HEURISTIQUE
Ce terme de méthodologie scientifique qualifie tous les outils intellectuels, tous les procédés et plus généralement toutes les démarches favorisant la découverte – c’est la racine grecque du mot – ou l’invention dans les sciences. On a pu également désigner par là, d’une manière plus globale, l’une des deux dimensions épistémologiques fondamentales de l’activité scientifique, celle qui tente de réfléchir les conditions de ce que Bacon appelait «l’augmentation des Sciences». Au travers de cette définition plus large, l’heuristique constitue une véritable théorie de l’élaboration de la science. Il conviendra donc de distinguer une qualification méthodologique qui désigne les techniques de découverte, et ce que l’on pourrait nommer une heuristique générale comme partie de l’épistémologie ayant en charge de décrire et de réfléchir les conditions générales du progrès dans l’activité scientifique – s’opposant, tout en la complétant, à cette partie qui s’intéresse aux conditions de justification et de légitimation des connaissances.
1. La technique ou l’art d’inventer
C’est en se reportant aux sources mêmes de la réflexion méthodologique sur la connaissance que l’on peut discerner l’apparition des premières considérations heuristiques. Le premier grand monument spéculatif sur les conditions de la connaissance que constitue l’Organon aristotélicien ne manque pas de faire une place aux techniques qui permettent de découvrir les choses que l’on ignore. On peut d’ailleurs considérer que c’est une des tâches de la dialectique de proposer des méthodes de «trouvailles», pour utiliser l’expression juste et imagée du père Le Blond. Certes, la dialectique se distingue de la méthode «scientifique», apodictique. Elle n’est en premier lieu qu’un art de la discussion et de l’examen, et si sa mission n’est pas la recherche de la vérité, pour ne s’intéresser qu’à l’opinion, au probable, elle ne fournit pas moins un ensemble d’instruments «permettant de raisonner sur n’importe quel sujet» et de la sorte finit par apparaître comme une sorte de méthodologie générale propice à la recherche et «à la connaissance des principes». Les Topiques enseignent ainsi des procédés généraux destinés à poser convenablement les problèmes (procédés aporétiques).
Quand bien même le statut de la dialectique est incertain chez Aristote (cf. Le Blond, 1939), elle demeure la première présentation systématique d’une technique de recherche. La place accordée à l’étude de l’induction – thème qui demeurera l’un des points centraux de toute réflexion sur la découverte scientifique – et à la recherche des ressemblances et analogies – la venatio similitudinis – confirme que la dialectique aristotélicienne constitue le creuset de tout développement ultérieur concernant les techniques heuristiques. Organa et topoi représentent des procédés de recherche destinés à «se procurer en abondance propositions et raisonnements». La dialectique, tout en n’appartenant pas à la méthode scientifique, reste tournée vers elle en raison même d’une généralité et d’une abstraction qui lui interdisent pourtant de prétendre à la scientificité. Dût-elle se contenter de rassembler «les petits moyens très divers qu’implique la recherche réelle»: instrument pré- ou parascientifique de la science.
C’est dans la technique rhétorique ancienne que l’on trouve une application, interne à la dialectique, de ces procédés heuristiques. Un discours persuasif doit être préparé en une suite de traitements dont les deux premières séquences vont finir par désigner les deux moments nécessaires à toute élaboration intellectuelle: l’eurèsis (ou inventio ) et la taxis (ou dispositio ). Il s’agit, dans le discours argumenté, d’abord de «trouver quoi dire», puis de disposer en ordre ce qui a été trouvé. C’est là l’origine de ce qui deviendra un canon méthodologique: l’ordre de la découverte opposé à l’ordre de l’exposition. Une chose est de faire surgir les idées, les arguments, une autre de les structurer de façon appropriée à leur communication. L’eurèsis mobilise les procédés dialectiques présentés par exemple dans les Topiques et vise à fournir un contenu au discours. Les lieux communs des Topiques représentent – métaphore usuelle de la réflexion heuristique – des filets destinés à pêcher les arguments et les preuves: «Certains chefs généraux auxquels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans les diverses matières que l’on traite» (Logique de Port-Royal ); «des avis généraux qui font ressouvenir ceux qui les consultent de toutes les faces par lesquelles on peut traiter un sujet» (B. Lamy).
Avant de se réifier en des formes vides dépourvues de toute vertu heuristique, les lieux communs ont constitué de véritables sources d’inspiration pour l’orateur, proposant un chemin à suivre en toute confiance afin de faire surgir le contenu recherché. L’usage de ces topoi aura en définitive une double portée: d’une part, l’idée s’affirmera qu’il est possible d’adopter une attitude rationnelle et méthodique vis-à-vis de la recherche du «nouveau» et qu’en conséquence l’examen systématique et ordonné est substituable au «surgissement», à l’apparition spontanée et semble-t-il soudaine de l’idée; d’autre part, les thèmes du dévoilement, de l’extraction s’imposeront comme des modèles de l’invention et de la découverte – «Les arguments se cachent, explique Barthes, ils sont tapis dans des régions, des profondeurs, des assises d’où il faut les appeler, les réveiller: la Topique est accoucheuse de latent.»
La première version de l’heuristique prend en conséquence la figure d’une technique générale, ou, dans l’interprétation latine, d’un art: ars brevis , un «ensemble de moyens courts et faciles»; cet art est associé à une théorie, si fruste soit-elle, de la découverte, comme si cette technique appelait implicitement une théorie de la connaissance. Et cela, l’évolution de l’épistémologie le confirmera et l’amplifiera. L’idée qu’il existe des voies «compendieuses», économes en quelque sorte, pour accéder à la vérité, est probablement d’origine stoïcienne et se développera surtout au Moyen Âge. Cependant, il appartient bien à la logique des réflexions heuristiques de réfléchir sur la rationalité des techniques heuristiques utilisées. Les grands traités de méthode du XVIIe siècle sont en réalité le résultat d’une longue tradition de spéculations méthodologiques depuis Galien jusqu’aux dialecticiens de la Renaissance (en particulier à partir de Boèce). C’est au sein de cette tradition méthodologique que les techniques heuristiques issues de l’Organon aristotélicien vont être étudiées et intégrées; on assiste peu à peu au développement de ce qui deviendra l’ars inveniendi compris comme partie d’une techné plus générale que constituera la méthode. Les discussions concernant le contenu de la méthode iront bon train, en particulier à partir du XVIe siècle. Si, parfois, on nie à la méthode une portée heuristique (chez Temple par exemple, où elle n’a d’autre rôle que de disposer et d’ordonner les vérités, et non de les découvrir – elles se manifestent d’elles-mêmes), dans la plupart des cas on distingue technique de découverte et technique de présentation, d’ordonnancement, etc., analyse et synthèse, méthode résolutive et compositive, autant de manières d’exprimer la dualité fondamentale de la méthode issue de l’Antiquité. Bonitz consacre une telle évolution lorsqu’il assigne – en opérant un raccourci dans l’histoire de la notion – un sens double à «méthode» chez Aristote comme 1. via ac ratio inquirendi ; 2. ipsa disputatio ac disquisitio . La méthode constituera un art ou une technique ouvrant la voie de la recherche «en toutes choses». Que la méthode, et par conséquent sa dimension spécifiquement heuristique, ait été appréhendée comme un ars n’est pas sans conséquence. Lentement extraites de leur cadre originel aristotélicien (accompagnées de quelques compléments platoniciens dans les détails desquels nous ne pouvons entrer), ces techniques vont se muer en un système de règles et recettes indépendantes de toute conception d’ensemble. Plus précisément, sous l’influence stoïcienne encore une fois, l’art va se définir dans une perspective essentiellement pragmatique: ad unum exitum utilem vitae pertinentium ou encore ad unum finem tendentium ,... il ne s’agit plus que de viser des fins pratiques; les règles ne valant en quelque sorte que par leur efficience pratique, indépendamment de toute autre justification: seule compte la puissance qu’il est possible de déployer à partir d’elles pour accéder aux choses. «Mieux vaut l’usage sans l’art que l’art sans l’usage», dira Pierre de La Ramée au XVIe siècle. Il est clair qu’un tel développement était en germe dans les techniques de l’eurèsis rhétorique ainsi qu’on l’a vu. Une telle attitude se manifeste encore aujourd’hui dans certains traités d’heuristique: mélanges hétéroclites de procédés sans autre légitimité que leur efficacité concrète supposée.
2. Vers l’heuristique comme psychologie de la découverte
Ce que l’on pourrait à bon droit nommer la conception moderne de l’heuristique apparaît dans les grands traités de méthode du XVIIe siècle – conception qui va inéluctablement conduire à une interprétation psychologiste. On voit, en particulier chez Descartes, s’opérer une véritable transformation dans l’idée de méthode de découverte. Yvon Belaval a montré en quoi la méthode cartésienne, tout en se révélant plus que celles qui l’ont précédées une «propédeutique de créateur», bouleverse profondément le contenu et la nature même de l’ars inveniendi . Pas de règle mécanique, pas d’invention «en forme» partant de rien ou de notions communes. L’expression fondamentale est chez Descartes: fortunae auxilio potius quam artis – avec le secours de la fortune plutôt qu’avec le secours de l’art. C’est ainsi que la recherche commence et c’est là qu’à l’accoutumée les hommes s’arrêtent «dans des recherches faites à l’aventure et aveugles». Certes l’exercice de l’art est nécessaire, mais il exige un point de départ: un ingenium ; «il ne rend pas apte, mais plus apte à découvrir de nouvelles vérités». S’il y a bien une méthode heuristique chez Descartes, elle demeure un art sans plus être une technique (en considérant les sens aujourd’hui séparés de ces termes), et un art qui n’a qu’une portée en définitive indirecte, en cela qu’il perfectionne notre ingenium . «Il n’y a pas de procédés communicables pour aboutir à l’invention, traduit crûment Belaval, à chacun de forger ses propres instruments.» C’est la fréquentation de l’art plus que son exercice direct qui représente la valeur heuristique de la méthode; elle n’est pas un instrument, mais un instrument à façonner des instruments. Et il faudra peut-être toujours concéder, avouera Descartes face à certains problèmes difficiles, que l’art ou la méthode se mêlent de bonheur ou de hasard.
En dehors de Leibniz, qui ouvrira dans ce domaine une perspective radicalement différente, comme on le verra, la plupart des conceptions de la méthode supposeront cette tendance spontanée de l’esprit à connaître les choses et à découvrir l’inconnu; la seule justification de l’art se trouve dans ce que ce mouvement de l’esprit est interrompu, dévié, affaibli, et que l’âme est offusquée, aveuglée. La méthode, selon l’expression de Tschirnhaus, est une medicina mentis . Il s’agit bien d’amender l’esprit, de le purifier, de le guérir, de lui rendre sa spontanéité native, de le réformer, pour rappeler le traité de Spinoza. On comprend dès lors qu’il ne peut plus être question de techniques heuristiques comme instrument de dévoilement de l’inconnu et de constitution du nouveau. Il ne reste qu’à déterminer les conditions de conversion de l’esprit; pas de mécanisme destiné à forger le nouveau, ou à accéder aux choses, mais plutôt des propositions d’entraînement, des règles d’hygiène et d’éducation de l’esprit, sans oublier l’examen des situations propices au ressurgissement de l’ingenium «empêché dans sa nature». D’une certaine façon, les disciplines récentes comme la «créativité» se situent dans la droite ligne de cette tradition (brainstorming , synectique de Gordon, etc.). La théorie sous-jacente de la connaissance, qui était celle d’une nature voilée, devient ici celle d’un esprit gauchi et obscurci.
Si l’on veut que l’heuristique stricto sensu retrouve un sens, et si l’on entend conserver le cadre de référence de la subjectivité moderne au sein duquel la question de la méthode a été discuté, alors il est nécessaire de renoncer à la spontanéité de l’esprit. À moins que l’heuristique ne se réduise à une écologie de la découverte en spécifiant les conditions naturelles et les moyens de les réunir, il faut posséder une nouvelle théorie de l’esprit. C’est effectivement ce qui va se produire à partir du XIXe siècle lorsque vont se développer différentes formes de psychologie qui réintroduiront, si l’on peut dire, une sorte d’épaisseur à l’esprit – qui deviendra ainsi le siège d’un ensemble de mécanismes cognitifs – voire une opacité constitutive avec la psychanalyse. Que l’heuristique soit alors devenue une psychologie de la découverte n’a été rendu possible qu’à l’issue de la transformation qu’elle subit au sein des traités de méthode du XVIIe siècle.
Il est impossible de donner ne serait-ce qu’un bref résumé de toute la littérature consacrée à la psychologie de l’invention. C’est à partir de la fin du siècle dernier et surtout au début du XXe siècle que la réflexion sur les mécanismes psychiques mis en œuvre lors du processus de découverte va se développer. Les textes les plus importants sur le sujet ont en général été produits par des savants; la Psychologie de l’invention en mathématiques , publié en 1945 par Jacques Hadamard, connaîtra une diffusion relativement large. C’est cependant à partir des spéculations d’Henri Poincaré que s’est lentement élaboré ce qui va devenir le schéma type, ainsi que le fait observer Judith Schlanger, du processus psychologique de l’invention. Aux règles et formes conscientes de l’heuristique méthodologique vont succéder des séquences cognitives conscientes, et surtout inconscientes, qui vont tenter de décrire les étapes nécessaires à l’accomplissement du processus heuristique. On peut, à partir de la conférence de Poincaré en 1908 et des développements que ce schéma a connus dans la littérature ultérieure, identifier les moments suivants: 1. phase de préparation (examen logique, conscient, approche empirique, recueil des données, essais de solutions conventionnelles, d’hypothèses types); 2. phase d’incubation (le savant s’occupe d’autre chose, et «passe la main» à ce qui sera désigné comme un moi subliminal, quoi qu’on entende par là); 3. moment de l’illumination (apparition soudaine de la solution, de la découverte...); 4. vérification de la valeur de l’idée nouvelle (théorique ou expérimentale), de G. Wallas, 1926, à C. Patrick, 1955.
Un tel schéma soulève de nombreuses interrogations critiques. On peut d’abord faire observer que la phase cruciale du processus heuristique est précisément celle de l’«incubation» au cours de laquelle le matériau accumulé au cours de la phase diurne, si l’on peut dire, est élaboré, transformé afin de préparer le saut de l’illumination. Or rien de particulièrement décisif n’a jamais été, dans cette littérature savante, établi concernant ces mécanismes inconscients qui sont supposés remanier les éléments de base proposés par la conscience; il manque à ces psychanalyses de l’invention quelque chose comme l’interprétation des rêves ... Poincaré tentera bien de suggérer que ce travail caché pourrait en effet consister en une exploration combinatoire d’idées et d’éléments disparates, exploration guidée par des principes esthétiques ou économiques (simplicité, harmonie...), soit encore strictement systématique et donc mécanique. Rien de plus précis, à défaut d’une théorie psychologique suffisamment puissante, théorie qui semble encore aujourd’hui faire défaut (voir les problèmes d’heuristique des échecs en intelligence artificielle). La seconde remarque critique touche évidemment le moment de l’illumination qui est toujours décrite comme une réorganisation soudaine de l’information: tout à coup l’idée est là, comme si elle l’avait toujours été. Il est tout à fait notable que, dans ce processus heuristique, le moment décisif constitue, si l’on permet ce paradoxe, un véritable point aveugle. En définitive, tout se concentre sur un eurêka inanalysable. C’est probablement la psychologie de la forme qui, par sa théorie du saut perceptif (le Gestaltswitch ), rend le mieux compte de ce surgissement soudain du nouveau. «Le 27 avril 1802, j’ai poussé un cri de joie...», ainsi s’exprimait Ampère pour décrire une trouvaille mathématique conçue «je ne sais comment...». Le mérite des recherches en psychologie de la découverte consiste en réalité à avoir isolé cette «spontanéité» de l’esprit telle que nous en avons suivi l’apparition au XVIIe siècle, et d’avoir cerné l’irréductibilité de l’opération créatrice ultime: seule une Gestaltpsychologie , ou une psychologie cognitive (traitement de l’information...), pourra fournir quelques hypothèses encore à venir sur le principe des mécanismes en jeu dans le «déclic». Encore une fois, l’heuristique se réduit à une écologie de la découverte, mais cette fois informée par le processus susceptible de déclencher l’apparition convoitée; elle est destinée à prescrire les conditions psychologiques et cognitives qui pourront favoriser l’apparition de ce déclic et le déroulement du processus (lever les inhibitions, réduire les instances critiques au silence, favoriser les régressions psychiques, faciliter la liberté des associations mentales, etc.), conditions peut-être résumées par le mot de Friedrich Kekulé: «Apprenons à rêver, Messieurs...»
Il reste à savoir si les recommandations heuristiques qui sont issues de cette problématique ne tombent pas sous le coup de la critique cinglante que Leibniz adressait à la méthode cartésienne: «Et peu s’en faut que je ne les déclare semblables au précepte de je ne sais quel chimiste: prends ce qu’il faut, opère comme il faut et tu obtiendras ce que tu souhaites.»
3. Heuristique générale ou la logique de la découverte
Toute épistémologie est tenue de décider de deux problèmes: comment la certitude peut-elle être atteinte dans la connaissance scientifique – problème que l’on a coutume d’indexer sous le titre de «problème des fondements» –, et comment la découverte est-elle possible, découverte qui s’insère dans un mouvement spécifique résumé dans le terme de «progrès». C’est la réponse à cette seconde interrogation que prend en charge une heuristique générale ou une logique de la découverte.
Chaque problème souffre d’un paradoxe initial. L’examen des fondements doit démêler le trilemme dit de Münchhausen: la recherche de fondements ultimes conduit ou à une régression à l’infini, ou à une fondation circulaire formant une pétition de principe, voire une justification autoréférentielle, ou enfin à la décision d’un arrêt arbitraire dans la régression pour choisir une base arbitraire. L’heuristique doit résoudre, elle, le paradoxe de Ménon (Platon, Ménon , 80 d-e): la découverte est impossible. L’argument se développe ainsi: il n’est pas possible de trouver si l’on ne sait pas ce que l’on cherche et quoi chercher. Si on le sait, il est inutile de le chercher puisqu’on l’a déjà. On connaît la solution platonicienne: la recherche est anamnèse, redécouverte du déjà-su, passage de l’implicite à l’explicite. La réponse suit le mouvement du paradoxe: on découvre ce que l’on sait car, d’une autre manière, on ne le savait pas. Toute épistémologie de la découverte, toute théorie de la recherche doit prendre en compte le paradoxe initial de l’heuristique générale.
L’une des directions théoriques qui a été empruntée afin de dépasser l’aporie consiste à élaborer une théorie de la connaissance qui «dilate» l’immédiateté de la connaissance en jeu dans le paradoxe, en introduisant une distance entre l’esprit et la réalité. Cette distance se présente comme un accès aux choses – on retrouve la méthode (meta-hodos ) comme via, ac ratio (Cicéron) – et il reste du caractère direct du savoir impliqué dans le problème de départ l’idée que cet accès peut être rationnellement appréhendé. En ce sens, il existe quelque chose comme une logique de la découverte, de l’accès aux choses; et l’heuristique générale a précisément pour objet d’examiner la rationalité du processus de découverte.
Le statut d’une telle heuristique ne va pas de soi. Si l’on suit le trajet que nous avons esquissé et qui conduit de la méthode à la psychologie de la découverte centrée sur le secret de l’illumination heuristique, on ne voit pas quelle rationalité, autre que celle incluse dans la psychologie du processus ou l’écologie de la découverte, pourrait être invoquée. «Il n’y a pas de méthode permettant de créer des idées neuves, pas plus qu’il n’y a de reconstruction logique du processus en question», écrit Karl Popper. La seule rationalité qui puisse être concédée (et c’est ce que fera Popper), c’est celle d’une logique du développement de la connaissance: seule est susceptible d’une reconstruction rationnelle la procédure de mise à l’épreuve, le test auquel on soumet l’hypothèse jaillie «dans une intuition fondée sur une sorte d’amour intellectuel (Einfühlung ) des objets d’expérience». En définitive, les thèses poppériennes appartiennent bien à une forme d’heuristique générale à condition d’entendre par «découverte» à la fois l’idée surgie irrationnellement et la procédure de mise à l’épreuve qui va provisoirement agréger cette idée et lui attribuer le statut de découverte dans le corps du savoir (la notion fondamentale est celle du progrès). Cette distinction entre le moment de la découverte – au sens de l’apparition – et du processus scientifique d’élaboration et d’accroissement de la connaissance caractérise avec précision deux formes différentes d’heuristique que l’on retrouve dans le terme «découverte», qui désigne autant le processus que son résultat.
Norwood Russel Hanson est probablement l’un des rares auteurs à avoir consacré l’essentiel de son œuvre épistémologique à l’élaboration d’une heuristique comme logique de la découverte au sens d’un examen de la rationalité du processus de création des hypothèses scientifiques. Il existe, expliquet-il, un domaine d’investigation conceptuelle, qui ne doit se confondre ni avec la psychologie ni avec la sociologie, et qui se fonde sur l’idée que «la formulation d’une hypothèse est probablement une activité raisonnable». L’objet d’une telle logique est donc d’une certaine manière de reconstituer la genèse supposée rationnellement orientée de l’hypothèse nouvelle, de la découverte. Il propose de différencier les raisons pour lesquelles une hypothèse peut être acceptée de celles qui en ont suggéré la proposition. En un mot, une idée nouvelle ne surgit que dans un contexte conceptuel, en général complexe (c’est-à-dire non limité à la discipline en jeu et parfois hétéroclite) qui produit rationnellement une conjecture plausible ; et la rationalité opératoire en jeu est, d’après Hanson, une stratégie d’élimination et de tri. «Pour inventer l’idée spécifique d’une orbite planétaire elliptique [...], ou l’idée de l’attraction universelle, il faudra sans aucun doute du génie. Mais cela n’implique pas que la démarche par laquelle on parvient à ces idées n’est pas rationnelle.» C’est bien sûr dans la philosophie de Charles S. Peirce que ces théories trouvent leur origine, dans son idée d’une science convergeant à long terme vers la vérité et dans sa tentative de construire une logique de l’invention à l’aide de procédés logiques spécifiques comme la rétroduction ou abduction (cette dernière constitue un procédé logique supposé assurer qu’une hypothèse représente au moins une explication possible pour les énoncés de base). Cette voie est sans doute la plus prometteuse pour une heuristique générale, surtout si elle suit la voie ouverte par Alexandre Koyré et qui suggère des développements dans la continuité du travail de Hanson. C’est autour du concept de Gedankexperiment – expérience de pensée – que cette problématique de la logique de l’invention devrait se prolonger. Si Ernst Mach ne voit là qu’un instrument heuristique certes fondamental, il manque à saisir ce sur quoi Koyré portera l’accent: «C’est là que l’imagination entre en scène [...] elle ne s’embarrasse pas des limitations que nous impose le réel. Elle réalise l’idéal et même l’impossible.» L’expérience mentale s’avère, à notre sens, le concept central d’une logique de la découverte au sens d’une rationalité schématique constitutive des processus rationnels d’anticipation par lesquels sont précisément explorés les contextes conceptuels proposés par Hanson. Cette direction pour l’heuristique reste largement à développer.
Avant de revenir sur les conceptions contemporaines de cette épistémologie de la découverte, il faut rappeler que l’heuristique générale a déjà connu deux renoncements, deux projets idéaux, deux formes archétypiques. Ces deux directions théoriques, malgré leur inaboutissement, ne demeurent pas moins constitutives du projet d’une heuristique générale. Nous différencierons ces deux directions de l’heuristique en une version déductiviste systématique – celle de Leibniz –, et une version inductiviste – celle de Francis Bacon.
Leibniz a sans aucun doute forgé le projet le plus radical qu’on puisse imaginer d’une heuristique absolument générale conçue comme logique systématique de la découverte. Logica est scientia generalis , et elle se décompose en deux parties: d’abord l’ars judicandi , l’art de juger et de démontrer, et l’ars inveniendi , l’art d’inventer qui, affirme-t-il, devra servir à «découvrir des vérités nouvelles par une méthode sûre et presque infaillible et dans un ordre progressif et systématique». Les deux arts sont d’ailleurs tellement symétriques que Leibniz finira par considérer que l’art d’inventer suffit à désigner la logique tout entière. Ce qui est remarquable est bien évidemment le caractère intégralement rationnel d’une telle logique de la découverte. L’analyse permet avec certitude d’atteindre à la connaissance parfaite des choses en les décomposant dans leurs éléments simples; et, à partir de là, la synthèse utilisant les ressources de l’art combinatoire est capable de déduire tout ce qui concerne les choses: «... rien dont on ne puisse rendre raison, point de rencontre dont on ne puisse prédire l’événement par avance». La découverte du nouveau s’avère dès lors un processus déductif au sein d’un jeu combinatoire. L’analyse fournit les éléments nécessaires; la synthèse produit sans faillir tous les arrangements possibles. La version leibnizienne de l’heuristique se présente en définitive comme un calcul et le processus de découverte comme une démarche algorithmique. L’esprit ne peut découvrir que ce qui est calculable; une telle idée s’intègre naturellement dans la conception que nourrit Leibniz d’une caractéristique universelle au sein de laquelle toute issue peut-être décidée au terme d’un «Calculemus»!
Cette rationalité calculatoire intégrale ne représente pas une pure vue de l’esprit pour Leibniz. Il en attend la possibilité bien réelle d’inventer des machines, des théorèmes, de découvrir les lois de la nature, de déchiffrer des énigmes. Elle doit permettre aussi de prévoir le résultat des expériences, de choisir les hypothèses, en un mot d’expérimenter. «Et l’on peut dire sans paradoxe, précise Louis Couturat, que la seule méthode expérimentale est la déduction.» S’il fallait trouver une formule qui à la fois résume l’heuristique générale de Leibniz et en motive l’inaboutissement, ce serait bien celle-là. Notons au passage que l’heuristique leibnizienne répond bien à l’exigence que nous avons indiquée pour une heuristique générale de supposer une théorie de la connaissance qui distancie la chose de l’idée qui la représente, de sorte qu’elle repousse le paradoxe de l’immédiateté. Si l’heuristique est nécessaire, c’est qu’il existe des voies qui conduisent à la découverte, et s’il y a des voies, c’est qu’existe un hiatus, une opacité entre l’esprit et la chose. Pour Leibniz, cette distance est celle du cryptage: «Le monde des phénomènes est un immense cryptogramme dont les clefs sont les lois de la nature» (Couturat). Découvrir, c’est déchiffrer. Ce thème est présent déjà chez Francis Bacon et répandu dans tout le XVIIe siècle; on le retrouve ainsi chez Galilée.
Après la version déductiviste forte de l’heuristique générale, passons à ce qui en représente la version inductiviste. S’il convient d’anachroniquement l’étudier en second, c’est parce que le thème de la logique de l’induction comme logique de la découverte va constituer un fil rouge effectif qui conduit via David Hume jusqu’aux discussions heuristiques contemporaines, en particulier dans la culture anglo-saxonne. La postérité leibnizienne a, on le sait, tourné court et ne retrouve d’écho que très récemment dans l’heuristique mécanique des grands systèmes de traitement de l’information. F. Bacon, le prémoderne, n’a d’autre souci que «l’augmentation des sciences». Loin des spéculations formalistes, il ne souhaite que le développement concret des connaissances: «La fin légitime et véritable des sciences consiste à doter la vie humaine de nouvelles inventions et ressources.» Pour la première fois on voit ici apparaître une épistémologie tout entière tournée vers la découverte et le progrès. La question d’une théorie de la science n’est pas de savoir comment elle garantit la certitude des connaissances qu’elle établit, mais de déterminer les conditions de l’accumulation, et donc de l’innovation. Une épistémologie baconienne n’est plus qu’heuristique, ou plutôt l’heuristique devient toute l’épistémologie.
Nul autre que Bacon n’a conçu ou rêvé un projet d’heuristique si complet et si articulé malgré ses évidents défauts. Bacon a tenté de construire une sorte de machine universelle de découverte grâce à laquelle il espérait bien promptement mettre un terme à la science: «Il suffira d’un petit nombre d’années pour connaître la Nature et toutes les sciences.» L’inachèvement de sa propre œuvre théorique et l’impraticabilité des méthodes et techniques qu’il élabora n’ôtent rien au sens du projet ni à son caractère prototypique pour une heuristique générale – cela n’a pas été assez souligné. L’idée fondamentale de Bacon consiste à concevoir l’activité scientifique comme un processus d’invention et de découverte, c’est-à-dire comme un processus de recherche essentiellement conduit selon une logique de l’induction généralisée. D’une inférence logique problématique, l’induction devient le procédé scientifique par excellence. L’intérêt de la position de Bacon ne réside pas simplement dans cette apologie de l’induction comme principe de découverte, mais dans la mise en œuvre systématique d’un ensemble de procédés articulés destinés à construire la science. Un immense mouvement inductif, si l’on veut, dont Bacon entreprend de décrire les étapes successives que l’homme de science devrait suivre avec application pour être assuré de découvertes de valeur. Il est hors de question de rapporter ici, ne serait-ce que dans ses grandes lignes, cette inductio vera et legitima . Du point de vue qui nous occupe, celui de saisir la nature d’une heuristique générale, il convient de retenir les points suivants. D’abord, mais cela n’ajoute rien à ce que les traités de méthodologie du XVIIe siècle nous avaient déjà appris, cette méthode baconienne de découverte suppose une théorie de la connaissance – le monde est à interpréter –, mais se complète d’une théorie de l’esprit rendant compte de la nécessité d’une médiation entre l’esprit et les choses (sortie de l’aporie du Ménon); cette dernière prend l’aspect chez Bacon d’une théorie de l’erreur qui tente de rendre compte, sous le nom de «doctrine des idoles», des causes qui brouillent la relation directe de l’esprit aux choses. Là encore, la découverte n’est possible que pour un esprit rectifié et réformé. L’heuristique baconienne n’est une méthode de découverte que parce qu’elle opère cet amendement de l’esprit qu’elle rend «eucataleptique»: ouvert à la compréhension. Le deuxième aspect à souligner du point de vue heuristique, c’est la nature active de l’induction baconienne. Certes, son idée d’historia naturalis se réduit au recueil le plus complet et le plus systématique possible des faits naturels; ce rassemblement exhaustif de toutes les données constitue le matériau de base qu’il faut préalablement accumuler avant de laisser opérer l’induction. Mais la «chasse aux faits» qu’il préconise doit aller débusquer la nature; Bacon soutient une théorie de l’expérimentation selon laquelle il faut soumettre la nature à la question, la torturer afin de lui faire révéler «ce qu’elle laisse faire». En dernier lieu, il faut noter que l’ensemble du mouvement inductif qui part des faits accumulés préalablement à toute élaboration pour aboutir à l’appréhension des formes et des essences ultimes est supposé se dérouler gradatim : d’abord construire des tables dites d’invention dont l’objet est de classer les faits selon qu’ils manifestent la présence, l’absence ou le degré de présence de l’essence recherchée; ensuite l’entendement doit opérer par induction sur ces tables, d’abord par élimination, puis par extraction affirmative de la forme ou essence poursuivie. Mais cela ne clôt pas le mouvement inductif; on n’a réalisé jusque-là qu’une première vendange – vindemiatio prima . Il faudra le secours d’autres «renforts à la raison» pour affiner la première ébauche inductive. Bacon imagine une dizaine de techniques – imaginées plus que conçues – susceptibles de prolonger le mouvement inductif. En bref, il s’agit là d’une véritable machine inductive – machina intellectus superior , selon ses mots.
La méthode baconienne représente une version inductiviste aussi radicale de l’heuristique générale que le sera la version déductiviste de Leibniz. Une part considérable de l’épistémologie anglo-saxonne sera consacrée à étudier la nature du raisonnement inductif et la place qu’il convient de lui accorder dans le processus d’élaboration des lois scientifiques. On trouvera ailleurs le résumé de débats qui n’ont cessé de se développer, sur cette question, jusqu’à aujourd’hui. D’un point de vue global, il n’en reste cependant pas moins que ces réflexions sur l’induction appartiennent de droit à l’heuristique générale dont nous essayons ici de fixer le contenu.
Cette heuristique générale récente, si elle s’intéresse toujours à l’induction, est profondément marquée par la préoccupation baconienne fondamentale: rendre compte du mouvement de la science, à tel point que ses théoriciens considèrent que toute l’épistémologie se réduit aux questions posées par le développement des sciences, s’opposant ainsi à une épistémologie fondationaliste dont ils dénoncent l’échec (Thomas Kuhn, Richard Rorty...): le problème fondamental de l’épistémologie ne consiste pas à examiner les conditions de légitimation ultime de la connaissance, mais les conditions de la découverte.
La place de Karl Popper est évidemment considérable dans cette affaire depuis la parution de sa Logique de la découverte . Il réinterprète les problèmes heuristiques de plusieurs manières. D’abord en brisant le «noyau inductiviste» qui, on l’a vu, est au cœur de la tradition heuristique: pour Popper, aucune logique inductive n’est concevable, qui réalise ce qu’on attend d’elle en matière de développement de la science. Ses thèses principales sont désormais connues: l’activité scientifique se résume à l’examen de conjectures qui, à partir des conséquences déductibles, sont soumises au test de l’expérience dans l’«espoir» d’une réfutation, qui seule constitue le résultat positif possible de l’opération. On retrouve une nouvelle fois l’importance du négatif dans l’heuristique: plus une hypothèse est ouverte à la falsification, plus elle est heuristique, selon les termes mêmes de Popper. En tout état de cause, on est bien confronté dans le déroulement de la recherche à un processus rationnel en droit, en tout cas toujours rationnellement reconstructible. Notons enfin que les thèses poppériennes finissent par se traduire par des impératifs heuristiques – au sens technique du terme, cette fois –, comme la recommandation d’émettre les conjectures les plus audacieuses, ou celles qui possèdent le plus grand contenu empirique possible. À ce titre, le faillibilisme poppérien s’apparente bien à une heuristique complète, c’est-à-dire non seulement une théorie de la découverte, mais également un ensemble de critères susceptibles d’orienter l’esprit des procédures de recherche.
On a déjà fait observer que Popper reste attaché à l’idée du surgissement du nouveau dans un hiatus irrationalis . Mais il prend bien soin de distinguer une logique de la découverte d’une psycho-(socio)logie de la découverte, qu’il refuse d’incorporer à sa théorie. Thomas Kuhn, lui, tout en s’essayant également à décrire le développement de la science, prend le parti de montrer que la science évolue par «changement de paradigme» – sans qu’on puisse parler véritablement de progrès –, changements dont le moteur est avant tout de nature psychosociologique. La seule description adéquate de la théorie des révolutions scientifiques qui font passer brutalement la culture d’une tradition reconnue à une autre est celle d’une véritable «conversion mystique». On le sait, l’heuristique n’a là plus aucune signification essentielle. Néanmoins, Imre Lakatos, tout en demeurant globalement dans une perspective poppérienne d’heuristique générale, a tenté d’intégrer cette dimension de «tradition de recherche» dans le faillibilisme. Pour lui, une logique de la découverte ne doit pas omettre cet aspect de la science: ce qui est en jeu, ce sont moins des concepts ou des théories que des ensembles articulés de théories qu’il qualifiera de «programmes de recherche». L’histoire de la science, «c’est l’histoire de tels programmes». En définitive, Lakatos réintroduit le problème de la continuité là où jusqu’alors on ne s’était soucié que de l’apparition du nouveau. Il construit dès lors une heuristique digne de considération, heuristique qui demeure centrée sur la découverte, mais qui est cette fois conçue comme un «déplacement des problèmes» (Problemshift ) au sein de programmes de recherche provisoirement stables (c’est la science «normale» de Kuhn). Lakatos élabore «une méthodologie des programmes de recherche» qui comprend deux parties: 1. ce qu’il nomme une «heuristique négative», qui indique quelles voies de recherche éviter de sorte à préserver l’intégrité du «noyau dur» du programme, noyau constitué par les principes fondamentaux devant être conservés, l’effort d’innovation portant sur l’invention d’un «bouclier [belt ] protecteur d’hypothèses auxiliaires adéquates», qui vont véritablement entraîner des succès empiriques et des progrès par rapport au programme en jeu; 2. ce qu’il nomme une «heuristique positive» supposée indiquer les directions de recherche à prendre, ignorant les anomalies et perfectionnant le contenu du programme, les hypothèses de «protection des idées centrales du programme», etc. Malgré la description cursive qui en est donnée, on peut saisir le projet «sophistiqué» d’heuristique générale qu’a développé Lakatos. L’un de ses mérites principaux est sans doute de complexifier judicieusement l’objet de l’heuristique, afin de suivre plus exactement la dynamique effective d’une science qui ne peut être satisfaite d’une simple «logique de la découverte» mais suppose le recours à des ensembles articulés de connaissances et de conjectures. Une telle attitude est d’autant plus nécessaire si l’on se place dans un cadre de référence holistique où il n’est pas concevable d’isoler un processus de découverte, ou la production d’un énoncé, d’une loi ou d’une conjecture particulière. Lakatos introduit également le thème du «problème» dans l’activité scientifique, thème qui aujourd’hui permet de proposer une nouvelle interprétation de l’heuristique, interprétation qui, sous certains aspects, renoue avec de fort anciennes traditions.
4. Heuristique et résolution de problèmes
On l’a déjà évoqué, les sciences cognitives ont redonné un sens aux techniques heuristiques dans la mesure où elles visent à élucider les mécanismes cognitifs fondamentaux. Tout système «intelligent» lato sensu présente des conduites qui lui permettent d’acquérir des connaissances en vue d’élaborer des comportements adaptés aux situations auxquelles il est soumis. L’invention ou la découverte ne représentent plus qu’une procédure de résolution de problèmes. L’innovation ne surgit que parce qu’il y a des problèmes à résoudre et, puisqu’ils sont posés à des systèmes intentionnels au sens de Daniel Dennett (The Intentional Stance ), la procédure devient une stratégie. La stratégie heuristique constitue un opérateur – c’est-à-dire un ensemble de règles – qui, appliquées aux contraintes et données du problème, est susceptible de fournir une réponse optimale. Dans le cas le plus favorable, le traitement de l’information est possible via une stratégie algorithmique. Cela signifie qu’il est possible d’appliquer un calcul qui converge avec certitude vers une solution. Nous retrouvons l’écho d’une heuristique déductiviste. Dans les situations plus ordinaires, force est de recourir à des stratégies heuristiques au sens de la psychologie cognitive, c’est-à-dire à des techniques de résolution incertaines dont l’usage n’est justifié que par le constat d’une efficacité antérieure dans des problèmes analogues (P. Lindsay et D. N. Norman).
Cette façon d’appréhender la cognition possède une contrepartie récente dans les réflexions sur l’épistémologie de la découverte. Quelques auteurs récents ont tenté d’interpréter le thème constitutif de l’heuristique générale, à savoir la logique de la découverte comme un processus rationnel de résolution de problème. La science se développe en résolvant des problèmes. Il ne s’agit naturellement pas de retourner aux mécanismes psychologiques individuels. Des problèmes – par exemple des anomalies – surgissent dans un domaine scientifique et la recherche consiste à mettre en œuvre des procédés rationnels destinés à les résoudre. Cela signifie que, dans de telles positions épistémologiques, le concept même de rationalité est réinterprété. Il ne s’agit plus d’une rationalité méthodologique, analytique, centrée sur la structure conceptuelle et propositionnelle des sciences, mais d’une rationalité comportementale , instrumentalisée sur l’adaptation à des «situations-problèmes». À l’instar des espèces naturelles qui doivent résoudre des problèmes au cours de leur évolution, l’activité scientifique – la logique de la découverte s’avère, dans ces conditions, être une logique collective – représente un mouvement évolutionniste autonome, suffisamment indépendant des hommes dans sa nature pour posséder une forme d’objectivité et de rationalité (T. Kisiel). Une découverte n’a pas d’autre statut que celui d’une activation du processus d’évolution. Là encore, toute l’interrogation épistémologique est tournée vers le développement de la science et se réduit à une heuristique générale qui, pour être évolutionnaire, n’en est pas moins une théorie de la rationalité de la découverte.
Ce qui rassemble le sujet de la psychologie cognitive, l’espèce naturelle et les sciences, c’est de représenter chacun à leur manière ce que Herbert Simon, le pionnier de ces théories, nomme des general problem solvers . Ce qui est à chaque fois mobilisé, ce sont «des processus informationnels élémentaires», assemblés et organisés hiérarchiquement et exécutés séquentiellement; «ils font largement appel à des procédures de recherche de type essai-erreur et à des schémas heuristiques généraux». Ce modèle du problem-solving a donné naissance à des projets d’heuristique générale dont l’exemple le plus marquant et le plus récent est celui de Larry Laudan. La notion de base n’est plus la «découverte», mais le «problème résolu», qui est «l’unité de base du progrès scientifique». Il va également reformuler les deux axes indiqués par Lakatos pour l’heuristique: «le but des sciences est de maximiser la gamme des problèmes empiriques résolus» (ce qui correspond à l’heuristique positive) et «de minimiser le spectre des anomalies et les problèmes conceptuels» (ce qui renvoie à l’heuristique négative).
On a reproché à ces conceptions orientées autour de la résolution de problèmes comme logique de découverte de réduire indûment l’heuristique à la mise en œuvre de processus informationnels qui pouvaient difficilement rendre compte de l’activité réelle de découverte. L’objection vaut tant qu’il n’est pas possible, pour dire vite, de réduire la connaissance à la cognition, tant que l’activité scientifique complexe ne se décrit pas selon des procédures de computation ni de stratégies essais-erreurs. Mais il faut retenir de cette version moderne de l’heuristique générale qu’elle a surtout servi d’arme de guerre contre le fondationalisme épistémologique plus préoccupé par la légitimation du savoir que par son développement. On l’a évoqué à plusieurs reprises, les tentatives «hégémoniques» de l’heuristique au sein de l’épistémologie représentent un courant fort vivace. Il semble que peu d’arguments plausibles aient été avancés pour éliminer l’idée que l’activité scientifique se décompose selon deux moments (ou deux contextes) que l’on nomme respectivement de «justification» et «heuristique». La séduction exercée par les épistémologies essentiellement heuristiques semble bien compréhensible si l’on considère les difficultés liées aux problèmes des fondements dans les sciences, le sentiment juste que la dimension ouverte, inventive de la science, a été négligée, et l’observation de la pratique scientifique effective, dont le slogan de Dewey We live forward («Nous vivons en avant») cité dans The Need for a Recovery of Philosophy , 1917, semble être la maxime.
heuristique [ øristik ] adj. et n. f. VAR. euristique
• 1845; du gr. heuriskein « trouver »
♦ Didact.
1 ♦ Qui sert à la découverte. Hypothèse heuristique. — Pédag. Méthode heuristique, consistant à faire découvrir à l'élève ce qu'on veut lui enseigner.
♢ Inform. Qui procède par évaluations successives et hypothèses provisoires, en parlant d'une méthode d'exploration (cf. Système expert).
2 ♦ N. f. Partie de la science qui a pour objet la découverte des faits.
♢ Inform. Méthode de recherche fondée sur l'approche progressive d'un problème donné.
● heuristique nom féminin Partie de la science historique qui consiste dans la recherche des documents. Discipline qui se propose de formuler les règles de la recherche scientifique. ● heuristique ou euristique adjectif (grec heuriskein, trouver) Qui consiste ou qui tend à trouver : Méthode heuristique. Relatif à l'heuristique.
heuristique
adj. et n. f. Didac.
d1./d adj. Qui favorise la découverte (de faits, de théories). Méthode heuristique.
d2./d n. f. Discipline scientifique et philosophique qui étudie les procédures de découverte.
⇒HEURISTIQUE, EURISTIQUE, adj. et subst. fém.
I. Adjectif
A. — PHILOS. Qui sert à la découverte. Méthode heuristique. Même si finalement il faut les intégrer [les faits qui font partie de la méthode de l'analyste] à une psychologie du sujet, cette psychologie du sujet n'a aucun moyen de les découvrir; tout le pouvoir heuristique est du côté du naturalisme (RICŒUR, Philos. volonté, 1949, p. 358).
♦ Hypothèse heuristique. Hypothèse adoptée provisoirement comme idée directrice indépendamment de sa vérité absolue. Je puis me demander à quelles conditions je pourrais me penser comme créé. Seulement ce n'est là qu'une méthode heuristique, parce que ce dont je recherche les conditions peut être pensé comme hypothèse pure et gratuite (G. MARCEL, Journal, 1914, p. 6).
B. — Spécialement
1. LOG., MATH. Qui procède par approches successives en éliminant progressivement les alternatives et en ne conservant qu'une gamme restreinte de solutions tendant vers celle qui est optimale. Méthode heuristique p. oppos. à méthode algorithmique. En insérant dans le programme d'une machine un grand nombre de règles heuristiques (...) on peut échapper au problème de l'augmentation exponentielle (PAPPERT ds Log. et connaissance sc., 1967, p. 838 [Encyclop. de la Pléiade]).
2. ENSEIGN. Qui consiste à faire découvrir par l'élève ce qu'on veut lui enseigner. Il est indispensable (...) d'accorder la préférence à l'investigation heuristique des questions plutôt qu'à l'exposé doctrinal des théorèmes (PIAGET et COUDRAY 1973).
II. — Subst. fém.
A. — Art de trouver, de découvrir. Il y a bien une critique des valeurs et des moyens de la science, mais l'art de trouver (quoiqu'on l'ait baptisé euristique), demeure aussi personnel que tous les autres arts (VALÉRY, Entretiens [avec F. Lefèvre], 1926, p. 133).
B. — Spécialement
1. PHILOS. Discipline qui étudie les procédés de recherche pour en formuler les règles, et qui effectue une réflexion méthodologique sur cette activité. L'heuristique se distingue de la méthodologie en ce sens qu'elle est plus une réflexion sur l'activité intellectuelle du chercheur que sur les voies objectives de solution (BIROU 1966).
2. HIST. ,,Partie de la science qui a pour objet la recherche de documents`` (LAL. 1968).
Prononc. et Orth. : []. Vx : hévristique à côté de heu- ds LITTRÉ ,,parce-que l'u grec se rend d'ordinaire par v et quelquefois par u``. Étymol. et Hist. 1. 1845 adj. philos. méthode heuristique (BESCH.); 2. 1845 subst. l'heuristique de la science (ibid.). Vraisemblablement empr. à l'all. heuristik, heuristisch de même sens 1750 (A. G. BAUMGARTEN, Aesthetica, § 574 ds Historisches Wörterbuch der Philosophie, éd. J. Ritter, t. 3, p. 1117) par l'intermédiaire du lat. sc. du domaine all. heuristica [artificia] 1734 (J. P. REUSCH, ibid.) dér. irrégulier du gr. « je trouve » sur le modèle des verbes en - qui donnent des adj. en - : cf. > , v. éristique; heuristica existe parallèlement à heuretica 1622 (J. JUNGIUS, ibid.) empr. au gr. « propre à découvrir » dér. régulier de ; l' « discours propre à découvrir » s'oppose à l' « discours propre à convaincre (GALIEN, 4, 650 ds LIDDELL-SCOTT).
heuristique [œʀistik] adj. et n. f.
ÉTYM. Av. 1845, Bescherelle; all. heuristik, heuristisch, 1750, Baumgarten; lat. mod. heuristica (1734, en Allemagne), dér. du grec heuriskein « trouver ».
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♦ Didactique.
1 Adj. Qui sert à la découverte. || Hypothèse heuristique, « dont on ne cherche pas à savoir si elle est vraie ou fausse, mais qu'on adopte seulement à titre provisoire, comme idée directrice dans la recherche des faits » (Lalande). — Pédag. || Méthode heuristique, consistant à faire découvrir à l'élève ce qu'on veut lui enseigner.
♦ Inform. Se dit d'une méthode d'exploration d'un problème procédant par évaluations successives et hypothèses provisoires (→ Système expert).
2 N. f. (1845). Partie de la science qui a pour objet la découverte des faits.
♦ En histoire, Art de rechercher et de découvrir les documents.
0 La première étape de la méthode historique est la recherche des documents, ou heuristique.
A. Lalande, Lectures sur la philosophie des sciences, p. 239.
♦ Inform. Méthode de recherche fondée sur l'approche progressive d'un problème donné. || « Ces ordinateurs seront construits autour de “systèmes experts”, logiciels qui intègrent des heuristiques et par conséquent autorisent des cheminements à plusieurs degrés de liberté » (Sciences et Avenir, no 442, déc. 1983, p. 69).
REM. La var. graphique euristique semble rare.
Encyclopédie Universelle. 2012.