GUINÉE ÉQUATORIALE
Seul État africain de langue espagnole, la Guinée équatoriale est l’un des pays les plus fermés qui soient. Héritier d’une situation coloniale où le paternalisme franquiste s’était ingénié à isoler ce pays devenu la chasse gardée de l’Église catholique et des milieux d’affaires métropolitains, le régime dictatorial qui gouverne la République de 1969 à 1979 atteint les limites de la pathologie politique et transforme une population naguère prospère en un troupeau de victimes et de réfugiés. Depuis lors, malgré l’aide internationale, la situation reste incertaine, car les militaires au pouvoir n’ont pas réussi à faire oublier leurs liens avec l’ancien régime et à rétablir la confiance interne et externe. La Guinée équatoriale reste un pays ravagé, à la recherche d’une unité et d’une identité menacées. La capitale de la République est Malabo (anciennement Santa Isabel).
1. Une situation géopolitique singulière
La Guinée équatoriale (l’ancienne Guinée espagnole) est un pur accident de l’histoire coloniale et son caractère artificiel est patent si l’on considère que cette République de 28 051 kilomètres carrés est constituée, jusqu’en 1980, de deux provinces séparées par plusieurs centaines de kilomètres d’océan. On distingue tout d’abord une province insulaire de 2 034 kilomètres carrés, Bioko (ex-Fernando Póo, un temps rebaptisée Macías Nguema Biyogo), formée par l’île homonyme (2 017 km2) à laquelle est administrativement rattaché le très lointain îlot d’Annobón (Pagalu au temps du dictateur). Celui-ci occupe 17 kilomètres carrés au bout de l’arc volcanique qui commence au mont Cameroun et se poursuit par Bioko et les îles indépendantes du Prince (Príncipe) et de São Tomé.
Annobón est la seule terre africaine où l’on parle officiellement espagnol au sud de l’équateur. Sur cet archipel distendu, l’Espagne a greffé la province essentiellement continentale du Río Muni dont la superficie est arbitrairement fixée à 26 017,5 kilomètres carrés, soit un quadrilatère de jungle de 26 000 kilomètres carrés enclavé entre le Cameroun et le Gabon. Cette partie continentale de la province du Río Muni est complétée par trois prolongements insulaires face à la côte gabonaise, les îlots de Corisco (15 km2) et ceux de Petite et Grande Elobey (2,5 km2). Trois autres îlots (Mbané [Mbañe], Conga et Cocotiers) au sud de Corisco, de même qu’une bande de terrain à la frontière orientale du Río Muni, le long de la rivière Kyé, semblent avoir été abandonnés au Gabon en 1972. Quoi qu’il en soit de la superficie très exagérée (2 000 km2) parfois attribuée à cette bande, le chiffre de 26 000 kilomètres carrés indiqué pour le Río Muni est une pure convention statistique. Autrement dit, personne ne connaît la superficie réelle de la Guinée équatoriale.
En 1980, le nouveau régime bouleverse complètement la division administrative du pays, qui se trouve pulvérisé en sept provinces regroupant dix-huit districts (cf. tableau).
Bioko, à 32 kilomètres des côtes camerounaises, est une île volcanique formée de trois massifs: le pic de Malabo (3 007 m) au nord, le pic de Moka au centre avec un paysage alpestre (élevage de bovins) et celui de la Gran Caldera au sud, peu accessible et inexploité; mais les piémonts des deux premiers massifs sont la terre d’élection d’un cacao autrefois excellent. Le climat est équatorial avec une température moyenne de 25 0C et une hygrométrie très élevée. Sauf dans la station d’altitude de Moka, le climat est extrêmement pénible. Malabo compterait environ 50 000 habitants (1992).
Le Río Muni a également un relief tourmenté. D’ouest en est, on distingue une plaine littorale d’une vingtaine de kilomètres précédant une pénéplaine (650 m d’altitude). Les reliefs prennent leur origine au Cameroun et au Gabon; ce sont les contreforts des monts de Cristal qui culminent à 1 200 mètres (Monte Mitra, Piedra de Nzas et Monte Chime). Pour l’essentiel, la forêt vierge recouvre le territoire et constitue une réserve de bois de sciage (okoumé en particulier) sous-exploitée depuis plus d’une vingtaine d’années. Les fleuves ne sont pas navigables au-delà de la plaine. Ils servent surtout au flottage des bois lorsque les chantiers d’abattage sont en activité.
Le principal cours d’eau est le Mbini (ex-río Benito, appelé Woleu au Gabon). Le río Campo, marquant la frontière avec le Cameroun, porte le nom de N’Tem chez les francophones. Le río Muni n’est pas un fleuve à proprement parler mais la ria de dégorgement de plusieurs fleuves mineurs. La côte est une longue plage surmontée au sud par de petites falaises. Aucun port naturel n’existe. Bata (env. 30 000 habitants en 1992) est la capitale de la partie continentale. Le climat y est sensiblement plus sec qu’à Malabo.
2. De la prospérité au désastre
Au temps des Espagnols, la Guinée était l’un des pays les plus prospères d’Afrique, car tout y était mis en œuvre pour permettre aux investisseurs métropolitains d’obtenir un rendement élevé et à la population, l’insulaire tout au moins, de recueillir les miettes d’un développement indéniable à partir du début des années cinquante.
La Guinée espagnole était le fleuron de la colonisation ibérique grâce, avant tout, à une politique de subvention des prix d’achat du café et surtout du cacao dont l’Espagne est grosse consommatrice. Cette économie reposait sur un triptyque: cacao, café, bois, les autres cultures tropicales (oléagineux, bananes) étant accessoires. Le cacao constituait la raison d’être de Bioko, qui disposait de plus de 41 000 hectares (un millier de plantations) cultivés, non pas par une paysannerie locale, mais par un prolétariat allogène (Nigérians) pouvant atteindre 30 000 personnes sous contrat. Bien que les Africains locaux, les Bubi et les Fernandinos, aient conservé la propriété d’environ 800 plantations, ils louaient la plupart de leurs terres à des planteurs européens et profitaient au maximum des prix préférentiels consentis par la métropole. Modernes, relativement bien gérées, les plantations produisaient 38 207 tonnes d’un des meilleurs cacaos du monde en 1966-1967, le Río Muni ne représentant que 10 p. 100 de la production.
La cassure politique de mars 1969 (rapatriement d’une grande partie des Européens), l’irrationalité de la gestion du pays, l’absence d’entretien, le manque de devises et surtout le départ quasi total des travailleurs nigérians maltraités et non payés par les ÉquatoGuinéens aboutirent à faire chuter la production à moins de 8 000 tonnes dans les dernières années de la dictature du président Macías. Or le cacao représentait probablement 97 p. 100 des exportations en 1978. Depuis le renversement du dictateur, en 1979, la production stagne (environ 8 000 t en 1989) et les anciens propriétaires européens ne veulent pas investir tant que le problème de la main-d’œuvre n’aura pas été réglé et l’avenir politique assuré. Le président Macías avait introduit sur les plantations d’État (celles qui étaient abandonnées par les Européens) le travail forcé de 20 000 de ses compatriotes du Río Muni pour remplacer les Nigérians disparus, mais l’utilisation de ces «esclaves du cacao», outre les drames humains qu’elle impliquait, était un effroyable gâchis économique. À ce jour, le retour massif des Nigérians ne s’est pas réalisé.
Le café était cultivé au Río Muni, le long de la frontière camerounaise. De 8 450 tonnes en 1968, il était tombé à 400 tonnes en 1985 pour remonter à 7 000 en 1989 selon certaines estimations. C’est une culture de petits planteurs fang, d’une qualité assez médiocre; une grande partie est exportée en contrebande. L’autre secteur crucial, et tout aussi sinistré, est la sylviculture. Le Río Muni disposerait de 800 000 hectares de réserves forestières et partage avec le Gabon le monopole de l’okoumé, qui y atteint une densité supérieure à celle qu’on rencontre au Gabon. Les exportations des grandes sociétés concessionnaires atteignaient environ 350 000 tonnes avant l’indépendance, puis cessèrent pratiquement à la fin de l’ère Macías. Actuellement, le redémarrage (compagnies espagnoles et françaises) est lent (190 000 m3 en 1989) et concerne encore essentiellement le bois de chauffage. Il est évident que l’industrie du bois, exigeant de lourds investissements mais relativement peu de main-d’œuvre (1 200 ouvriers en 1988), devra prendre le relais du cacao dans la relance de l’économie. D’immenses concessions (une de 250 000 ha en 1985) ont été attribuées à des intérêts français et italiens depuis le coup d’État de 1979. Un autre secteur prometteur, la pêche, fut systématiquement détruit par Macías qui ruina cette activité artisanale en interdisant l’usage des pirogues (afin d’empêcher les fuites de réfugiés) et en confiant à l’U.R.S.S. le monopole de la pêche industrielle. En quelques années, la flotte soviétique opéra un véritable pillage des eaux territoriales sans aucun profit pour la population locale. Les prises annuelles sont d’environ 8 000 tonnes.
L’industrie agroalimentaire, honorable au temps des Espagnols, a cessé pratiquement d’exister. La prospection pétrolière a abouti en 1992 au démarrage de l’exploitation et des exportations. Les réserves sont estimées à 70 millions de barils annuels. Il est évident que, dans une économie aussi précaire, le secteur pétrolier sera appelé à jouer un rôle moteur si les prévisions se concrétisent réellement. Le réseau routier, naguère suffisant à Bioko et plus aléatoire au Río Muni, est devenu pratiquement inutilisable sauf pour quelques tronçons. Les échanges extérieurs autrefois florissants se sont réduits pendant la dictature, dont les seules sources de revenus étaient les exportations de cacao (initialement vers l’Espagne, puis vers l’Allemagne, les États-Unis et les pays de l’Est). En réduisant férocement les importations, le régime de Macías parvenait cependant à obtenir une balance commerciale généralement positive, au prix d’une effroyable pénurie (alimentation, médicaments, habillement, équipement). Depuis 1980, pour rattraper les retards accumulés, les importations dépassent largement (58 200 000 dollars en 1989) les exportations (36 900 000 dollars en 1989), qui portent surtout sur le cacao et le bois.
Depuis 1979, la Guinée équatoriale a obtenu des crédits importants de l’Espagne, de la C.E.E., de la France, de l’Italie et de diverses institutions de la famille des Nations unies, afin d’introduire quelque lueur d’espoir dans ce chaos économique et humain. On ne s’avancera guère cependant en estimant que le revenu par tête a dû baisser des deux tiers entre 1968 et 1979, une misère atroce étant la cause essentielle de l’exode de la population. La dette extérieure dépassait 204 000 000 de dollars en 1989.
3. Une population d’otages
Aberrante, la statistique démographique équato-guinéenne, si incertaine soit-elle, fait apparaître une situation où la population augmente peu. Quatre raisons: l’expulsion des Européens (plus de 7 000 en 1960) et le départ de plusieurs dizaines de milliers de Nigérians et de Camerounais; le massacre d’un nombre inconnu d’Équato-Guinéens, mais qui ne peut être inférieur à plusieurs milliers; une surmortalité due à l’effondrement des services sanitaires et à la famine; et, surtout, le départ en exil de plus de 100 000 Équato-Guinéens (au Gabon et au Cameroun, mais aussi en Espagne). On ne doit donc pas s’étonner que la population ait été estimée en 1983 à 300 000 âmes, alors que le dernier recensement sérieux (1965) donnait déjà une population de 246 941 habitants (population de droit, sans les travailleurs migrants), soit 43 753 à Bioko (alors Fernando Póo), dont 2 015 à Annobón, et 200 106 au Río Muni, plus les travailleurs.
Les années noires (depuis 1969) ont si profondément bouleversé la répartition ethnique que les indications ci-après ont surtout un caractère historique. Le Río Muni a conservé la majorité de la population nationale. Elle est essentiellement fang (pamue en espagnol). Ce sont des Bantous réapparus au Río Muni au XIXe siècle. Linguistiquement, on distingue les Fang Ntumu, au nord du río Mbini, et les Fang Okak, au sud. Ils sont divisés en clans qui se combattirent fort longtemps et dont l’un, le clan des Esangui, monopolisa le pouvoir sous Macías et reste prédominant sous son successeur. Les Fang constituent probablement de 80 à 90 p. 100 de la population du Río Muni. Ce sont des chasseurs et des cultivateurs qui, bien que théoriquement catholiques, restent attachés à leurs croyances et aux cultes nés en réaction contre le colonialisme. Il est certain qu’ils constituent l’élément moteur de la population tant sur place qu’en exil. Les peuples côtiers du Río Muni (Kombe, Balengue, Bujeba) ont été sauvés in extremis du rouleau compresseur fang par les missionnaires, mais ils ont beaucoup souffert des persécutions de Macías, déjà peu tendre à l’égard des Fang non esangui.
Dans l’île de Bioko, le fond de la population est bubi, mais il a dû être dépassé en nombre par les arrivées massives de Fang dans l’île, qui ont colonisé, de gré (la fonction publique, l’armée) ou de force (le prolétariat des plantations), la grande île. Petits cultivateurs ayant aliéné l’essentiel de leurs droits fonciers au profit des Espagnols, les Bubi étaient hostiles à l’union de leur île, riche, avec un Río Muni pauvre. Il semble que le micronationalisme des Bubi ait perdu de son poids (élimination physique de ses principaux leaders et absorption par les Fang émigrés). On en dira autant des Fernandinos, aux origines complexes (esclaves libérés par les Britanniques, métis divers), qui représentaient dans l’île, au XIXe siècle, l’élément allogène mais actif. Ayant en grande partie renoncé à leur culture britannique et à leur rôle de bourgeoisie africaine au temps des Espagnols, ils ont été persécutés par Macías en tant qu’élite virtuellement dangereuse.
Par suite du rapatriement des Nigérians (plus nombreux que les Équato-Guinéens à Bioko avant l’indépendance), on suppose que l’île s’est «renationalisée» autour d’une langue commune, l’espagnol. Le retour de quelques milliers d’Espagnols depuis 1979-1980 devrait faciliter cette hispanisation jadis menacée par le pidgin English couramment utilisé à Fernando Póo. Un phénomène encore mal apprécié est le développement du français depuis une dizaine d’années.
4. Le culte de la dépendance
Simplifié, ce tableau permet de dégager deux points importants. Le premier est que seules la langue officielle (l’espagnol), la religion (le catholicisme avant l’indépendance revendiquant 90 p. 100 de la population) et une expérience commune de la colonisation espagnole constituent le ciment de cette république écartelée. Le second en découle. Face à une Afrique francophone qui la cerne et à une Afrique anglophone (Nigeria) qui périodiquement convoite l’île des cacaoyères, la Guinée équatoriale se sent tragiquement isolée sur le plan culturel. Porté à bout de bras par l’Espagne jusqu’en 1968 et repris en main par elle depuis 1979, cet État cultive involontairement mais instinctivement une dépendance à l’égard de Madrid qui paraît s’être renforcée. Nation en gestation éminemment fragile, martyrisée pendant dix ans par un extrémiste qui, lui, rejetait l’héritage espagnol parce que, peu lettré, il le redoutait, la Guinée équatoriale, et surtout la première équipe au pouvoir après l’élimination de Macías, oscille entre la haine à l’égard d’une marâtre raciste et l’admiration pour une tutrice que l’on veut croire capable de faire oublier les horreurs d’une décennie sanglante. Mineure sous le régime colonial, elle le reste doublement dans cette période dangereuse de la «reconstruction» nationale.
Cette dépendance accrue à l’égard de l’Espagne ne convient pas aux exilés et en particulier à ceux qui vivent dans les pays francophones. Si l’on estime qu’un quart ou plus de la population acquiert d’autres modes de pensée que ceux qui ont été hérités de l’école espagnole, on peut s’interroger sur ses possibilités de réinsertion lorsqu’elle retrouvera les moules hispaniques. Pour le moment, le problème est latent, mais si l’exil devait se prolonger, le vernis et la «cohésion» fournis par l’usage d’une langue rare en Afrique se maintiendraient-ils longtemps? Dans les dernières années de sa présence officielle, l’Espagne avait consenti un effort culturel remarquable, espérant peut-être rattraper le temps perdu. En 1960, le taux de scolarisation (90,7 p. 100) était parmi les plus élevés d’Afrique, encore que seul le niveau élémentaire ait été développé. Plus de vingt ans après, le nombre d’élèves dans le primaire était de 45 000 en 1981, de 3 000 dans le secondaire, et il y avait 175 boursiers de l’enseignement supérieur à l’étranger. Chiffres fort convenables mais trompeurs, car l’enseignement manque de maîtres, de locaux et de livres. Encore ces Équato-Guinéens reçoivent-ils une teinture de culture hispanique. Mais on estime qu’il y a 40 000 jeunes réfugiés de moins de quinze ans qui, eux, s’éloignent des modèles espagnols. Par ailleurs, 85 p. 100 des cadres intellectuels ou techniques ne sont pas rentrés d’exil, compte tenu de la persistance de certaines pratiques de l’ancien régime.
5. L’épitomé du paternalisme colonial
Du passé de cette Guinée, qui est mal connu, un élément ressort: le caractère tardif de l’influence européenne réelle. Entre 1469 et 1474, les navigateurs portugais Fernão do Pó et Lopo Gonçalves explorent la baie du Biafra, et le premier «découvre» Fernando Póo (Bioko). En 1471 ou 1472, l’îlot d’Annobón est aperçu par João de Santarem et Pêro de Escobar. Îles et rivages continentaux entrent dans la juridiction des Portugais de São Tomé dès la fin du XVe siècle, mais il n’y a pas, semble-t-il, d’implantation, sinon celle de quelques négriers et/ou planteurs portugais à Fernando Póo et surtout à Annobón, qui conservera jusqu’à nos jours une population d’anciens esclaves parlant un créole afro-portugais. Dans la grande île, les Bubi se taillent une réputation de farouches adversaires des Européens. Sur la côte du Río Muni, des factoreries sont ouvertes, mais les intérêts portugais sont concentrés à São Tomé et Príncipe, d’où le caractère marginal de ces possessions virtuelles par rapport au noyau insulaire rentable. Au XVIIe siècle, les Néerlandais occupent épisodiquement Corisco. Lorsque le Portugal signe avec l’Espagne le traité du Pardo (1778), en échange d’un règlement frontalier avantageux au sud du Brésil, Lisbonne cède à Madrid ce qui ne lui coûte rien: Fernando Póo et Annobón, plus le droit de commercer entre le Niger et l’Ogooué.
Cette apparition de l’Espagne officielle en Afrique noire vise un but pratique: se fournir en esclaves sans passer par l’Asiento. Le caractère américain du projet est évident, et c’est de Montevideo que part la première expédition espagnole d’occupation en Guinée (1778). Ce sera un épouvantable désastre dû aux fièvres de Fernando Póo. Il paralysera si bien les efforts espagnols qu’il faudra attendre 1858 pour que soit nommé le premier gouverneur espagnol de Guinée. Entre-temps, les Britanniques ont fait de Fernando Póo une base de leur lutte contre la traite, s’installant à Port Clarence (qui deviendra Santa Isabel, puis Malabo). Les Espagnols, disposant jusqu’en 1898 de suffisamment de terres tropicales aux Antilles et en Océanie, se désintéressent de cette Afrique malsaine, et, à part les missionnaires, quelques marins et des déportés, ils n’y jouent pratiquement aucun rôle. De ses prétentions exorbitantes sur l’hinterland (jusqu’à l’Oubangui), Madrid ne sauvera que le chétif Río Muni et les îles. Le traité de Paris (1900) avec la France entérine cette quasi-absence du continent où en 1914 l’occupation espagnole ne dépasse toujours pas la plaine côtière.
Les efforts de développement sont concentrés à Fernando Póo où la culture du cacao donne lieu à plusieurs scandales provoqués par l’emploi d’une main-d’œuvre libérienne contrainte. Au Río Muni, l’occupation de l’intérieur n’est achevée qu’en 1926-1927. En définitive, l’Espagne est la dernière puissance à se lancer dans une entreprise coloniale en Afrique noire. Elle reposera jusqu’en 1959 sur un trinôme: les missionnaires évangélisent et éduquent les Africains considérés comme des mineurs irresponsables (d’où un racisme virulent, généralement ignoré à l’extérieur, concrétisé par un proto-apartheid comprenant entre autres l’interdiction des mariages mixtes); les colons obtiennent du Nigeria toute la main-d’œuvre nécessaire et, à l’abri de la réglementation franquiste, portent le développement économique à des niveaux insoupçonnés; les autorités (Marine et Guardia colonial) réussissent à isoler politiquement «leurs» mineurs des vents du changement. C’est l’âge d’or de la colonisation espagnole, l’un des sommets du paternalisme sous les tropiques.
En dix ans, cette construction sera démantelée. La provincialisation de 1959 supprime l’indigénat et fait des Hispano-Guinéens des citoyens espagnols à part entière. L’assimilation devient la nouvelle politique. Ce n’est pas, bien évidemment, une réponse suffisante au nationalisme équato-guinéen. Celui-ci naît en exil et, s’il est bien incapable de menacer militairement une Espagne plus forte que jamais, il est suffisamment remuant sur le plan international pour l’inciter à accorder en 1964 une autonomie de façade. Elle durera jusqu’au 12 octobre 1968, date de l’indépendance de la Guinée équatoriale.
6. Une indépendance cauchemardesque
Entre alors en scène le «grand messie... leader d’acier... grand inquisiteur du colonialisme... le seul miracle que la Guinée équatoriale ait produit», alias Francisco Macías Nguema. Jusqu’à l’indépendance, la prési. dence du Conseil à Madrid et singulièrement l’amiral Carrero Blanco manipulaient et achetaient tous ceux qui en Guinée passaient pour des leaders. Cette perpétuation de la tutelle de Madrid dans cette couveuse politique irritait nombre de Fang du Río Muni qui, aux élections de 1968, donnèrent leurs voix au plus extrémiste des leurs, un fonctionnaire falot vouant aux Espagnols une haine inexpiable, fondée sur un complexe d’infériorité vis-à-vis de tout ce qui pouvait passer pour de l’intellectualisme.
Macías Nguema hérite d’une situation économique et socioculturelle où le ton est donné par les intérêts espagnols et où les Fang s’estiment brimés par une Constitution accordant de trop larges pouvoirs à l’île-jardin de Fernando Póo. Ils sont majoritaires mais se sentent étrangers dans ce costume trop étriqué. Pour le retailler à leur goût, ils peuvent compter sur leur nouveau président que le pouvoir grise au point qu’il commence, en bon élève des méthodes franquistes, par faire emprisonner une partie de ses adversaires politiques. Puis intervient en février-mars 1969 une tentative de coup d’État montée par le ministre des Affaires étrangères, Atanasio Ndong, leader nationaliste d’une autre envergure que Macías Nguema, mais jugé trop pro-espagnol. L’affaire avorte. Elle entraîne le départ massif des Espagnols, ce qui décapite l’économie et l’essentiel des services. Le président en profite pour faire exécuter ses principaux opposants, réels ou imaginaires. Paranoïaque, il vit dans la menace du complot permanent. Pour remplacer les Espagnols, il fait appel à des techniciens de pays socialistes (Cuba, Chine, U.R.S.S., Corée du Nord, etc.). En 1970, tous les partis sont regroupés en un seul, obligatoire. En 1973, une nouvelle Constitution abolit l’autonomie de Fernando Póo, que le dictateur a fait rebaptiser à son nom. Les massacres d’hommes politiques s’étendent aux rares intellectuels et fonctionnaires non encore en exil. Ne subsistent plus, à l’état opérationnel, que la Guardia nacional (fang) et un corps paramilitaire de tueurs commandés par des officiers du clan du président. Des villages entiers du Río Muni sont rasés et leurs habitants massacrés. Sous l’emprise de drogues et de sorciers, Macías Nguema, bourreau de son peuple et victime de son psychisme déréglé, finit par interdire le culte catholique (1978) et commence même à s’en prendre à ses proches. Cette erreur lui sera fatale. Pour préserver son existence, sa famille, qui détient l’essentiel des postes de commandement, organise un putsch le 3 août 1979 avec à sa tête un de ses neveux, Teodoro Obiang Nguema Mbazogo, commandant de la Guardia nacional. Macías Nguema, abandonné de tous, est renversé, jugé, puis finalement exécuté pour génocide, le 29 septembre 1979.
Depuis lors, le colonel Teodoro Obiang Nguema Mbazogo a quelque peu adouci les méthodes de son oncle; il a proclamé une amnistie pour les exilés, mais il ne s’est pas débarrassé des tares de l’ancien régime: violations délibérées des droits de l’homme (tortures, procès truqués), autocratisme, tribalisme et népotisme forcenés en faveur du clan Esangui, corruption endémique, léthargie, incompétence et irresponsabilité. En août 1982, le colonel a été reconduit pour sept ans dans ses fonctions de chef de l’État par le Conseil militaire, et une nouvelle Constitution, prévoyant de rétablir le pouvoir civil (après une période de reconstruction de sept ans), a été approuvée. Naviguant à vue, menacé par des tentatives de putsch, dénoncé par les opposants en exil, eux-mêmes divisés, économiquement aux abois, ce régime «sous perfusion» campe sur un champ de ruines et ne survit qu’en recourant à l’aide massive de l’étranger et notamment de la France. Celle-ci s’évertue à supplanter l’Espagne. Elle a fait entrer le pays dans la zone franc en 1985, bien que Madrid reste le principal bailleur de fonds. Cette dérive récente vers l’Afrique francophone semble irriter certains militaires qui s’impatientent devant la persistance de la déchéance de leur pays et l’enrichissement des hommes au pouvoir. Cependant, le colonel (devenu général) a tout fait pour se maintenir au pouvoir (parti unique obligatoire, confusion de l’exécutif avec le législatif et le judiciaire, renforcement de son clan aux postes de commande, etc.). Nul ne s’est donc étonné de le voir réélu pour un nouveau septennat, sans opposition et à une majorité écrasante, en 1989. Ce n’est que sous les pressions internationales qu’il a consenti à faire modifier la Constitution en novembre 1991 et à promulguer, en janvier 1992, une loi instituant le multipartisme, tout en limitant l’accès aux mandats électoraux aux seuls Équato-Guinéens résidant dans le pays depuis plus de dix ans. Lâchant un peu de lest, il a accepté ensuite de reconnaître une poignée de partis d’opposition (1992), ce qui pour un pays aussi peu peuplé trahit bien le poids des divisions et des ambitions ethniques et claniques et l’impuissance des prétendants à constituer un front commun contre la dictature. Aucun des problèmes politiques, ethniques, sociaux et économiques ne sera réglé tant que la population, exilés inclus, ne pourra se prononcer démocratiquement sur la façon de sortir de plus d’une décennie de cauchemar et d’une autre à peine moins incertaine.
Guinée équatoriale
(république de) (República de Guinea ecuatorial), état d'Afrique. V. carte et dossier, p. 1454.
Encyclopédie Universelle. 2012.