DELPHES
Pour les Grecs, Delphes était le centre géographique du monde: les deux aigles dépêchés par Zeus depuis les bords du disque terrestre s’y étaient rejoints. Aussi le nombril (omphalos ) terrestre y était-il représenté dans la fosse oraculaire (adyton ) du temple sous la forme d’une masse ogivale, couverte d’un réseau de laine (agrènon ) et surmontée de deux aigles d’or. C’était aussi, dans la trame divine du monde grec, un nœud religieux sans égal: dans l’adyton du temple voisinaient la tombe de Dionysos et le trépied sur lequel la Pythie, prophétesse d’Apollon, signifiait aux mortels les conseils éclairants du dieu. Durant plus d’un millénaire, de la fin du VIIIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C., le sanctuaire d’Apollon Pythien fut ainsi le siège de l’oracle le plus prestigieux. L’abondance des textes littéraires et épigraphiques qui le concernent, l’importance des découvertes archéologiques faites depuis un siècle sur le site attestent le rôle éminent dans la civilisation grecque d’un sanctuaire devenu le témoin privilégié de la grandeur et des faiblesses de celle-ci.
1. Histoire et archéologie
Le site
Delphes est accroché au flanc abrupt des contreforts méridionaux du Parnasse, qui domine la Grèce centrale de ses 2 459 mètres d’altitude (pl. I). Surplombé par de hautes falaises rougeoyantes, les Phédriades (Rhodini, la «Rose», au nord et Phlemboucos, la «Flamboyante», à l’est, séparées par une gorge au pied de laquelle jaillit la source Castalie), le site domine la vallée encaissée du Pleistos, qui débouche sur une plaine côtière couverte d’oliviers – domaine d’Apollon périodiquement convoité par les montagnards de Locride et de Phocide. Invisible de la mer pourtant toute proche (18 km par la route), Delphes est un site de montagne (le dallage du temple est à 573 m d’altitude) au climat très contrasté: l’hiver y est assez rude, avec des gelées et des chutes de neige fréquentes; l’été torride, car les falaises réfléchissent lumière et chaleur. L’aspect de plus en plus sylvestre du paysage est trompeur; les plantations de pins et de lauriers postérieures à la fouille ont considérablement atténué son âpreté: entre les vallées couvertes d’oliviers et les falaises de calcaire flamboyantes, l’épaulement où se situe Delphes n’a jamais dû porter beaucoup d’arbres, d’autant que les chutes de rochers détachés par les pluies ou les tremblements de terre le ravagent périodiquement. Les éboulements qui ont atteint le sanctuaire d’Athèna Pronaia (Marmaria) en 1905 et la partie nord-est du sanctuaire d’Apollon en 1932 ne sont que de faibles répétitions de la catastrophe de 373 avant J.-C. qui dévasta le site; selon la chronique locale, ce sont également des éboulements de pierre providentiels qui empêchèrent les Perses en 480, les Gaulois en 279 avant J.-C. d’atteindre le sanctuaire d’Apollon, dont ils s’apprêtaient à piller les trésors.
Ce lieu farouche élu par Apollon n’était pourtant pas solitaire: à partir du VIe siècle au plus tard, ce fut aussi le site d’une petite ville (pl. II) vivant du sanctuaire comme le fait aujourd’hui du tourisme le village moderne; les vestiges de ses fortifications (muraille dite de Philomèlos, à l’est du stade; tour à l’ouest, sur la route d’Athènes) et des tombes en déterminent précisément l’extension, sauf au sud. À l’intérieur de ce périmètre, surtout dans la zone comprise entre le sanctuaire d’Apollon, le musée et le stade, mais aussi contre le côté est du sanctuaire, des maisons d’époque impériale tardive ont été dégagées. En dépit de leur aspect actuel, les sanctuaires d’Athèna Pronaia (pl. II) et d’Apollon étaient donc des sanctuaires urbains entourés de maisons, ce qui explique en partie qu’ils n’aient guère pu s’agrandir après le VIe siècle.
Dans l’Antiquité comme aujourd’hui, on arrivait à Delphes soit par mer, en débarquant à Kirrha, non loin de l’Itéa actuelle, soit par terre en franchissant la passe d’Arachova, qui fait communiquer la plaine de Béotie avec les montagnes de Phocide. Dans les deux cas, la dernière partie du voyage se faisait à pied ou à dos de bête, par des chemins muletiers escarpés. Il n’en est que plus remarquable que Delphes ait pu attirer des pèlerins de tout le monde grec et drainer à elle, pour la fabrication des offrandes et des bâtiments, des matériaux importés – métaux et marbres – qu’il fallait hisser péniblement jusqu’à ses pentes.
Histoire du site
La fouille (1970-1972) de l’Antre Corycien, vaste grotte située sur le plateau du Parnasse, à 1 360 mètres d’altitude, a révélé que la région de Delphes avait été habitée dès le Paléolithique, avant 40 000 avant J.-C.; des traces d’occupation humaine sont également attestées dans la grotte entre 5400 et 3300 avant J.-C., à l’époque néolithique.
À l’Âge du bronze, le site côtier de Kirrha semble avoir été abandonné vers 1700 avant J.-C. au profit de Crissa, un plateau intermédiaire protégé, qui est fortifié au XIVe siècle comme la plupart des sites mycéniens. Enfin, sur le site même du sanctuaire d’Apollon (quart nord-est) existe depuis 1400 avant J.-C. environ un modeste village appelé Pythô, qui dépend de Crissa et subsiste jusqu’à la période submycénienne (vers 1100). Après un long hiatus, le site est à nouveau habité vers 800. C’est alors, sans doute, qu’apparaît le sanctuaire, avec la sacralisation de vestiges mycéniens, suivant un phénomène connu par ailleurs. Quant au mythe de fondation que rapporte l’hymne homérique à Apollon aux vers 182-546, il raconte comment Apollon, à la recherche d’un site où installer l’oracle dont les conseils sortiront les mortels de l’égarement, a été amené à s’approprier un oracle de la Terre (Gâ) gardé par un dragon redoutable, Python, qu’il tue. Pour installer son culte, il prend alors l’apparence d’un dauphin – ce qui vaut au nouveau sanctuaire son nom de Delphes – et détourne un bateau crétois dont l’équipage formera son premier clergé. Ce n’est donc pas, comme d’habitude, une apparition de la divinité sur un site neutre qui est à l’origine du sanctuaire: Apollon est à Delphes un aventurier venu d’outre-mer qui impose un groupe d’étrangers en terrain conquis. Il agit comme le chef d’un groupe de Grecs fondant une cité nouvelle en terre barbare. Sans doute est-ce pour cela qu’Apollon Pythien a été le patron des entreprises coloniales qui vont transformer le monde grec entre 750 et 600 avant J.-C. environ.
Le succès du sanctuaire est en effet très rapide: aucun groupe de colons ne se hasarde outre-mer pour fonder une nouvelle cité sans que le chef de l’expédition (oïkiste ) n’ait d’abord été quérir l’aval d’Apollon Pythien, qui ne prédit pas l’avenir mais indique aux humains «le plus profitable et le meilleur». Aussi trouve-t-on dans toute cité coloniale un sanctuaire d’Apollon Pythien. Le prestige de Delphes se trouve ainsi répercuté jusqu’aux confins du monde grec; dès le VIe siècle, l’Apollon Pythien a supplanté l’Apollon de Dèlos, dont l’emprise ne dépassera jamais la mer Égée. De cette phase d’expansion, attestée par les textes et les cultes des cités coloniales, quelques offrandes témoignent seules, le petit temple en tuf (pôros ) du VIIe siècle n’ayant laissé aucune trace.
La première guerre sacrée (590 av. J.-C.) libère Delphes de la tutelle de Crissa et confie l’administration du sanctuaire à une association de douze «peuples» (amphictionie ), qui gère également le sanctuaire de Dèmèter aux Thermopyles. Au même moment, les concours gymniques et musicaux célébrés en l’honneur d’Apollon sont réorganisés à l’image de ceux d’Olympie; à ces Pythia célébrés désormais tous les quatre ans, on vient de tout le monde grec. La prospérité du sanctuaire au VIe siècle est attestée par le grand nombre de chapelles votives (trésors) qui y sont construites, surtout dans sa zone sud-ouest. L’incendie du temple, en 548 avant J.-C., fournit l’occasion de remodeler toute la zone centrale du sanctuaire: une partie du petit enclos sacré de la Terre (Gâ) se trouva enfouie sous une terrasse de 1 300 mètres carrés soutenue par un grand mur en appareil polygonal, auquel ses joints courbes assurent une cohésion parfaite. Le nouveau temple, deux fois plus grand que l’ancien, est construit en vingt-cinq ans grâce à une souscription panhellénique: la grande famille athénienne des Alcméonides offre les figures de marbre, attribuées à Antènôr, qui ornaient le fronton est (514-510 av. J.-C.). Ce passage à une plus vaste échelle, à un moment où les monuments votifs se multiplient, rendit nécessaire l’extension du sanctuaire au détriment de la ville environnante: sur ses côtés est, ouest et sud, le mur d’enceinte (péribole) fut reporté de quelques mètres; son tracé ne devait plus changer jusqu’à la fin de l’Antiquité.
La période qui commence avec ces grands travaux représente l’apogée du sanctuaire, comme d’ailleurs de la civilisation grecque dont il est un des foyers. Les Grecs ne lui en voudront pas d’avoir un temps «médisé» face à l’invasion perse, pour éviter le pillage: les Athéniens y dédient après Marathon (490 av. J.-C.) un groupe de statues en bronze et un trésor dorique magnifique; après Salamine (480 av. J.-C.), un portique ionique où ils exposent le butin de leurs victoires navales. La colonne serpentine de Platées commémore d’autre part la difficile victoire des Grecs sur l’armée de terre perse en 479: les noms de toutes les cités coalisées s’y trouvent inscrits. Victoires sur les Barbares, mais aussi et surtout de Grecs sur des Grecs: à l’entrée principale, les cités ennemies – Athènes, Sparte, Argos – dressent tour à tour des monuments rivaux. C’est durant la même période faste, qui va de la fin du VIe siècle au milieu du IVe siècle, que le sanctuaire d’Athèna Pronaia (c’est-à-dire qui précède ou qui protège le temple), situé à l’entrée de la ville lorsqu’on vient d’Athènes et de Béotie, prend une allure monumentale, avec un temple dorique en tuf et des bâtiments votifs de très grande qualité.
Le tremblement de terre de 373 avant J.-C., qui détruit le temple d’Apollon et endommage toute la partie nord-est du sanctuaire (c’est alors que disparaît le groupe votif dont fait partie l’Aurige), amorce pour Delphes une période d’épreuves. La longueur de la reconstruction du temple, qui s’étend sur une quarantaine d’années (370-330 av. J.-C.), s’explique d’une part par la difficulté à rassembler les fonds nécessaires, car les cités ne sont plus aussi prospères, et de l’autre par les circonstances politiques. La troisième guerre sacrée (356-346 av. J.-C.) entraîne des troubles très graves – occupation et spoliation progressive du sanctuaire par les Phocidiens, dissolution de l’amphictionie – auxquels la victoire de Philippe II de Macédoine met un terme.
Même si les institutions «fédérales» sont restaurées pour la forme, Delphes, à l’image des cités grecques, ne retrouvera jamais une réelle indépendance: elle ne fera que passer d’un protectorat à un autre. À l’occasion de l’incursion avortée d’une bande de Galates (Gaulois) en 279 avant J.-C., les Étoliens établissent leur prépondérance, qui durera jusqu’en 191 avant J.-C. La restauration de la liberté des cités grecques par le proconsul romain Flamininus lors des jeux Pythiques de 196 avant J.-C. ne fut qu’un leurre: les interventions romaines se multiplient au IIe siècle. En 86 avant J.-C., Sylla confisque tous les métaux monnayables pour financer le siège d’Athènes, qu’il finira par prendre et piller. Deux ans plus tard, une incursion de Thraces, les Maides, atteint le sanctuaire et l’affaiblit encore.
Durant la paix romaine (Ier-IIe s. apr. J.-C.), Delphes s’assoupit: on y restaure un peu, on n’y construit plus rien. Néron, lors de sa tournée en Grèce, participera aux Pythia et en profitera pour faire main basse sur cinq cents statues en bronze, qu’il destine à sa Maison d’or. L’oracle, victime du déclin des cultes païens traditionnels, tombe peu à peu en désuétude: Plutarque, qui fut prêtre à Delphes et dont les nombreux opuscules sur les cultes et les rites de Delphes sont notre meilleure source d’information, constate avec tristesse qu’autrefois l’affluence était telle à la consultation que trois prophétesses devaient se relayer, tandis que de son temps, vers 100 après J.-C., l’unique Pythie ne prophétise plus qu’une fois par mois. Le sanctuaire n’en reste pas moins un conservatoire incomparable des croyances et de la culture grecques: le livre X du guide de Pausanias montre qu’en dépit de diverses spoliations il regorgeait encore d’œuvres d’art de première importance. Les descriptions très précises de cet érudit féru d’antiquités religieuses, qui visita Delphes vers 160 après J.-C., ont permis d’identifier la plupart des ruines.
Les progrès du christianisme, aux IIIeIVe siècles après J.-C., portèrent le coup de grâce au sanctuaire. Quand Julien l’Apostat, en 362, envoie Oribasios en mission à Delphes pour restaurer ce qui peut l’être, il recueille de l’oracle moribond ces trois vers désolés:
DIR
\
Allez dire au roi qu’il s’est effondré le superbe édifice...
Phoïbos n’a plus même une cabane, plus de laurier prophétique,
Plus de fontaine babillante; même l’eau loquace s’est tue./DIR
C’est l’épitaphe d’un sanctuaire qui avait été au centre de la civilisation grecque. Le site n’en fut pas déserté pour autant; après l’interdiction définitive des cultes païens par l’édit du 8 novembre 392, le village s’installe dans les ruines du sanctuaire: le dallage de la Voie sacrée, dans son état actuel, date de cette époque.
Pendant un millénaire, Delphes disparaît dans l’anonymat: Cyriaque d’Ancône, qui visite le site en mars 1436 et y copie quelques inscriptions, est le premier savant moderne à identifier sous le pauvre village de Castri la présence du sanctuaire d’Apollon. Éclaircie sans lendemain; l’obscurité retombe jusqu’au passage du Lyonnais Jacques Spon, à la fin du XVIIe siècle. C’est que Castri, à l’écart des voies de commerce, est difficile d’accès et le brigandage sévit dans la région. Après plusieurs essais de fouille très limités (1860 par P. Foucart; 1880 par B. Haussoullier: portique des Athéniens), la fouille complète du sanctuaire d’Apollon a été rendue possible par un traité spécial conclu en 1891 entre la France et la Grèce. Il a fallu d’abord créer de toutes pièces un nouveau village à l’ouest de la croupe qui rend la ville antique invisible de la mer et convaincre non sans peine les habitants de Castri de s’y installer, puis démolir l’ancien village et établir les voies ferrées Decauville qui permettaient d’évacuer les déblais à l’ouest, mais surtout à l’est du sanctuaire d’Apollon. Les dégagements, commencés le 10 octobre 1892 avec une nombreuse main-d’œuvre locale, durèrent jusqu’en 1903, sous la direction de T. Homolle. Outre le sanctuaire d’Apollon, le stade (1896), le gymnase (1898), le sanctuaire d’Athèna Pronaia au lieu-dit Marmaria (1901-1902) réapparurent tour à tour. Un musée, construit à proximité des fouilles en 1902, a permis de conserver sur place toutes les trouvailles; reconstruit sur une plus vaste échelle en 1937-1938, réaménagé après la guerre et encore agrandi depuis, c’est aujourd’hui le musée de site le plus important de Grèce, avec celui d’Olympie. Quelques monuments ont fait l’objet d’une restauration complète (1903-1906: trésor des Athéniens par J. Replat, aux frais de la ville d’Athènes; pilier qui portait la statue équestre en bronze du roi de Bithynie Prusias II) ou partielle (1920: autel de Chios, devant l’entrée du temple, aux frais de la municipalité de Chios; 1938: colonnade de la rotonde de Marmaria, pl. I; 1939-1941: colonnade de la façade du temple).
Depuis la Première Guerre mondiale, des recherches complémentaires, occasionnées par l’étude exhaustive des monuments en vue de leur publication, ont amené de nouvelles découvertes (village protohistorique de la zone nord-est du sanctuaire; offrandes précieuses en métal et en ivoire déposées dans deux fosses creusées sous l’Aire, devant le portique des Athéniens) ou une présentation améliorée des ruines (soubassement du temple, partie droite de la première section de la Voie sacrée; sanctuaire d’Athèna Pronaia, fontaine de Castalie; piste couverte [xyste] du gymnase); ces travaux ponctuels sont loin d’être terminés. De plus, l’énorme développement du tourisme depuis les années soixante a fait apparaître des problèmes nouveaux: stationnement des véhicules; cheminements piétonniers entre le site et le musée; restriction progressive de la circulation sur le site – à Delphes comme à l’Acropole, le point est atteint où le tourisme de masse risque à terme de détruire son objet.
Monuments et offrandes
Plus qu’aucun autre site archéologique (pl. III), Delphes permet de suivre le développement de la grande architecture sacrée en pierre, à travers les quelques types de bâtiments et les modes de construction (ordres) auxquels elle s’est très vite limitée. En dépit de la ruine très avancée de presque tous les monuments, la régularité de tous ces édifices est telle qu’on peut reconstituer avec une quasi-certitude leur élévation jusque dans ses détails, dès lors qu’on a pu identifier un seul exemplaire de chaque type de bloc employé.
Alors que le temple est dans un sanctuaire grec un élément secondaire – l’abri de la statue de culte – qui souvent fait défaut, le temple d’Apollon semble avoir joué de tout temps à Delphes un rôle essentiel, sans doute parce qu’il abrita d’emblée l’oracle. Des six temples successifs mentionnés par Pausanias, les trois premiers n’ont laissé aucune trace: la «hutte de laurier» a pu n’être qu’une cabane de branchage soutenue par des poteaux en bois, comme la fouille du sanctuaire d’Apollon Daphnèphoros d’Érétrie en a révélé un exemple datant d’environ 800 avant J.-C.; la «ruche de cire et de plumes» fut peut-être un bâtiment en matériaux légers à décor extérieur d’hexagones, dont deux bâtiments de Dèlos pourraient rappeler le type; quant au «temple en bronze», ce pourrait avoir été un bâtiment aux parois plaquées de tôles de bronze – technique bien attestée au VIIe siècle avant J.-C. pour la sculpture. Du quatrième temple, en pôros stuqué, construit par Trophonios et Agamédès et détruit par un incendie en 548, ne subsistent que quelques éléments incertains, si bien que seuls les temples nos 5 et 6 nous sont tant soit peu connus. Le grand temple archaïque no 5, dont des éléments d’architecture ont été remployés dans le soubassement du temple no 6 et des fragments du décor sculpté entassés derrière le mur de soutènement nord-est de l’esplanade du temple, a servi de modèle à son successeur, le temple du IVe siècle qui subsiste aujourd’hui. Les dimensions de ce dernier (23,82 m 憐 60,32 m) et ses proportions (6 colonnes en façade et 15 sur les longs côtés) sont quasi semblables à celles de son prédécesseur, ce qui en fait un temple dorique démodé, où l’invention de l’architecte Spintharos de Corinthe n’a guère trouvé à s’exercer, si ce n’est sur des éléments secondaires comme la rampe d’accès, typique de l’architecture péloponnésienne. S’était-on au demeurant adressé à un grand architecte novateur? Il est permis d’en douter, car les sculptures tympanales, dont des fragments importants ont été identifiés, avaient été confiées à des artistes attiques mineurs, Praxias puis Androsthénès. Qu’il s’agisse d’une reconstruction à l’économie est d’ailleurs confirmé par les matériaux employés: le calcaire gris-bleu local pour les lambourdes du soubassement et le dallage; le pôros du Péloponnèse pour les colonnes qui étaient stuquées. Pour un temple aussi prestigieux et aussi grand – le troisième de Grèce, après le Parthénon et le temple de Zeus à Olympie –, on s’attendrait à plus de recherche. Les difficultés de la reconstruction sont d’ailleurs bien connues par les inscriptions où était consignée la comptabilité tenue par les commissaires (naopes ) chargés d’y veiller; il y a là, sur les modalités pratiques de construction et sur les prix de revient, un dossier qui, malgré ses lacunes, complète ce que la ruine du bâtiment interdit de restituer. On apprend ainsi que, contrairement à l’usage, les murs (sècos ) ont été réalisés avant la colonnade; c’est qu’il fallait que l’oracle, qui se tenait dans une fosse (adyton ) aménagée à l’arrière du temple, pût continuer à fonctionner. En 340, le gros œuvre étant terminé, commence la pose de la toiture, faite d’une charpente en cyprès de Sicyone et pin de Macédoine et couverte de 5 200 tuiles en terre cuite qui furent ultérieurement – à l’époque impériale? – remplacées par des tuiles en marbre du Pentélique. Viennent ensuite les travaux de finition: cannelage des colonnes et polissage des parois verticales et du dallage; enfin, en 335, la construction de la grande porte (50 m2!) en cyprès de Sicyone avec marqueterie d’ivoire.
Tel quel, ce grand temple devait faire modeste figure auprès des bâtiments plus originaux ou plus raffinés qui ne manquaient pas à Delphes. En fait, il valait surtout par ce qu’il portait et contenait: à côté d’offrandes précieuses, comme les vases d’or et d’argent de Crésus, ou symboliques, comme les innombrables bandelettes de victoire suspendues par les athlètes et artistes vainqueurs, des reliques historiques comme le trône de fer de Pindare; des textes fameux: le «E» mystique suspendu à la façade, les maximes des Sept Sages, notamment le «Connais-toi toi-même» dont Socrate fit sa devise et le «Rien de trop» dont on a fait le symbole de la mesure apollinienne face aux excès dionysiaques. La saturation religieuse de l’espace intérieur était plus grande encore: dans la partie antérieure de la salle centrale (naos ) se trouvaient un autel consacré à Poséidon, époux de la Terre, première occupante du site, et le foyer d’Hestia, au feu perpétuel – ce qui explique la présence d’ouvertures dans la toiture, attestées par les textes. Au fond, une fosse peu profonde, l’adyton – qui n’était accessible qu’à la Pythie, à son interprète et aux consultants –, rassemblait sur environ 30 mètres carrés un isoloir pour les consultants, le trépied de la Pythie, installé sur la margelle d’un orifice peut-être naturel, le laurier sacré d’Apollon, sa statue en or, l’omphalos protégé par un baldaquin et, plus extraordinaire encore, la tombe de Dionysos, dont la nature héroïque se trouve ainsi affirmée au cœur même du sanctuaire d’Apollon. La contiguïté topographique de deux divinités à la personnalité aussi opposée illustre leur étonnante complémentarité à Delphes. Durant l’absence d’Apollon, qui passe l’hiver chez les Hyperboréens, Dionysos règne sur Delphes tandis que se tait l’oracle; c’est alors qu’ont lieu sur le Parnasse, qui lui est consacré, les transes des Thyades omophages. Bien plus, à partir du IVe siècle, les deux dieux sont ressentis comme les deux aspects d’une même réalité où «rien ne saurait être de trop». Leur double présence aux frontons du nouveau temple l’atteste, tout comme leur iconographie de plus en plus ambiguë: c’est à peine si leurs attributs les distinguent encore. Delphes est certainement à l’origine de cette confusion qui permet à Dionysos de bénéficier du prestige universel d’Apollon Pythien.
Les chapelles votives appelées «trésors» ne sont pas une particularité delphique: on en trouve dans tous les grands sanctuaires grecs, mais nulle part elles ne sont aussi nombreuses qu’à Delphes, où il en a existé plus de vingt. Érigés par une cité à l’occasion d’un événement heureux dont elle fait ainsi hommage à Apollon, les trésors valent souvent plus par leur architecture que par les offrandes précieuses qu’ils abritaient et qui sont de toute manière perdues. Les plus anciens, tel le trésor des Corinthiens, construit vers 600 avant J.-C. par le tyran Kypsélos, sont de simples chambres; mais, à partir de 530 environ, le porche à deux colonnes (distyle in antis ), ioniques ou doriques, prédomine. Les plus récents étant les trésors de Thèbes (vers 370 av. J.-C.) et de Cyrène (350-325 av. J.-C.), la mode de ce type de bâtiment votif aura donc duré à Delphes un peu moins de deux siècles. Les mieux connus sont le trésor de Siphnos (vers 525 av. J.-C.), véritable écrin architectural où le goût de l’ordre ionique pour le décor ornemental et sculpté est porté à son comble, et le trésor des Athéniens (vers 485 av. J.-C.), où l’austérité dorique est tempérée par la présence de métopes sculptées sur les quatre côtés. Ces deux ensembles de sculpture, bien conservés et d’une qualité exceptionnelle, sont des jalons importants dans l’histoire de l’art grec.
Les cités pouvaient aussi dédier un groupe de statues, la plupart du temps en bronze, soit alignées en plein air sur une simple base, soit présentées contre un fond, avec ou sans auvent protecteur. Ce type de «niche à sculptures», exceptionnel hors de Delphes, y est attesté au moins huit fois. La plus célèbre était celle, couverte, qui abritait le groupe en bronze de Lysippe représentant la chasse d’Alexandre, dédié par son général Cratéros vers 330 avant J.-C.; la mieux conservée est celle qui fut dédiée vers 335 avant J.-C. par Daochos, représentant (hiéromnèmôn ) de la Thessalie, au conseil de l’Amphictionie: sept des neuf statues, créées dans l’atelier de Lysippe, ont été retrouvées, parce qu’elles sont en marbre. En revanche, des innombrables statues de bronze, signées des plus grands sculpteurs grecs, certaines ont été volées lors des pillages successifs du sanctuaire et celles qui restaient ont été fondues à la fin de l’Antiquité pour récupérer le métal. Seul rescapé de ce désastre, l’Aurige, élément d’un groupe équestre dédié par le tyran Polyzalos de Géla pour célébrer les victoires hippiques de son frère Hiéron, après sa mort en 467 ou 466. Le groupe, endommagé lors du tremblement de terre de 373, avait été enfoui sur place – procédure fréquente dans les sanctuaires encombrés pour se débarrasser d’offrandes qu’il eût été sacrilège de détruire puisqu’elles étaient consacrées à la divinité.
Enfin, d’autres bâtiments votifs échappent à toute classification, comme la Leschè de Cnide, salle de réunion décorée par les grandes peintures sur panneaux de bois réalisées par Polygnote de Thasos (460-450 av. J.-C.); Pausanias a décrit dans le plus grand détail ces compositions complexes – la prise de Troie (Ilioupersis ) et l’évocation des morts par Ulysse (Nékuia ) –, premiers chefs-d’œuvre de la peinture grecque, dont on s’efforce de trouver l’écho sur les vases. La rotonde dorique (tholos ) du sanctuaire d’Athèna Pronaia (pl. I), mieux conservée, n’en reste pas moins énigmatique. Bâtiment très soigné, orné de métopes sculptées où le maniérisme postclassique (début du IVe siècle av. J.-C.) atteint son apogée, ce pourrait être une dédicace d’Athènes, puisque le marbre utilisé est le pentélique – mais on ignore dans quelles circonstances et à quelle fin elle avait été dédiée par elle, car Pausanias n’y a vu que des statues d’empereurs romains.
Au IVe siècle, l’encombrement du sanctuaire était tel que se répandit la mode des ex-voto en hauteur, qui ne nécessitaient qu’une emprise minime au sol. C’était prendre exemple sur le sphinx dressé vers 575 avant J.-C. par les Naxiens: perché au sommet d’une fine colonne ionique de 10 mètres, ce démon, implanté dans la zone des cultes chthoniens primitifs, veillait peut-être sur la tombe de Dionysos, patron des Naxiens. Socle haut et massif supportant un groupe, comme le char du Soleil de Lysippe, dédié par les Rhodiens entre 325 et 300 avant J.-C.; piliers rectangulaires ou triangulaires portant une seule statue, souvent équestre; paires de colonnes portant un groupe de statues; voire colonne avec feuilles d’acanthe, au sommet de laquelle trois danseuses soutiennent d’une main un trépied... toutes sortes de variantes furent essayées, du IVe siècle au IIe siècle avant J.-C., essentiellement autour de l’esplanade est du temple, qui se trouva peu à peu hérissée de monuments votifs.
À ces ex-voto dédiés par des États s’ajoutaient d’innombrables offrandes de particuliers, exposées dans les trésors de leur cité ou dans le temple. Le grand nombre de petits bronzes – statuettes et vaisselle – retrouvés en dépit des pillages et des récupérations tardives confirme l’abondance des ex-voto de petite taille, mais souvent de la plus haute qualité. Les objets hétéroclites retrouvés en 1939 sous le dallage de l’Aire, où ils avaient été enfouis sans doute après l’incendie du bâtiment qui les abritait, montrent quel bric-à-brac a dû être le sanctuaire d’Apollon à son apogée: on a trouvé là les restes de trois statues archaïques en or et en ivoire (chryséléphantines) [pl. IV], des fragments d’un décor figuré en ivoire plaqué sur un coffre, les restes d’un taureau en argent de grandeur naturelle, un brûle-parfum en bronze soutenu par une figurine de femme en péplos (pl. IV), etc.
Haut lieu de l’architecture et de la sculpture grecques, Delphes l’est plus encore peut-être de l’épigraphie: aucun site grec n’a livré autant d’inscriptions de toute nature. Textes de la cité de Delphes, dont le sanctuaire d’Apollon était le lieu d’affichage officiel, comme les innombrables actes d’affranchissement d’esclaves gravés sur le grand mur de terrasse en appareil polygonal; édits de l’amphictionie qui gère le sanctuaire, comme la comptabilité de la reconstruction du temple au IVe siècle; «lois sacrées» qui précisent minutieusement tel ou tel rituel; traités entre cités placés sous la caution d’Apollon; textes importants concernant une cité et ses citoyens, gravés sur un ex-voto ou sur le trésor de ladite cité; inscriptions commémorant le passage à Delphes d’artistes et d’athlètes célèbres, vainqueurs aux concours pythiques. Par-delà leurs formulaires stéréotypés, toutes ces pierres disent la piété et la vanité des cités et des individus, leur désir primaire de se mettre en avant, l’ambition tenace des cités rivales et des princes qui les supplantent – bref, la permanence de l’esprit de compétition qui fut l’un des moteurs de la Grèce ancienne. L’âme grecque est là tout entière, avec sa grandeur et ses travers.
Au désordre des monuments qui se gênent ou se défient, au foisonnement des offrandes s’ajoute ainsi la cacophonie de milliers de textes inscrits pour faire du sanctuaire d’Apollon Pythien une exposition universelle permanente du génie grec. Dans ce chaos de merveilles et d’informations, qui rendent hommage à Apollon clarificateur, le dieu du bon conseil, on a peine à reconnaître son inspiration: son effervescent suppléant, Dionysos Grondant (Bromios), le dieu de l’excès et des états seconds, semble bien garder quelques droits sur ce lopin abrupt du Parnasse; par la démesure de son paysage et l’anarchie de ses monuments, Delphes manifeste Dionysos au nom d’Apollon. C’est la conjonction, si fortement ressentie par les Grecs, des principes opposés qu’incarnent les deux divinités, qui confère à ce haut lieu son intensité sans égale et son exemplarité toujours vivace.
2. La Pythie et le sanctuaire
Delphes est un lieu mythique. Le réel – paysage, édifices, événements – y revêt plus qu’ailleurs la valeur de symbole, de parade théologique. Tout objet, toute portion nommée de l’espace appelle un regard désireux de connaître non seulement un repérage factuel, mais aussi et surtout la manière dont un dieu, avec ou malgré d’autres dieux, a été censé habiter un microcosme à l’image de ses puissances. Certes, circule depuis l’Antiquité une vision désenchantée du site. Centre oraculaire puissant et accessible à la corruption pour Hérodote, endroit caractérisé par des qualités géographiques et géologiques pour Strabon, Delphes a pu ne représenter que cela pour certains. Un sanctuaire savamment géré par une caste sacerdotale avertie et «laïque», un lieu où des exhalaisons s’échappant d’une fente du sol provoquaient – ou le faisaient croire – un état second chez la prêtresse chargée de délivrer des messages divinatoires. À leur tour, bien des historiens modernes et contemporains de Delphes ont choisi de souscrire à une représentation matérialiste. Si Jean Defradas reconstruit ce qu’il appelle la «propagande» delphique, à savoir tous les thèmes d’une auto-représentation mensongère et politiquement intéressée de la part des prêtres delphiens, Pierre Amandry a pu congédier toute la tradition concernant le délire de la Pythie et la dimension mystérieuse et rituelle de l’énonciation oraculaire, pour rétablir la vraisemblance d’un service mantique routinier et raisonnable. Pour les modernes a certainement joué la découverte, lors de la fouille menée en 1892 à Delphes par l’École française d’Athènes, que les soubassements du temple d’Apollon ne présentaient aucune trace d’une fissure naturelle. Davantage: que, étant donné la qualité géologique du lieu (schiste mou), aucun type d’exhalaison n’aurait pu s’y produire.
Et, cependant, à l’encontre de la nature et de la plausibilité historiques, toute une tradition ancienne parle de l’oracle de Delphes en d’autres termes. Son centre vital, ce ne sont pas des prêtres avides, mais une prêtresse inspirée, possédée par le dieu véridique. Au plus secret du temple d’Apollon, siégeant dans la cuve d’un grand trépied, la Pythie répond aux questions que lui posent des consultants venus de l’ensemble du monde habité. De cette tradition, il convient d’abord de donner un aperçu.
Une prophétesse inspirée
Géographe et «ethnologue» peu complaisant à l’égard du merveilleux, Strabon écrit: «On dit que le siège de l’oracle est un trou qui s’enfonce profondément dans le sol et dont l’ouverture n’est pas très large; il en sort un souffle inspirateur; au-dessus de l’ouverture est placé un haut trépied, sur lequel monte la Pythie; elle reçoit le souffle et rend les oracles en vers et en prose» (IX, 3, 5). Pausanias, visiteur attentif du site, lui fait écho; le lieu mantique a été découvert par des bergers rendus «inspirés» par des vapeurs auxquelles ils s’étaient trouvés exposés par hasard et grâce auxquelles ils s’étaient mis à rendre des prophéties au nom d’Apollon (X, 5, 7). Version recueillie sur place auprès des Delphiens, et que rapporte abondamment Diodore de Sicile, lorsqu’il raconte comment des chèvres d’abord, des bergers ensuite firent l’expérience d’un soudain délire prophétique qui saisissait quiconque s’approchait d’un trou de la terre. Non maîtrisée, cette fureur clairvoyante mais dangereuse poussait nombre de gens au suicide, à se jeter dans le trou même d’où émanait le pouvoir de dire l’avenir. C’est ainsi que «les habitants du voisinage, pour écarter tout danger, nommèrent une femme seule prophétesse pour tous, et la consultation eut lieu désormais par son intermédiaire» (XVI, 26).
Strabon, Pausanias et Diodore se font donc les porte-parole d’un ouï-dire qui, tout en étant rapporté comme tel, ne subit pas néanmoins le sort des rumeurs jugées fausses et méritant d’être rejetées. La Pythie est inspirée; l’inspiration a une cause finale, dire la vérité sur l’avenir; une cause efficiente, Apollon; une cause matérielle, une exhalaison qui se dégage d’une fissure dans le sol, le pneuma enthousiastikon . Mais c’est surtout Plutarque, excellent connaisseur de Delphes puisque prêtre lui-même d’Apollon, qui a consacré la représentation de la Pythie comme prêtresse inspirée. Trois dialogues entiers ne parlent que de Delphes, et notamment de l’enthousiasme oraculaire. Une théorie complexe s’y dégage qui permet de comprendre, grâce à un même modèle – théologique, psychologique et linguistique à la fois – le rôle de la prophétesse, de son corps, de son âme et de son verbe. Instrument qui transmet la vérité apollinienne à la manière dont la lune réfléchit la lumière du soleil, la Pythie doit s’offrir au dieu dans l’état le plus vide, le plus disponible et le plus passif qu’un sujet humain puisse atteindre. Tout obstacle et tout encombrement doivent être abolis afin que l’enthousiasme ne se transforme pas en combat entre l’action du dieu et une résistance inconsciente de la femme. Un tel conflit déchirant peut aboutir à l’étouffement lorsque l’aversion de la prêtresse prend le dessus sur l’inspiration divine. La clarté du message divinatoire dépend aussi de l’équilibre entre la pensée divine qui, tel l’éclat du soleil, frappe l’âme de la Pythie et la disposition en l’occurrence «culturelle» de celle-ci. Une Pythie lettrée vaticinera en vers énigmatiques, denses en métaphores; une Pythie inculte dira la vérité apollinienne sans détour, aussi directement qu’une droite relie deux points dans l’espace. Et, selon la même logique, la prêtresse doit préserver sa virginité, refuser tout contact avec autrui, toute empreinte qui pourrait venir interférer avec sa relation exclusive et absolue au dieu qui la possède.
Certains Pères de l’Église seront très sensibles à cette croyance païenne en une prophétie féminine et virginale. Mais ils renverseront délibérément l’image d’une Pythie hiératique et enthousiaste dans l’observance d’une pureté et d’une réserve absolues. Comparable désormais à une attaque d’épilepsie, le délire auquel la prêtresse s’abandonne à chaque séance de consultation prend, pour Origène et Jean Chrysostome, une coloration sexuelle et démoniaque. La pure abeille delphienne se voit ramenée au rang des possédés en proie à un esprit malin.
Une voix, un corps
Apparaissant à l’écart et dans l’ombre de la figure divine que la peinture et la tragédie mettent au premier plan, la Pythie ne nous est pas révélée dans le détail de son service divinatoire.
Hérodote, qui fait intervenir les oracles pythiques à chaque tournant de ses histoires, n’a qu’un mot sur leur énonciation. Quand il évoque la population guerrière des Satres, les seuls Thraces à n’avoir jamais été vaincus, il glisse un détail ethnographique: «Ce sont eux, écrit-il, qui possèdent le sanctuaire de Dionysos; ce sanctuaire est situé sur les plus hautes montagnes; ce sont des Besses qui, parmi les Satres, y remplissent les fonctions de prophètes, et c’est une femme qui rend les oracles comme à Delphes; il n’y a rien là de plus compliqué.» Nous pouvons lire ce passage comme un renseignement sur la grande familiarité de tout Grec avec l’oracle du Parnasse. Il faut reconnaître, en effet, que, dans ses récits de consultation qui se déroulent à Delphes, Hérodote fait de la Pythie un pur sujet d’énonciation. Au milieu d’un espace sans connotations et suivant des règles effacées, des mots s’échangent entre les consultants et la prêtresse. D’ordinaire, la Pythie se manifeste comme une voix. Et cette voix n’a pas de corps: rien n’est là pour les yeux. Aucun comportement ne fait l’objet d’une description. Quand elle «fonctionne», la Pythie n’est même plus un instrument: ses mots surgissent pour être couchés sur des tablettes de cire. L’historien, comme un aveugle, se fait l’écho d’une vérité sans chair ni folie. Pareille à la Sibylle dont Ovide nous narre la lente métamorphose, cette Pythie a perdu son corps et, «invisible à tous», on ne la reconnaît qu’à sa voix.
Aux antipodes de celui-ci, un autre regard, insensible à ce qui est dit, sera concentré sur la présence somatique de la Pythie devenue la seule réalité de l’oracle de Delphes. Pour les Pères de l’Église, la femme qui a prophétisé dans la Grèce païenne n’aura été que cela: un être féminin, un corps troublant. Parler d’elle, ce sera évoquer un spectacle. Les paragraphes qu’Origène consacre à la prophétie grecque dans le Contre Celse mobilisent les thèmes fondamentaux de la doctrine. Il faut rendre compte du phénomène, évidemment surnaturel, d’un savoir du futur qui se situe pourtant hors de l’Écriture et de la Révélation. Face à une donnée indéniable de l’histoire des Anciens, le savant apologiste ne peut se borner à y voir une imposture païenne. Bien plus subtilement, l’existence et le fonctionnement de l’oracle de Delphes, en particulier, seront pour lui une preuve supplémentaire contre la religion des Gentils. La Pythie deviendra un document vivant sur la nature démonique des dieux préchrétiens. Par cette sorte de défi à la théologie apollinienne, Origène introduit sa description et, comme sur une planche anatomique, se dessine la prêtresse parlante: assise sur l’ouverture de Castalie, elle reçoit une vapeur qui la pénètre par son sexe. Remplie de pneuma , elle profère ce que les Grecs tenaient pour vénérable et divin. «Ne voilà-t-il point [emphainetai ] la preuve du caractère impur et vicié de cet esprit? Il s’insinue dans l’âme de la devineresse, non pas par des pores clairsemés et imperceptibles, bien plus purs que les organes féminins, mais par ce qu’il n’est pas permis à l’homme chaste de regarder et encore moins de toucher.» Investi par la lumière crue du mépris chrétien, ce corps prend relief: le relief de ce qu’il est interdit de voir. Et, sans pudeur aucune, il exhibe l’obscénité de sa parole carnée. «Si Apollon de Delphes était le dieu que croient les Grecs, qui devait-il choisir comme prophète, sinon un sage ou, à son défaut, un homme en progrès vers la science? Pourquoi ne choisissait-il pas pour prophétiser un homme de préférence à une femme ? Et, en admettant qu’il préférât le sexe féminin, parce qu’il n’avait peut-être ni pouvoir ni plaisir sinon dans le sein des femmes, comment ne devait-il pas choisir une vierge plutôt qu’une autre femme comme interprète de sa volonté?» Mais non! Apollon pythien n’a pas élu un philosophe, ni un homme, ni une femme savante: il a pris à son service une bonne femme. Certes, de celle qu’il prenait comme porte-parole, il ne convoitait ni la sagesse ni l’âme; il voulait sa nature féminine, son sexe. L’éloquence s’arrête face à une évidence si sordide. Une fois que le culte delphique a été rendu à son abjection, il ne reste qu’à regarder le lieu du corps où la parole apollinienne prend son origine.
Jean Chrysostome brosse un tableau plus naturaliste: la Pythie est assise sur le trépied d’Apollon, les cuisses écartées. Un esprit malin (pneuma ponèron ) monte du bas, entre dans son vagin et la remplit de folie. Les cheveux épars, une écume lui coule de la bouche: elle fait la bacchante. Et c’est dans un pareil état qu’elle parle. «Je sais que vous avez eu honte et avez rougi d’entendre ce récit», s’excuse le Père de l’Église. Car il sait aussi combien il est efficace de visualiser des cuisses, une bouche, une chevelure, pour que la possédée accuse son maître.
Pour Origène et pour Jean Chrysostome raconter une séance oraculaire que le corps, la sexualité et la folie rendent pornographique signifie susciter une apparition. Les Grecs croyaient à ce qui était dit, au prix de cette exhibition – ce qui suffit à dénoncer leurs faux dieux en même temps que leur dépravation morale. Cependant, le réalisme de ces tableaux qui dépeignent la grande attaque de la mania apollinienne est suspendu à un ouï-dire, à une tradition indirecte: historeitai , écrit Origène; legetai , dit Jean Chrysostome. Plus le contrôle par vue directe se fait improbable sur la Pythie même, plus son corps se laisse imaginer dans le détail.
Hérodote et les Pères de l’Église représentent les solutions extrêmes d’une aporie impliquée dans le statut même de la parole prophétique. La Pythie peut être tantôt la voix prononçant une série d’oracles, tantôt une femme en proie à un démon. Paradoxalement, l’historien qui attribue une valeur pleine à l’oracle de Delphes ne peut qu’oublier ce corps de femme dont il retient le seul pouvoir de transmettre une vérité. Le reste est superflu. Davantage: rien ne nous autorise à inférer, à partir des textes d’Hérodote, que la Pythie était visible aux consultants. Quand elle profère une réponse avant que la question ne soit posée, cela présuppose un pouvoir de clairvoyance que l’historien ne met nullement en doute. Même Plutarque, quand il rapporte le cas d’une Pythie contrainte à une consultation qui lui coûtera la vie, même l’auteur grec le plus expert de Delphes ne sait décrire une séance oraculaire que par le biais de son ouïe. «Tout se passe, écrit G. Roux, comme si les témoins de la scène constataient l’état de crise de la Pythie seulement d’après ce qu’ils entendent, non d’après ce qu’ils voient.»
Le rituel de la consultation
Autour de la Pythie, pendant des siècles et jusqu’à Constantin, toute une vie religieuse et cultuelle se déroule. Le temps est scandé: les consultations, d’abord annuelles (le sept du mois Byzios – février-mars –, jour anniversaire d’Apollon), furent, à partir d’une date indéterminée, mensuelles: elles avaient lieu le sept de chaque mois. Ce jour portait un nom qui en dénotait la qualité et la fonction: on l’appelait polyphthoos , «non point, écrit Plutarque, à cause des galettes (phthoïs ) que l’on faisait cuire, mais parce que c’est le jour des multiples questions et réponses (polypeuthès )». L’année entière était d’ailleurs considérée par certains théologiens comme étant coupée en deux périodes d’inégale durée: neuf mois de présence et de cultes apolliniens, trois mois de cérémonies dionysiaques. «On observe ici cette proportion, dit un personnage de Plutarque, en chantant le péan aux sacrifices pendant la plus grande partie de l’année, puis en faisant taire le péan au début de l’hiver pour réveiller l’accent du dithyrambe et invoquer pendant trois mois Dionysos au lieu d’Apollon.»
La consultation elle-même ne se déroulait qu’après une suite d’opérations rituelles. Avant de descendre dans le saint des saints et de se hisser sur le trépied, la prêtresse procédait à des ablutions, puis à des fumigations aussi sobres et modestes que sa tenue cérémonielle. «Sans s’être parfumée, sans avoir revêtu des étoffes de pourpre», elle s’employait à brûler, «au lieu de cannelle, de laudanum et d’encens, du laurier et de la farine d’orge». Une chèvre, aspergée d’eau froide puis sacrifiée, avait permis, au préalable, de tirer des auspices bons ou mauvais concernant la consultation proprement dite. Il était très important, en effet, de sonder par un test classique – la réussite d’un sacrifice – la disposition, l’état dans lequel la Pythie s’approcherait du trépied. Mais, en l’occurrence, la victime était tout particulièrement révélatrice. Parfaitement inconsciente des obstacles qui en elle pourraient s’opposer à l’emprise du dieu, la prêtresse devait être mise à l’épreuve par l’intermédiaire d’un animal vivant. Les réactions de celui-ci à une giclée d’eau froide indiquaient s’il était pur, sain et intact. Par cela même, elles anticipaient la santé et la pureté de l’âme de la Pythie à ce moment-là. Certes, il n’était pas impossible de forcer la chèvre à donner les signes voulus. Mais, dans ce cas, la prêtresse se trouvait exposée à un conflit meurtrier entre ses résistances inconscientes et le dieu. Plutarque raconte qu’une Pythie en périt.
Entièrement accomplis en fonction de la prophétesse, les actes rituels préalables exigeaient néanmoins la présence active de prêtres – deux prêtres élus à vie dans les familles aristocratiques de Delphes étaient continuellement en charge dans le sanctuaire – et de ministres du culte appelés hosioi (sanctifiés). Ceux-ci étaient au nombre de cinq. Ils étaient nommés à vie et recrutés uniquement dans les familles descendant de Deucalion, sauveur mythique de l’humanité entière lors d’un déluge ravageur. Ces importants personnages partageaient la plupart des tâches rituelles avec les prophètes. Ces prophètes – il y en avait vraisemblablement deux à assumer cette charge – jouaient un rôle important, ainsi que le montre le Ion d’Euripide: ils devaient recevoir les consultants, veiller sur le respect des règles rituelles, assister la Pythie pendant la séance oraculaire.
Si le temps – durée et ordre des actes – est scandé et mesuré, l’espace aussi présente, à Delphes, une organisation symbolique très précise. Sans revenir ici sur l’architecture des temples ou la géographie du site, on peut, à l’aide de quelques repères mythologiques, donner un aperçu de l’extraordinaire concentration d’objets et de lieux signifiants qui faisaient de Delphes un endroit rempli, saturé de traces divines. Le temple d’Apollon en était le centre. Accrochée au fronton, une énorme lettre de l’alphabet, un E, accueillait le regard des consultants ou des simples visiteurs. La première rencontre visuelle avec la résidence du dieu se faisait donc par le truchement d’une lettre énigmatique qui défie les interprétations les plus ingénieuses, mais qui signifie, selon un philosophe maître de Plutarque, la deuxième personne du verbe «être». «Tu es», tel aurait été le signifié de l’epsilon suspendu: énoncé que tout observateur du temple se trouvait prononcer, à son insu, en lisant la lettre mystérieuse. «Tu es», ainsi saluait-on le dieu philosophe qui, à son tour, adressait à ses fidèles le propos gravé par les sages: «Connais-toi toi-même.»
À l’intérieur, dans l’adyton (le saint des saints), le trépied de la Pythie surmontait peut-être un puits creusé dans le sol de Delphes, qu’une ouverture du dallage laissait apparaître. Dans cet espace, probablement à ciel ouvert, se trouvaient la pierre conique que les Grecs considéraient comme l’ombilic du monde, un laurier, plante apollinienne par excellence, et un tombeau de Dionysos. Dionysos, celui qui partageait l’année delphienne avec Apollon, gisait donc au plus profond du sanctuaire, au plus près de la Pythie. Mais aussi il déployait son cortège de bacchantes sur le fronton ouest du temple visible au IVe siècle, tandis qu’Apollon s’affichait sur l’autre. Intégré à l’espace circonscrit et façonné du temple, Dionysos habitait cependant, et surtout, les sommets abrupts et jamais défrichés du Parnasse, là où la tragédie de l’époque classique aimait situer son univers sauvage.
La scène littéraire
L’Hymne homérique à Apollon met en scène l’avènement d’Apollon à Delphes comme étant la fondation d’un temple. D’abord près d’une source qui l’en détourne, ensuite à Crisa, le jeune dieu pose les bases de son sanctuaire de pierre. Le fait de devoir tuer une «bête énorme et géante» ne signifie pas que, dans cette version des événements qui est la plus ancienne, Apollon prend la place d’une divinité oraculaire qui eût été active auparavant. C’est lui qui inaugure la destinée de Delphes comme centre divinatoire. En revanche, la tradition littéraire apportera plusieurs variations au thème d’une histoire préapollinienne de l’oracle.
Les Euménides d’Eschyle s’ouvrent avec une longue tirade de la Pythie qui, s’apprêtant à se rendre dans l’adyton du temple, se livre à l’invocation minutieuse de toutes les divinités qui doivent veiller sur son entrée dans le lieu saint. Tout d’abord, dit la prêtresse, «je rends hommage à la première prophétesse, la Terre». Ensuite, elle nomme Thémis comme deuxième puissance qui aurait occupé le siège oraculaire. En troisième lieu, elle mentionne Phoïbè, avant de faire appel, finalement, à Phoïbos, Apollon. Dans l’ordre chronologique, on dénombre ici quatre étapes pour la transmission de l’oracle qui passe pacifiquement, tel un héritage ou un cadeau, jusqu’au dieu qui en est le seigneur. Mais l’invocation de la Pythie ne se borne pas à rappeler les antécédents du culte apollinien. Passant du temps à l’espace, elle évoque Athéna Pronaïa, à qui un temple était en effet consacré, et surtout Dionysos, le dieu qui, en compagnie des Nymphes, habite un antre creusé dans le rocher du Parnasse surplombant le sanctuaire, l’antre corycien. Dionysos possède ces lieux depuis le jour où il a conduit les bacchantes au combat contre Penthée. La pertinence d’une invocation à Dionysos se justifie donc indépendamment de la généalogie de l’oracle et de l’avènement d’Apollon. Dionysos est le maître d’un lieu qui n’interfère pas avec l’espace du sanctuaire; il occupe un rocher creux où se plaisent les oiseaux.
Par opposition au site bâti et savamment aménagé du sanctuaire apollinien, le Parnasse de Dionysos est tout entier caractérisé par son aspect rocailleux, ses pierres intactes qu’aucune main d’homme n’a déplacées ou taillées.
Dans l’Antigone de Sophocle, le chœur lance un appel au dieu comme à celui «que la clarté fumeuse des torches a vu franchir la roche à la double pointe où les Nymphes coryciennes viennent en dévotes filles de Bacchos.» Pour Euripide aussi, Dionysos conduit une oribasie en tant que dieu «du rocher pythien». Ainsi, le chœur de Ion invoque «les roches escarpées du Parnasse», où bondissent de «nocturnes bacchantes», tandis que Les Phéniciennes et Les Bacchantes s’adressent au «double sommet», au «roc dont les cimes jumelles resplendissent» de l’éclat des torches brandies lors des fêtes bachiques.
Bref, c’est une sorte de formule qui désigne le site dionysiaque: la roche escarpée, le sommet fourchu du Parnasse, la grotte corycienne, tout un territoire que le dieu hante et sillonne, entraîné avec ses femmes dans une danse perpétuelle. Dans l’Iphigénie en Tauride , Euripide parlera du «sommet délirant du Parnasse, délirant pour Dionysos». Comme si la vocation bachique du lieu était sa nature même, depuis toujours.
Delphes
v. de l'anc. Grèce (Phocide), au pied du Parnasse. Apollon y avait un temple et la Pythie y rendait des oracles en son nom; on venait de toute la Grèce pour la consulter. Du VIIe au IVe s. av. J.-C., Delphes connut une grande prospérité, notam. culturelle. Le site comprend de grands ensembles (temples, stade, théâtre, gymnase) mis au jour dès 1860 par l'école française d'Athènes.
Encyclopédie Universelle. 2012.