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BELGIQUE - Histoire
BELGIQUE - Histoire

Le 1er janvier 1989, une nouvelle réforme constitutionnelle entrait en vigueur en Belgique, mettant en place un État constitué de trois régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles) dotées de compétences politique, économique et culturelle, de moyens financiers non négligeables et d’un pouvoir législatif, fiscal et administratif. Le royaume de Belgique, créé en 1831, avec la connivence de Palmerston et de Talleyrand – un État unitaire avec Bruxelles comme unique centre de gravité, rêve de jacobins –, fut mis en échec par des fédéralistes, tant du nord que du sud du pays. L’histoire de la Belgique traditionnelle n’existe plus; la finalité de ce processus séculaire débouchant sur l’État de 1831 (selon Henri Pirenne) n’est plus valable comme hypothèse de travail.

L’étude qui suit se situe dans les limites géographiques actuelles de la Belgique et analyse l’histoire des diverses communautés situées le long de l’Escaut et de la Meuse, au sud du delta des grands fleuves (Rhin, Meuse, Escaut). De ce voisinage sont nés des liens, non seulement économiques mais aussi politiques. Les habitants de ces régions, qu’ils fussent Flamands, Brabançons ou Liégeois, tissaient le même drap, bâtissaient les mêmes églises, hôtels de ville et beffrois, étaient fiers de leurs privilèges, de leur contrat féodal avec le prince, et commerçaient avec les mêmes pays.

Vers l’an 1000, on les appelait «les gens du comte Baudouin» à Londres et «les gens de l’Empereur» à la douane de Cologne, au XVIe siècle les Fiamminghi (Flamands), comprenant tous les habitants des Pays-Bas (Wallons et Hollandais inclus).

Le nom actuel (Belgique, Belge) fut donné à un peuple celte (Belgae ) par Jules César. Après la conquête romaine, le nom fut oublié et pour le peuple et pour la région. Il ne réapparut qu’au XVIe siècle, époque de l’humanisme et de la Renaissance dans ces régions. Les lettrés, écrivant en latin, retrouvèrent l’appellation de César et décrivirent le Leo Belgicus , une carte géographique des dix-sept provinces de Charles Quint. Les humanistes furent frappés par le fait que toutes les seigneuries (Flandre, Brabant, Hainaut, Namurois, Luxembourg et Limbourg) affichaient un lion dans leur blason, symbole importé d’Orient pendant les croisades. Après le XVIe siècle, les termes de Belge et de Belgique disparurent de la langue française jusqu’à la fin du XVIIIe siècle lorsque, sous l’influence du classicisme, on redécouvrit les noms donnés par César.

Le pays qui naquit de la révolution brabançonne en 1789 fut appelé États-Belgiques-Unis, nom trompeur. Ce n’est qu’à la suite de la Révolution française que la principauté de Liège, demeurée indépendante depuis l’an 980, fut, en 1795, rattachée aux autres «Belgiques». Les Belges et les Liégeois s’étaient trouvés à Paris, après la destitution de Louis XVI, en «Comité révolutionnaire des Belges et des Liégeois unis». Il est donc vraisemblable que c’est grâce à la Révolution française que ce pays fut baptisé Belgique, mais le vocable «Brabant», désignant la principale région du pays, eût été plus indiqué, du moins dans l’esprit des habitants. Si les ducs de Bourgogne, les souverains de Habsbourg, le Consulat, le royaume de Guillaume Ier et l’État censitaire et jacobin de 1831 s’attachaient à unifier et unitariser le pays, ce phénomène fut toujours ressenti comme le «fait du prince». Ce prince pouvait s’appeler le chancelier Rolin, le cardinal Granvelle, l’archiduchesse Isabelle, le ministre Cobenzl, les Premiers ministres Rogier, Frère-Orban, Schollaert, de Broqueville, Jaspar, Van Acker ou Vanden Boeynants, le particularisme est toujours resté un trait de caractère profondément marqué dans ces régions belges.

Aussi fut-ce un réflexe de survie quand les fédéralistes flamands et wallons renversèrent la vapeur après un peu plus de cent cinquante ans d’un État contre nature. Toutefois, point de guerre de religion, point de guerre civile entre communautés, mais un processus de concertation démocratique, long, difficile, compliqué, même amer, mais pacifique, amena Flamands, Wallons et Bruxellois à construire un État fédéral sur le modèle de la Confédération helvétique, voire de la république fédérale d’Allemagne. En vue de la date mythique et médiatique de 1993, les Belgiques sont prêtes à entrer dans l’Europe des régions (J. Delors). Après deux mille ans d’histoire (Léon van der Essen), la tradition particulariste de prospérité économique, de sagesse politique, de prudence sociale et de l’essor artistique l’a emporté.

1. Des Romains aux Carolingiens

L’influence romaine

Les Belgae celtes, appartenant à la civilisation de La Tène, furent conquis par Jules César dans le cadre de la conquête de la Gaule, de la Rhénanie et de l’Angleterre (57-51 av. J.-C.). Sa victoire sur les Belgae fut contestée par deux chefs de la résistance, Ambiorix et Indutiomarus, qui se livraient à la guérilla. Rome toutefois finit par l’emporter et la Belgica devint une province de l’Empire romain. Après que l’empereur Claude eut brisé le pouvoir des druides et accordé le droit de cité aux membres de l’aristocratie, ceux-ci se mirent à collaborer avec les Romains. Les structures sociales restaient intactes. Les Romains firent progresser le commerce interrégional et les régions belges assurèrent l’intendance des légions sur la rive gauche du Rhin, dans des villes romaines comme Trèves, Cologne et Boulogne. Un réseau de voies romaines sillonnait les régions belges, dont Bavay fut le nœud principal. Le long de ces routes se développaient des centres comme Tongres, Tournai et Arlon. Les grands propriétaires fonciers, romains ou romanisés habitaient des villae qui furent très nombreuses en Hesbaye et dans l’Entre-Sambre-et-Meuse. À l’intersection des routes et des fleuves se formaient des bourgades (vici ) où commerçants et artisans échangeaient leurs marchandises et leurs produits. Bien que ces contrées fussent très éloignées de Rome, il existait un commerce important entre celles-ci et l’Italie. Outre l’agriculture, il y avait des industries du fer et du bronze, du textile et de la poterie. Les monuments funéraires ornés de bas-reliefs polychromes témoignent de la qualité de la vie liée à la Pax Romana .

Des tribus germaniques, qui semèrent le désordre sur le Rhin et ébranlèrent l’Empire, les Francs Saliens, s’infiltrèrent et envahirent les deltas de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin. De là, ils atteignirent la Toxandrie (Brabant septentrional) à partir de 358 après J.-C. Ils reçurent le statut de foederati (fédérés) de Rome.

Les Mérovingiens

Dans la nuit de la Saint-Sylvestre (406-407), Vandales, Suèves et Alains firent irruption sur le Rhin et le Danube et chassèrent les légions romaines. Les Francs Saliens défendirent leur territoire contre ces «barbares», mais ils en profitèrent pour remplir le vide laissé par les Romains. Ils s’emparèrent de Tournai, en firent leur capitale, et sous Clovis ils commencèrent, à partir de 481, la deuxième conquête de la Gaule, cette fois par le nord. Deux faits historiques remontent à cette période des Mérovingiens: d’une part la division entre l’Austrasie et la Neustrie (depuis 639), la frontière (nord-sud) traversait le territoire de la Belgique actuelle et, d’autre part, la naissance du clivage entre les dialectes romans et thiois (ligne ouest-est). À partir du VIe siècle, on constate une vague de dégermanisation au nord de la Canche. En outre, l’évangélisation se faisait à partir de la Gaule, la création de sièges épiscopaux à Tournai, Arras et Cambrai jouant un rôle important dans ce processus d’évangélisation. La ligne de séparation entre les dialectes germaniques et romans se fixa définitivement vers le XVIe siècle et partage toujours la Belgique actuelle. Au cours des VIe et VIIe siècles se produisit la conversion des grands propriétaires fonciers et la fondation de nombreuses abbayes, points de départ et relais des activités missionnaires. La société mérovingienne se divisait en trois classes: les hommes libres, les affranchis et les esclaves. L’agriculture dominait l’économie; le commerce et l’industrie n’y tenaient qu’une place discrète. Peu à peu se développa une agriculture de marché, et les surplus furent vendus ou troqués (la monnaie se faisait rare) contre des biens venant souvent de loin. Les villes implantées le long des routes romaines, Tongres, Cassel et Bavay, durent céder le pas à des villes fluviales comme Maëstricht, Tournai et Cambrai, sur les rives de l’Escaut et de la Meuse. Dans la région mosane, les castra romains attiraient les populations. Éloignés de 30 kilomètres les uns des autres, ils devaient leur essor aux mouvements commerciaux. Grâce aux mines de fer, on y trouvait maintes forges et ateliers de batteurs de cuivre, et si l’artisanat n’avait plus l’opulence de la période romaine, la technique du cloisonné existait déjà.

Les Carolingiens

La nouvelle dynastie des Pippinides de Herstal (au nord de Liège) consolida son pouvoir sur les derniers Mérovingiens dès le VIIIe siècle. Les régions belges se trouvaient au centre de cette Austrasie pippinide. Charlemagne figure toujours dans les légendes de ces régions. Pépin III le Bref et Charlemagne rétablirent un certain ordre politique, social et culturel dans leurs terres qui, sous Charlemagne, s’étendaient de la Frise à Rome et de Brest à l’Autriche. Dans cet immense territoire, l’empereur fut représenté par ses comtes qui, aussi longtemps que le pouvoir central resta fort, ne furent que des fonctionnaires. Les moines précédèrent les troupes des Carolingiens, afin de convertir les «maudits» Saxons, Frisons et autres qui ne voulaient pas abjurer leur idôlatrie. Aussi l’Église romaine (évêques et abbés) tira grand profit des conquêtes du pouvoir central. Les propriétaires fonciers pratiquaient le système de l’Eigenkirche (paroisse domaniale). Mais le pouvoir central leur imposa une organisation paroissiale et décanale plus homogène et dépendant d’un évêque nommé par l’empereur.

Après la mort de Louis le Pieux, ses fils se partagèrent l’immense royaume selon les coutumes franques. Divers traités, tels ceux de Verdun (843), de Meerssen (870) et de Ribémont (880), sont essentiels pour les régions belges. Ces contrées furent divisées de part et d’autre de l’Escaut entre la Francie orientale (le futur Saint-Empire) et la Francie occidentale (le futur royaume de France). Ce découpage territorial tenait compte des comtés, des abbayes laïques, des domaines royaux (fisci ) et... des vignobles. Les régions belges à l’est de l’Escaut faisaient partie de la Basse-Lotharingie. La léthargie et le désordre post-caroligniens furent ébranlés par les invasions des Vikings. Ces guerriers recherchaient les trésors que recélaient les abbayes. Avec leurs drakkars d’un très faible tirant d’eau, propulsés par des rames et des voiles, ils remontaient facilement les fleuves comme l’Yser, l’Escaut, la Lys et la Meuse et pillaient les nombreuses abbayes. Une fois leur œuvre accomplie, les Vikings repartaient sur leurs bateaux et disparaissaient dans les brumes du Nord. Les Francs, trop peu mobiles, n’avaient que leur cavalerie lourde à opposer aux bateaux. Toutefois, les rois firent construire des castra (châteaux) aux points névralgiques le long des côtes (Bruges, Furnes, en aval de Saint-Omer, Arras). Les Vikings se sentaient tellement sûrs d’eux qu’ils érigèrent des camps pour hiberner. Ce fut là leur erreur, car les Francs purent les attaquer plus aisément. Ainsi Baudouin II de Flandre défendit avec succès sa demeure fortifiée à Bruges. Le 31 août 891, les Vikings danois furent battus à Louvain par Arnulf de Carinthie; ils disparurent pour de bon des régions belges.

Avec eux disparut également le pouvoir central des successeurs des Carolingiens. Ceux-ci avaient, sans penser à mal, confié, dans le Nord, de vastes territoires à certaines tribus vikings, à charge pour elles de les défendre contre leurs frères de race. Voyant cela, la population plaça tous ses espoirs dans l’aristocratie locale. Le lien ainsi noué fraya la voie au futur système féodal. Dans tout ce bouleversement, le clergé perdit une part considérable de ses biens immobiliers. Aussi entreprit-il de remplir ses coffres avec les moyens dont il disposait: le culte des reliques, qui fut systématiquement développé, et la production massive de textes hagiographiques.

2. Les cités médiévales

Les domaines royaux

Une fois les Vikings hors d’état de nuire, la société se mit à revivre. Dès avant l’an 1000 apparurent les signes de l’expansion démographique qui devait durer jusqu’en 1350. Dans les régions belges, ce phénomène se manifesta par l’augmentation du nombre de hameaux autour des villages et autour des dépendances des monastères, par l’extension des enceintes fortifiées et par la présence d’églises toujours plus nombreuses dans les villes. Le commerce se développa également. Le «rôle d’emplacements» sur le marché de Londres vers l’an 1000 mentionnait les marchands venus de Flandre comme «des gens de Baudouin» (comte de Flandre) et ceux de la vallée de la Meuse, du Brabant, comme des «gens de l’Empire». Ces commerçants vendaient le surplus des produits fabriqués dans leur région d’origine: draps de Flandre et dinanderie de la Meuse, une constante qui durera mille ans. Leurs activités s’étendaient sur terre et sur mer jusqu’en Pologne et jusqu’à Kiev. Les comtes et princes-évêques locaux ne faisaient qu’encourager ce commerce.

Aux confins du royaume de Francie occidentale et du Saint-Empire se développèrent, à partir des IXe, Xe et XIe siècles, des entités politiques indépendantes qui, sous l’influence des forces centrifuges et malgré les liens féodaux, avaient acquis un pouvoir de fait et menaient leur propre politique internationale et économique. De la monarchie française dépendait le comté de Flandre, du Saint-Empire, des comtés de Hainaut, de Namur et de Luxembourg, les duchés de Brabant et de Limbourg. À Liège, l’évêque Notger fut investi en 980 par l’empereur Otton II du pouvoir temporel. La principauté de Liège sut conserver son indépendance pendant plus de mille ans, jusqu’à la Révolution française (1795).

Les comtes de Flandre réunirent sous leur autorité de nombreux territoires pour en faire un État féodal unique, qui, au cours des siècles, usa de sa force militaire pour s’étendre. Cet essor atteignit son apogée sous Philippe d’Alsace (1168-1191). La Flandre royale était maîtresse de très vastes domaines à l’ouest de l’Escaut; elle s’étendait jusqu’à la Canche avec comme villes principales Arras, Aire, Saint-Omer, Lille, Douai, Orchies, Gand, Bruges et Ypres. À l’est de l’Escaut, la Flandre «impériale» comprenait notamment le pays d’Alost, les seigneuries de Termonde et de Bornhem. Les comtes de Flandre étendirent d’abord leur territoire vers le sud jusqu’à ce qu’ils rencontrent leurs pairs de Normandie. Puis ils déferlèrent sur la rive droite de l’Escaut et contraignirent le Saint-Empire à les accepter comme vassaux. Ce furent surtout les rois de France qui dans leur politique de centralisation du pouvoir misèrent sur ces fiefs mouvants du royaume. Alors que Philippe II Auguste réussit en 1214 à briser le pouvoir comtal de Flandre, mais laissa en place l’administration locale, Philippe IV le Bel voulut simplement annexer la Flandre à la France. La population, sous l’égide de ses comtes, Guy de Dampierre et Robert de Béthune, se révolta et la France perdit l’âpre bataille des Éperons d’or (1302). Pendant la guerre de Cent Ans, la bourgeoisie commerçante de Flandre (Jacques d’Artevelde) réussit à rester neutre afin de préserver l’industrie du drap flamand, dépendante de la laine anglaise. Dans le domaine socio-économique, l’opposition de classe entre patrons et ouvriers s’intensifia au moment même où les métiers luttaient avec succès pour obtenir une plus large part du pouvoir, mais où la conjoncture économique se détériorait (vers 1320). Le dernier comte de Flandre, Louis de Male, avait donné sa fille Marguerite en mariage au Valois Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, qui lui succéda en 1384. On aurait pu craindre que la Flandre passât définitivement sous la domination française. Ce fut le contraire: la Flandre devint le noyau des Pays-Bas bourguignons qui, au siècle suivant, allaient se dresser contre la France.

Les terres d’Empire

En Basse-Lotharingie, une évolution semblable se produisit mais avec un certain retard par rapport à la Flandre, dû à la situation économique et démographique. Les comtes de Hainaut furent tantôt les rivaux tantôt les alliés des comtes de Flandre. Avec la dynastie des Avesnes, ennemis jurés des Dampierre, le Hainaut pratiqua une politique de mariages avec les Wittelsbach de Bavière qui régnèrent en Hollande et en Zélande. Les comtés de Namur et de Luxembourg (futur duché de Luxembourg), qui comptaient peu de villes et beaucoup de forêts, jouèrent un moins grand rôle dans l’histoire des régions belges. Le second en importance après la Flandre fut le duché de Brabant qui s’était formé sous les comtes de Louvain et qui, à partir du XIIIe siècle, s’étendait de Nivelles au sud, en passant par Anvers, jusqu’à Bois-le-Duc au nord. Les ducs brabançons se fixèrent pour objectif de contrôler la grande artère commerciale de Bruges à Cologne qui passait par leurs terres. Pour la contrôler tout entière, ils prenaient le risque de conflits avec Liège, Gueldre et l’archevêque de Cologne. En 1288, le duc de Brabant Jean Ier et ses alliés gagnèrent la bataille de Woeringen, près de Cologne. Les bourgeois de Cologne combattirent alors du côté brabançon. Le duc Jean succéda au duc de Limbourg, acquit la souveraineté sur Maestricht et remporta des succès avec son Ostpolitik . Cette politique brabançonne correspondait parfaitement aux intérêts commerciaux de la population des villes. Le duc Jean III maintint l’équilibre entre le pouvoir ducal et la puissance des villes. Il put renforcer son appareil politique tout en recevant une aide matérielle de celles-ci. Le duc paya cette assistance de nombreux privilèges, tels que l’«Entrée joyeuse du Brabant» (1356). Cette dernière élimina l’arbitraire et l’absolutisme du pouvoir central et attacha la population à la dynastie. Ces relations passèrent du plan personnel au plan territorial et se transformèrent, au XIVe siècle, en une conscience nationale brabançonne. Au début du XVe siècle, le Brabant entrait dans l’orbite bourguignonne par le truchement de testaments savamment élaborés par Philippe le Hardi.

Outre la Flandre et le Brabant, où existait une conscience nationale, la principauté de Liège pouvait se targuer de disposer d’un hymne national dès le Xe siècle, la Magna Vox Laude (mélodie de l’office de Saint-Lambert), qui le resta jusqu’au moment où elle fut remplacée par La Marseillaise , quelque mille ans plus tard. La principauté consistait en une mosaïque de cités, d’abbayes, de seigneuries et de châtellenies. Les évêques furent élus par le chapitre de Saint-Lambert à Liège parmi les membres de la haute noblesse. Plus tôt qu’ailleurs dans les régions belges, la bourgeoisie entra dans le Conseil des jurés. Les luttes sociales furent âpres à Liège aux XIIe et XIIIe siècles. La Paix de Fexhe (1316) introduisit un esprit démocratique dans l’administration de la ville et de la principauté. Le Sens du pays était dorénavant une assemblée où la noblesse, le clergé et la bourgeoisie se retrouvaient comme trois états. La mission première de cette assemblée était d’interpréter le droit coutumier et, le cas échéant, d’amender des lois. La principauté se replia sur elle-même, forma une vraie patria et cet esprit particulariste, qui allait se maintenir et même se renforcer sous les Bourguignons et les Habsbourg, n’a pas entièrement disparu aujourd’hui. Les Liégeois n’avaient pas grand-chose de commun avec le Saint-Empire. L’Allemagne leur était devenue terre étrangère; on y parlait une autre langue. Le prestige de la couronne de France au XIIIe siècle et les fastes de la cour d’Avignon ouvrirent Liège aux influences venues du Sud d’où rayonnait la culture depuis le XIIe siècle.

3. La vitalité économique

Pour que ces sociétés pussent s’épanouir politiquement, il fallait qu’il y eut des changements profonds d’abord dans la société rurale. À partir de 950, la poussée démographique entraîna le morcellement de la propriété foncière. Les grands domaines créèrent de nouvelles tenures et les réserves domaniales se divisèrent en exploitations. De ce fait, les corvées furent souvent remplacées par des paiements en espèces (bail) et en nature. En outre, le défrichement de terres nouvelles consistait à mettre en valeur des jachères appartenant aux communautés villageoises, des marécages, et à y implanter des colons. Ceux-ci recevaient des avantages extraordinaires pour l’époque: affranchissement, suppression des corvées, etc. L’élevage et les cultures spécialisées y prenaient une plus grande place. L’assolement triennal et le remplacement du bœuf par le cheval furent généralisés. Ces défrichements entraînèrent l’affranchissement de nombreux serfs, surtout en Flandre et au Brabant. Ailleurs en Europe, la fin du Moyen Âge se caractérisa par la stagnation de l’agriculture, mais dans les régions belges l’approvisionnement des villes (à quelque 25 km de distance l’une de l’autre) poussait à la spécialisation, à l’introduction de nouvelles cultures (production laitière, houblon, lin, vigne, plantes tinctoriales, raves). Les villes fournirent à l’agriculture un fumier supplémentaire. À plus d’un titre, l’agriculture médiévale de la Flandre et du Brabant était la plus évoluée d’Europe.

L’essor du commerce prit une orientation tout à fait remarquable au cours des XIIe et XIIIe siècles. Pour des raisons de sécurité, les marchands itinérants s’organisaient en corporation dans leur ville. Les associations regroupant les marchands de plusieurs villes en vue du commerce avec l’étranger s’appelaient «hanses»: hanse flamande de Londres, hanse de Saint-Omer. La Gascogne attirait les Flamands par ses vignobles, ainsi que la baie de Bourgneuf par son sel. Bruges et Damme détenaient le monopole des marchés du vin et du sel pour le nord de l’Europe. Les marchands se rendaient plusieurs fois par an aux foires de Champagne (XIIIe s.) où se nouaient les contacts avec les Italiens. Le marché français fut dominé par la hanse des Dix-Sept Villes. Les Gantois s’orientèrent vers le Rhin, le nord de l’Allemagne et la mer Baltique. Le drap flamand restait la principale marchandise. Vers 1200, Bruges, avec le Zwin et Damme, était le point de rencontre entre le nord et le sud de l’Europe occidentale. Allemands, Anglais, Italiens et Flamands y échangeaient des biens de toutes sortes. Dès le XIIe siècle, les Italiens firent de Bruges le quartier général de leur commerce septentrional. Dès le XIIIe siècle, ils l’atteignirent par mer. Des bateaux génois arrivèrent pour la première fois à Bruges en 1277, bientôt suivis par d’autres Italiens et par des Catalans. Les Brugeois apprirent des Italiens les finesses du métier de banquier que ceux-ci exerçaient pour le Saint-Siège et pour des ordres religieux comme les templiers, les cisterciens.

Aux Xe et XIe siècles, les tisserands flamands acquirent une incontestable supériorité technologique grâce à l’adaptation du métier large, utilisé par deux hommes. De riches marchands prirent en main le financement, la production et la vente de ces produits. La division du travail du drap ne comptait pas moins d’une trentaine d’opérations. Femmes et enfants faisaient le travail préparatoire, un maître avec quelques compagnons tissaient pour le compte d’un gros marchand (début du capitalisme commercial), puis, après le XIIIe siècle, souvent pour leur propre compte. Ypres comptait à cette époque 20 000 habitants. Plus de 10 000 d’entre eux produisaient quelque 90 000 pièces de drap par an! Le Brabant suivit la Flandre avec un siècle de retard. Les salaires y étaient plus bas et les produits plus diversifiés et moins chers. En outre se développa dès le XIIIe siècle une industrie rurale du drap; pendant l’hiver, les paysans fabriquaient des produits moins finis, mais également exportables. Ils n’étaient pas liés par le système rigide des corporations urbaines. Les grandes villes, Gand, Bruges et Ypres, irritées par cette concurrence «déloyale», allaient souvent jusqu’à la combattre par les armes, mais en vain, parce que le comte de Flandre protégeait «les petites gens»; en outre, les marchés internationaux comme Londres concurrençaient fortement le drap flamand devenu trop cher.

Dès avant l’an 1000, on avait compris à quel point le fer pouvait contribuer à améliorer le rendement de l’agriculture. Toutefois, jusqu’au XIIIe siècle le pays de Liège, connaissant l’extraction du charbon et du minerai de fer, mais ne sachant pas encore s’en servir, employait le charbon de bois dont les forêts ardennaises fournissaient la matière première. Dès le XIIIe siècle, on introduisit des pilons destinés à broyer le minerai et des soufflets pour attiser le feu, chassant ainsi l’excès de gaz; ces deux instruments étaient actionnés par la force hydraulique. Avec les hauts-fourneaux du XIVe siècle, la sidérurgie prit un essor extraordinaire: armement (bombardes, cuirasses), clous et autres objets domestiques.

Les autorités comtale et ducale suivaient de très près les changements économiques et sociaux. Elles créèrent des «villes» (en Flandre), et octroyèrent des privilèges aux foires annuelles, participèrent aux grands travaux d’endiguement, de défrichement et s’employaient par la diplomatie à protéger leurs sujets à l’étranger, pour autant qu’ils n’étaient pas occupés par leur politique matrimoniale, des guerres dynastiques ou les croisades, auxquels ils se consacraient généreusement. Le comte de Flandre Philippe d’Alsace, un croisé attiré par le Proche-Orient, avait réussi à doter son comté d’une administration efficace, d’une justice indépendante et des infrastructures portuaires et urbaines nécessaires au développement de ses terres. Ami de Henri II Plantagenêt d’Angleterre, il fut le tuteur du jeune Philippe II Auguste de France.

L’extension des villes flamandes et brabançonnes fut considérable. Entre le XIe et le XIVe siècle, Gand passa de 80 à 644 hectares, Bruges de 70 à 430 hectares et Louvain de 60 à 410 hectares. Gand, la plus grande ville des Pays-Bas, comptait 60 000 habitants à la fin du XIVe siècle. C’était, après Paris avec 100 000 habitants, la plus grande ville au nord des Alpes. Les régions belges étaient des régions pilotes de l’Europe; même après les ravages de la peste noire, la densité de la population s’y maintint approximativement, tandis qu’ailleurs en Europe occidentale elle diminua au moins d’un tiers.

4. Ducs de Bourgogne et princes de Habsbourg

Le cadre institutionnel

Il est de tradition de considérer l’arrivée au pouvoir des ducs de Bourgogne en Flandre (1385), puis dans les autres régions belges, ainsi que la période de leurs successeurs les Habsbourg, comme des apogées de l’histoire de la Belgique. Certes, au point de vue institutionnel, dynastique, la centralisation d’en haut, l’union personnelle de diverses régions sous les Bourguignons, le caractère monarchique du système ont contribué à l’idée d’un sentiment national. Mais, sur le plan économique et artistique, la période de 1385 à 1585 ne fait preuve d’aucune continuité. Le gothique tardif se maintint longtemps aux Pays-Bas, et la Renaissance se situa vers 1520. Dès 1450, le développement du capitalisme commercial s’accéléra, marquant profondément la société de ce temps avec le déclin de Bruges et l’essor d’Anvers. Cette transformation, sans l’intervention du pouvoir central, fut pour beaucoup dramatique, notamment dans les villes de Flandre. À la mort du comte de Flandre Louis de Male (1384), sa fille Marguerite et son gendre Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, lui succédèrent. Marguerite était une riche héritière: Flandre, Malines, Artois, Franche-Comté. Philippe le Hardi fut un diplomate habile qui tissa des liens matrimoniaux entre sa famille et les Wittelsbach qui gouvernaient le Hainaut, la Hollande et la Zélande et réussit à acquérir pour sa maison la succession brabançonne. Ce fut son petit-fils, Philippe le Bon, qui en récolta les bénéfices; grand-duc d’Occident, il devint prince de Hainaut, Hollande et Zélande (1428), de Namur (1429), de Brabant (1430), de Luxembourg (1444). Les principautés de Liège, d’Utrecht et de Cambrai furent pourvues d’évêques qui lui étaient favorables. Tout ce remaniement n’impressionnait pas la masse de la population. Les riches bourgeois cherchèrent à imiter les fastes de la cour. Les ducs de Bourgogne instaurèrent aussi progressivement des institutions centrales dans les provinces, tout en conservant les institutions locales. L’administration centrale atteignit sous Charles le Téméraire une première apogée. Mais sa mort devant Nancy (1477) remit tout en question, et sa fille Marie de Bourgogne dut consentir de grands privilèges à toutes les provinces. Toutefois, la tendance à la centralisation fut reprise par l’époux de Marie de Bourgogne, Maximilien Ier de Habsbourg, par son fils Philippe le Beau et par Charles Quint, jusqu’à ce que celui-ci concrétisa en 1548 l’union des dix-sept provinces dans le cercle de Bourgogne, largement indépendant du Saint-Empire. Charles Quint dota les provinces de conseils (Conseil d’État, Conseil privé et Conseil des finances), dans lesquels siégeaient, outre des juristes, la noblesse «nationale», qui se considérait comme représentant et défendant le peuple auprès du prince. Philippe le Bon avait instauré les états généraux (1464) pour ses «pays de par-deçà»; cette institution débattait de politique générale et accordait les aides nécessaires pour les guerres. Sous Philippe le Bon, les finances de l’État furent en équilibre; comme le disaient les adages: «Le prince doit vivre du sien», et «que notre gracieux seigneur entretienne son État sur son propre domaine». Ce domaine du prince était soigneusement géré, aussi bien pour ce qui est de l’affermage des terres arables, des prairies et des bois que des taxes et autres impositions seigneuriales. Tout cela présentait de grands avantages: le souverain était moins tributaire des États régionaux. Les baillis des domaines, étant fonctionnaires ducaux, jouèrent le rôle de banquiers du souverain, épargnant à celui-ci d’avoir à verser des intérêts élevés aux Lombards.

Les conditions matérielles

La chute de Constantinople (1453), la découverte du Nouveau Monde (1492), de l’Afrique occidentale, de l’Inde, la formation d’un empire-monde des Habsbourg (Saint-Empire, Pays-Bas, Espagne, Italie, Nouveau Monde) bouleversèrent le paysage de l’Europe occidentale. Le fait que les Pays-Bas méridionaux aient su profiter davantage des innovations financières et économiques et jouer un rôle prépondérant dans le nouveau commerce tint à des facteurs exogènes et endogènes. L’ensablement du Zwin interdit à Bruges l’accès à la mer. Les grandes villes flamandes de Bruges, Gand et Ypres furent durement touchées par la crise de la draperie traditionnelle. Elles se spécialisèrent dans les industries de luxe, mais le prolétariat subit les contraintes dues au corporatisme conservateur des métiers. La concurrence du drap anglais, le changement de la mode (adoption de sous-vêtements rendant inutile le port du drap trop chaud), les nouvelles draperies légères des petites villes et de la campagne mirent les grandes villes flamandes à l’écart du nouvel essor de l’économie européenne. À la fin du XVe siècle et au XVIe siècle, ces villes furent agitées de violents soulèvements contre le prince, qui n’étaient en réalité que les derniers sursauts d’une société usée, gâtée par des privilèges qui contrecarraient aussi bien le pouvoir central que le courant novateur du capitalisme commercial. Les métiers de Bruges allèrent jusqu’à garder prisonnier Maximilien Ier de Habsbourg (1488). Du coup, la cour se réfugia à Malines et Maximilien favorisa à dessein Anvers, politique qui fut suivie par ses successeurs.

Anvers était une ville de quelque 20 000 habitants à l’aube du XVIe siècle. Le port fut desservi par un nouveau bras de l’Escaut, la Honte ou Escaut occidental, formé au XVe siècle et qui permettait à des bâtiments de fort tirant d’eau d’arriver jusqu’à la rade. L’infrastructure locale avec les foires annuelles de Bergen op Zoom et d’Anvers, la densité d’une population instruite, la stabilité politique sous Philippe le Beau étaient des atouts. Les Tudor anglais avaient fait d’Anvers l’entrepôt de leur industrie drapière. Vers 1500, les Portugais firent d’Anvers le centre de leur commerce d’épices pour le nord-ouest de l’Europe. Sucre de canne, or et épices devinrent des produits essentiels. À Anvers, les Portugais trouvaient les Hollandais qui s’étaient rendus maîtres du commerce maritime en mer Baltique, sous le nez des hanséates de Lübeck. Puis il y avait le marché intérieur des Dix-Sept Provinces animé par les jeunes princes de Habsbourg et leurs conseillers nationaux. Il y avait aussi l’offre très large de bronzes, cuivres et dinanderie de Malines et de Dinant. Ces produits furent expédiés en Afrique occidentale. Puis, grâce aux bonnes relations avec le Saint-Empire, toute l’industrie du laiton, du cuivre et du fer de Nuremberg et de la futaine de l’Allemagne du Sud, les produits et le savoir-faire des Italiens convergèrent vers Anvers, par voie de terre, en évitant les péages rhénans de Cologne et en empruntant les routes du Limbourg et du Brabant.

Très tôt, les banquiers lyonnais et catalans prirent une part active au commerce de la nouvelle métropole. La région anversoise disposait d’une infrastructure industrielle spécialisée dans la fabrication de produits de luxe. On s’emparait de tout ce que l’étranger pouvait fournir, on le transformait et on l’exportait. Arts et métiers se taillaient la part du lion dans ces exportations: tapisseries, mobilier, instruments de musique, retables, toiles, broderies étaient expédiés aussi bien en Scandinavie qu’en Espagne. L’industrie rurale traditionnelle bénéficiait largement de cette expansion. Toutefois l’agriculture demeurait la source principale du produit national brut. Les rendements agricoles s’accroissaient grâce à la mise en œuvre de nouvelles techniques culturales, à l’emploi de nouveaux outils (notamment la sape et la faux), à la suppression des jachères et à la pratique des cultures dérobées. On achetait à bon compte le blé balte et on se spécialisait dans la production de produits laitiers – beurre, fromage –, de viande, de bière ainsi que de poisson, denrées pour lesquelles existait une demande dans les villes par suite de la hausse du revenu réel. Le commerce intérieur des autres provinces s’accroissait également: les clous et les armes liégeoises, le charbon hennuyer et liégeois s’exportaient en Flandre et au Brabant. Leurs textiles bruts inondaient l’Europe.

Anvers et le commerce mondial

Les marchands et banquiers de l’Allemagne méridionale, les Fugger et les Welser, avaient choisi Anvers comme base d’opération. Le marché financier anversois devint rapidement le centre directeur du crédit à court terme consenti aux autorités et le point d’arrivée des transferts d’argent et des virements effectués d’Espagne vers le nord, dans le cadre de la politique mondiale des Habsbourg. Le financement du commerce mondial s’effectuait par lettres de change au porteur. À ces lettres de change s’appliquait le principe d’assignation, si bien qu’elles passaient de main en main. L’introduction de l’endossement remontait aux environs de 1500. Tant pour le commerce interrégional que pour les transactions internationales, les bureaux de change d’Anvers, de Lille, d’Amsterdam et de Middelburg étaient très appréciés. La circulation de ces lettres de change furent à l’origine du succès du billet de banque dans l’Angleterre et l’Écosse du XVIIe siècle. C’est également sur le marché financier d’Anvers que naquit l’escompte moderne. Il en fut de même pour l’assurance maritime moderne et le marché à terme. L’ouverture de la Bourse en 1531 explique pour une bonne part ce progrès des techniques financières. Un bâtiment et une organisation spécifiques uniques centralisaient toutes les transactions qu’entraînait le commerce international. Cette avancée des techniques commerciales et financières à Anvers constitua un facteur déterminant dans l’essor du capitalisme commercial européen entre 1450 et 1750.

Comparativement au reste de l’Europe occidentale, le degré d’urbanisation des Pays-Bas du Sud était relativement élevé. En Brabant, la population urbaine passa de 39 p. 100 en 1480 à 41 p. 100 en 1526 pour atteindre 47 p. 100 en 1565. Dans ces villes, y compris à Anvers, les travailleurs de l’industrie constituaient la grande masse. Artisans, commerçants (la haute bourgeoisie), industriels et riches côtoyaient cette main-d’œuvre, parfois scolarisée (petite bourgeoisie), le plus souvent inculte (prolétaires). À la campagne habitaient propriétaires terriens, petits fermiers, ouvriers agricoles et artisans ruraux. L’expansion économique ne profitait pas à tous. Les salaires augmentaient moins vite que les prix; cette inflation appauvrissait les pauvres et enrichissait les riches. Vers 1555, plus de 60 p. 100 de la population ouvrière disposaient à peine du minimum vital; 25 p. 100 appartenaient à la bourgeoisie moyenne et 12 p. 100 pouvaient se dire riches ou très riches. En 1524, Luis Vivès publia à Bruges son traité De subventione pauperum , où il proposait un nouveau système d’assistance aux pauvres. Par décret de l’empereur Charles Quint, chaque ville fut dotée d’une Bourse commune (1531), mais cette institution n’était pas toujours réellement efficace.

Une galerie de princes

De fortes personnalités présidèrent aux destinées des régions de la Belgique actuelle au cours des XVe et XVIe siècles.

Après le fondateur Philippe le Hardi vint Jean sans Peur, obnubilé surtout par la France et Paris. Son assassinat par les Armagnacs déchaîna la haine de son fils Philippe le Bon contre la France. Mais la signature du traité d’Arras (1435) qui lui attribuait de vastes territoires français l’apaisa. Il resta neutre pendant la guerre de Cent Ans et s’employa avec persévérance à édifier ses «pays par-deçà», laissant un vide entre les Pays-Bas et les «pays par-delà» (Bourgogne, Franche-Comté, Nevers, Réthel). Son fils Charles le Téméraire voulait un vrai royaume de Lotharingie et essaya de combler le vide entre ses deux pays en combattant la Lorraine et les Suisses. Il échoua lamentablement par son entêtement (1477). Sa fille Marie de Bourgogne et surtout son gendre Maximilien Ier ont quelque peu restauré la situation du «temps du bon duc Philippe». Le jeune Philippe le Beau eut un règne court mais fructueux sur les régions belges. Son mariage avec Jeanne de Castille se révéla plus tard beaucoup plus important que prévu. Les couronnes de Castille et d’Aragon échurent à son fils Charles Quint, qui s’empara aussi de la couronne du Saint-Empire, tout en restant le souverain des Dix-Sept Provinces. La lignée des Valois-Bourgogne-Habsbourg était encore imprégnée de l’idéal médiéval de la chevalerie féodale. Mais leurs sujets ne l’étaient plus. S’ils restaient campés dans leurs régionalismes, ils savaient fort bien que leur bonheur ne dépendait pas de l’histoire d’Espagne, ni des guerres d’Italie ou avec la France, mais de l’exercice plein et entier de leur commerce, de leur industrie et du développement de leurs innovations. Seuls certains intellectuels, les juristes et autres clercs rêvaient avec leurs princes de grands desseins: dimension-monde, découverte et exploitation du Nouveau Monde, domination d’Italie, empire-monde. Tout ce que voulaient les Anversois, ces bourgeois instruits et tolérants, c’était le commerce-monde, avec les privilèges et coutumes ayant trait à leur vie privée, leur religion, leurs libertés.

Cet esprit humaniste érasmien, avare de nouveautés artistiques, se retrouve dans l’art de Quentin Metsys qui, après les primitifs flamands, ouvrait son pays à l’Italie et à la Renaissance, dans la musique de Josquin des Prés, où rayonnait le parfait équilibre entre forme et contenu. Pieter Bruegel l’Ancien fut le dernier témoin de cette société où les hommes étaient conscients des inégalités et où ils essayaient de contrôler le monde et avec un peu de chance de le changer.

Détonnant sur ce jeu subtil d’équilibre entre le prince et ses sujets, la grande révolte de la ville de Gand eut lieu en 1539-1540. Ce fut le dernier sursaut des privilégiés médiévaux. «Considéré le mauvais temps, petite négociation et gagnage et les précédentes aides encore courantes», les Gantois refusèrent l’aide demandée pour la guerre contre la France. Charles Quint vint personnellement d’Espagne pour châtier sa ville natale. Les mesures punitives, soigneusement mises au point par le juriste flamand Louis van Schore, furent promulguées dans la Concessio Carolina : cette ordonnance réduisit à jamais la puissance politique de la plus grande ville de Flandre. Le centre du pays, le duché de Brabant et surtout Anvers (qui comptait alors 100 000 habitants) se désolidarisèrent des Gantois. Pendant les fréquentes absences de Charles Quint, le pouvoir central fut exercé par deux femmes d’une envergure peu commune: Marguerite d’Autriche (1507-1515; 1517-1530) et Marie de Hongrie (1530-1555), respectivement tante et sœur de Charles Quint. Elles mirent en œuvre deux directives données par ce dernier: la politique dynastique des Habsbourg d’une part, le bien-être de leurs sujets de l’autre. C’est grâce à elles que les Dix-Sept Provinces échappèrent aux horreurs des guerres d’Italie ou aux luttes entre Habsbourg et Valois.

5. Le soulèvement contre Philippe II

Charles Quint abdiqua à Bruxelles en 1555, laissant les Dix-Sept Provinces à son fils Philippe II. Éduqué en Espagne, ce dernier ne parlait aucune des langues nationales et ne comprenait ni l’esprit tolérant ni l’aversion pour l’absolutisme de ses sujets. Profondément catholique, Philippe II se posait en champion du concile de Trente, du centralisme à outrance et de la persécution des protestants. Son arrivée au pouvoir se traduisit dans les Dix-Sept Provinces par la création de nouveaux évêchés, par un recul de l’influence des nobles dans les conseils et par l’application stricte des célèbres placards de 1550. Bien que plus rationnel pour l’Église romaine, ce redécoupage diocésain fut très mal accueilli par les grandes abbayes à qui l’on imposa de doter les nouveaux évêchés de terres et de revenus. Le clergé était donc divisé. Les nobles, furieux d’avoir été réduits à l’impuissance, parvinrent en 1565 à évincer le cardinal de Malines, Antoine Perrenot de Granvelle, le trop zélé Premier ministre du roi. L’instauration de l’Inquisition d’État conféra aux magistrats locaux un pouvoir discrétionnaire qui leur permit d’appliquer les placards un peu à leur gré. La métropole d’Anvers surtout, joignant à un extrême cosmopolitisme une grande bigarrure religieuse et subordonnant tout au commerce, se distinguait par son absolue tolérance.

Pour faire face à l’Inquisition et à la politique centralisatrice, la petite noblesse constitua le Compromis des nobles, une sorte de conjuration, et en avril 1566, deux cents de ses membres présentèrent à la régente une pétition demandant l’adoucissement des placards. Le conseiller Berlaymont rassura Marguerite de Parme: «N’ayez crainte, Madame, ce ne sont que des gueux.» Ce terme de mépris devait devenir par la suite un titre de gloire. Marguerite feignit de faire des concessions. Il s’ensuivit des prédications en plein air à la campagne et jusqu’aux portes des villes, ce qui permit aux calvinistes de s’enhardir. Les prédicateurs dénonçaient le comportement coupable et les péchés des papes et des riches et évoquaient la misère qui menaçait. Les meneurs protestants exigeaient des temples et demandaient la «purification des églises». Leurs requêtes restant sans effet, la tourmente iconoclaste éclata à Hondschoote en août 1566. Elle déferla sur tout le pays; les iconoclastes appartenaient à toutes les classes de la population. Ce fut un choc pour la haute noblesse et la régente. Les comtes d’Egmont et de Hornes ainsi que Guillaume d’Orange conclurent des accords avec la petite noblesse en vue de rétablir l’ordre dans le pays. Ainsi fut fait: beaucoup d’iconoclastes furent châtiés et, à l’automne de 1567, Marguerite contrôlait à nouveau calvinistes et petite noblesse. Cependant, à Madrid, le radicalisme du duc d’Albe l’avait emporté sur le parti de la prudence mené par De Mendoza. Philippe II voyait la voie libre: mettant à profit la répression contre les hérétiques, il rendrait le gouvernement central indépendant des aides et des transferts d’argent à partir de l’Espagne. Du reste, la Castille n’entendait pas payer d’impôts supplémentaires pour financer la lutte contre les hérétiques de Flandre. La levée de nouveaux impôts aux Pays-Bas mêmes devait fournir au pays les ressources permettant de pourvoir à l’entretien de l’armée espagnole. Albe débarqua aux Pays-Bas avec une armée d’environ 10 000 hommes et institua le Conseil des troubles, tribunal d’exception qui se mit aussitôt à l’œuvre. Les comtes d’Egmont et de Hornes furent arrêtés en dépit de leurs privilèges et exécutés le 5 juillet 1568 sur la Grand’Place de Bruxelles. Dans tout le pays, 10 000 personnes furent citées en justice: les noms de près de 9 000 personnes jugées par contumace furent portés sur les listes de confiscation et plus de 1 000 prévenus furent exécutés. On estime à 20 000 le nombre de ceux qui émigrèrent, notamment à Londres, La Rochelle et Emden, proportion importante pour une population de quelque 3 millions d’âmes. Le duc d’Albe institua également de nouveaux impôts: une imposition unique de 1 p. 100 sur la fortune, un prélèvement permanent de 5 p. 100 sur la vente de biens immobiliers et un impôt de 10 p. 100 (le dixième denier) sur la vente de biens mobiliers. C’est surtout contre ce dernier impôt que les marchands et leur bureaucratie, restés fidèles au roi, firent campagne. Albe dut céder et ses réformes fiscales tournèrent court. Cet échec enhardit les rebelles. Les gueux de mer s’emparèrent de l’embouchure des grands fleuves. À la tête d’une armée huguenote, Louis de Nassau, frère de Guillaume le Taciturne, lança en mai 1572 une offensive contre le Hainaut. En juillet, Guillaume d’Orange faisait irruption en Brabant, écrivant «que toute la Flandre ou du moins une bonne partie d’icelle se doit de se tourner de notre côté». Mais, après la nuit de la Saint-Barthélemy (24 août 1572), les huguenots français étant hors d’état de lui apporter leur aide, l’offensive de Guillaume d’Orange périclita. Le 21 octobre 1572, celui-ci arriva en Hollande afin «de faire illecq ma sépulture». Mais, le 1er avril 1572, les gueux de mer s’étaient emparés de Brielle (petit port sur l’estuaire de la Meuse), ce qui avait fait l’effet d’une bombe. Beaucoup de cités maritimes se trouvaient contraintes de choisir entre une occupation par les redoutables gueux de mer et une occupation par une soldatesque espagnole toujours prête à se mutiner. Au sein de la noblesse catholique et de la bourgeoisie fortunée, un enseignement de tradition humaniste et des considérations politiques empreintes de sens pratique avaient conduit à une ouverture d’esprit portée à la tolérance sociale et religieuse. Les calvinistes recrutaient essentiellement leurs adeptes dans la classe moyenne, parmi les marchands, les artisans et les ouvriers qualifiés. Pour tous ceux-ci, la rigueur de l’organisation des Églises, l’intransigeance de la doctrine morale et religieuse s’apparentaient à l’ordonnancement traditionnel des guildes et à la solidarité coutumière à petite échelle. De même, divers groupes se trouvèrent entraînés dans le camp espagnol. Les partisans du souverain, la bureaucratie institutionnalisée des États provinciaux, municipalités et hauts fonctionnaires restèrent fidèles à l’Espagne pour de simples considérations matérielles. D’autres adoptèrent une attitude modérée et demeurèrent partisans du maintien des droits et privilèges propres, de la liberté de posséder. C’est ainsi que la guerre contre le duc d’Albe se mua en véritable guerre civile. Dans leur offensive de grande envergure menée contre la Hollande sur terre et sur mer (1572-1574), les armées du duc d’Albe ne récoltèrent guère de succès. Le duc de Fer démissionna en décembre 1573 et rentra en Espagne. Son successeur, Don Luis Requesens, comptait sur la souplesse pour parvenir à la paix, mais continua néanmoins les opérations militaires (1574-1576), sans grand succès. Les petites villes de Hollande et de Zélande tinrent bon et attirèrent l’attention de l’Angleterre et de la France, rivales de la puissance des Habsbourg. Après la mort de Requesens (1576), le Sud lui aussi ne supportait plus la tyrannie espagnole. Les rebelles s’emparèrent du pouvoir à Gand et à Bruxelles. Par la Pacification de Gand (6 nov. 1576), ils conclurent avec les états généraux un accord provisoire qui prévoyait l’autonomie politique des provinces avec maintien des privilèges antérieurs, le refus des troupes et gouvernants étrangers et, sur le plan religieux, une prudente cohabitation entre catholiques et protestants. Peu avant, le 4 novembre 1576, des troupes espagnoles mutinées avaient semé la mort et le pillage à Anvers (la Furie espagnole). Le nouveau gouverneur, Don Juan, trahit les états généraux et se retira au Luxembourg. Le soulèvement était désormais général au nord comme au sud. Les états généraux gouvernaient maintenant le pays sous l’impulsion du prince d’Orange. À Gand apparut même une république urbaine calviniste (1577-1585). De part et d’autre, la population ne fut pas épargnée par la violence. Après la mort de Don Juan survenue en 1578, Philippe II nomma régent (1578-1592) Alexandre Farnèse, duc de Parme, fils de la précédente régente Marguerite de Parme. Farnèse était excellent stratège et souple diplomate. Il s’en prit aux provinces l’une après l’autre, les désolidarisa de la Pacification de Gand et paya leur défection en espèces sonnantes et trébuchantes. C’étaient surtout les noblesses hennuyère et artésienne qui étaient sensibles à ce genre d’arguments. Elles n’avaient jamais été favorables aux républiques urbaines rebelles. Sarrazin, abbé de Saint-Vaast, rassembla ces nobles, les malcontents, dans l’Union d’Arras (6 janv. 1579) qui prônait l’obéissance à Farnèse, le maintien du catholicisme et des privilèges. Puis Farnèse commença à assiéger les villes flamandes et brabançonnes et les enleva l’une après l’autre, non sans difficultés du reste. Le 27 août 1585, Anvers tombait la dernière aux mains des Espagnols. Comme toujours, Farnèse autorisa les rebelles à partir avec leurs biens, meubles et fortune, ce qu’ils firent. Les historiens ont calculé qu’après 1585 entre 80 000 et 150 000 Flamands (dont 10 000 Anversois), Brabançons et Wallons quittèrent leur pays, la moitié d’entre eux à destination de la Hollande et de la Zélande. Le Sud perdit ainsi une élite économique et intellectuelle évoluée et fortunée. Pour le Nord, cet afflux de Flamands, de Brabançons et de Wallons constituait un apport démographique, culturel et économique non négligeable. Le Nord allait continuer la lutte. Quant au Sud, il devait retomber pour de longues années sous la coupe de l’Espagne et de l’Église catholique.

6. Sous la domination espagnole

Peu avant sa mort (1594), Philippe II concéda la souveraineté sur les Pays-Bas (tant du Nord que du Sud) à sa fille Isabelle, qui épousa Albert d’Autriche. La soumission du Nord était évidemment une chimère et les archiducs régnèrent exclusivement sur le Sud. Toutefois, après un siège de quatre ans, le général Ambrogio Spinola reprit Ostende à la République. À l’initiative d’Albert, on engagea des pourparlers avec les Provinces-Unies, lesquels débouchèrent en 1609 sur la Trêve de douze ans qui reconnaissait de facto l’indépendance des Provinces-Unies. L’archiduc étant mort sans enfant en 1621, les Pays-Bas méridionaux tombèrent sous l’autorité directe de Madrid. En dépit des efforts de l’ambassadeur et peintre P. P. Rubens, la guerre reprit avec le Nord: elle devait durer jusqu’au traité de Westphalie (ou de Münster: 1648) qui scella l’abandon par l’Espagne de la Flandre zélandaise, du Brabant septentrional et de la majeure partie des pays d’outre-Meuse. À partir de 1635, gouvernés par de faibles favoris de Philippe III, les Pays-Bas du Sud furent impliqués quasiment en permanence dans des guerres avec la France dont ils constituaient le plus souvent le théâtre et au terme desquelles ils perdirent une part notable de leur territoire (quelque deux cinquièmes), surtout en Flandre et au Hainaut. Ils ne furent sauvés de l’annexion totale à la France que par les Provinces-Unies et l’Angleterre, qui ruinèrent le rêve de Louis XIV d’une frontière «naturelle» sur le Rhin. Les menaces françaises atteignirent leur paroxysme pendant la guerre de Succession d’Espagne (1700-1713). Le pays fut alors divisé en deux secteurs: le Nord et le Centre étaient sous gouvernement anglo-batave dont le siège était à Bruxelles; à Namur régnait le gouverneur Maximilien-Emmanuel II de Bavière, simple pion entre les mains de Philippe V d’Espagne et de son grand-père Louis XIV. L’économie des Pays-Bas du Sud, qui avait connu un essor sans précédent au cours du XVIe siècle, se retrouvait presque ruinée par des hostilités interminables. Du fait de la fermeture de l’Escaut au trafic maritime (1585), Anvers, qui s’était hissée au rang de centre du commerce international, voyait disparaître à la fois sa fonction portuaire et son hégémonie financière en Europe. Toutefois, la ville demeurait le principal centre de commerce des Pays-Bas méridionaux. La ville avait conservé de nombreuses relations familiales avec les Provinces-Unies. Elle disposait toujours d’un sérieux savoir-faire technique; surtout, ses relations avec la péninsule Ibérique constituaient maintenant l’intermédiaire commercial entre les Hollandais d’une part, l’Espagne et le Portugal de l’autre. Anvers entretenait en même temps pour son propre compte avec l’Espagne un intense commerce de produits de luxe: tapisseries, diamants et pierres précieuses. Toutefois l’industrie y disparut, hormis la dentelle, en pleine expansion grâce à la mode et fabriquée par une main-d’œuvre féminine et rurale. Les campagnes eurent davantage à souffrir que les villes des mouvements de troupes et des pillages. La famine et la peste venaient ajouter encore à la détresse. Sous le gouvernement des archiducs, l’économie s’était quelque peu rétablie. Derrière les digues réparées, la plupart des fermes abandonnées avaient été à nouveau exploitées et l’industrie rurale s’était relevée (notamment l’industrie linière et la toilerie – linge fin – de Flandre). Mais le redressement ne fut pas durable, et la tendance à la baisse des prix agricoles dans la seconde moitié du XVIIe siècle entraîna de nouvelles difficultés. À la fin du XVIIe siècle, les hostilités ininterrompues provoquèrent un nouvel effondrement.

Sur le plan intellectuel, la situation était pire encore. L’université de Louvain suivait avec une rigueur inflexible les directives du concile de Trente, ce qui rendait impossible tout dialogue social et scientifique. Aussi la plupart des personnalités les plus intéressantes qui restaient encore émigrèrent-elles, le plus souvent aux Pays-Bas. L’éducation de la jeunesse, pour autant qu’elle concernait les gens fortunés, était aux mains des jésuites et était totalement dénuée de toute incitation à l’originalité. C’est ainsi que lors d’une visite à Bruxelles, à la fin du siècle, Voltaire n’y trouva aucune librairie.

7. Sous le gouvernement autrichien

Le traité d’Utrecht (1713) attribua les Pays-Bas du Sud à l’empereur autrichien Charles VI. Celui-ci se fit représenter par un gouverneur général et, pour l’administration quotidienne, institua la fonction de ministre plénipotentiaire. Le caractère particulier du gouvernement autrichien ne tarda pas à se manifester; dynamique et féru de réglementation, il ne respectait pas les anciens privilèges: en 1719, François Anneesens, doyen de guilde, fut exécuté à Bruxelles par les Autrichiens. Toutefois, le pays s’adapta vite au nouveau pouvoir. Charles VI fonda dès 1723 une compagnie ostendaise qui, sous le nom de Compagnie impériale des Indes (Keizerlijke Indische Compagnie), stimulerait le commerce avec l’Extrême-Orient. Mais l’opposition de l’Angleterre et des Provinces-Unies était trop forte et, en dépit du grand succès de cette compagnie (surtout financée grâce à des capitaux anversois), Charles VI dut la dissoudre dès 1727. Mais le goût de l’aventure et de l’initiative était né. À la mort de Charles VI éclata la guerre de Succession d’Autriche, et sa fille Marie-Thérèse dut attendre la Paix d’Aix-la-Chapelle (1748) pour que soient reconnus ses droits sur les Pays-Bas méridionaux. C’est au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’on put noter les réalisations les plus remarquables du gouvernement autrichien. Le gouverneur général le plus important fut le populaire Charles de Lorraine, qui arracha Bruxelles à la grisaille de son existence antérieure. C’est surtout le comte de Cobenzl, ministre plénipotentiaire, qui prit une grande part à l’essor de la nouvelle Belgique. Fervent partisan des Lumières, Cobenzl mena une politique économique et culturelle active. Il réforma également les finances et sut affermir la puissance centrale de Bruxelles. La politique des Lumières, de centralisation et de despotisme éclairé, préconisée par l’impératrice, fut continuée après sa mort (1780) avec plus d’énergie et moins de respect encore pour les traditions provinciales et urbaines par son fils Joseph II, qui promulgua notamment un édit de tolérance religieuse (1781), supprima les monastères contemplatifs (1783) et remplaça les séminaires diocésains par un séminaire général installé à Louvain (1786). Il réforma de fond en comble le système administratif et la justice (1787). Par ces remaniements, il froissa beaucoup de susceptibilités et nuisit à de nombreux intérêts au sein de cette société qui avait vécu figée pendant plus de cent cinquante ans. L’opposition mûrissait, ce qui devait aboutir, en 1789, à la révolution brabançonne. Les rebelles chassèrent temporairement les troupes autrichiennes et proclamèrent les États-Belgiques-Unis, sur le modèle américain. C’était une confédération d’États quasiment souverains, le Congrès qui les coiffait ne disposant que d’un minimum de compétences. Un anachronisme, à la fin du XVIIIe siècle! L’État était en outre déchiré entre deux factions: les «statistes» traditionalistes, sous la direction de Henri van der Noot, et les «vonckistes» sous la direction de Jean-Baptiste Vonck, leader libéral plus moderne. Les vonckistes, chassés par les statistes, s’étant réfugiés en France, les États-Belgiques-Unis ne purent se maintenir bien longtemps. En 1790, les troupes autrichiennes du nouvel empereur Léopold II étaient à nouveau maîtresses des Pays-Bas méridionaux.

L’affaiblissement des Pays-Bas du Sud au cours du XVIIe siècle entraîna également, outre des effets conjoncturels, des effets structurels. C’est ainsi que la rigidité du capitalisme commercial fut brisée, ce qui rouvrait la voie aux forces de renouveau. La grande tradition économique de la région favorisa une créativité nouvelle. Les Pays-Bas du Sud tournèrent le dos au capitalisme commercial et, les premiers en Europe continentale, jetèrent les bases de la révolution industrielle, engageant ce qu’il est convenu d’appeler la proto-industrialisation. L’influence des Lumières sur les classes supérieures, clergé compris, a joué un rôle majeur dans ce processus. Englobée dans l’empire autrichien, la Belgique appartenait ainsi à un ensemble territorial en pleine expansion. L’Espagne déclinait et l’Autriche devenait une des grandes puissances continentales, aux côtés de la Russie et de la Prusse. Les Pays-Bas méridionaux constituaient en outre une fenêtre sur le monde atlantique, où l’Angleterre certes avait presque tout à dire, mais où l’Autriche entendait bien, elle aussi, être de la partie. La politique mercantiliste des Habsbourg a conduit d’une main énergique les évolutions des structures commerciales. Il fallait en outre que cela se traduisît par une nouvelle structure des réseaux de communication du pays lui-même si l’on voulait que la nouvelle créativité pénétrât les divers secteurs de la vie économique. Les cultures du lin, du trèfle et de la pomme de terre se répandirent partout. Le rendement en calories par hectare s’accrût sensiblement. La montée de la productivité du sol se doubla d’un accroissement de la productivité du travail. À cela s’ajoutaient la commercialisation des produits du secteur agraire et l’expansion de l’industrie rurale. Il n’existait pas de demande à l’étranger pour des produits artisanaux hautement spécialisés; ceux-ci étaient fabriqués sur place par les descendants des émigrants des Pays-Bas du Sud. Aussi les villes flamandes et brabançonnes se consacrèrent-elles à nouveau à une production de masse du textile fondée sur la division du travail et l’emploi d’ouvriers semi-qualifiés constituant une main-d’œuvre bon marché; elles se lancèrent entre autres dans la teinturerie et l’impression de cotonnades. Des marchands-entrepreneurs rassemblaient travailleurs et machines sous un seul toit de façon à faciliter le contrôle et à intensifier le processus de transformation. Les provinces wallonnes, avec leurs réserves de charbon et de minerai de fer, disposaient d’un atout supplémentaire. Le charbon était déjà très utilisé comme combustible domestique, et cela jusqu’à Paris, et la demande d’énergie industrielle croissait en Europe occidentale. La Wallonie était bien placée au cœur de celle-ci, au carrefour de la France, de la Rhénanie et des Pays-Bas du Nord. Le marché financier anversois avait gardé assez de ressort, après la catastrophe de 1585, pour promouvoir et financer ce trafic à l’exportation. Après 1713, la demande de toiles de lin des pays d’outre-mer s’était considérablement accrue; l’industrie rurale flamande tournait à plein. Les jeunes fermiers se mariaient plus tôt et la période de fécondité des femmes s’allongeait. Une meilleure alimentation faisait baisser la mortalité. Afin de faire face à une courbe de natalité plus favorable, noblesse et haut clergé firent défricher communaux et landes. On adopta partout le brabant, charrues permettant des labours profonds. Les autorités autrichiennes de Bruxelles gouvernaient à grand renfort de rapports, de cartes topographiques, de recensements d’industries (1764), de statistiques, et se félicitaient de ces progrès qui leur permettaient d’envoyer à Vienne des informations optimistes. Les nouveaux entrepreneurs industriels bénéficiaient aussi de leur soutien: ils leur octroyaient des monopoles dans certaines contrées et pour une période réduite. Ils réalisèrent en outre une impressionnante infrastructure de routes pavées et de canaux, articulée autour de Louvain et de Gand. Le dépérissement du système des guildes pour la protection des travailleurs s’accentuait. À la campagne, cette protection n’était plus respectée depuis le haut Moyen Âge. Une abbaye brabançonne de prémontrés, Heylissem, qui possédait un vaste patrimoine de terres fertiles, faisait même travailler ses ouvriers le dimanche, si bien qu’on pouvait parfois noter 315 jours de travail (à comparer aux 221 de 1989). La journée de travail se prolongeait jusqu’au coucher du soleil, si bien que la rétribution était de 15 p. 100 supérieure à celle du début du XVIIIe siècle. Cet accroissement du revenu permettait surtout de conforter l’idée de profit et de financer un certain comportement de consommation. Cette habitude de fournir régulièrement un nombre élevé d’heures de travail pour un salaire fixe prépara ces ouvriers de la campagne à passer pendant le XIXe siècle à une véritable société industrielle. Dans les Pays-Bas du Sud, ce processus était très avancé dès 1780.

8. La parenthèse française et hollandaise (1795-1830)

Le 26 juin 1794, le général français JeanBaptiste Jourdan battait définitivement les troupes autrichiennes à Fleurus, et par le traité de Campoformio (1797) l’Autriche reconnaissait formellement la cession des Pays-Bas du Sud à la France. La France annexait également la principauté de Liège, laquelle faisait désormais partie de la France au même titre que les autres provinces belges. Au cours de la première vague de grands pillages, de levée de lourds tributs et d’occupation militaire (1794-1799), l’Ancien Régime fut aboli et la Belgique fut complètement remodelée à la française dans les domaines administratif, politique et religieux. La très impopulaire conscription suscita un soulèvement armé (la guerre des paysans ou Boerenkrijg , 1798), qui avorta. Bonaparte Premier consul ramena le calme dans le pays. Avec lui, la Belgique bénéficia aussi des aspects positifs de la Révolution française: le Concordat, le Code civil et l’organisation judiciaire. Bonaparte fit agrandir le port d’Anvers, l’Escaut étant libre, et la tendance à la proto-industrialisation se renforça grâce à des capitaines d’industrie comme William et John Cockerill et Lievin Bauwens. La proclamation du statut de langue unique conféré au français accéléra le processus de francisation. Après Leipzig (1813), le pays ne se souleva pas et, à la bataille de Waterloo, des Belges se battirent tant du côté des Hollandais que du côté des Français. Au Congrès de Vienne (1814-1815), les grandes puissances décidèrent d’adjoindre les Pays-Bas du Sud aux Pays-Bas du Nord, sous l’autorité du prince d’Orange Guillaume Ier, et de créer ainsi un puissant État tampon destiné à contenir la France: le nouvel État s’appelait le royaume des Belgiques. Il comptait deux capitales: La Haye et Bruxelles. L’objectif, surtout poursuivi par l’Angleterre, était d’arriver à «l’amalgame le plus complet» au sein du nouvel État. Guillaume Ier et ses collaborateurs efficaces du Nord et du Sud s’efforcèrent eux aussi d’y parvenir. Si les deux pays étaient complémentaires sur le plan économique, leurs champs de forces politique et philosophique différaient profondément. Le Nord était protestant, conservateur et néerlandophone, le Sud était catholique, progressiste et son élite parlait le français. L’industrie belge était dynamique et en quête de progrès; les Pays-Bas du Nord n’avaient pas d’industrie. La Belgique comptait plus de 4 millions d’âmes, les Pays-Bas du Nord n’atteignaient même pas 3 millions. Le paternalisme politique de Guillaume Ier, qui se comportait en souverain éclairé, ne satisfaisait pas les Belges. Ils entendaient jouer les premiers rôles dans le royaume. Ils souhaitaient dans les plus brefs délais une véritable représentation populaire, la responsabilité ministérielle devant le Parlement et l’exercice sans entraves de toutes les libertés. Les deux partis qui s’étaient opposés lors de la révolution brabançonne, catholiques et libéraux, se retrouvèrent dans une alliance contre nature: l’Union des oppositions. De jeunes avocats et libres-penseurs progressistes liégeois marchaient la main dans la main avec des évêques réactionnaires de Gand et de Bruges. Après la révolution de Juillet, qui avait éclaté en 1830 à Paris, la fièvre révolutionnaire monta en Belgique. Un soulèvement de prolétaires à Bruxelles – provoqué par le chômage et les difficultés d’approvisionnement – fournit aux futurs électeurs censitaires un motif pour s’organiser militairement. La garde civile assura le maintien de l’ordre. Quand le roi envoya lui-même une armée, tout s’accéléra; le prince héritier (Guillaume) plaida encore en faveur d’une séparation administrative mais en vain. À la fin de septembre, le prince Frédéric occupait Bruxelles avec 12 000 hommes. De partout (surtout de Bruxelles, de Wallonie, même de Paris) affluaient les volontaires. On se battit quatre jours durant et, dans la nuit du 26 au 27 septembre, les Hollandais abandonnèrent Bruxelles. Au cours des combats s’était constitué un gouvernement provisoire qui allait prendre la direction de la révolution et, le 4 octobre, proclamer l’indépendance du pays. Les nouveaux noms en vue étaient notamment ceux de Charles Rogier (30 ans), d’Alexandre Gendebien (41 ans), de Sylvain van de Weyer (28 ans) et du comte Félix de Mérode (39 ans). Ces «jeunes» politiciens se mirent à l’œuvre avec rapidité et efficacité, rédigeant un projet de Constitution et préparant l’élection d’un Congrès national selon un scrutin très démocratique pour l’époque, ouvert à 1 Belge sur 95. Dans une griserie romantique, libéraux et catholiques jetèrent les bases du nouvel État, les deux partis communiant dans le culte du mot «liberté». Mais ils ne disposaient toujours pas de l’accord des grandes puissances (en l’occurrence la Conférence de Londres). Les Belges payèrent un prix assez élevé pour leur liberté: l’obligation de neutralité, un partage défavorable de la dette nationale et la cession (en 1839) d’une partie du Limbourg et du Luxembourg; leur choix d’un souverain français fut ignoré et le trône échut à un prince germano-britannique, Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha. Le 21 juillet 1831, Léopold Ier prêtait solennellement serment sur la Constitution et la Belgique indépendante entrait dans son existence officielle. Ne s’y résignant pas, Guillaume Ier envahit le pays. Il existait bien des régiments belges mais pas de chefs militaires. Le général français Étienne Maurice Gérard dut venir en aide aux Belges pour tenir tête tant bien que mal aux Hollandais. Les Belges n’étaient pas unanimes à se réjouir de cette indépendance. Les industriels de Gand, d’Anvers et de Liège (les «orangistes») continuèrent à boycotter le nouvel État. Le monde financier (entre autres la banque Rothschild) doutait des chances de la nouvelle Belgique.

9. La Belgique unitaire

Une élite au pouvoir

Pendant les premières années de l’indépendance belge, la nécessité de protéger le jeune État contre les prétentions néerlandaises et de le consolider sur le plan intérieur permit le maintien de l’unionisme (collaboration des catholiques et des libéraux). Mais les oppositions en matière de philosophie politique ne tardèrent pas à réapparaître au premier plan. Le nouvel État était né d’un rêve de liberté ; chacun s’en réclamait, mais on ne tarda pas à s’aviser des divergences dans la manière de la concevoir. La condamnation du catholicisme libéral par l’encyclique Mirari vos du pape Grégoire XVI était en fait dirigée contre les catholiques français, Lamennais, Lacordaire et Montalembert. La Constitution belge était pétrie de libéralisme. Beaucoup de catholiques avaient collaboré à sa rédaction et tout particulièrement le cardinal-archevêque de Malines, Mgr de Méan. Son successeur, le cardinal Sterckx, n’y adhérait pas moins. Néanmoins, l’encyclique papale provoqua une crise de conscience chez nombre de catholiques. De leur côté, certains libéraux rejetèrent l’unionisme, par crainte d’une influence excessive de l’Église catholique dans la vie du pays. En 1838, quand les évêques belges condamnèrent la franc-maçonnerie et interdirent aux catholiques d’y participer, les libéraux pensèrent que cette mesure était dirigée contre la liberté d’association. Léopold Ier, lui-même franc-maçon, jugea cette initiative des évêques belges extrêmement dangereuse. La franc-maçonnerie se fit plus radicale et anti-unioniste; elle ne voyait plus d’intérêt à l’alliance catholique. Troisième apport, les orangistes vinrent renforcer les rangs des libéraux: il s’agissait de partisans de Guillaume Ier des Pays-Bas, qui continuèrent jusqu’en 1839 à agir contre l’État belge. La signature en 1839 du traité des Vingt-Quatre articles entre les grandes puissances d’une part et Guillaume Ier et la Belgique d’autre part priva les orangistes de toute raison d’être. D’importants cercles orangistes qui recrutaient dans les milieux industriels de Gand et d’Anvers rallièrent les rangs libéraux. Le maintien de l’unionisme après 1839 s’explique par l’influence personnelle du roi Léopold Ier. Il n’était pas favorable à un Parlement bipartite à l’anglaise. Les catholiques eux aussi, qui n’étaient pas encore organisés en parti, continuaient à adhérer à l’unionisme, considéré comme la meilleure garantie des intérêts propres de l’Église. La création en 1846 du Parti libéral constitua une étape capitale dans la vie politique belge. Les élections de 1847 donnèrent aux libéraux un pouvoir sans partage. En 1855, on fit une dernière tentative pour sauver l’unionisme, mais la chute du cabinet Pieter De Decker le raya définitivement de la scène politique. La loi sur l’enseignement primaire (1842) fut le dernier compromis unioniste, établissant d’une part l’autorité de l’État, mais imposant d’autre part le catéchisme de Malines et le contrôle de l’enseignement par le clergé. En revanche, aucune concession libérale ne figurait dans la loi sur l’enseignement secondaire (1850). La tension monta sous les gouvernements libéraux successifs (1857-1870), lesquels continuèrent à restreindre l’influence de l’Église au profit des interventions de l’État et de la qualité de l’enseignement, pour culminer dans la lutte scolaire déclenchée par les nouvelles lois sur l’enseignement primaire (1879) et sur l’enseignement secondaire (1881). Le clergé catholique protestait avec tant de violence contre le régime belge que le Premier ministre Walthère Frère-Orban rompit les relations diplomatiques avec le Vatican; il pensait que l’agitation cléricale menaçait l’existence même du pays et de ses libertés constitutionnelles. Cette affaire profitait aux catholiques. Les électeurs censitaires membres de l’élite avaient approuvé que les doctrinaires libéraux comme Charles Rogier et Walthère Frère-Orban édifiassent une société libérale sur un terrain en friche; mais on n’acceptait pas que les libéraux de gauche, comme Jules Bara et Pierre van Humbeeck, prétendissent chasser l’Église de positions qu’elle occupait depuis des siècles. Leur victoire aux élections de 1884 – ainsi que les dissensions entre libéraux doctrinaires et libéraux radicaux – donnèrent le pouvoir aux catholiques pour trente ans. En 1884, les catholiques se constituèrent à leur tour en parti, lequel rassemblait du reste beaucoup d’intérêts divergents: conservateurs (C. Woeste) contre progressistes (G. Helleputte, F. Schollaert), agriculteurs contre industriels, Flamands contre Wallons. L’aile social-démocrate resta bien longtemps une minorité muette au sein de ce parti catholique.

La révolution industrielle

Sur le plan économique, la Belgique avait entre-temps connu une véritable révolution. Certes l’agriculture demeura jusqu’aux environs de 1880 le principal secteur économique, mais la construction du réseau ferré, commencée en 1834, permit une rapide croissance des industries houillère et métallurgique wallonnes. Banques et assurances prirent un puissant essor (création de la Banque nationale, du Crédit communal de Belgique et de la Caisse générale d’épargne et de rente viagère). Le traité Cobden conclu entre la Grande-Bretagne et la France (1860) instaurait en Europe un mouvement libre-échangiste auquel la Belgique adhéra. Les gouvernements, notamment par la conclusion de traités commerciaux et par le rachat du péage sur l’Escaut (1863), stimulèrent cette expansion. Mais celle-ci ne profitait qu’à une minorité. La crise économique de 1845 avait entraîné une grande misère, surtout parmi les tisserands à domicile flamands; cette activité naguère florissante disparut complètement. La paupérisation de plus des deux tiers des habitants du pays n’émouvait guère les autorités. L’État se garda bien d’intervenir et de réglementer, ne voulant pas porter atteinte à la liberté. Un projet de loi présenté en 1843 «pour la protection de l’enfance dans les manufactures» ne fut même pas pris en considération. Une enquête budgétaire réalisée dans les années 1853-1854 par E. Ducpétiaux fit apparaître que la journée moyenne de travail était de treize heures au cours de la semaine et de huit à neuf heures le samedi (y compris pour les femmes et les enfants); la famille ouvrière type comptait six personnes, le père, la mère et quatre enfants (respectivement de 16, 12, 6 et 2 ans); seul celui de deux ans échappait au travail. En dépit de tous ces efforts, une famille de ce genre s’appauvrissait chaque année; les dépenses excédaient les recettes et beaucoup continuaient à dépendre de la bienfaisance. Les travailleurs les plus démunis (surtout fixés en Flandre) n’arrivaient même pas à apaiser leur faim avec leur seule ration quotidienne de 550 grammes de pain et 790 grammes de pommes de terre. Encore cette nourriture absorbait-elle 66 p. 100 de leurs revenus, ne laissant que 9 p. 100 pour le logement et 1,5 p. 100 pour l’éducation. Ce pourcentage consacré à l’alimentation par le travailleur belge constitue un paramètre constant dans l’appréciation de l’amélioration de son sort: ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’il est passé au-dessous de la barre des 50 p. 100. Les ouvriers flamands du textile gagnaient moitié moins que leurs collègues mineurs wallons. Lorsque, comme en 1847, venait s’ajouter encore une maladie de la pomme de terre, la détresse était bien grande en Flandre; beaucoup émigraient en Wallonie, dans le nord de la France ou en Hainaut. La montée du syndicalisme et la diffusion du socialisme furent plus lentes en Belgique que dans le reste de l’Europe, bien que la Belgique fût le pays le plus industrialisé d’Europe continentale. Cela tient à plusieurs raisons: le marché intérieur étant par trop exigu, l’industrie belge était une industrie d’exportation sensible à la concurrence et orientée vers des marchés et des besoins très divers excluant la standardisation des produits, d’où la taille de l’entreprise belge typique, petite ou moyenne; par ailleurs, l’exiguïté du pays, la densité de sa population, la dispersion et la multiplicité de ses centres urbains interdisaient l’apparition d’énormes conglomérats, de type anglais par exemple; certes, l’industrie belge recrutait bien ses travailleurs dans les campagnes, mais leur proximité retenait les ouvriers d’aller s’entasser dans les villes industrielles; enfin, le degré d’évolution des ouvriers, surtout des ouvriers flamands, était bien inférieur à celui de leurs homologues anglais, français ou allemands; la prédication traditionnelle qui présentait la soumission, la patience et la passivité comme des vertus chrétiennes a certainement contribué puissamment à freiner l’émancipation sociale et intellectuelle; l’analphabétisme était excessivement élevé; l’enseignement obligatoire (jusqu’à 14 ans) ne fut voté qu’en 1914.

Les revendications sociales et culturelles

Aussi est-il frappant que les premières formes de lutte d’émancipation n’aient pas visé les hausses de salaire mais des idéaux comme le suffrage universel et la réduction de la durée du travail. Après bien des tentatives locales naquit en 1885 le Parti ouvrier belge (P.O.B.), qui regroupait des sections bruxelloises, wallonnes et flamandes. Des enquêtes et études antérieures n’avaient rien pu changer à la misère sociale de la classe ouvrière; aussi les socialistes ont-il tenté d’extorquer les améliorations de leur sort par des grèves, souvent violentes, en particulier dans le bassin industriel wallon. La bourgeoisie catholique, alors au pouvoir, donna carte blanche à l’armée pour tirer sur les grévistes, tout comme l’auraient fait les libéraux doctrinaires. Le Parlement était en effet exclusivement composé d’électeurs censitaires. Les socialistes et quelques libéraux de gauche comprirent qu’il ne pourrait survenir de changements substantiels sans l’introduction du suffrage universel. En 1893, une action de grande envergure ne put amener le Parlement belge qu’à concéder le suffrage universel plural qui attribuait à l’électeur de une à trois voix selon son rang, sa fortune et son niveau d’études. Ce système entraîna la majorité absolue des catholiques et la déroute des libéraux; les socialistes firent leur entrée au Parlement, il s’agissait en fait de socialistes bruxellois et wallons, la Flandre restant un bastion catholique conservateur. Le mode de scrutin belge reposait encore à l’époque sur le système du district, ce qui renforçait la puissance des catholiques. En 1899, on introduisit la représentation proportionnelle. Ce système plus démocratique rendit aux libéraux un nombre raisonnable de sièges, mais les catholiques restèrent au pouvoir jusqu’à la Première Guerre mondiale, fût-ce avec des majorités toujours plus réduites. Aussi, entre 1900 et 1913, les socialistes (E. Vandervelde), les libéraux de gauche (Paul Janson) et quelques chrétiens-démocrates (Carton de Wiart) mirent-ils l’accent sur le suffrage universel simple (un vote, une voix). Le début de la Grande Guerre en empêcha l’introduction en 1914. Cette conquête n’entra dans les faits qu’en 1919. Pourtant les catholiques pensèrent bien faire en faisant voter au Parlement les premières lois sociales, et même des gens comme C. Woeste ne pouvaient eux non plus feindre d’ignorer la publication de l’encyclique Rerum novarum (1891).

Il était également étonnant que, au XIXe siècle, la Belgique fût gouvernée en français, langue que 60 p. 100 de la population ne comprenait pas. Le gouvernement provisoire, qui était issu de la classe dominante, avait proclamé en 1830 le français langue du nouveau royaume, bien que l’usage des deux langues du pays fût libre; la langue officielle des lois, de l’administration, de la justice, de l’armée, de l’enseignement, etc., était et restait le français. Dès les années quarante, il fut question de revendications flamandes, mais le leader libéral Charles Rogier pensait ne pas devoir en tenir compte, car cela aurait menacé l’unité du pays. Toutefois, à compter des années soixante, il n’était plus possible d’ignorer le Mouvement flamand. En 1873, on promulgua les premières lois réglant l’usage linguistique en matière pénale, lesquelles permettaient aux accusés flamands d’être au moins jugés en néerlandais. Puis suivit une lutte ininterrompue dont la loi d’égalité de 1898, qui reconnaissait au néerlandais à côté du français le caractère de langue officielle de la Belgique, constitua la clé de voûte provisoire. Aux yeux de la bourgeoisie francophone, la Flandre apparaissait comme suspecte sur un autre terrain encore. Après 1848 et surtout après 1856 (Napoléon III), on craignait des tentatives d’annexion de l’empereur français. Ce dernier ne cessait de s’ingérer dans la politique belge et exigeait de la Belgique qu’elle sanctionnât les campagnes de presse lancées contre lui par des émigrés français réfugiés sur son territoire. Bruxelles refusa. Et l’on transforma Anvers en bastion de la nation. Cela n’était pas du goût des Anversois, qui fondèrent en 1850 le Meetingpartij (parti du Meeting), dans l’intention de contrarier les plans des gouvernements nationaux. Au départ, catholiques et libéraux se côtoyaient au sein de ce parti et les députés élus parlaient néerlandais. La flamme de leur antimilitarisme devait brûler longtemps encore dans le Mouvement flamand; elle ne lui a en fait jamais été étrangère. Après la défaite française de 1870, Bruxelles s’avisa que le danger pouvait aussi venir de l’est et un réseau de forteresses fut construit dans la vallée de la Meuse. Ce furent surtout Léopold II et le lobby militaire qui menèrent une politique active en faveur de la suppression du système désuet et injuste du tirage au sort et de son remplacement par le service militaire obligatoire d’un homme par famille. Ce n’est qu’en 1909 que ce système devait être introduit, avec l’appui des radicaux et des socialistes. En fait, la plupart des Belges croyaient qu’ils n’avaient rien à craindre: la Belgique n’était-elle pas neutre, d’une neutralité imposée par les grandes puissances en 1831, et dont la Prusse était elle aussi garante?

Par ses lois scolaires de 1879, le libéralisme ne parvint pas à donner à l’enseignement public une forte impulsion démocratique. Une période semblait révolue. Une série de cabinets de droite abrogèrent la législation scolaire libérale et une longue phase d’hégémonie cléricale et conservatrice (1884-1914) s’ouvrit, très préoccupante pour les forces progressistes du pays.

Une économie aux vastes horizons

La longue crise économique de 1873 à 1895 frappa durement la Belgique. Prix et salaires baissaient. La surproduction industrielle et la diminution du pouvoir d’achat de la population rurale acculèrent un certain nombre d’usines à la faillite. Partout régnaient chômage et misère, parfois subite. Et pourtant le sort de l’ouvrier n’avait jamais été aussi bon. Une enquête budgétaire réalisée en 1896 établit que les salaires des ouvriers avaient doublé par rapport à 1846 et cela alors que baissaient les prix des produits alimentaires. Mais, alors que les ouvriers, surtout en Wallonie, gagnaient davantage, l’embauche devenait problématique, ce qui renforçait encore l’amertume. Aussi les grèves trahissaient-elles un climat de hargne; elles n’en furent pas moins réprimées coup sur coup par l’armée et la garde civique.

L’aspect le plus frappant de l’économie belge des environs de 1900 était son caractère international. L’industrie avait toujours travaillé pour l’exportation, car la Belgique constituait un marché trop exigu. Mais la nouveauté était que les Belges se lançaient dans la réalisation à l’étranger de travaux publics et d’usines clés en main. Dès les années soixante et quatre-vingt, ils construisaient des voies pour trains et tramways en France, en Autriche, en Allemagne et en Italie, mais les gouvernements de ces pays mirent un terme à cette activité. Les Belges reportèrent alors leurs intérêts sur l’Espagne, l’Amérique du Sud, les Indes britanniques, la Russie et la Chine. En 1900, le baron Édouard Empain commençait la construction du métro de Paris. Les Belges construisirent également des usines sidérurgiques en Russie méridionale, bien que l’entreprise fût très risquée. Une autre évolution se révélerait par la suite plus capitale encore: les mines wallonnes n’étant plus en mesure de répondre à la demande de leur propre industrie, on se mit à importer du charbon. La Société générale s’avisa qu’il était plus avantageux de construire les cokeries aussi près que possible des ports d’arrivage. C’est ainsi que Zeebrugge et d’autres ports, tous situés en Flandre, se virent doter de cokeries, ce qui engageait la nouvelle industrialisation de la Flandre. D’autres usines chargées de l’approvisionnement en matières premières importées, notamment en métaux non ferreux, s’implantèrent à proximité des ports, en particulier dans la Campine anversoise.

Gand travaillait le coton depuis bien longtemps. L’industrie lainière implantée à Verviers périclita et Gand bénéficia de l’essor sans précédent de l’industrie cotonnière. Mais les salaires y étaient toujours de 50 p. 100 inférieurs à ceux de Verviers. La Belgique, elle aussi, fut très durement frappée par la crise agricole. Le gouvernement ne prit aucune mesure protectionniste par crainte de répercussions sur la sidérurgie et la métallurgie lourdes. Les gouvernements catholiques préféraient recourir à d’autres moyens: amélioration de l’enseignement agricole, plus large diffusion des méthodes de culture et d’élevage collectives, contrôle des produits agricoles. Les fermiers s’organisèrent en guildes locales réunies dans le puissant Boerenbond (1890).

La première législation sociale fut mise en œuvre sous le cabinet Beernaert (1884-1894). L’industrie et le travail se virent doter d’un ministère à part en 1895, mais les conseils de l’industrie et du travail étaient seulement habilités à donner des avis et se composaient de représentants du patronat et des travailleurs. Le pays n’était pas mûr pour une véritable organisation du travail de droit public. Toutefois, en 1903, une loi fut votée qui obligeait les patrons à assurer leurs ouvriers contre les accidents. Tout cela équivalait à une entorse fondamentale au système capitaliste: c’était une réduction de la liberté qu’avaient travailleurs et patrons de conclure des contrats et une restriction mise à la toute-puissance des patrons.

Le Congo belge

L’impérialisme colonial était le couronnement du capitalisme industriel. En Belgique, c’est surtout la maison royale (Léopold Ier et Léopold II) et quelques hommes d’affaires – la haute finance restait alors à l’écart – qui s’intéressaient à la conquête de territoires extra-européens. Un petit pays comme la Belgique n’avait plus beaucoup de choix. La Grande-Bretagne et la France – les Pays-Bas aussi étaient historiquement mieux placés – avaient à peu près pris le contrôle de tout ce que l’on appellerait plus tard le Tiers Monde. Léopold II opta pour le cœur de l’Afrique centrale, encore quasiment inconnu à l’époque. Il prit H. Stanley à son service: au cours de son voyage exploratoire, celui-ci avait conclu des accords sur place avec quelque 450 chefs de tribu qui abandonnèrent la souveraineté sur leurs territoires à l’Association internationale du Congo, fondée par Léopold II. L’Acte colonial de Berlin (1885) reconnut cette Association comme État souverain, à condition qu’elle respecte la liberté de commerce, et, en avril 1885, Léopold II se vit autorisé par le Parlement belge à y faire fonction de chef d’État. Léopold II exploita son État et la population avec toute la cruauté d’un capitalisme et d’un impérialisme purs et durs, sans se soucier de quelque contrôle parlementaire que ce soit. Au départ, cela lui coûta beaucoup d’argent, l’État belge étant parcimonieux en matière de prêts. Les critiques de l’étranger (notamment de la Grande-Bretagne) sur son administration étaient parfaitement fondées et bien des questions posées au sein du Parlement belge restèrent sans réponse. Après 1905, le Congo commença à rapporter de gros profits à Léopold II qui, entre autres, dota Bruxelles, Ostende et Arlon de beaux quartiers, de thermes et d’églises. Le roi vieillissant consentit à céder le pays à la Belgique, à condition d’obtenir toutes garanties pour un domaine réservé à la couronne. Cette cession ne se fit pas sans difficultés et ce n’est qu’en 1908 que l’État du Congo devint une colonie de la Belgique. C’est seulement après la Première Guerre mondiale que le régime colonial connut des changements profonds.

Dès l’instant où arriva à Bruxelles l’argent de l’État de Léopold, la Société générale s’intéressa aux riches contrées minières et parvint à mettre la main sur le Katanga et le Kasaï qui regorgeaient de cuivre, de diamants, de cobalt et d’uranium devenu très important pendant la Seconde Guerre mondiale.

La Première Guerre mondiale

Le 4 août 1914, dans sa marche sur Paris, l’Allemagne envahissait la Belgique. Si l’armée belge ne fut pas en mesure de stopper l’avance allemande, elle sut du moins la retarder. Après la bataille de la Marne, les Allemands s’emparèrent enfin de la place forte d’Anvers, mais le gros de l’armée belge put s’échapper vers la plaine de l’Yser, où elle se maintint derrière le petit fleuve, avec l’aide des Britanniques et des Français. Le reste de la Belgique fut occupé et administré par les Allemands. Le gouvernement belge s’exila au Havre. Le roi Albert Ier resta avec son armée sur le territoire belge et refusa catégoriquement de le quitter, tout comme de placer des troupes belges sous commandement allié; ce n’est qu’au cours de l’ultime offensive de 1918 qu’il collabora avec Foch à la victoire finale. Bien que la population fût presque unanimement hostile aux Allemands, il ne fut pas question de résistance active. Les motivations idéologiques faisaient défaut. Le manque de matières premières et les réquisitions de l’ennemi paralysèrent progressivement l’industrie, faisant en moyenne quelque 650 000 chômeurs. Les Allemands refusèrent de nourrir la population belge. Ce rôle fut repris par le Comité national d’aide et d’alimentation, dirigé par le banquier de la Société générale, Émile Francqui. Grâce à ses contacts aux États-Unis, aux Pays-Bas et en Espagne et grâce à une organisation et à une gestion efficaces, l’élite francophone de Bruxelles parvint à sauver la population belge de la famine. Quelques «activistes» flamands trouvèrent le moment venu de voir la réalisation de leurs vœux grâce à l’occupant allemand: Gand reçut une université néerlandophone et la Flandre fut administrativement séparée de la Wallonie. Mais ces initiatives ne recevaient aucun soutien de larges couches de la population. À l’arrière de la ligne de feu naquit le Mouvement du front (Front-Beweging): 80 p. 100 des soldats étaient des Flamands et ceux-ci étaient exclusivement commandés en français. Ce Mouvement du front, lancé par des intellectuels, prit la défense du soldat flamand et acquit une telle ampleur qu’il put jouer un rôle dans la Belgique d’après guerre. À la fin de septembre 1918 commença l’offensive de libération qui conduisit, le 11 novembre, à l’armistice. Le traité de Versailles (1919) octroya à la Belgique la levée de sa neutralité, un traitement privilégié en matière de dommages de guerre, les territoires sous mandat du Ruanda et du Urundi et l’annexion des cantons germanophones de Eupen, de Malmédy et de Sankt-Vith. La fièvre patriotique et nationaliste qui la poussa à réclamer aux Pays-Bas certains secteurs de la Flandre zélandaise et du Limbourg n’aboutit à rien si ce n’est à la frustration des patriotards francophones qui allaient passer leur rage sur le Mouvement flamand et sur les activistes.

L’entre-deux-guerres

L’introduction du suffrage universel unique pour les hommes en 1919 allait exclure dorénavant, à une exception près (1950-1954), la majorité absolue d’un seul parti. On était désormais condamné à un gouvernement de coalition constitué sur la base d’un compromis entre divers programmes de parti. Au cours de l’immédiat après-guerre, les problèmes suscités par le reconstruction entretinrent un climat d’union nationale, c’est-à-dire de collaboration entre les trois partis qualifiés de nationaux (catholique, libéral et socialiste), qui dura jusqu’en 1921 et réapparut sporadiquement par la suite (1926-1927, 1935-1939, 1939-1940). Les autres cabinets comportaient tous des catholiques, qui partageaient le pouvoir tantôt avec les libéraux, tantôt avec les socialistes. C’est le parti catholique qui eut le plus à souffrir de la pression des nationalistes flamands, d’abord réunis dans le Front-Partij (Parti du front), puis, en 1933, dans le Vlaams-Nationaal Verbond (V.N.V., ou Ligue nationale flamande). Du côté francophone apparut, sous la direction de Léon Degrelle, le rexisme, qui connut un succès électoral éphémère en 1936. Les deux mouvements, V.N.V. et Rex, s’enlisèrent de plus en plus dans la mouvance fasciste et national-socialiste. La scission au sein du Parti ouvrier belge entre une tendance réformiste et une tendance révolutionnaire amena la création en 1921 du Parti communiste de Belgique. Après les sévères destructions de la guerre, il fallut attendre jusqu’en 1925 un difficile rétablissement de l’économie. Son point le plus faible était la position de la monnaie, qui avait beaucoup perdu de sa valeur et s’effondrait plus que jamais en 1924-1925. Le cabinet catholico-socialiste Poullet-Vandervelde (1925-1926) se vit retirer le soutien de la haute finance. La banqueroute qui menaçait fut évitée par un plan de redressement d’Émile Francqui qui, en qualité de ministre du cabinet Jaspar, privatisa les chemins de fer (fondation de la Société nationale des chemins de fer belge, la S.N.C.B.) et dévalua le franc. Cette dévaluation donna une puissante impulsion à l’industrie et au commerce. Mais, à partir de 1931, la crise mondiale vint mettre un terme à cette prospérité économique. La politique déflationniste fut un échec qui aggrava encore un chômage déjà fortement accru. Face à l’impuissance du système libéralo-capitaliste, l’opposition socialiste proposait l’alternative du Plan du travail élaboré par Henri de Man. L’État devait être renforcé et disposer de techniques de régulation améliorées lui permettant de contrôler les secteurs monopolistes, comme les banques et l’énergie, et de protéger ainsi les entreprises plus petites et l’agriculture. De Man voulait concentrer la puissance économique et politique entre les mains de conseils et de fonctionnaires d’État qui ne dépendraient pas de la politique partisane. Ce plan fut mis en œuvre de façon fort fragmentaire par le gouvernement tripartite Van Zeeland, qui inaugura le redressement économique par une nouvelle dévaluation du franc (1936). Dorénavant, le gouvernement interviendrait de plus en plus dans la vie économique. Au cours de l’entre-deux-guerres, la législation sociale fut fortement étendue. Au nombre des mesures importantes, il faut compter la reconnaissance du droit de grève et de la liberté syndicale (1921), la limitation de la journée et de la semaine de travail, fixées respectivement à huit et à quarante-huit heures (1921), l’introduction d’un congé annuel de six jours (1936) et la fixation d’un salaire minimal (1936).

Après la Première Guerre mondiale, c’est avec une grande lenteur qu’on accéda aux exigences flamandes. Mais l’élection à Anvers de l’activiste emprisonné August Borms (1928) causa un choc. L’université d’État de Gand fut enfin néerlandisée (1930), on introduisit en 1932 dans l’administration et dans l’enseignement primaire le principe selon lequel la langue de la contrée était également la langue véhiculaire, les activistes condamnés bénéficièrent de l’amnistie (1937) et l’armée fut scindée au niveau des régiments en unités néerlandophones et en unités francophones (1938).

En politique étrangère, la Belgique recherchait de nouvelles garanties de sécurité. Elle signa en septembre 1920 des accords militaires franco-belges qui déchaînèrent les critiques des Flamands et des socialistes, outrés en particulier par le secret qui couvrait son contenu. Dans les mêmes milieux, on s’opposa vivement à la participation de la Belgique à l’occupation de la Ruhr (1923-1924), en vertu de ces mêmes accords. En 1925, la Belgique adhéra aux accords de Locarno qui l’inscrivaient dans un système de sécurité collective plus large. Après la dénonciation de ceux-ci par l’Allemagne en 1936, la Belgique revint à une politique de neutralité, proposée par le roi Léopold III et le ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak.

La Seconde Guerre mondiale

Le 10 mai 1940, sans déclaration de guerre préalable, les troupes allemandes firent irruption en Belgique. Après avoir capitulé le 28 mai, Léopold III n’accéda pas au désir du gouvernement tripartite Pierlot de le voir émigrer. On en vint à une rupture entre les ministres et le roi. Les ministres se réfugièrent en France pour se fixer ensuite à Londres. Le roi resta prisonnier des Allemands dans son palais de Laeken. Le territoire belge reçut une administration militaire qui laissa toutefois en activité les services administratifs belges, sous la direction de secrétaires généraux. L’économie belge fut intégrée dans l’effort de guerre allemand et, en 1942, apparut un service du travail obligatoire en Allemagne. Pendant les premiers mois de l’occupation, une grande partie de la population voyait avec sympathie le «nouvel ordre» propagé par l’occupant. Mais, dès l’hiver de 1940-1941, les difficultés de ravitaillement et des mesures comme la réquisition des stocks et de la main-d’œuvre, la lourdeur de l’imposition de guerre, la déportation de juifs et de résistants entraînèrent un revirement de l’opinion publique. Dès lors, la résistance qui s’était manifestée d’emblée s’étoffa rapidement. De son côté, l’occupant pouvait compter sur le soutien des rexistes, du V.N.V., et de nouveaux groupes de collaborateurs comme le Devlag et la S.S. Après la percée alliée en Normandie, Bruxelles était libérée le 2 septembre 1944 et, quelques semaines après, la presque totalité du territoire belge; mais entre-temps les Allemands avaient déclenché les tirs de V1 et V2 sur Anvers et Liège. L’offensive allemande dans les Ardennes (1944-1945) fut un pénible rappel des violences de la guerre, au moment où beaucoup pensaient déjà à se réjouir.

L’après-guerre: une restauration

Après la guerre, la vie des partis politiques continua dans la voie tracée pendant l’entre-deux-guerres. L’expérience avortée de l’Union démocratique belge (U.D.B.) montra que, pour l’instant du moins, il n’existait pas de possibilité de renouveau. En 1945, le parti catholique prit la dénomination de Parti social chrétien (P.S.C.) et le Parti ouvrier belge (P.O.B.), dissous par Henri de Man, s’intitula Parti socialiste belge (P.S.B.). Les libéraux rebaptisèrent en 1961 leur formation Parti réformateur libéral (P.R.L.). Le nationalisme flamand ne réapparut dans l’arène politique qu’en 1954, mais c’est seulement à partir de 1961 que, sous l’influence des tensions accrues entre néerlandophones et francophones, la Volksunie (V.U.) allait devenir une formation importante. Avec un certain retard sur la Flandre, les différends communautaires amenèrent en Wallonie et à Bruxelles la fondation de nouveaux partis: le Rassemblement wallon (R.W.), d’une part, le Front démocratique des Bruxellois francophones (F.D.F.), d’autre part. Les tensions croissantes entre néerlandophones et francophones vers la fin des années soixante agirent en outre en facteur de décomposition sur les partis catholique et libéral qui se scindèrent tous deux en une aile flamande et en une aile francophone. Dix ans plus tard (1978), c’était également au tour du parti socialiste d’éclater en deux.

Après deux gouvernements d’union nationale incluant également des communistes, on en revint, dès 1946, aux gouvernements de coalition, lesquels présentèrent une composition assez variée. Contrairement à la période 1919-1939, il arriva aux catholiques de se trouver rejetés dans l’opposition ou de se retrouver seuls au gouvernement. À partir de 1974, les partis dits régionaux furent considérés comme susceptibles de participer au gouvernement.

La loi du 26 juillet 1948 introduisit enfin le vote des femmes. Le projet de loi se heurta à l’opposition farouche de certains socialistes qui craignaient que le vote des femmes au foyer ne favorise le P.S.C.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les oppositions idéologiques s’exacerbèrent. La conduite controversée de Léopold III pendant la guerre et son éventuel retour (le roi avait été transféré en Autriche par les Allemands en 1944, puis libéré par les Américains mais résidait en Suisse) montèrent les partis de gauche (socialiste, libéral et communiste) contre le parti de droite (catholique) dans le cadre de la question royale. Ce conflit coïncidant en grande partie avec l’opposition entre Flamands et Wallons (une majorité se prononça, en Flandre, pour le retour du roi, en Wallonie, contre), la Belgique frôla la guerre civile: celle-ci ne put être évitée que par l’abdication de Léopold III au profit de son fils Baudouin (1951). Le P.S.C. profita de la majorité absolue obtenue aux élections de 1951 sur la question royale pour subventionner largement l’enseignement libre (catholique). Mais, quand le cabinet socialiste-libéral Achille Van Acker (1954-1958) voulut abroger ces mesures, l’opinion publique s’insurgea et la guerre scolaire éclata comme en 1879. Après la victoire du P.S.C. de 1958, les présidents des trois partis nationaux signèrent le Pacte scolaire qui rétablit la paix scolaire et apaisa les querelles idéologiques.

Le néo-capitalisme

Grâce à une infrastructure industrielle quasiment intacte, à un assainissement monétaire vigoureux (1944), aux revenus de la production d’uranium du Congo, aux services rendus par le port d’Anvers aux armées alliées à la fin de la guerre et après, au démarrage de la production de charbon, au plan Marshall et à la collaboration économique dans le cadre européen, la Belgique put se redresser rapidement. Dès l’Occupation, au sein de la Résistance, travailleurs et patrons avaient exprimé le vœu d’une collaboration loyale qui prit forme dans l’organisation de droit public des entreprises. Le décret-loi sur la sécurité sociale (1944) introduisit l’assurance obligatoire contre le chômage, la maladie et l’invalidité. Toutefois, l’essor économique n’évita pas un important chômage structurel, qui put être maîtrisé partiellement et temporairement après la promulgation de la loi sur l’expansion régionale (1959). 1960 ouvrait une période de haute conjoncture due essentiellement aux effets d’échelle de l’élargissement économique (mise en œuvre de la Communauté économique européenne). À la charnière des années 1960-1961, la Fédération générale du travail belge (F.G.T.B.), le syndicat socialiste, lança une grève générale contre la «loi d’unité» du Premier ministre Gaston Eyskens. Cette loi reconnaissait la nécessité de procéder à des économies dans les dépenses de l’État (entre autres à un contrôle plus strict des allocations de chômage) et à une hausse des impôts. En Wallonie surtout, de violents troubles éclatèrent à l’instigation d’André Renard, lequel à côté de ses buts sociaux poursuivait ouvertement des objectifs politiques et fédéralistes. En Flandre, la grève cessa au bout de quelques jours, si bien que sur le plan social également la Wallonie ressentit cet abandon comme une rupture de la solidarité entre les deux communautés ouvrières de Belgique. Afin de stimuler une économie stagnante, on promulgua en 1966 une seconde loi d’expansion régionale, qui inaugura une nouvelle période de haute conjoncture et procura surtout à la Flandre de nouvelles chances de reconversion. À partir de 1970, la croissance économique montrait toutefois des signes d’essoufflement, imputables à l’impasse structurelle créée par une économie trop étroitement axée, surtout en Wallonie, sur le charbon et la sidérurgie. La crise pétrolière internationale, apparue en 1974, n’épargna pas la Belgique. La croissance se ralentit, le chômage s’aggrava et l’inflation s’accéléra. Le système de l’indexation automatique des salaires sur le coût de la vie réussit tant bien que mal à aligner les rétributions sur l’inflation, mais ce mécanisme eut des effets particulièrement pervers pour l’évolution ultérieure de la dette publique.

Relations extérieures

Sur le plan extérieur, l’Union économique et douanière conclue à Londres en 1944 entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, entrait progressivement dans les faits. La Belgique adhéra à l’O.N.U. (1945), à l’O.T.A.N. (1949), à la C.E.C.A. (Communauté européenne du charbon et de l’acier, 1951), aux traités de Rome et à l’Euratom (1957). En dépit de sa taille modeste, elle parvint à jouer un rôle relativement important dans le domaine diplomatique. Entre 1950 et 1965, c’est Paul-Henri Spaak qui était ministre des Affaires étrangères: «Nous avons peur de vous», lança-t-il aux Russes, en pleine guerre froide; aussi appuya-t-il toutes les initiatives américaines. Dans la lutte menée par le général de Gaulle contre l’entrée de la Grande-Bretagne dans une Europe unifiée, Spaak prit parti contre de Gaulle et se rangea dans le camp anglo-saxon. Lorsque la France se retira de l’O.T.A.N., la Belgique obtint que le quartier général ainsi que les structures administratives de l’O.T.A.N. s’installent à Bruxelles. Le chrétien-démocrate Pierre Harmel qui fut aux Affaires étrangères entre 1966 et 1973 fit preuve d’imagination. En 1966, il appela à la détente entre l’Est et l’Ouest. Il se rendit dans de nombreux pays d’Europe de l’Est et reçut des hôtes du bloc soviétique.

Après la reprise de l’État indépendant du Congo par la Belgique (1908), la direction de cette colonie fut assurée par le ministère des Colonies, établi à Bruxelles. Au cours de l’entre-deux-guerres, l’administration civile et religieuse de la colonie fit de louables efforts pour améliorer sensiblement la santé publique, l’enseignement primaire et secondaire, les infrastructures générales. Aussi, à la fin des années trente, le Congo était-il une «colonie modèle». Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il rendit des services inestimables aux Alliés en leur fournissant l’uranium nécessaire à la fabrication de la première bombe atomique. Néanmoins, les autochtones n’avaient pas grand-chose à dire dans l’administration du pays. L’émancipation alla son chemin avec une nonchalance typiquement belge. En 1955, un professeur de la Koloniale Hogeschool (Haute École coloniale) d’Anvers, Jef van Bilsen, élabora un plan prévoyant un processus d’émancipation du Congo en trente ans. Accueilli par des huées à Bruxelles, dans la colonie même, le projet eut pour effet d’accélérer les choses. La Belgique avait négligé de former au Congo une élite universitaire: le manque de cadres et de dirigeants devait poser bien des problèmes. Dès 1959, le gouvernement Eyskens fut confronté dans la colonie à un mouvement d’émancipation toujours plus ample et, le 30 juin 1960, la Belgique renonça à sa souveraineté sur le Congo. Les troubles qui y éclatèrent aussitôt forcèrent la Belgique à une intervention armée fort impopulaire au niveau international. Les relations avec l’ex-colonie devaient rester longtemps encore difficiles.

Vers un État fédéral

Après 1944, la répression de la collaboration gêna considérablement le Mouvement flamand. Après la guerre, les partis de gauche, surtout puissants en Wallonie, se présentaient comme les héros de la résistance aux nazis et les champions d’une justice implacable à laquelle les traîtres à la patrie ne devaient pas échapper. En 1944 et en 1945, des dizaines de milliers de personnes furent incarcérées pour des motifs fort mal établis. Le nombre d’accusés atteignit 500 000: plus d’un cinquième du corps électoral! Mais la moitié des dossiers constitués furent classés sans suite; d’autres débouchèrent sur un non-lieu; enfin, on prononça environ 50 000 condamnations. Sur quelque 3 000 peines de mort, 242 furent exécutées (contre seulement 38 aux Pays-Bas). En Flandre, la droite fut lourdement touchée, si bien que les Flamands de gauche n’osaient guère exprimer leurs idées flamingantes. Ce n’est qu’après le règlement de la question scolaire (1958) qu’on put trouver le champ nécessaire à d’importantes réalisations dans le domaine des relations entre Flamands et Wallons: scission du ministère de l’Éducation nationale et des Affaires culturelles (1961-1962), fixation de la frontière linguistique (1962), révision de la législation linguistique (1963). Ces mesures allaient de pair avec des actions extraparlementaires comme les marches flamandes sur Bruxelles de 1961 et 1962. Avec la percée de la Volksunie, les idées fédéralistes firent irruption à partir de 1960; à la stupeur des politiciens bruxellois, elles recueillirent une large adhésion en Wallonie. Bien que les trois grands partis n’aient pas souscrit officiellement au fédéralisme, ils se sentirent contraints de faire des concessions à leur base. Aussi déclenchèrent-ils la procédure de révision de la Constitution dont fut chargé le Parlement élu le 23 mai 1965. Tout cela entama sérieusement la réputation de la Belgique unitaire. On prit enfin en compte les aspirations fédéralistes qui, depuis 1831, avaient été occultées dans toutes les crises. La cour, l’Église et la société générale avaient en effet décidé que la Belgique était, devait être et resterait un État unitaire. L’absence de reconnaissance d’identité que beaucoup de Flamands et de Wallons avaient ressentie pendant des décennies, sans oser en parler au grand jour, devenait un sujet de débat autorisé. En 1912, Jules Destrée s’était écrié dans une lettre ouverte au roi Albert Ier: «Vous régnez sur deux peuples. Il y a en Belgique des Wallons et des Flamands; il n’y a pas de Belges.» Destrée préconisait «une Belgique faite de l’union de deux peuples indépendants et libres, accordés précisément à cause de cette indépendance réciproque». Lorsque Wallons ou francophones tenaient ce genre de propos, on y voyait des boutades; quand c’étaient des Flamands, ils risquaient la prison. Après 1965, beaucoup de Belges étaient contraints de convenir qu’ils avaient vécu depuis 1831 dans une structure étatique inadaptée. De toute évidence, on ne peut impunément nier l’existence parallèle de deux communautés différentes de langue et de culture et les embrigader toutes deux dans un État unitaire où la capitale Bruxelles, à 80 p. 100 francophone, exerce de surcroît une puissante attraction, aidée en cela par le monde de la finance, par l’administration centrale, l’armée et toutes les entreprises, associations et organisations diverses portant l’étiquette belge.

On peut imaginer bien des césures dans la politique belge; celle de 1965 est peut-être arbitraire. Mais les élections de 1965 furent capitales pour les années ultérieures. Le P.S.C. et le P.S. perdirent beaucoup de sièges au Parlement, tandis que le P.R.L., la V.U. et le F.D.F. en gagnaient beaucoup. De tous les partis traditionnels, le P.R.L. fut le dernier à défendre l’État unitaire, alors que la V.U. et le F.D.F. poursuivaient énergiquement certaines formes de fédéralisme. Ce genre de verdict indécis des urnes continua par la suite à hypothéquer la vie politique de la Belgique. Il apparut également qu’un fossé s’était creusé entre la classe politique et les habitants des régions (Flandre, Bruxelles et Wallonie). 1965 mit également un terme au gouvernement P.S.C.-P.S. Lefèvre-Spaak qui avait osé s’attaquer avec beaucoup d’audace à un certain nombre de problèmes, mais qui fut sanctionné par le corps électoral et ne put achever l’œuvre qu’il s’était proposé de réaliser.

Encyclopédie Universelle. 2012.