pays endettés. La crise de la dette a suscité la création d’une forme de tutelle du Nord sur le Sud à travers le F.M.I. et la Banque mondiale. La tutelle pose des questions éthiques et politiques difficiles, ne serait-ce que celle de son acceptation à long terme par les populations des États en cause. En outre, si les mesures mises en œuvre dans le cadre du plan Brady ont permis aux dix-sept pays les plus endettés de retrouver une charge de la dette supportable, le problème du surendettement des pays les plus pauvres reste entier. Au début des années 1990, leur dette extérieure continue de croître pour approcher les 80 milliards de dollars. Malgré la mise en œuvre de politiques d’ajustement, ces pays ne peuvent faire face qu’à la moitié de leurs engagements contractuels. Pour nombre d’entre eux, la solution passe par une remise de dette supérieure aux 50 p. 100 prévus dans le cadre des accords conclus au sein du Club de Paris, qui regroupe les créanciers publics. Les sommes nécessaires seraient modiques pour les pays riches: un doublement des flux nets de capitaux vers les pays pauvres fortement endettés majorerait les budgets des pays industrialisés de 16 milliards de dollars, soit 1 p. 100 des dépenses militaires mondiales.

Le piège de l’endettement extérieur

Quels enseignements peut-on tirer de cette crise de la dette du Tiers Monde? Les difficultés des années 1980 ont montré les dangers d’un financement du développement par l’endettement extérieur. Celui-ci pose la question de la capacité de remboursement de l’emprunteur, nous y reviendrons. Mais il est également source de déséquilibres macroéconomiques qui n’ont pas été suffisamment pris en compte par les dirigeants du Tiers Monde, bien qu’ils aient été démontrés dans les années 1920 à l’occasion du paiement des réparations allemandes. L’incapacité dans laquelle s’était trouvée l’Allemagne de payer ses dettes avait donné l’occasion à John Maynard Keynes de faire progresser la théorie dite des transferts. Tout endettement extérieur vient perturber l’identité établie à l’intérieur de la nation entre le produit et les revenus distribués. Il vient modifier les conditions de l’équilibre macroéconomique entre le revenu et la dépense plutôt qu’il ne résulte de cet équilibre. L’entrée de devises par la dette est une source d’inflation qui va altérer la valeur de la monnaie nationale et rendre, de ce fait, plus difficile le remboursement au moyen des exportations. Un second élément vient renforcer la difficulté de remboursement. Par l’altération de la valeur de la monnaie qu’elle provoque, la dette suscite des fuites de capitaux et, par conséquent, des problèmes de change pour les pays emprunteurs. La dette conduit inéluctablement à la baisse du taux de change de la monnaie nationale. Les pays fortement emprunteurs prennent le risque de s’engager dans une spirale inflationniste qui peut conduire, comme dans le cas de l’Allemagne en 1923, à l’anéantissement de l’étalon monétaire.

L’endettement extérieur présente, du point de vue macroéconomique, un deuxième type de danger, celui d’une substitution du financement externe au financement interne. En permettant un desserrement des contraintes budgétaires, l’emprunt peut provoquer une diminution de l’épargne publique et privée. Le résultat est alors non pas une augmentation, mais une diminution de l’investissement, les agents résidents préférant consommer ou placer leurs fonds à l’étranger. Le risque d’un tel comportement est accru par l’inflation.

Un troisième mécanisme doit être éclairé. Comme l’a démontré Keynes, les pays emprunteurs ne peuvent rembourser qu’au moyen de leurs exportations nettes. Si l’endettement dépasse un certain niveau, on peut assister à un transfert de ressources négatif dû à la baisse des termes de l’échange. Pour payer leurs dettes, les pays vont accroître leur production de matières premières ou de produits exportés au détriment de biens destinés à la consommation intérieure. Ce faisant, ils vont favoriser la hausse des prix à l’intérieur, mais surtout déstabiliser les marchés internationaux des produits de base par la surproduction. Il s’ensuit une forte baisse des prix des matières premières qui rend encore plus délicat le remboursement de la dette.

Les quatre résultats évoqués ici – forte inflation, baisse du taux de change, évasion des capitaux et baisse des termes de l’échange des produits de base – ont tous été vérifiés au cours de la décennie de 1980 pour les pays très endettés. S’y ajoute une dernière difficulté. Dans la mesure où la dette extérieure est le fait de l’État, celui-ci doit trouver les ressources nécessaires pour acheter aux exportateurs les devises correspondant à la charge de la dette. Il ne peut financer cet achat que par la fiscalité ou par l’emprunt intérieur. Si la charge de la dette double du fait de la variation des taux d’intérêt, comme elle l’a fait au début des années 1980, l’augmentation de la fiscalité dans les mêmes proportions est impossible. Les résultats du processus sont, malgré la réduction des dépenses publiques qui pèse souvent sur la partie la plus pauvre de la population, l’alourdissement du déficit budgétaire et un surcroît d’inflation. Le déficit budgétaire et ses conséquences sont aggravés dans les pays où la répartition des revenus est très inégalitaire. Est ainsi expliquée la forte corrélation qui existe entre inégalités des revenus et crise de la dette dans les pays à revenu intermédiaire.

En conclusion, on doit souligner que l’endettement extérieur est la forme de transfert de ressources la plus problématique entre pays riches et pays pauvres. Si l’investissement direct et l’aide publique affectent l’équilibre interne du pays qui les reçoit, ils ne suscitent pas les mêmes difficultés de paiement. Parce qu’un pays ne peut rembourser qu’en devises, la charge de sa dette est nécessairement déconnectée de l’évolution de sa production intérieure. Quelle que soit la rentabilité à long terme des investissements réalisés, le pays endetté sera en difficulté si les taux d’intérêt sur les marchés des capitaux croissent plus vite que ses exportations. La dette est créatrice d’une nouvelle dépendance. Elle soumet la politique économique des pays emprunteurs à l’évolution de la conjoncture, de la politique commerciale et de la demande des pays prêteurs.

Face à tant de risques, on peut se demander pourquoi les pays du Tiers Monde se sont engagés dans le piège du surendettement. Il semble que l’ignorance se soit alliée ici à la facilité. Ignorance des conséquences macroéconomiques de la dette et des enseignements de l’histoire économique, facilité d’accès à des financements qui, au cours des années 1970, n’exigeaient pas la mise en œuvre de projets de développement précis et de négociations toujours délicates avec les organismes internationaux. L’ironie de l’histoire a voulu que l’intervention de ces derniers permette une réduction de la dette pour les pays les plus endettés à la fin des années 1980. Pour obtenir la signature des accords Brady, les créanciers officiels ont supporté des transferts financiers qui ont bénéficié pour partie aux créanciers privés, pour partie aux débiteurs.

Les transferts de technologie et le développement durable

Les transferts de technologie

Pour se développer, les pays du Tiers Monde doivent mettre en œuvre des technologies nouvelles pour améliorer la productivité de leur appareil de production. Compte tenu de leur révolution démographique, les pays les moins avancés ont besoin de recourir à des technologies extérieures en les adaptant à leurs propres besoins. Or ceux-ci ne sont pas identiques. Dans un rapport présenté à l’U.N.E.S.C.O., le Conseil international de la socio-politique de la science distingue trois groupes de pays: ceux qui n’ont aucune base scientifique et technique, ceux qui ont les éléments fondamentaux d’une telle base et ceux qui ont une base scientifique et technologique réelle. Dans cette typologie, aucun pays d’Afrique n’appartient au troisième groupe, et la majorité des pays les plus pauvres appartient au premier. Il faut alors se demander pourquoi certains pays du Tiers Monde réussissent à acclimater la technique et la technologie des pays industrialisés alors que d’autres n’y parviennent pas. Les spécialistes retiennent cinq éléments déterminants: une culture associée à l’écriture et à l’imprimerie, l’existence d’un passé scientifique, l’ancienneté de l’industrialisation (les pays d’Asie l’ont commencée il y a un siècle), la priorité donnée par le gouvernement à l’éducation et à la formation, la volonté d’échapper à la dépendance à l’égard des pays occidentaux. Ces cinq éléments se retrouvent tous, à des degrés divers, dans les nouveaux pays industriels d’Asie. Ils n’existent pas dans les pays les plus pauvres d’Afrique. Ils montrent que la technologie ne peut être réduite à des facteurs techniques. Elle met en jeu des facteurs humains, politiques et culturels. Elle est un processus dynamique qui modifie les relations sociales.

Les pays du Tiers Monde peuvent-ils espérer un rattrapage par rapport aux pays du Nord? En d’autres termes, le processus de diffusion technologique sera-t-il suffisant pour éviter que ne se creuse davantage un fossé scientifique et technique entre le Nord et le Sud? L’évolution récente conduit à éviter tout optimisme en la matière. Certes, l’histoire de la révolution industrielle a montré qu’aucun pays ne peut garder le monopole d’une technique, mais il semble que les obstacles à la diffusion de la technologie soient plus grands en cette fin de XXe siècle qu’il y a une vingtaine d’années. Ces derniers sont d’abord de nature financière; les pays développés font payer fort cher les licences et brevets des innovations les plus récentes et rendent les produits correspondants inaccessibles aux pays les plus pauvres. Ils sont ensuite de nature structurelle. Les nouvelles technologies qui sont nées dans les années 1970-1980 se caractérisent par leur forte intensité en capital. Les technologies de l’information, celles de l’environnement, les biotechnologies et les technologies des nouveaux matériaux de synthèse exigent non seulement des équipements et des laboratoires coûteux, mais un personnel hautement qualifié, et certains pays industrialisés peuvent redouter d’être évincés des progrès faits dans ce domaine. Les grandes innovations contemporaines exigent encore des liens entre Université et industrie qui sont hors de portée des pays les moins avancés.

Se pose alors la question des canaux de diffusion des innovations. Le premier est l’achat de biens d’équipement qui contiennent les technologies les plus avancées – un achat souvent moins coûteux que l’acquisition des brevets et licences. Tout obstacle réglementaire ou tarifaire à ce type d’échange freine la diffusion des innovations. La suppression de tels obstacles a donc été l’un des enjeux majeurs des négociations réalisées dans le cadre du G.A.T.T. Une seconde voie d’accès est celle des mouvements de main-d’œuvre. L’apport de la main-d’œuvre émigrée ou des techniciens formés à l’étranger peut être essentiel pour la diffusion des nouvelles techniques de production et de gestion. Il n’en demeure pas moins que le domaine de la recherche et de l’innovation est particulièrement coûteux. Les pays du Tiers Monde doivent faire des choix en fonction des problèmes fondamentaux du développement que sont l’alimentation, la santé, l’énergie, l’éducation et le chômage. Pour bénéficier de leurs ressources en main-d’œuvre, ils ne peuvent se contenter de copier les techniques occidentales, mais doivent les adapter et les combiner avec des technologies plus traditionnelles. Ainsi l’Inde a-t-elle trois productions sucrières: la création de grandes usines modernes n’a pas fait disparaître les sucreries traditionnelles, qui bénéficient d’une protection fiscale.

La diversité des technologies, associée à l’adaptation des techniques venues de l’extérieur, est la clé d’une moindre dépendance du Sud envers les pays industrialisés. L’association des techniques modernes et traditionnelles exige que les gouvernements définissent une politique de recherche et fassent des choix douloureux, compte tenu de la rareté des moyens financiers. Nous avons déjà noté le rôle de la volonté politique dans l’émergence des technologies en Asie de l’Est. Les pays qui ont constitué une base scientifique et technologique l’ont fait à partir d’écoles professionnelles et techniques plutôt que d’universités sur le modèle occidental. Ils ont construit un équilibre entre science et technique qui n’est pas celui qui prévaut dans les pays développés.

Les transferts de technologie entre le Nord et le Sud suscitent une dernière difficulté liée à la recherche fondamentale. Par définition, celle-ci n’est pas utilitaire. Quasi absente dans les pays les plus pauvres, elle s’intéresse peu aux problèmes du développement. De plus en plus coûteuse, elle cherche par ailleurs à monnayer ses découvertes et à limiter l’accès à ses travaux par des licences et des brevets alors que ses résultats concernent l’ensemble de l’humanité, comme dans le cas du sida. Ce faisant, elle connaît une dérive qui entre en conflit avec le «développement durable» envisagé dans son rapport par le Premier ministre norvégien Gro Harlem Brundtland.

Le développement durable, utopie ou projet?

La Commission mondiale sur l’environnement a défini en 1987 le développement durable comme «un processus de changement par lequel l’exploitation des ressources, l’orientation des investissements, des changements techniques et institutionnels se trouvent en harmonie et renforcent le potentiel actuel et futur de satisfaction des besoins des hommes». Au vu de la malnutrition et de l’explosion démographique dans les pays du Tiers Monde, les perspectives ouvertes par le rapport Brundtland semblent relever plutôt du vœu pieux que du projet. Un développement qui valorise les ressources humaines et renforce le capital naturel est aujourd’hui une utopie. Mais certaines utopies peuvent être fécondes, et des indices montrent que les pays industrialisés essaient d’intégrer la préoccupation du développement durable dans leurs politiques économiques. La signature de la Charte pour le développement durable, le 9 avril 1991, par quarante des plus grandes firmes du monde ou la tenue de la Conférence de Rio de Janeiro, en 1992, sont significatives à cet égard. Mais le manque de coopération entre le Nord et le Sud et les divergences d’intérêt empêchent la concrétisation d’un certain nombre de projets. Le développement durable est devenu une nouvelle pomme de discorde entre le Tiers Monde et les pays industrialisés. Deux thèmes sont ici au centre du débat: la gestion des ressources naturelles et la priorité à accorder aux besoins du Sud dans le domaine de l’environnement.

Les pays du Sud considèrent, à juste titre, que les pays du Nord s’intéressent au maintien en valeur de ressources naturelles à un moment où ces ressources sont moins importantes pour leur propre croissance économique. Nous avons déjà remarqué que, hors le cas du pétrole, les ressources minières du Tiers Monde ne sont plus décisives pour l’essor économique des régions développées. Celles-ci se préoccupent donc d’une gestion plus rationnelle des ressources, de façon à ménager les potentialités des générations futures. Il en est de même pour les ressources végétales et animales. Les taux de déboisement en Amérique latine et en Asie sont aujourd’hui supérieurs à 1 p. 100 par an. La régression des forêts a de graves conséquences sur le climat, la vie des gens et la survie des animaux. Les pertes d’habitat provoquent une extinction accélérée des espèces. Plus de cent vingt espèces de mammifères et d’oiseaux ont disparu au cours du siècle. Le phénomène inquiète la population des pays développés, parce qu’il menace la diversité biologique de la planète. La prise de conscience d’un devenir commun de l’humanité, si elle est nouvelle et positive, n’est pas partagée de la même façon dans les pays du Sud, où la préoccupation essentielle est d’échapper à la pauvreté. Il s’ensuit une forme de marchandage où le Tiers Monde essaie de négocier son accord pour une gestion raisonnable des ressources naturelles et la protection de la biodiversité contre des concessions économiques de la part des pays industrialisés.

Le malentendu est encore plus grand sur des questions telles que les émissions de gaz carbonique ou la diminution de la couche d’ozone. Les pays du Tiers Monde affirment, avec raison, que ces phénomènes résultent de la croissance dans les pays industrialisés.

Ils ne veulent accepter une solidarité internationale qu’à deux conditions. Qu’il existe tout d’abord un traitement différencié des industries du Nord et du Sud en matière de normes d’environnement, de façon à ne pas défavoriser la croissance économique du Tiers Monde. En second lieu, les pays en développement souhaitent que les pays riches les aident techniquement et financièrement à faire face à trois menaces qui pèsent sur leur environnement. La première concerne l’alimentation en eau potable et l’assainissement: 1,3 milliard d’habitants de la Terre n’ont pas accès à l’eau potable et 1,5 milliard n’ont pas accès à un réseau d’assainissement. La progression de l’équipement ne suit pas celle de la population, et, en Amérique latine, par exemple, 2 p. 100 des eaux usées sont traitées. Ce sous-développement est une cause essentielle de mortalité. La deuxième menace est la pollution de l’air dans les grandes villes. Dans les pays qui connaissent un début d’industrialisation, la pollution de l’air dans les cités est beaucoup plus importante que dans les pays occidentaux. En 1985, plus de 1,3 milliard de personnes vivaient dans des zones où les normes fixées par l’O.M.S. n’étaient pas respectées. Enfin, la troisième menace est la dégradation des sols. Le problème le plus grave n’est pas la désertification, c’est la détérioration progressive des terres agricoles. La surpopulation, des techniques archaïques et une mauvaise utilisation de l’irrigation sont les causes de ce phénomène qui provoque une baisse des rendements agricoles dans les pays pauvres.

Ainsi la question du développement durable constitue-t-elle un nouveau défi pour la coopération entre le Nord et le Sud. La menace que fait peser l’écart croissant de richesse entre les pays les plus pauvres et les pays les plus riches est ici bien réelle. Comme le soulignait la Banque mondiale dans son Rapport sur le développement de 1992, l’opposition entre développement économique et gestion rationnelle de l’environnement est une idée fausse. Il n’existe pas de protection de l’environnement sans développement viable. La lutte contre la pauvreté est à la fois un impératif moral et une nécessité pour la sauvegarde de notre planète.

tiers monde ou tiers-monde
n. m. Ensemble des pays en voie de développement.

⇒TIERS(-)MONDE, (TIERS MONDE, TIERS-MONDE), subst. masc.
Ensemble des pays qui ne font partie ni du bloc occidental, ni du bloc socialiste; ensemble des pays pauvres. Synon. états/pays sous-développés (vieilli), en voie de développement, non-alignés (rem. s.v. non-alignement), non-engagés. Toute grande politique digne de ce nom devrait viser l'harmonieux développement de notre civilisation (...) tout en évitant par une aide efficace la paupérisation croissante du Tiers Monde (BEAUFRE, Dissuasion et strat., 1964, p. 182). C'est après la dernière guerre mondiale que le terme de Tiers Monde est apparu pour désigner les paysdont le nombre s'accroissait à mesure que s'accélérait le démantèlement des empires coloniauxqui refusaient de s'inféoder aux deux blocs affrontés, occidental et socialiste (BERN.-COLLI 1975, p. 1277).
REM. 1. Tiers-mondisme, subst. masc. Mouvement idéologique qui vise au développement économique et politique du tiers-monde; solidarité avec le tiers-monde. Synon. non-alignement, non-engagement (v. ce mot B). Les peuples doivent inventer eux-mêmes la forme de leur libération. Le tiers-mondisme a réussi à créer un grand mythe révolutionnaire mais il n'a nulle part débouché sur une réalité socialiste (Le Nouvel Observateur, 25 oct. 1976, p. 37, col. 1). 2. Tiers-mondiste, adj. et subst. masc. a) Adj. et subst. masc. (Personne) qui est partisan du tiers-mondisme. Au total, le combat contre le colonialisme et pour les droits de l'homme ne fut pas, comme l'imaginèrent les premiers tiers-mondistes d'alors, le prologue du combat pour le socialisme (Le Nouvel Observateur, 29 oct. 1979, p. 63, col. 2). b) Adj. Qui se rapporte au tiers-monde, qui relève du tiers-mondisme. Conception, nationalisme, orientation, position, révolution tiers-mondiste. Les plus idéalistes [des coopérants] voient souvent le fossé s'agrandir entre leur projet initial, humaniste et tiers-mondiste, et la réalité politique (L'Express, 20 oct. 1979, p. 146, col. 3).
Prononc.:[]. Étymol. et Hist. 1952 (A. SAUVY ds L'Observateur, n° 118, 14 août, p. 5c: ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers-État, veut, lui aussi, être quelque chose). Comp. de tiers1 et monde1, sur le modèle de Tiers-État (tiers1). Bbg. BLOCHW.-RUNK. 1971, p. 399.

Encyclopédie Universelle. 2012.