ENZYMOPATHIES
L’enzymologie pathologique a pris son essor parallèlement à la génétique et à la biochimie, au début de ce siècle et surtout dans les années quatre-vingt. Dans sa signification la plus étendue, on pourrait la définir comme l’étude des troubles pathologiques en relation avec des modifications enzymatiques. Mais sa portée réelle tend à se resteindre à la caractérisation de déficiences enzymatiques responsables de maladies.
L’immunologie et la génétique ont beaucoup apporté à la connaissance des maladies enzymatiques humaines; la culture de tissus commence à tenir ses promesses, mais la pathologie moléculaire est encore loin du brillant essor que connaît la biologie moléculaire.
C’est en 1908 que, pour la première fois, un médecin d’Oxford, Archibald Garrod, fait la corrélation entre «maladie», «enzyme» et «génétique». Il observe dans diverses familles la fréquence de l’alcaptonurie (cette affection bénigne se caractérise par un noircissement rapide des urines à l’air). Il constate la distribution familiale de cette affection et sa haute fréquence en cas de mariage consanguin. Il rapproche ces phénomènes des lois de Mendel, alors récemment redécouvertes, et fait l’hypothèse que cette anomalie est due à une déficience enzymatique.
Trente ans plus tard, en 1941, les travaux de Beadle et Tatum leur permettent d’énoncer le principe: « un gène, une enzyme », et d’affirmer ainsi que toutes les étapes des processus biochimiques s’effectuent sous un contrôle génétique. Par conséquent, la mutation d’un gène provoque l’incapacité de la cellule à effectuer la réaction correspondante. Après les études de Benzer sur la structure fine du gène, ce principe est précisé: «un cistron, une chaîne polypeptidique». Enfin, en 1961, les travaux de Jacob et Monod expliquent la régulation de la synthèse protéique chez les bactéries.
1. Bases théoriques: la régulation de la synthèse protéique
Pour comprendre les mécanismes qui peuvent conduire à l’apparition d’une enzymopathie il est nécessaire de rappeler brièvement les étapes essentielles de la biosynthèse des protéines, puisque toutes les enzymes sont des protéines, sans nous étendre sur ces notions.
L’acide désoxyribonucléique (ADN), formé d’un enchaînement de nucléotides où l’on distingue quatre bases différentes, contient les gènes qui vont commander la biosynthèse protéique. Lors de cette biosynthèse, les deux brins qui constituent l’ADN vont se séparer. Le premier phénomène est la transcription: l’ADN est copié («transcrit»), en une chaîne d’acide ribonucléique qui doit servir de matrice dans la biosynthèse protéique. Mais, avant d’aboutir à cet ARN messager, le transcrit primaire doit subir des retouches, et notamment des raccourcissements (maturation). Après ces opérations qui se passent dans le noyau des cellules, le messager est envoyé dans le cytoplasme; il y servira de matrice pour la biosynthèse sur les ribosomes d’une protéine définie. La séquence d’acides aminés de la protéine est étroitement déterminée par la séquence des quatre bases sur l’ADN du gène et, par conséquent, sur l’ARN messager.
Enfin, après leur synthèse sur les ribosomes, un grand nombre de protéines, surtout celles qui doivent être transportées dans des zones particulières de la cellule (membranes par exemple), subissent une «finition» qui peut consister notamment en l’addition de portions non protéiques, des dérivés de sucres par exemple.
À côté des mécanismes décrits ci-dessus, qui spécifient la nature du produit enzymatique, il en est d’autres qui règlent la quantité du produit à fabriquer. Il existe en effet une très grande inégalité entre les protéines, quant à leur concentration dans les tissus, et cette inégalité est de deux types: d’une part, certaines protéines sont présentes en quantités beaucoup plus élevées que d’autres, par exemple la sérumalbumine dans le sérum; d’autre part, l’expression et donc la production des protéines, et notamment des enzymes, varient beaucoup selon les tissus. L’hémoglobine n’est produite que dans les globules rouges, la sérumalbumine que par le foie, et pourtant toutes les cellules possèdent le même patrimoine génétique (génome) et ont donc en principe les mêmes potentialités. Il existe donc des mécanismes de régulation qui gouvernent la production des protéines; ces mécanismes très bien connus chez les Procaryotes (êtres primitifs dépourvus de noyaux, comme les bactéries), sont encore mal compris chez les Eucaryotes pourvus de noyaux, et de complexité très variable, puisqu’ils vont de la levure à l’homme. Grâce toutefois aux progrès du génie génétique qui permet l’analyse des séquences de l’ADN, nos connaissances s’étendent rapidement.
Les considérations précédentes permettent de comprendre quels types d’anomalies seront susceptibles de provoquer des erreurs dans l’expression biologique d’une enzyme. La lésion peut, en effet, se situer à tous les niveaux.
Le niveau de l’ADN est probablement le plus fréquemment en cause. Il est également le plus facile à comprendre; on peut observer:
– une délétion du gène, complète ou non; si le gène n’est pas présent, aucune protéine ne peut être synthétisée;
– une anomalie autre qu’une délétion: c’est le plus souvent une mutation, remplacement d’une base par une autre. Cela peut aboutir à un signal de terminaison précoce interrompant la synthèse de la protéine. Le plus souvent cela aboutit au remplacement dans la chaîne de la protéine d’un acide aminé par un autre. Une enzyme porteuse de cette mutation ponctuelle peut rester fonctionnelle, mais, si la mutation siège dans une zone indispensable à son action (le site actif), l’enzyme aura perdu son activité.
Au niveau de l’ARN deux types d’anomalies peuvent s’observer:
– des anomalies de maturation: le produit primaire de transcription ne sera pas transformé en messager fonctionnel;
– des anomalies de stabilité du messager, détruit avant d’avoir pu remplir sa fonction.
Lorsque la protéine est synthétisée en quantité normale, plusieurs accidents peuvent en prévenir l’action:
– certaines mutations altèrent gravement la stabilité de l’enzyme qui est rapidement détruite;
– dans certains cas, la «finition» ne peut se faire; l’enzyme sera incapable de gagner son lieu d’action définitif ou d’y exercer celle-ci.
Les mécanismes que nous venons d’exposer permettent de comprendre les lésions qui peuvent se manifester: absence totale ou forte diminution de production, ou production d’une enzyme modifiée, inactive ou instable. Dans presque tous les cas, une enzymopathie est due à une lésion portant sur le gène de structure qui commande directement la synthèse de la protéine. Dans un nombre restreint de cas, cependant, des anomalies quantitatives sans altération qualitative sont dues à des lésions portant sur des zones du génome, proches mais distinctes du gène de structure, qui possèdent des fonctions régulatrices et qui sont actuellement en cours d’identification.
Pour interpréter correctement les effets des lésions biochimiques, il faut se souvenir que, contrairement à celui des bactéries, le génome humain est diploïde. Des 46 chromosomes de l’espèce humaine, 44, appelés autosomes, sont présents sous forme de 22 paires, dont l’un des membres provient de la mère et l’autre du père. Si une anomalie porte sur un gène porté par l’un des chromosomes, elle peut être compensée par le gène correspondant du chromosome homologue. Un tel sujet sera dit hétérozygote pour l’anomalie en cause, il ne sera pas malade. Mais si deux individus porteurs de la même anomalie s’unissent (le cas est notamment fréquent dans les mariages consanguins), ils peuvent donner naissance à un enfant qui aura reçu le gène anormal de chacun des deux parents. Cette éventualité se produit statistiquement dans un cas sur quatre. Cet enfant est dit homozygote pour la maladie, et sera cliniquement atteint. Le mécanisme est celui de l’hérédité récessive autosomique.
Il faut mettre à part les maladies à transmission liée au sexe. La femme porte deux chromosomes X, l’homme un X et un Y, ce dernier porteur de très peu de gènes. Lors d’une anomalie d’un gène porté par le chromosome X, la femme possédant deux X sera hétérozygote, cliniquement indemne, mais transmettra l’anomalie à la moitié des enfants: parmi ceux-ci une fille sur deux sera transmettrice, un garçon sur deux héritera du chromosome X anormal et sera atteint. Des exemples bien connus de ces maladies sont l’hémophilie et certaines formes de myopathie. Dans le domaine des enzymes, l’exemple le plus frappant est celui du déficit en glucose-6-phosphate déshydrogénase, qui atteint des dizaines de millions de sujets, provoque une anémie hémolytique et que nous reverrons plus loin.
Les conséquences possibles d’un déficit enzymatique sont nombreuses. L’interruption d’une voie métabolique a deux effets principaux:
– disparition ou insuffisance de production des produits terminaux de cette voie, hormones par exemple;
– accumulation de métabolites en amont du blocage. Ceux-ci peuvent être toxiques, soit directement, comme la phénylalanine dans la phénylcétonurie, soit à long terme, les produits s’accumulant lentement avant de provoquer des accidents: ce sont les maladies de surcharge.
2. Méthodes d’étude
Ces méthodes sont nombreuses et visent à reconnaître l’enzymopathie puis à en analyser les caractères.
Le premier temps est celui d’identification: il reconnaît le déficit par un dosage de l’enzyme soit dans les tissus, soit dans le sérum, plus facile d’accès, mais qui souvent ne reflète qu’imparfaitement l’activité tissulaire.
S’il existe une activité résiduelle, on en analysera les caractères comparés à ceux d’un sujet normal: étude de la constante d’affinité de l’enzyme, de la thermostabilité, du pH optimal, de l’action sur des substrats secondaires, etc. À l’électrophorèse sur divers supports et à la chromatographie, y compris la chromatographie d’affinité, est venue s’ajouter plus récemment l’électrofocalisation (électrophorèse en présence d’amphotères permettant une séparation très fine en fonction du point isoélectrique). L’électrophorèse (en milieu dissociant) en gradient d’acrylamide permet d’évaluer le poids moléculaire.
Si au cours d’une enzymopathie on ne peut détecter aucune activité il est possible de rechercher s’il existe une protéine inactive ou non. Pour cela on utilise une méthode immunologique. On prépare des anticorps contre l’enzyme normale et on cherche s’ils réagissent avec les tissus du malade. S’il en est ainsi, on dit qu’il existe du «matériel à réaction immunologique croisée» (CRM: abréviation du mot anglais).
Tout récemment, la méthode de O’Farrell a permis de séparer les subunités en fonction à la fois de leur taille et de leur charge. La méthode décrite par Southern pour le transfert d’ADN sur feuille de nitrocellulose (Southern blotting ) a été appliquée aux protéines (et appelée plaisamment Western blotting ). Combinée au marquage radio-immunologique, cette technique remarquable permet de «visualiser» la protéine enzymatique inactive, de déterminer sa taille, et même d’apprécier sa quantité, le tout sur très peu de tissu et sans purification préalable.
Il est devenu possible aussi de préparer l’ARN messager spécifique de l’enzyme pathologique (ou de montrer que cet ARN n’a pas été synthétisé) et de la faire «traduire» en protéine enzymatique dans un système acellulaire (de réticulocytes ou de germe de blé), ce qui ouvre évidemment de grandes possibilités d’étude de la molécule déficiente.
Enfin, nous ne ferons que citer les perspectives ouvertes par le génie génétique , qui se propose de cloner le gène lui-même, à la recherche de la mutation causale.
Il faut aussi poser le problème du matériel d’étude. L’expérimentation humaine est évidemment exclue, mais on peut remarquer que la maladie est une sorte d’expérimentation spontanée comparable aux mutations provoquées chez les bactéries. L’étude systématique des animaux de laboratoire reproduisant la maladie humaine a permis d’isoler des mutants pathologiques. Même lorsque la maladie animale n’est pas superposable à la maladie humaine, elle peut, tout au moins, servir de modèle. Bien qu’à son début seulement, l’enzymologie pathologique animale devrait permettre, par une recherche systématique, de dépister de nouveaux mutants.
Déjà plusieurs d’entre eux ont fait l’objet d’études. Le rat Gunn, par exemple, présente un ictère chronique à transmission récessive autosomique. L’hyperbilirubinémie, c’est-à-dire l’accumulation du pigment résultant de la dégradation normale de l’hémoglobine, est due à la déficience en une enzyme, la glycuronyl-transférase, enzyme du foie qui transforme la bilirubine libre en bilirubine conjuguée. Celle-ci, en effet, ne peut être excrétée par les canaux biliaires qu’après sa conjugaison sous forme de dérivé glycuroné. Les rats mutants déficients en glycuronyl-transférase représentent donc un bon modèle pour étudier certains ictères néo-natals non hémolytiques, parfois accompagnés de troubles du système nerveux central, qui sont dus au même défaut enzymatique.
Le cas des isozymes mérite une mention particulière: les isozymes (ou formes moléculaires multiples d’enzyme sous commande génétique différente, qui varient souvent au cours de l’ontogenèse) sont étudiés par des méthodes analogues. Elles ont donné des résultats précieux surtout dans deux types de maladies:
– soit dans l’étude des myopathies de Duchenne , où on a pu montrer le maintien du «type fœtal» de nombreuses enzymes (Dreyfus et coll., Schapira et coll.). Mais ce type fœtal n’est que la conséquence de la lésion génétique primaire encore inconnue celle-ci siégeant probablement au niveau des membranes et pouvant être une protéine non enzymatique (dont, de toute façon, le gène est situé sur le chromosome X);
– soit au cours du cancer , maladie acquise dont les modifications enzymatiques consistent essentiellement en la résurgence d’isozymes de type fœtal et aussi d’autres protéines fœtales ou embryonnaires (F. Schapira). Cette résurgence traduit la perturbation du contrôle de la différenciation, qui est la caractéristique moléculaire de la cancérogenèse.
3. Principales enzymopathies
Le tableau ci-contre regroupe les enzymopathies dans lesquelles l’enzyme déficiente a pu être caractérisée; en ont été exclues les enzymopathies caractérisées par la déficience d’une enzyme du globule rouge (cf. HÉMATOLOGIE, HÉMATOPOÏÈSE, HÉMOGLOBINE). Le cas le plus fréquent dans ce vaste groupe d’enzymopathies a trait à l’anémie hémolytique par déficience en glucose-6-phosphate-déshydrogénase (G-6-PD): celle-ci a beaucoup contribué à éclaircir la notion de terrain.
On signalera également le déficit en pyruvate-kinase, moins fréquent, à propos duquel l’étude moléculaire, faite dans le cas du globule rouge, a montré l’existence, dans la synthèse de cette enzyme, d’un seul gène mais codant deux ARN messagers (J. Marie et coll.).
Trois exemples d’enzymopathies
Anémie hémolytique par déficience en G-6-PD
Enzyme du métabolisme du glucose dans les cellules rouges, la G-6-PD a été découverte par O. Warburg en 1931. Elle permet la transformation du glucose-6-phosphate en 6-phosphogluconate avec réduction de la coenzyme nicotinamide-adénine-dinucléotide-phosphate (NADP).
Mais c’est seulement en 1957 que l’observation fondamentale démontrant le déficit fut publiée, permettant ainsi d’expliquer les anémies hémolytiques survenant brutalement chez un sujet apparemment sain à la suite d’ingestion de médicaments antipaludéens ou, dans certains cas, de fèves (« favisme »). Cette connaissance permet de prévenir par un dosage de l’activité de la G-6-PD des risques d’accidents qui peuvent être provoqués par de nombreux médicaments. En dehors des applications pratiques diagnostiques et prophylactiques, cette lésion enzymatique héréditaire, dont on connaît plus de cent mutants, a un intérêt considérable dans le domaine de la génétique, de l’anthropologie et de la biologie générale.
Génétiquement, cette affection se transmet de façon récessive liée au sexe, c’est-à-dire comme l’hémophilie: l’homme est malade et l’affection est transmise par la femme apparemment saine; le gène muté est porté par le chromosome X. La femme connue pour être transmettrice devrait donc présenter un taux d’activité enzymatique de 50 p. 100 par rapport à la normale (ce qui est le cas général des hétérozygotes). Par contre, chez une femme non hétérozygote, le taux d’activité devrait être deux fois plus élevé que chez l’homme, puisque la femme est porteuse de deux chromosomes X au lieu d’un. Or la réalité n’est en accord avec aucune de ces prévisions; chez les femmes transmettrices connues de la tare, le taux d’activité enzymatique est très variable, de 0 à 100 p. 100. Ce fait ne peut s’expliquer que par l’hypothèse de Mary Lyon: la femme serait pour le chromosome X une «mosaïque», c’est-à-dire que ses cellules seraient constituées de deux populations distinctes; dans l’une, le chromosome X actif est celui d’origine paternelle; dans l’autre, c’est celui qui est d’origine maternelle. Le phénomène d’inactivation d’un chromosome X (qui peut toucher indifféremment le chromosome d’origine paternelle ou maternelle) aurait lieu après les premiers stades de la division cellulaire. Selon qu’un globule rouge provient d’une cellule à chromosome normal ou non, il sera normal ou déficitaire en G-6-PD. L’étude microspectrophotométrique de globules rouges étudiés cellule à cellule a en effet montré deux sortes de populations, l’une à taux enzymatique normal, l’autre à taux nul (Kaplan et coll.).
Dans le domaine de l’anthropologie, le déficit en G-6-PD a apporté aussi une importante contribution. L’étude géographique de sa répartition a montré qu’elle touchait les rivages méditerranéens, ce qui, lorsqu’on étudie des communautés d’origine ethnique variée, permet de reconstituer des migrations de population.
Intolérance héréditaire au fructose
Dans le cas de l’enzymopathie que représente l’intolérance héréditaire au fructose, la transmission héréditaire a lieu selon le mode récessif autosomique (qui est d’ailleurs le plus fréquent). Des méthodes fines de biologie moléculaire ont été récemment appliquées à l’étude de l’enzyme déficiente causale de cette maladie génétique: l’aldolase «B» (appelée aussi aldolase hépatique, bien qu’elle soit présente non seulement dans le foie, mais aussi dans le rein et dans l’intestin grêle). La figure schématise le rôle de l’aldolase B dans le métabolisme du fructose. On voit que le fructose ne peut pas être métabolisé sans l’action d’abord d’une fructokinase (qui le transforme en fructose-1-phosphate) puis de l’aldolase B qui le scinde en deux molécules qui, après phosphorylation de l’une d’elles, seront synthétisées en fructose-1-6-diphosphate, lui-même transformé ensuite en acide pyruvique (cycle citrique) ou en acide lactique.
Mais alors que l’accumulation de fructose non métabolisé par la fructokinase ne donne lieu à aucun trouble (la «fructosurie bénigne» est une découverte d’examen), l’accumulation de fructose-1-phosphate (F-1-P) a des conséquences parfois graves: hypoglycémie et signes d’insuffisance hépatique pouvant, exceptionnellement il est vrai, entraîner la mort chez le nourrisson. L’enfant plus grand refuse souvent le sucre, car il a remarqué que celui-ci lui provoque des malaises (dus à l’hypoglycémie). Le mécanisme exact de l’hypoglycémie est d’ailleurs encore assez mal compris. L’équipe de Hers (Van den Berghe et coll.) a montré le rôle de l’inhibition de la phosphorylase hépatique par le F-1-P accumulé. Le signe biologique capital de cette maladie génétique est l’abaissement considérable de l’activité F-1-P aldolasique du foie (on prélève de 5 à 10 mg de foie par ponction-biopsie, Hers et Joassin). L’activité fructose-1-6-diphospho (FDP) aldolasique n’est que modérément abaissée. F. Schapira et J.-C. Dreyfus ont pu montrer que cette anomalie du rapport des activités sur les deux substrats (FDP et F-1-P) de l’aldolase B (rapport normalement proche de l’unité) est due à la présence en quantité relativement importante dans le foie de ces enfants des deux aldolases fœtales, A (type muscle) et C (type cerveau), toutes deux bien plus actives sur le FDP que sur le F-1-P.
La même équipe, avec Y. Nordmann et C. Grégori, a pu montrer ensuite la présence, dans le foie des enfants atteints, d’une protéine immunologique très proche de l’aldolase B, mais presque dénuée d’activité enzymatique (CRM). De plus, cette aldolase présente une «affinité» très diminuée (constante de Michaelis élevée) pour son substrat presque spécifique, la F-1-P. Ces résultats apportent de forts arguments en faveur d’une mutation du gène de structure.
Un nouveau progrès a été accompli en réussissant à «visualiser» cette très faible activité F-1-P aldolasique, après électrofocalisation. L’aldolase B pure est résolue par cette méthode très fine en 5 bandes représentant sans doute la combinaison tétramérique de deux chaînes 廓 et 廓 ( 廓 étant sûrement une modification «postsynthétique» de 廓): on aura en effet dans cette hypothèse 廓4, 廓3 廓 1, 廓2 廓 2, 廓1 廓 3, 廓 4; 廓 4 est le tétramère le plus acide. Sur plusieurs ponctions-biopsies de foie d’enfants atteints d’IHF, seules les trois bandes les plus acides étaient visibles.
Cependant un doute pouvait subsister à cause de la présence en quantité relativement importante de l’aldolase C fœtale (très acide) s’hybridant facilement.
Dans la même équipe, Grégori et ses collaborateurs ont pu résoudre ce problème, en travaillant sur moins de 3 mg de foie. Après électrophorèse en gradient d’acrylamide (en milieu dissociant), l’aldolase B a été transférée (blotting ) sur des feuilles de nitrocellulose et l’enzyme reconnue spécifiquement par ses anticorps, puis révélée par des méthodes isotopiques. Les résultats suivants ont été obtenus:
– la molécule immunologique est présente dans les quinze cas étudiés, et son poids moléculaire n’est pas modifié;
– son point isoélectrique (déterminant sa charge) est plus acide dans quatre cas sur cinq;
– enfin, si la molécule est bien toujours présente, sa quantité est très variable. Parfois celle-ci est normale, mais son activité est très basse, ce qui dénote de fortes modifications de structure. Dans d’autres cas, faible activité et faible taux de protéine immunologique vont de pair. Il reste, dans ce dernier cas, à déterminer s’il s’agit d’une synthèse diminuée (par exemple, par mutation sur un hypothétique gène de régulation ou encore par anomalie de maturation de messager) ou bien d’une synthèse normale avec dégradation accélérée. Les progrès très rapides des méthodes de génie génétique permettront, dans un avenir proche, d’étudier le gène lui-même de l’aldolase B normale et mutée.
Galactosémies héréditaires
La source alimentaire essentielle du galactose est le lactose du lait ; Kalckar et ses collaborateurs en ont élucidé les voies métaboliques dans le foie:
C’est un déficit en « transférase » que l’on rencontre le plus souvent dans les galactosémies héréditaires (précisément en galactose-1-phospho-uridyl-transférase). Cette maladie à transmission récessive autosomique survient une fois sur environ 40 000 naissances. Que le nourrisson soit au sein ou au biberon, la déficience en transférase provoque des troubles digestifs, un ictère, parfois des troubles de la crase sanguine qui peuvent être mortels; toujours une cataracte (très précoce) et un retard mental. Ces graves conséquences peuvent être évitées par la suppression précoce du lait.
Le diagnostic peut être fait dès la naissance par le dosage du galactose sanguin (élevé) et du glucose sanguin (abaissé) 1 h après la prise d’un biberon de lait. Mais il est mieux affirmé par la mise en évidence du déficit de la transférase des globules rouges: en effet, Kalckar a montré dès 1956 que l’enzyme des globules rouges est la même que l’enzyme hépatique déficiente. Sur une seule goutte de sang, on peut mettre en évidence la présence de la transférase dans une réaction couplée, après incubation avec les substrats et la coenzyme NADP de cette réaction; en lumière ultraviolette, la coenzyme NADP réduite en NADPH apparaît fluorescente si la transférase est normale.
Par les diverses méthodes décrites à propos de l’intolérance au fructose, Banroques et ses collaborateurs ont pu montrer que, dans les 10 cas testés de galactosémies par déficience d’activité transférasique, il existait un «matériel à réaction croisée »; mais celui-ci est d’abondance variable: près de 100 p. 100 dans 7 cas, il n’était que d’environ 30 p. 100 dans les 3 autres cas. De plus, ils ont montré que si le poids moléculaire des subunités de la transférase (qui est un dimère) est normal dans tous les cas testés de galactosémie, dans deux cas (variant «Rennes») la transférase était plus positivement chargée.
Ce polymorphisme génétique a été démontré aussi dans des cas n’entraînant pas de conséquences pathologiques. Le variant le mieux connu est le variant «Duarte» décrit par Beutler. Les sujets qui le possèdent ont une activité transférasique moitié de la normale (ce qui les a fait longtemps confondre avec les hétérozygotes, parents de galactosémiques). Par électrophorèse suivie de révélation spécifique de la transférase, Beutler a montré que celle-ci avait une migration anodique plus rapide que la normale (en milieu neutre ou alcalin).
L’électrofocalisation, suivie de coloration spécifique de l’enzyme montre bien cette migration anormale, en même temps qu’elle révèle la microhétérogénéité de l’enzyme (F. Schapira et coll.) (fig. 2).
D’autres variants (un variant est une forme moléculaire distincte quoique codée par le même gène) ont été décrits, «Los Angeles» en particulier: non seulement la transférase possède plus de charges négatives que l’enzyme normale (migration plus rapide vers l’anode) mais de plus son activité enzymatique est accrue.
Le déficit en galactokinase a été caractérisé: on n’en a décrit que quelques cas (Gitzelmann, 1965). Cette enzyme a été isolée du foie. Le signe principal en est la cataracte congénitale. Elle ne s’accompagne pas de troubles hépatiques, au contraire de la galactosémie par déficience en transférase, ce qui montre que dans ce dernier cas c’est l’accumulation du Gal-1-P qui cause ces troubles. Dans l’étiologie de la cataracte, on a incriminé l’accumulation de galactitol qui provient de la réduction du galactose.
Problèmes médicaux
Le diagnostic
L’aspect le plus connu de l’enzymologie pathologique est l’aspect diagnostique. L’augmentation d’activité de certaines enzymes sériques peut refléter une lyse tissulaire. Souvent elle oriente le clinicien sur l’origine d’un syndrome pathologique; parfois, elle lui apporte des renseignements irremplaçables.
L’infarctus du myocarde, maladie si répandue à notre époque, s’accompagne d’une élévation de l’activité dans le sérum de la transaminase glutamique oxaloacétique, de la lactico-déshydrogénase type cœur et surtout (Dreyfus et coll.) de la créatine kinase (isozyme MB); il est de nombreux cas où le diagnostic n’a été affirmé que par le dosage de ces enzymes.
À la phase préictérique d’une hépatite, c’est aussi l’enzymologie sérique qui pose le diagnostic. Alors que le sujet fatigué ne présente encore que des symptômes banals et peu évocateurs, une augmentation importante de la transaminase sérique d’origine hépatique (transaminase glutamique pyruvique) permet d’affirmer le diagnostic.
Enfin, la myopathie ne peut être que soupçonnée à la phase préclinique. Chez un jeune frère de malade, par exemple, apparemment indemne, mais génétiquement suspect, le dosage des transaminases, de la lactico-déshydrogénase, de l’aldolase, de la pyruvate kinase et surtout de la créatine kinase en montrant des augmentations considérables d’activité, affirme le diagnostic, tout au moins dans la forme la plus fréquente, celle de Duchenne. Le dosage de la créatine kinase sérique peut aussi être utilisé, avec une bonne approximation, comme test d’hétérozygotie pour savoir si une sœur de myopathe est porteuse du gène muté et sera donc transmettrice possible de la tare. On conçoit l’intérêt en génétique de ce dosage relativement simple.
La thérapeutique
Les recherches et le développement des techniques de génie génétique fournissent un grand espoir pour le traitement des maladies moléculaires dont font partie les enzymopathies. Certains traitements palliatifs continueront néanmoins à avoir leur place. Citons par exemple le traitement de substitution par injection de l’enzyme manquante soigneusement purifiée. Pour stabiliser l’enzyme, on peut l’enfermer dans des particules, les liposomes, qui sont absorbées préférentiellement par le foie. Des succès partiels ont été obtenus dans certaines maladies de surcharge.
La détection néo-natale de nombreuses enzymopathies est possible. En pratique, en France comme dans la plupart des pays, une seule est pratiquée systématiquement, à partir d’une goutte de sang prélevée chez tous les nouveau-nés: c’est la recherche de la phénylcétonurie (un cas sur 15 000 naissances) qui permet, par un régime pauvre en phénylalanine, d’empêcher l’apparition des troubles psychomoteurs caractéristiques de la maladie. D’autres déficits peuvent être détectés dans les premiers jours de la vie, soit dans les familles à risque (c’est-à-dire ayant eu un enfant atteint), soit d’après les signes cliniques. Là encore, un régime approprié enraiera les symptômes. Des exemples importants sont la galactosémie, l’intolérance au fructose, plusieurs aminoacidopathies.
La détection prénatale est possible pour un grand nombre d’enzymopathies, elle se fait exclusivement dans les familles à risque. À partir d’un prélèvement de liquide amniotique suivie de la culture des cellules amniotiques, il est possible de savoir si le fœtus est ou non atteint. On peut ainsi assurer à des parents que l’enfant qu’ils souhaitent avoir est indemne de la maladie déjà observée dans leur famille. Si l’enfant est atteint (un risque sur quatre) l’interruption de la grossesse sera pratiquée avec leur accord.
Parmi les espoirs que donne le génie génétique pour l’avenir: la technique des «sondes d’ADN» permet le repérage des gènes d’un certain nombre de maladies héréditaires et le dépistage des prédispositions aux maladies moléculaires.
Encyclopédie Universelle. 2012.