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JUGEMENT
JUGEMENT

Le jugement est l’acte de la pensée qui affirme ou nie, et qui ainsi pose le vrai; plus largement, c’est le point d’arrêt d’un problème, qui s’achève dans une décision. L’existence du jugement est donc au point de rencontre de multiples approches, celles de la logique, de la psychologie, ou même de la doctrine de l’activité. Le logicien retient que le jugement est l’adhésion à une proposition, qui est justifiée de quelque manière par la liaison des représentations qu’elle rassemble, ou par quelque référence de la proposition à d’autres propositions ou à l’expérience. Il revient ainsi à la logique d’étudier la structure propositionnelle du jugement, les modalités de l’affirmation qui peut s’effectuer dans le registre de l’effectif, du possible ou du nécessaire, l’appartenance du jugement aux sphères de la pensée déductive ou expérimentale. Mais c’est laisser hors de considération certains aspects de l’activité concrète de juger.

Le psychologue porte son attention sur les facteurs de la croyance ou de l’attitude, sur les prises de position, par rapport à la réalité, du sujet qui juge. Au reste, le jugement inclut des consignes normatives, qui exigent que l’on étende les références psychologiques vers des références sociologiques ou socio-culturelles; le judicium est, étymologiquement, la décision judiciaire, et c’est un des aspects parmi d’autres des bases normatives du jugement: on parle du «jugement de goût», qui est le discernement des valeurs esthétiques ou culturelles, ou du jugement moral, qui est le discernement dans le domaine des mœurs.

Ainsi, la doctrine du jugement est entrée dans celle de la pensée par de multiples voies. Une philosophie du jugement a pour première tâche de situer les fonctions logiques du jugement dans une conception d’ensemble des activités de l’intelligence. Mais elle s’intéresse aussi aux liens du jugement et de l’activité, et cherche une mesure de la capacité de juger dans la conduite de l’homme, considérée en totalité, sous ses aspects individuels et sociaux. De manière générale, elle donne une place au jugement parmi les actes porteurs de sens, les régulations de l’existence et de la pensée. Elle le situe à un niveau élevé de l’exercice des pouvoirs de réflexion et de résolution, et, qu’elle exalte ou qu’elle dévalorise ce rôle, elle l’associe étroitement au sens de l’initiative rationnelle, qui trouve son expression directe dans la capacité de juger.

1. Proposition et assertion, expression et déclaration, croyance et adhésion

Le jugement synthétise les contenus de la perception ou de la représentation et les porte au niveau d’un critère de vérité qui permet leur affirmation. Mais cette opération du jugement emprunte en général le canal du langage, dont il reçoit une structure constituée de termes et de relations. En outre, le jugement ainsi exprimé occupe une place dans une chaîne de questions, de réponses, d’énoncés qui s’entraînent les uns les autres. La médiation linguistique apporte au jugement d’autres déterminations encore: le jugement est une prise de position, non seulement vis-à-vis d’un contenu de pensée, mais par rapport à l’auditeur auquel une croyance est communiquée et une adhésion demandée. Ainsi est-il une opération fondamentale et complexe, qui a plusieurs couches et plusieurs destinations: il importe donc de le rapporter à toute une famille de termes, dont chacun désigne un aspect ou une phase définie de son effectuation.

Le terme de proposition désigne de préférence la forme logiquement structurée du jugement, qui est une liaison de termes auxquels s’ajoutent l’indication d’une affirmation ou d’une négation et souvent l’indication de nuances modales. Il convient au reste de distinguer le jugement ainsi explicité de toutes les formes implicites de l’adhésion ou du refus, ou encore des énoncés non assertifs qui expriment souhait, prière, ordre ou question. C’est ce jugement formé que désigne le terme de proposition. Encore peut-on distinguer la proposition pure et simple, qui contient ce qui est signifié par l’assertion, et l’assertion complète, la prise de position: la différence apparaît dans les formes où l’assertion se redouble hors de la proposition, par exemple: «Il est vrai qu’il viendra demain.» On pourrait remarquer dans un autre sens que l’assertion est plus ou moins complète logiquement, qu’elle peut être un simple commentaire de la situation présente qui n’exhibe pas tous ses titres de validité: l’assertion «il fait chaud» est moins complète que l’assertion «il fait une température de 25 0C dans cette pièce à l’instant t », car la première se contente de solliciter l’adhésion des interlocuteurs présents à une même situation, alors que la seconde apporte les critères d’un jugement objectif et indépendant des impressions occasionnelles. De telles distinctions ont leur importance si l’on veut comparer le statut du jugement naturel avec celui des jugements sur lesquels se fonde la science.

La proposition explicitée s’appuie normalement sur les formes du discours: il lui correspond une énonciation ou, comme le disent les logiciens anglais, une sentence . Mais le rapport entre les deux notions est assez complexe. Il paraît naturel de dire que la proposition, comme signification affirmée, est relativement indépendante de la formulation qu’elle reçoit: elle peut recevoir, dans une même langue ou dans des langues différentes, des expressions différentes, entre lesquelles elle entretient un lien de synonymie: ainsi «il pleut» est synonyme de «la pluie tombe» ou de «it is raining ». Toutefois, une analyse plus poussée montre que cette indépendance est très relative. Chaque langue a sa portée expressive et désignative; et des propositions qui sont énonçables dans l’une ne sont pas exactement traduisibles dans une autre. Surtout, les notions d’une langue scientifique n’ont pas de sens assignable hors d’un système précis des formules qui permettent de les relier ou de les transformer les unes dans les autres: «la masse est un invariant attaché à tout corps» est une expression qui a sens dans la langue de la physique classique et qui perd son sens dans le langage de la relativité, laquelle définit un coefficient de dépendance des masses vis-à-vis des vitesses. Aussi les logiciens répugnent à dissocier la proposition de la formulation qui la supporte, de l’énoncé déclaratif (ou statement ).

Enfin le jugement avec l’énonciation qui l’objective peut être considéré dans sa relation avec les sujets qui le portent, ou avec ceux qui l’enregistrent ou y réagissent. Sous le premier aspect, le jugement représente un état individuel de la croyance , assez assurée pour revendiquer une confirmation ou une vérification. Sous le second aspect, il est communication de cette croyance, et réclame un assentiment ou une adhésion de la part des autres sujets. La fonction du jugement se situe alors à un certain niveau de complication de la fonction des signes d’échange. Le sens de la proposition est mesuré en partie par l’information qu’elle peut véhiculer et le degré d’acceptation qu’elle peut recevoir. La conception théorique du jugement, comme une effectuation de la pensée, a pour contrepartie une conception pragmatique, qui voit en lui une des formes de la régulation mutuelle des conduites.

2. L’analyse logique du jugement

L’analyse du jugement s’est précisée au cours de l’histoire à travers une explicitation de sa structure propositionnelle. Ébauchée, d’une manière fondatrice mais incomplète, par Aristote, elle a été complétée et repensée par les écoles ultérieures. Aristote voit dans le jugement (l’ 見神礼﨏見羽靖晴﨟) la structure intermédiaire entre celle des concepts, qui sont ses composantes, et celle du raisonnement, qui est une ordonnance de jugement servant de prémisses et de conclusions. Cette conception du jugement comme relation entre les concepts explique le privilège qu’il accorde à la «forme catégorique», où le terme qui a la fonction de sujet et celui qui fait fonction de prédicat sont unis par la copule est , sur laquelle tombent les qualités de l’affirmation ou de la négation et les modalités du possible ou du nécessaire. Mais l’adoption de cette forme engage aussi toute une conception du discours démonstratif, qui, selon la logique d’Aristote, développe les propriétés de la substance en suivant l’ordre des propriétés essentielles et des propriétés secondes dépendantes des premières. Le jugement, comme apophansis , est littéralement le développement du contenu des concepts et l’attestation d’une liaison ontologique désignée par la copule.

Avec la logique stoïcienne, l’analyse progresse vers des vues plus modernes. Le jugement ( 見﨡晴諸猪見) est interprété, à l’intérieur d’une doctrine du langage, comme interconnexion des signes et liaison de ceux-ci avec les objets signifiés. La partie «catégorématique» de la proposition, qui peut être verbale (dans «X se promène») aussi bien que nominale (dans «X est un tyran»), se détache de la partie référentielle, qui concerne les individus («Dion se promène») ou les collections d’individus qui sont affectés par le prédicat. D’autre part, la connexion des signes catégoriels introduit des jugements complexes, synthèses de jugements élémentaires, tel: «X est P ou X est Q» et «si X est P, alors X est Q.» La forme judicative ainsi élargie devient plus apte à décrire le nexus des événements. En outre, la proposition se dégage, sous le nom de﨎﨡晴﨟, de l’ensemble de l’assertion, de sorte qu’elle figure un invariant de sens auquel peuvent s’ajouter les clauses modales interrogatives: la forme «le sage est heureux» entre dans la composition des énoncés complets «il n’est pas vrai», «il est nécessaire», «est-il vrai?»... «que le sage soit heureux». De plus, l’attention du logicien se porte sur l’agencement des opérateurs connectant les propositions, et il interprète le raisonnement comme un calcul des propositions , tel le syllogisme disjonctif: Si P ou Q, et si non-P, alors Q.

Ce sont les principes qu’a développés la doctrine moderne de la proposition. Elle pense celle-ci comme le «remplissement» d’un schème abstrait, la forme ou fonction propositionnelle , qui est pur cadre de liaison, et qui devient proposition, capable de vérité ou de fausseté, par l’introduction d’un argument concret, ou par la quantification de la forme; ainsi, «pour un x , être plus grand que 2» est une forme qui engendre une proposition vraie quand x est remplacé par 3, fausse quand x est remplacé par 1 – ou une autre proposition vraie quand on adjoint le quantificateur existentiel: «Il existe quelque x , qui est plus grand que 2.» En même temps que se précise la valeur des quantificateurs, universel (pour tout x ...) ou existentiel (il existe au moins un x , tel que...), s’amorce la distinction de deux ordres de vérités, l’une qui est indépendante des références à la réalité, l’autre qui dépend de cette référence, au lieu qu’Aristote ne voyait entre l’universelle et la particulière qu’une différence de quantité.

D’autre part, les notions modernes de la relation ou des rapports de classes influencent la logique des propositions. La doctrine des prédicats est transformée par la considération des relations, qui introduisent des prédicats à multiples arguments, comme diviseur dans: «x est le commun diviseur de y et de z .» La logique des classes, de son côté, enrichit le registre des liaisons de concepts, qui ne se bornent pas à l’inclusion ou à l’exclusion comme le pensait Aristote, mais qui couvrent toutes les formes de l’appartenance , du recoupement et de la complémentarité . Dès lors, la logique des propositions entre de plain-pied dans le domaine des énoncés mathématiques qui avaient paru longtemps inaccessibles à l’apophansis d’Aristote.

Enfin, le jugement, détaché de la forme catégorique, de la référence exclusive au concept ou à l’essence, est libéré pour les usages de la description empirique ou du calcul formel. Intégré à l’économie des langages exacts, il perd contact avec le sens ontologique des modalités: la modalité du nécessaire tend à se confondre avec celle de la dépendance syntaxique ou sémantique garantie par les langages normés, et la modalité du contingent avec celle des liaisons effectives assurées par les langages empiriques qui détectent les existences conjuguées.

Ainsi, l’analyse logique a eu pour sens et pour résultat, non seulement d’expliciter la structure des jugements, mais aussi de mobiliser les formes de l’énoncé en vue des usages positifs et scientifiques de la pensée.

3. Aspects psychologiques ou axiologiques

Les disciplines concrètes, les sciences humaines atteignent des aspects du jugement que laisse en suspens le logicien, le théoricien des formes, et qui touchent l’action de juger, l’échange des jugements, les valeurs reflétées par le jugement.

La psychologie considère le jugement dans sa genèse, et tel qu’il est lié aux modes de l’adhésion ou de la décision des sujets. Elle y voit comme une forme de maturité des opérations du psychisme individuel: le langage qui prend la forme judicative respecte des critères d’objectivité ou rend possible la réciprocité des opinions échangées, il a surmonté en principe les limites de la crédulité et de l’autisme enfantins. La genèse du jugement renseigne aussi sur l’origine et le développement des conduites d’acceptation et de refus, qui représentent des prises de position, d’abord instinctives, puis plus réfléchies, vis-à-vis de l’environnement naturel et humain: la «négation» ainsi considérée a une valeur plus existentielle que celle que considère le logicien.

Le jugement, comme acte du sujet, est porteur de valeurs dynamiques: les modalités du doute, de l’attente, de la conviction, etc., qui sont exclues du langage de la vérité, sont pleinement présentes dans les styles concrets ou rhétoriques de l’expression. En outre, le jugement exerce une fonction pratique, il termine les débats par la phase qu’on appelle décision ou résolution: il est en quelque sorte le corrélatif intellectuel de l’acte volontaire. La pathologie du jugement, qui se manifeste dans les états d’irrésolution ou de confusion, est directement liée à la pathologie de la personnalité.

Ces fonctions du jugement, qui relèvent de la sphère des évaluations, des décisions, de celle des opinions et de leur échange, ouvrent des perspectives axiologiques à son étude. Une manière historique et positive de reconnaître la persistance et la mutation des valeurs dans les groupes humains consiste à examiner la formulation des jugements d’ordre esthétique, moral ou juridique. On a pu se proposer l’examen de la nature des «jugements de valeur», qui ne portent pas sur la corrélation ou sur le conditionnement des faits, mais plutôt qui rapportent une situation de fait à une norme ou à un ordre préétablis. Dans un argument pratique, il s’agit de justifier une décision et non de déterminer un effet: la conclusion précède d’une certaine manière les prémisses, et l’examen porte sur l’opportunité ou la légitimité de la décision, sur l’accord ou le désaccord des opinions, sur les précédents favorables ou défavorables: dans les cas axiologiques, le jugement est option motivée plutôt que position nécessitée.

4. La philosophie du jugement

Les perspectives classiques

Toute doctrine de la raison a cherché à situer la liaison judicative vis-à-vis de ses corrélatifs, d’une part la liaison associative des épreuves sensibles, d’autre part la cohésion qui unit les éléments du concept ou ceux du discours probatoire. On peut parler d’une tradition de la «philosophie du jugement», qui voit dans celui-ci la mesure principale de l’initiative intellectuelle ou spirituelle: elle écarte la contrainte des formes et des concepts, et ne veut retenir comme liaisons effectives que celles qui sont produites par une opération effective du jugement et confirmées par une preuve effective. Il s’agit toutefois d’une version assez tardive et localisée de la philosophie de la pensée: la philosophie classique se présentait comme une philosophie du concept ou du discours rationnel plutôt que comme une philosophie du jugement.

Ces vues classiques ont une origine aristotélicienne: le savoir se développe entre le concept, qui est son point d’ancrage initial dans les choses et les natures, et la preuve apodictique, qui réalise l’adéquation explicite du savoir à l’être. Le jugement, sous sa forme catégorique, pose l’être du sujet, selon les catégories du genre, de la qualité, de la quantité, etc., et il explicite par la copule ces implications de l’être: il est ainsi développement du concept et moment de la preuve. Selon cette perspective, à la fois logique et ontologique, des doctrines classiques – et bien que les stoïciens introduisent, comme on l’a dit, certaines formes de la liaison conditionnelle, et conçoivent déjà le jugement comme une opération autonome qui rassemble les contenus de l’expérience –, l’acte rationnel par excellence est une « analyse » qui développe la compréhension du concept par le jugement.

L’école cartésienne conserve, ou ne fait que transposer cette vue. Elle apprend, il est vrai, à opposer la composition mathématique des raisons à la subsomption des sujets sous les prédicats, mais elle interprète cette opération intellectuelle comme la séparation et la conjonction des composantes d’une unité qu’elle pense comme essence ou comme idée. Il est remarquable que Leibniz croie pouvoir rapprocher finalement les lois d’une logique mathématique de celles d’une logique des substances: toute corrélation des propriétés se fonde sur l’inhérence des prédicats dans le sujet qui leur donne leur loi, et la certitude rationnelle se ramène à l’évidence d’une identité sous-jacente à la diversité. C’est chez Descartes que l’on trouverait l’ébauche d’une doctrine de l’autonomie du jugement: comme l’entendement ne présente que des combinaisons finies, le sujet dispose d’une marge d’initiative, il choisit, en présence de situations indéfinies, la solution la plus vraisemblable; la liberté intellectuelle et morale consiste dans le pouvoir de «juger bien».

Pour que la doctrine du jugement puisse se dégager de celle du concept, il fallait que la notion de «relation», et en même temps de « synthèse », se dissociât de la notion de l’inclusion. L’idée des liaisons conditionnelles et causales, utilisées par les sciences de la nature, a joué dans ce sens un rôle important, surtout lorsqu’elle a été prise en charge par une conception positive du savoir; l’empirisme de Locke et de Hume, qui interprète les légalités scientifiques à la lumière de la notion psychologique de l’«association des idées», fait les premiers pas: le jugement objectif rassemble des données sensibles selon les relations de la simultanéité ou de la succession consolidées par la fréquence. Kant allait fonder une doctrine du jugement, en repensant cet héritage dans la perspective de l’idéalisme transcendantal, qui attribue au sujet l’initiative de la liaison.

Dès lors, le jugement redevient une subsomption, par laquelle des éléments sensibles ou intuitifs tombent sous la loi d’un concept ou d’une catégorie institués par la raison. Mais, en fait, la catégorie est une règle pour construire des relations, une forme de jugements possibles: elle fixe les lois de l’ordonnance et du rassemblement, du conditionnement univoque ou réciproque, et elle est elle-même le produit d’un acte transcendantal, qui est unification du divers selon les schèmes de l’espace et du temps. Au «jugement analytique», qui vient de la tradition scolastique, Kant peut dès lors opposer le «jugement synthétique», sous la double espèce du «jugement d’expérience», qui subordonne les êtres sensibles à la loi, et du «jugement synthétique a priori», l’acte mathématique qui construit des objets sous la directive de la loi. Au reste, au-delà de ces jugements qui déterminent l’objet sous la double contrainte d’un contenu donné et d’une règle impérative, Kant aperçoit d’autres fonctions du jugement. En examinant l’usage de la catégorie de finalité, il arrive à la notion du «jugement réfléchissant», qui institue librement une ordonnance pour comprendre et unifier le réel; mais surtout, en analysant l’obligation morale, il conçoit l’existence d’un jugement synthétique pur, qui écarte toute contrainte de l’objet et régit les actes en les conformant à une norme qui exprime l’autonomie même de la raison. Ainsi le «jugement de valeur» acquiert ses titres à côté du «jugement de vérité». D’une manière générale, les niveaux du jugement correspondent à ceux d’une initiative spirituelle toujours plus proche de sa source.

Concept et jugement

À vrai dire, cette conversion de la philosophie du concept dans une philosophie du jugement n’est pas acceptée sans discussion par le rationalisme philosophique. Tandis que l’idéalisme postkantien porte l’acte judicatif au niveau d’un «fiat» inconditionné de la conscience constituante, Hegel conteste la priorité du jugement, qu’il assimile au moment de la subjectivité, ou de la conscience abstraite qui relie, du dehors, les données de l’expérience. Le moment fondamental du savoir redevient le concept, lien immédiat et implicite de l’objet et de la loi, son moment terminal étant le discours rationnel, le syllogisme, par quoi l’être objectif est révélé à lui-même comme l’équivalent du savoir. Telle est la permanence, et la reprise moderne, du thème aristotélicien.

En fait, l’établissement d’une doctrine du jugement qui soit appuyée directement sur les démarches et l’esprit de la connaissance scientifique devait attendre l’époque moderne, et les réflexions des logiciens sur la structure de la proposition. On a souligné plus haut le rôle qu’a joué en cela la logique des classes et des relations, développée au XIXe siècle par Boole, de Morgan ou Pierce. Lorsque Couturat ou Russell font une critique radicale de la logique aristotélicienne ou leibnizienne, c’est en montrant que la forme relationnelle de la proposition ne peut se réduire à l’inclusion des concepts. L’opposition traditionnelle de la forme analytique et de la forme synthétique du jugement sort renouvelée de cette nouvelle critique: l’appui de la synthèse est la comparaison des classes expérimentales; quant à la vérité analytique, elle ne résulte pas de l’implication des concepts, mais de la composition des propositions simples dans les propositions complexes, ou de la dérivation des propositions dans un champ axiomatique.

De nouvelles philosophies du jugement ont tenté d’interpréter ces prémisses épistémologiques. Telle celle que propose Léon Brunschvicg, qui reprend l’héritage cartésien et kantien en le repensant à la lumière de la pensée mathématique. L’esprit d’une «philosophie du jugement» s’opposerait en tous points à celui d’une «philosophie du concept». Il faudrait affirmer la dépendance de tout concept vis-à-vis de la chaîne des jugements qui le construisent et le vérifient. Toute forme pensable est l’aboutissement des épreuves renouvelées de l’analyse et de la synthèse. L’apport décisif du kantisme serait bien la notion du «jugement réfléchissant», car toute production de la science, qui est invention et mise à l’essai d’un ordre, procède de l’initiative réflexive. Dans la vie morale et religieuse comme dans la vie intellectuelle, la philosophie du jugement aurait à reconnaître une unité, une universalité en acte qui échappe à toute consigne ou dogme préétablis.

Le projet d’un idéalisme concret tel que la phénoménologie le propose reprend à son compte une part de ces thèmes. Le pouvoir de la conscience constituante, dans le langage de Husserl, s’exprime dans l’apophansis , la capacité du jugement qui transporte la relation sur les plans multiples de l’abstraction ou de la concrétion sans que s’interrompe la continuité des épreuves. La judication est la garantie effective et vivante de l’existence de ces formes objectives de la liaison dont traitent logiciens et mathématiciens. Au reste, l’apophansis entretient, sous les relations multiples qui lient les prédicats, la solidarité initiale des prédicats et de l’être, c’est-à-dire l’unité du cosmos saisi sous ses différents aspects et ses diverses significations: ainsi le «jugement catégorique», dégagé des cadres dogmatiques de la philosophie du concept, exprime finalement une mesure commune à la conscience et à la réalité. Dans son dernier ouvrage, Erfahrung und Urteil (Expérience et jugement ), Husserl cherchait précisément à approfondir le pouvoir fondateur du jugement, qui s’exerce au point de jonction des synthèses passives et des synthèses actives, de l’expérience et de la conception, de l’histoire et de la norme. Ainsi le fondateur de la phénoménologie opposait par avance une clause unitive à cette vue dualiste qui prévaut chez ses successeurs, les philosophes de l’existence (Heidegger, notamment, met sans cesse en opposition les catégories abstraites du jugement et les épreuves vivantes de l’Erlebnis ). Au contraire, une philosophie du jugement semble bien postuler la compatibilité d’une logique du savoir et d’une logique de l’expérience vivante.

5. La philosophie des propositions

La réflexion moderne sur les formes propositionnelles et leur statut, issue des analyses des logiciens, se maintient sur les plans techniques et se dispense des hypothèses sur le lien du jugement avec la subjectivité ou la conscience. Cependant, les points de vue techniques appellent leur problématique propre. Lorsque la fonction relationnelle de la proposition s’est substituée, comme on l’a dit, à la fonction compréhensive du concept, l’entité propositionnelle a pris la place de base dans l’économie des êtres logiques. En effet, les rapports de vérité s’établissent dans la composition ou dans la déduction des propositions ou dans la mise en correspondance de celles-ci avec l’expérience. Avant toute vérification, la proposition est l’unité d’un sens formulable et communicable. D’autre part, elle est la lexis invariante sur laquelle opèrent les quantifications et les prédicats modaux. Toutefois, ces propriétés qui marquent le rôle opératoire des propositions ne lui confèrent pas nécessairement une existence logique indépendante. Il y a là l’amorce d’un problème: un certain «atomisme logique», qui accordait à la proposition une valeur véritable d’élément, a été soumis ultérieurement à des critiques pertinentes.

D’une certaine manière, les philosophies logiques de Frege ou de Russell marquent l’apogée de cette vue atomistique. Il paraît naturel d’assigner à la proposition une signification et une vérité qui lui soient attachées en propre, de lui donner un contenu idéal qui est son sens, et une référence autonome au réel qui est sa vérité. Il semble même, à ces philosophes, que cela soit indispensable pour éviter les écueils d’une conception purement linguistique de l’énoncé et d’une conception purement pragmatique de la certitude. Ils cherchent, dès lors, à délimiter le domaine des propositions fondamentales qui garantissent la vérité des autres propositions: qu’il s’agisse des énoncés décrivant les données immédiates du champ sensible, ou des énoncés dotés d’une évidence axiomatique, ou des postulats concernant le réel qui rendent possibles les inférences inductives. Le savoir est, littéralement, une hiérarchie de propositions, rangées dans l’ordre où les propriétés de base fondent les propriétés construites sur elles.

Cependant la critique logique, comme en témoigne la lecture des ouvrages de Quine, a contesté ces assises de la doctrine. Elle a mis en relief de multiples raisons de «relativité», qui marquent la dépendance de la proposition vis-à-vis des champs linguistiques ou pratiques qui l’englobent, et vis-à-vis des sytèmes scientifiques dans lesquels elle prend place. Le sens de la proposition ne dépasse pas le champ d’interprétation ou de traduction de tel ou tel code linguistique. En outre, les propositions sont situées à l’intérieur des systèmes d’expressions comme les mailles d’un réseau dont les recoupements et les interconnexions se renouvellent. Ainsi les systèmes axiomatisés exigent bien la compatibilité des expressions primitives prises comme «axiomes», mais nullement la vérité indépendante de celles-ci. L’effet de relativité s’accroît lorsqu’on considère les théories en devenir: entre les lois interprétatrices et les faits qu’elles interprètent se répercute constamment le mouvement des interprétations. Il faut parler d’un enchaînement de formulations plus ou moins consolidées plutôt que d’une hiérarchie stable des propositions.

La critique atteint même la notion d’un «sens» propositionnel, ou les notions qui relèvent du langage du sens, de l’«intension», comme les notions modales. Ces notions cèdent leur place aux notions proprement syntaxiques ou extensionnelles, qui décrivent l’agencement des formules dans un système et la correspondance de celles-ci avec les classements des objets, car ces notions sont plus maniables pour le calcul logique. Ainsi, lorsqu’on introduit dans une expression les valeurs sémantiques de la croyance ou de la nécessité, il n’est plus possible de réaliser des opérations logiques normales comme la substitution de termes désignant les mêmes objets: les termes «12» et «le nombre des apôtres» sont bien équivalents dans leur extension; mais on ne saurait traduire, sans altérer la vérité, des énoncés comme «il est certain que 12 est supérieur à 7», «il est nécessaire que 12 soit supérieur à 7» dans des énoncés de même forme où «le nombre des apôtres» serait substitué à «12». Devant ces apories du calcul, il paraît indispensable, comme le fait Carnap, de séparer les langages formels, opérant sur des entités strictement définies, des langages empiriques, qui opèrent sur les dénotations d’objets, car les premiers procurent des équivalents aux liaisons modales que les seconds ne fournissent pas. Ou bien il faut adopter la solution plus radicale de Quine, qui proscrit les termes «intensionnels» du langage de la science, avec le terme de «proposition» lui-même, qui est leur support; le logicien devrait prendre l’expression dans la littéralité de sa forme, dans les limites strictes de ses applications, dans le champ toujours relatif de ses références linguistiques. Mais une tendance importante, illustrée par Montague, Hintikka, consiste à coordonner les aspects intensionnels et extensionnels des énoncés en les répartissant sur les objets des mondes possibles. L’assertion «un mouvement sans perte d’énergie serait éternel» ne concerne pas les objets du monde physique, mais des objets idéaux pensables dans un monde possible.

Il est donc possible que la proposition et ses corrélatifs sémantiques, le sens, ou la vérité, isolable, ne soient pas véritablement des êtres de la logique, si du moins celle-ci se borne au langage de la preuve. En revanche, il pourrait leur rester une existence épistémologique: toute recherche repose sur des hypothèses, sur des propositions dont le sens déborde leur expression littérale, et qui ne se résolvent que progressivement dans les structures axiomatiques et empiriques du discours positif. Considérer ainsi la proposition, c’est-à-dire comme la projection d’un possible ou comme un postulat sur le réel, ce serait rejoindre d’une certaine manière ce que le philosophe dit du jugement, qui est bien pour lui une mesure prospective et estimative de la vérité, plutôt qu’une formulation définitive de celle-ci.

6. Influence de la théorie du langage sur les doctrines de la proposition et du jugement

Les développements de la doctrine du langage, qui ont suivi les indications de Wittgenstein et qui ont marqué des œuvres comme celles de Ryle, Strawson, Austin, Searle, ont jeté des vues nouvelles sur le statut du jugement. Elles tiennent à une considération plus large des liaisons de sens dans le discours (sémantique) et à un intérêt plus poussé pour les objectifs de l’emploi des formes linguistiques (pragmatique).

L’analyse s’éloigne de la canonique du jugement, qui avait été établie surtout en regard des objectifs logiques de la fondation des valeurs de vérité de l’énoncé et de la composition de ces valeurs de vérité. Mais cette canonique ne couvre pas tous les énoncés, dont la valeur de vérité peut être lacunaire ou indéterminée. «Le premier président des États-Unis qui sera un banquier sera contesté» laisse dans l’indétermination l’existence d’un référent de l’expression. «Tout lecteur assidu de cet auteur sera satisfait de ce livre» est une expression qui présente une liaison intentionnelle de concepts sans circonscrire la classe extensionnelle des individus qui tomberont sous la relation. L’analyse moderne sera attentive aux raisons épistémiques, pragmatiques et en général discursives de cet «affaiblissement» de la doctrine canonique.

L’acte de juger entre dans des complexes épistémiques du type de la croyance, du savoir, qui les uns et les autres représentent des adhésions fortes à la réalité ou la vérité. Dans ces contextes, le jugement glisse vers une fonction arbitrale – il estime le degré de cohérence d’un ensemble de thèses qui sont possibles ensemble, ou il évalue, entre deux thèses, laquelle est la plus soutenable. C’est par une adjonction de déterminations qui ne sont pas contenues dans le jugement que le locuteur parvient à des thèses assertives, dans lesquelles interviennent les instances de l’action et du concours des actions ou la poursuite et l’échange d’un argument de preuve. Le jugement s’étale entre les pôles de la présomption et celui de la décision. D’un autre côté, le pragmaticien nous met en présence des différentes performances que peut réaliser une phrase du discours quand elle passe au stade de l’énonciation. Ces objectifs sont tour à tour d’informer, de signaler, d’alerter, de suggérer, de prescrire; et le complexe propositionnel occupe lui-même dans cette performance un rôle occasionnel, instrumental, dépendant de l’intention de la phrase, de la «sentence». «La neige est blanche» peut formuler une caractéristique générale ou présenter une situation de circonstance. «La glace est fragile» peut être une information ou un avertissement. La même phrase peut prescrire une procédure ou constater un usage, comme «les cercles sur une carte désignent les villes». Une phrase peut ne poser ni une nécessité ni une évidence isolable, mais prendre sens par la réunion de critères admis par une société: «X est un champion d’échecs de haut niveau». Ces révisions, faites dans le sens pragmatique, reportent la « proposition » de l’état d’un contenu de pensée éternel à l’état d’une orientation actualisée de l’intention; et elles introduisent dans le jugement affirmé les objectifs renouvelés de la communication.

Ces traits de relativité seront renforcés par une réflexion sur la totalité et sur la progression du discours qui englobera les actes de l’assertion à titre de phases. Les énoncés judicatifs recevaient de Kant, Frege et Russell la fonction de répartir le vrai et le faux, de décider entre l’être et le non-être. C’est leur assigner dans le discours une position terminale, ou un mode d’existence autonome, qui est, en fait, une mise en suspens du mouvement de la discursion. Car ils passent, au cours de celui-ci, de l’état de la présomption à celui de la confirmation, de l’état d’une question à celui d’une réponse, étant entendu que cette position est relative et que la réponse redevient question. Plutôt que des assurances autonomes, il faut attribuer aux jugements des axes de vection entre le plan problématique et le plan apocritique des justifications théoriques. La thèse de Copernic concernant le caractère héliocentrique du mouvement des planètes met un point d’arrêt à l’astronomie des anciens, mais elle ouvre à l’astronomie moderne le problème de définir et d’expliquer ces trajectoires orbitales. D’ailleurs, la position et la cohésion des énoncés dans le discours fait problème, dans la mesure où elles transgressent les lois strictement logiques que définissait la canonique de l’inférence: des énoncés tels que «Le roi de France est avisé» et «Le roi de France est insensé» diffèrent par le réseau d’implications qui les entoure; cependant, ils appellent un énoncé commun – «il y a un roi de France» – qui est le «présupposé» donnant sens aux deux assertions sans déterminer leur vérité. Lorsqu’un historien énonce: «La crise de 1930 a été une des causes de la guerre de 1939», il n’établit pas un rapport de nécessitation jouant dans un sens ou dans l’autre, mais il place une condition dans une totalité non close, et pourtant orientée, de conditions. La doctrine du jugement appartient à une doctrine élargie de l’inférence, dont les opérations logiques classiques de la déduction n’occupent qu’une partie.

Si la théorie du jugement et de la proposition a sacrifié une part de ce caractère fondamental dont l’avait investie la pensée classique, cette relativisation des notions a des raisons multiples. On y verra l’influence d’une logique et d’une linguistique plus soucieuses de démêler le complexe des opérations et des finalités que poursuit le discours, et dissolvant ainsi les blocs simples qui assuraient la correspondance des signes et des signifiés. On y verra aussi l’indice d’un déplacement assez important du problème épistémologique. Le théoricien s’intéressait initialement aux formes d’une vérité constituée, qu’il ramenait à un tissu d’énoncés garantis par la description et par la déduction. Puis il s’est progressivement intéressé à la constitution de ces assurances dans les dialogues naturels et dans les enquêtes de la science. Il a pris en considération, pour cette raison, les chaînes d’actes et d’états par lesquelles le tissu des conjectures et des présuppositions vient s’articuler dans l’organisation des énoncés.

jugement [ ʒyʒmɑ̃ ] n. m.
• 1080 « arrêt, sentence »; de juger
1(XIIe) Action de juger. Le jugement d'un procès. Le jugement d'un accusé. Poursuivre qqn en jugement. justice. Résultat de cette action; décision de justice émanant d'un tribunal (ne portant pas le nom de Cour). décision; arrêt, sentence, verdict. Le jugement a lieu dans huit jours. Prononcer, rendre un jugement. Jugement par défaut. Jugement définitif. Jugement en premier, en dernier ressort. Faire appel d'un jugement. Confirmer, annuler, réformer un jugement. Infirmer, casser un jugement. Exécution, notification, signification d'un jugement.
Écrit contenant les termes de la décision. Dépôt des jugements au greffe. Minute de jugement. Dr. féod. Jugement de Dieu. ordalie (cf. Épreuves judiciaires).
(XIIe) Relig. chrét. Jugement dernier, ou ellipt le Jugement, celui que Dieu prononcera à la fin du monde, sur le sort de tous les vivants et des morts ressuscités. Au jour du Jugement. La trompette du Jugement dernier. Allus. bibl. Jugement de Salomon, empreint de sagesse et d'équité.
2(v. 1200) Opinion favorable ( approbation) ou défavorable ( blâme, 2. critique, réprobation) qu'on porte, qu'on exprime sur qqn ou qqch. Émettre, exprimer, porter un jugement. « On n'épargne que soi-même dans ses jugements » (Bossuet). Revenir sur ses jugements : se déjuger. Jugement préconçu ( préjugé) , hâtif, téméraire, avancé sans preuves ( présomption) . Des romans où nous ne connaissons les héros que par « les vagues jugements qu'ils portent les uns sur les autres » (Sartre). Par métaph. Le jugement de l'histoire, de la postérité.
Façon de voir (les choses) particulière à qqn. opinion, point de vue; avis, idée, 1. pensée, sentiment. S'en remettre au jugement d'autrui. Je livre, je soumets cela à votre jugement. appréciation.
Techn. Jugement d'allure : estimation par laquelle un observateur apprécie l'allure d'un exécutant, par rapport à une allure de référence.
3( XIVe) Faculté de l'esprit permettant de bien juger de choses qui ne font pas l'objet d'une connaissance immédiate certaine, ni d'une démonstration rigoureuse; l'exercice de cette faculté. discernement, entendement, finesse, intelligence, perspicacité, raison, 1. sens (bon sens, sens commun). Avoir du jugement, manquer de jugement. fam. jugeote. Homme de jugement, judicieux, perspicace. « Autant de jugement que de barbe au menton » (La Fontaine). Erreur de jugement. Un homme doué « d'un très ferme jugement et d'une grande liberté d'esprit » (Michelet).
4(XVIIe) Décision mentale par laquelle le contenu d'une assertion est posé à titre de vérité. affirmation. Jugement et croyance. Cette assertion elle-même. proposition. Le raisonnement, combinaison logique de jugements.
Log. Fait de poser l'existence d'une relation déterminée entre des termes; cette relation. Jugement analytique, synthétique, hypothétique. Jugement de réalité, qui énonce un fait. Jugement de valeur, qui formule une appréciation.

jugement nom masculin (de juger) Action de juger quelqu'un, une affaire, dans le respect des lois et règlements en vigueur. Décision rendue par une juridiction du premier degré (exemple un tribunal d'instance, de grande instance, de commerce ou un conseil de prud'hommes). Activité de l'esprit permettant de juger, d'apprécier les êtres, les choses, les situations de la vie pratique et de déterminer sa conduite : Une éducation qui vise à former le jugement. Aptitude à bien juger, à former des appréciations lucides, justes : Un homme dépourvu de jugement. Action de se faire une opinion sur quelqu'un ou sur quelque chose ; manière de juger : Je m'en remets à votre jugement. Appréciation, favorable ou défavorable, portée sur quelqu'un ou sur quelque chose : Formuler un jugement sur un ouvrage. Activité de la pensée qui affirme ou nie une proposition, pour faire apparaître le vrai. ● jugement (citations) nom masculin (de juger) Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 L'ennui est une sorte de jugement d'avance. Minerve ou De la sagesse Gallimard Henri Frédéric Amiel Genève 1821-Genève 1881 Revois deux fois pour voir juste, ne vois qu'une pour voir beau. Journal intime, 26 décembre 1852 Jacques Amyot Melun 1513-Auxerre 1593 Le jugement qui s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remédie pas seulement au présent, ains fortifie et rend l'âme plus raide et plus ferme à l'avenir. Œuvres morales, traduit de Plutarque. mais Albert Camus Mondovi, aujourd'hui Deraan, Algérie, 1913-Villeblevin, Yonne, 1960 N'attendez pas le Jugement dernier. Il a lieu tous les jours. La Chute Gallimard Denis Diderot Langres 1713-Paris 1784 Je suis plus sûr de mon jugement que de mes yeux. Pensées philosophiques François, duc de La Rochefoucauld Paris 1613-Paris 1680 On est quelquefois un sot avec de l'esprit, mais on ne l'est jamais avec du jugement. Maximes François, duc de La Rochefoucauld Paris 1613-Paris 1680 Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement. Maximes Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux Paris 1688-Paris 1763 Il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. L'Ile de la raison, Prologue Gaétan Picon Bordeaux 1915-Paris 1976 Ce n'est pas l'histoire qui fait le jugement : c'est le jugement qui fait l'histoire. L'Écrivain et son ombre Gallimard Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz Montmirail 1613-Paris 1679 […] De toutes les passions la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement. Mémoires Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz Montmirail 1613-Paris 1679 Rien ne marque tant le jugement solide d'un homme, que de savoir choisir entre les grands inconvénients. Mémoires Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Paris 1732-Paris 1799 Par le jugement et par la main. Consilio manuque. Le Barbier de Séville, I, 6 Commentaire Devise donnée par Beaumarchais à Figaro. Épictète Hiérapolis, Phrygie, vers 50-Nicopolis, Épire, vers 130 après J.-C. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements relatifs aux choses. Manuel, V (traduction J. Pépin) Talmud Tous les jours, à chaque heure, l'homme est soumis au jugement. Talmud, Roch Hachana, 16a Friedrich von Schiller Marbach 1759-Weimar 1805 L'histoire du monde est le jugement du monde. Die Weltgeschichte ist das Weltgericht. Poèmes, Résignation jugement (expressions) nom masculin (de juger) Jugement dernier, jugement universel, acte par lequel, à la Parousie, le Christ manifestera le sort de tous les humains. Jugement de Dieu, volonté divine, décret de la Providence ; ensemble d'épreuves (ordalie) auxquelles on soumettait autrefois les accusés pour les innocenter ou démontrer leur culpabilité. Le jugement de l'histoire, de la postérité, appréciation d'un fait ou de l'action de quelqu'un portée par les générations suivantes en fonction de leur importance au regard de l'histoire. ● jugement (synonymes) nom masculin (de juger) Décision rendue par une juridiction du premier degré (exemple un...
Synonymes :
- arrêt
- ordonnance
- sentence
- verdict
Activité de l'esprit permettant de juger, d'apprécier les êtres, les...
Synonymes :
- jugeote (familier)
- raison
Aptitude à bien juger, à former des appréciations lucides, justes
Synonymes :
- bort sens
- discernement
- esprit de finesse
Action de se faire une opinion sur quelqu'un ou sur...
Synonymes :
- avis
- idée
- opinion
- point de vue
- position
- raisonnement
- sentiment
- vue

jugement
n. m.
rI./r Action de juger (un procès, un accusé); son résultat.
|| DR Décision rendue par les tribunaux du premier degré (par oppos. aux arrêts des cours d'appel et de la Cour de cassation).
Jugement contradictoire, prononcé en présence des parties ou de leurs représentants.
Jugement par défaut, rendu en l'absence de l'une des parties. Jugement supplétif.
|| RELIG Jugement dernier, celui que Dieu doit porter, à la fin du monde, sur les vivants et sur les morts ressuscités.
rII./r
d1./d Faculté de juger, discernement. Manquer de jugement.
d2./d Opinion, avis. Le jugement d'un critique sur un film.
d3./d LOG Fonction ou acte de l'esprit consistant à affirmer ou à nier une existence ou un rapport.

⇒JUGEMENT, subst. masc.
A. — Action de juger; audience au cours de laquelle une affaire est jugée. Jugement public. Tous les hommes qui assistaient au jugement (STENDHAL, Rouge et Noir, 1830, p. 481). Un matin enfin, on vint le chercher pour le jugement (VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p. 251) :
1. ... n'allant ni à la messe, ni à l'Élysée, il n'avait, de sa vie, rien vu de si beau qu'un jugement en police correctionnelle.
FRANCE, Crainquebille, 1904, p. 37.
Ester en jugement. Cf. ester2; v. autorisation ex. 1.
Mettre qqn en jugement. Le (faire) traduire devant un tribunal au pénal. Les L. et leur parti se vantent d'avoir soutenu le roi constitutionnel, et d'avoir empêché qu'à son retour de Varennes, il ne fût mis en jugement (SÉNAC DE MEILHAN, Émigré, 1797, p. 1591). Pour mettre un homme en jugement il faut (...) s'appuyer sur un texte de loi (COURIER, Pamphlets pol., Procès, 1821, p. 109) :
2. Il paraît qu'on ne découvre rien de grave contre Janvier, et il est probable qu'on ne le mettra pas en jugement.
FLAUB., Corresp., 1871, p. 269.
B. — P. méton. Résultat de l'action. Lecture du jugement; rendre un jugement.
1. Sentence émanant d'un juge, d'une juridiction. Le Conseil d'État recevait l'appel, et prononçait en dernier ressort sur tous les jugements administratifs (LAS CASES, Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 173). En tête de L'Officiel, d'abord, le texte du jugement, et le récit de l'exécution (CLEMENCEAU, Vers réparation, 1899, p. 78) :
3. ... le rapporteur (...) donne lecture du rapport, puis le comité entend les parties; le comité départemental peut ordonner par jugement préparatoire qu'il sera procédé à une nouvelle expertise ou à un supplément d'information; dans ce cas, le jugement définitif doit cependant intervenir dans le délai légal d'un mois. Le jugement doit être motivé; il est rendu sur-le-champ à la pluralité des voix.
Encyclop. éduc., 1960, p. 76.
En partic. Décision rendue par une juridiction inférieure ou du premier degré (p. oppos. à arrêt, rendu par une Cour). Jugement contradictoire. On la nommait Cour de cassation pour faire entendre qu'elle était le marteau suspendu sur les jugements et les arrêts de toutes les autres juridictions (FRANCE, Île ping., 1908, p. 317) :
4. 19 Juin. Jugement qui adjuge la propriété des meubles à ladite demoiselle Coralie 250 [fr.]
20 Juin. Appel par Métivier 17 [fr.]
30 Juin. Arrêt confirmatif du jugement 250 [fr.]
BALZAC, Illus. perdues, 1843, p. 597.
Jugement par contumace.
Jugement définitif. V. supra ex. 3.
Jugement en dernier ressort. Jugement qui n'est pas susceptible d'appel (p. oppos. à jugement en premier ressort). 504. La contrariété de jugemens rendus en dernier ressort entre les mêmes parties et sur les mêmes moyens en différens tribunaux donne ouverture à cassation (Code procéd. civile, 1806, art. 504, p. 413).
Jugement par défaut p. oppos. à jugement contradictoire. V. former ex. 3.
P. méton. Texte contenant le jugement. Le garde du commerce (...) présenta des jugements en règle à l'avocat, en lui demandant s'il voulait payer pour son père (BALZAC, Cous. Bette, 1846, p. 416) :
5. Six volumes in-folio, intitulés terriers, mais renfermant, outre les acquisitions, donations, des jugements et autres actes, en langue romane.
MICHELET, Journal, 1835, p. 180.
2. Avis motivé donné par quelqu'un ayant compétence officielle, autorité reconnue sur quelqu'un, sur quelque chose. Jansénius, mort en soumettant son ouvrage au jugement du Pape infaillible (BREMOND, Hist. sent. relig., t. 4, 1920, p. 425). La Syrie franque n'avait pas à supporter le bon plaisir d'un podestat impérial qui se permettrait (...) d'attaquer les liges sans jugement préalable de leurs pairs (GROUSSET, Croisades, 1939, p. 341) :
6. Voici, Messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son jugement. Nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous.
SUE, Atar-Gull, 1831, p. 38.
SYNT. Appel, exécution du jugement; énoncé du jugement; contrariété de jugements; jugement attaqué; jugement sommaire; jugement du procès; jugement du tribunal; signification, texte du jugement; prononcer un jugement.
C. — P. anal.
1. Jugement (de Dieu). Cause supérieure relative à l'homme, arrêt de la Providence, intervention divine dans le déroulement des événements de ce monde. Rien ne les choquoit comme le déluge, qui est le plus grand et le plus terrible jugement que la divinité ait jamais exercé sur l'homme (J. DE MAISTRE, Soirées St-Pétersbourg, t. 1, 1821, p. 405) :
7. ... le témoignage du prophète Ézéchiel apostrophant Jérusalem : En quoi pécha ta sœur Sodome, si ce n'est qu'elle mangea son pain dans la satiété et l'abondance? Et parce que ses habitants avaient été enflammés d'une ardeur inextinguible de la chair, par la satiété de pain, ils furent consumés par le jugement [it. ds le texte] de Dieu, au moyen d'un feu de soufre tombé du ciel... (Ézéchiel, XVI, 49).
CENDRARS, Bourlinguer, 1948, p. 193.
Synon. rare de jugement particulier (v. infra C 3). Il y a une certaine crainte de la mort et des jugements de Dieu, qui trouble et affaiblit la marche vers le ciel (DUPANLOUP, Journal, 1873, p. 341). J'étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail... Le jugement de Dieu!... (BERNANOS, Soleil Satan, 1926, p. 133).
HIST. ,,Épreuves par les éléments de la nature pour décider dans la procédure franque de la culpabilité d'un accusé`` (LEP. 1948; v. aussi SALACROU, Terre ronde, 1938, III, 1, pp. 221-222). Synon. ordalie.
2. Jugement dernier. Jugement solennel qui aura lieu à la fin du monde, au cours duquel la puissance de Dieu éclatera aux yeux de tous, vivants et morts, qui ressusciteront à ce moment, qui recevront publiquement leur récompense ou leur punition éternelle. Synon. jugement final, universel (Ac. 1798-1878); grand jugement (Ac. 1798-1835, LITTRÉ, GUÉRIN 1892). Le jugement dernier est laissé à Dieu ou à la conscience (ALAIN, Propos, 1921, p. 285). Ce sera le signal du Jugement dernier, tous les morts ressusciteront... (MAURIAC, Journal 2, 1937, p. 146) :
8. ... les 70 anges ou pasteurs à qui Dieu avait confié le soin de veiller sur Israël (...), ayant été infidèles à leur mission, seront condamnés, au jugement dernier, à partager le supplice éternel des étoiles tombées.
Théol. cath. t. 4, 1, 1920, p. 328.
Absol. Ange du Jugement; jour du Jugement. Lorsque l'ange du jugement nous réveillera dans nos sépulcres pour nous conduire devant Dieu (DUMAS père, Intrigue et amour, 1847, I, 6, p. 199). Il est question de ces Élus dont, au Jour du Jugement, on se demandera d'où ils sont venus (LARBAUD, Journal, 1934, p. 332) :
9. Ils savent que les noirs clairons du Jugement,
(...) Agiteront leurs os d'un grand tressaillement,
Et que la Mort stupide et la pâle Nature
Verront surgir alors sur les tombeaux ouverts
Le corps ressuscité de toute créature.
FRANCE, Poés., Idylles et lég., 1896, p. 112.
Trompette du Jugement (dernier). Trompette dans laquelle doit souffler un ange et qui doit réveiller les morts qui ressusciteront à ce moment et comparaîtront devant Dieu pour le Jugement dernier. Une trompette gémit dans les créneaux, comme la trompette du jugement (BERTRAND, Gaspard, 1841, p. 219).
P. méton. Œuvre d'art représentant la scène du Jugement dernier. Vu l'église Saint-Seurin. Tours romanes. Porche latéral couvert, récent; le dessous est un Jugement dernier, médiocrement sculpté (MICHELET, Journal, 1835, p. 181). L'école des Beaux-Arts où je vis, par une porte entr'ouverte, une copie du Jugement dernier de Michel-Ange peinte par Sigalon (FRANCE, Pt Pierre, 1918, p. 171).
3. Jugement (particulier). Comparution de l'âme aussitôt après la mort devant Dieu considéré comme son Juge. Des scènes variées (...), le jugement de l'âme et le pesage des actions du mort dans la balance suprême (...) ornaient les piliers et la salle (GAUTIER, Rom. momie, 1858, p. 169). La mort ne recelait aucun mystère. Elle était, comme disait le catéchisme, « la séparation de l'âme d'avec le corps », sa comparution en « jugement particulier », devant le « tribunal de Dieu » (MALÈGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 353). V. cynocéphale II ex.; voir VALÉRY, Variété IV, 1938, p. 22 :
10. Si l'Église anglicane, qui renferme de si grandes lumières, a gardé le silence jusqu'à présent, c'est qu'elle se trouve placée dans la pénible alternative, ou d'approuver une société [la société biblique] qui l'attaque dans ses fondements, ou d'abjurer le dogme insensé et cependant fondamental du Protestantisme, le jugement particulier.
J. DE MAISTRE, Soirées St-Pétersbourg, t. 2, 1821, p. 344.
D. — Démarche intellectuelle par laquelle on se forme une opinion et on l'émet; résultat de cette démarche. Porter un jugement.
1. PHILOS. Action de juger; résultat de l'action. Jugement analogique, existentiel. Puisque toute proposition est l'énoncé d'un jugement, et que tout jugement consiste à sentir qu'une idée existe dans notre esprit et qu'une autre idée existe dans celle-là, il faut nécessairement que le signe unique qui exprime une proposition, renferme au moins deux autres signes; l'un représentant une idée existante par elle-même, et l'autre représentant une autre idée comme n'existant que dans la première (DESTUTT DE TR., Idéol. 2, 1803, p. 55). La raison est toujours proposition ou jugement, puisqu'elle implique la distinction et l'union d'un sujet et d'un attribut (RENOUVIER, Essais crit. gén., 2e essai, 1864, p. XVI). V. juger ex. 8 :
11. L'expérience n'étant en effet qu'un jugement, elle exige nécessairement comparaison entre deux choses, et ce qui est intentionnel ou actif dans l'expérience, c'est réellement la comparaison que l'esprit veut faire.
C. BERNARD, Ét. méd. exp., 1865, p. 19.
Jugement synthétique. ,,... dans les jugements synthétiques, (...) l'attribut n'est pas contenu dans le sujet, et une analyse de celui-ci ne peut pas faire découvrir la vérité ou la fausseté du jugement : Pierre est debout. On ne peut déterminer si cette proposition est vraie ou fausse qu'a posteriori, c'est-à-dire en faisant appel à l'expérience, en regardant l'attitude réelle de Pierre`` (FOULQ.-ST-JEAN 1962). Chaque fois qu'intervient l'opération du jugement synthétique, l'esprit saisit, par la contemplation directe de l'objet, de nouvelles propriétés qui lui appartiennent (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 395).
2. Avis, opinion, sentiment que quelqu'un a ou donne sur quelqu'un ou sur quelque chose. Jugement du lecteur; jugement sûr; suspendre son jugement. Votre jugement sur la personne de Michelet — qui est celui de tout le monde, du reste — est faux (FLAUB., Corresp., 1864, p. 19). M. Pichon au lieu de s'élever à un jugement serein sur les choses marocaines se fait l'instrument des rancunes d'une diplomatie imprévoyante et déçue (JAURÈS, Eur. incert., 1914, p. 192) :
12. Le jugement porté vient presque toujours de la connaissance que l'esprit vif a des tempéraments. Quelques secondes après, le jugement physiognomonique modifie cet aperçu. Au bout de quelques minutes, il est bouleversé à son tour par les jugements qui résultent en foule des mouvements qu'il observe. Ra-phaël s'occupait sans cesse des nuances qui influent sur les deux premiers jugements.
STENDHAL, Hist. peint. Ital., t. 2, 1817, p. 47.
Au fig. Le jugement de l'histoire. Appréciation des faits, de la conduite des hommes, des événements de l'histoire faite avec le recul du temps, les passions étant supposées être apaisées et le maximum d'éléments, de documents, étant réunis. V. anticiper ex. 9 :
13. Capitaine, votre tort est d'avoir cru qu'on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire. Ce fut une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blâment, dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre. Celui qui se trompe dans une intention qu'il croit bonne, on peut le combattre, on ne cesse pas de l'estimer. Votre erreur est de celles qui n'excluent pas l'admiration, et votre nom n'a rien à redouter des jugements de l'histoire. Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu'elles entraînent.
VERNE, Île myst., 1874, p. 573.
3. Avis favorable ou défavorable, opinion personnelle portant approbation ou condamnation que l'on porte, en l'exprimant ou non, sur quelqu'un, sur quelque chose. Jugement téméraire. Le testament est inattaquable, mais un procès ferait du bruit qu'il (...) conviendra peut-être d'éviter. Le monde a souvent des jugements malveillants (MAUPASS., Bel-Ami, 1885, p. 318). « Ne jugez point. » Tout jugement porte en soi le témoignage de notre faiblesse. Pour moi, les jugements qu'il me faut porter quelquefois sur les choses sont aussi flottants que les émotions qu'ils soulèvent (GIDE, Journal, 1892, p. 31) :
14. Nous nous jugeons suivant le jugement des hommes, au lieu de nous juger suivant le jugement du ciel. Dieu est le seul miroir dans lequel on puisse se connaître; dans tous les autres on ne fait que se voir.
JOUBERT, Pensées, t. 1, 1824, p. 112.
Jugement de valeur; jugement de réalité. Il est clair en effet qu'on ne peut faire reposer un jugement de valeur sur un jugement de réalité et que si l'on juge le caractère « héroïque ou ignoble » d'un homme, cela ne peut se faire que par référence à une norme transcendante (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 45) :
15. C'est plus que jamais le mot de Pascal : « Tout le monde fait le Dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais. » On oublie qu'un jugement de valeur n'a de raison d'être que comme la préparation d'un acte et de sens seulement par rapport à un système de références morales, délibérément accepté.
M. BLOCH, Apol. pour hist., 1944, p. 70.
SYNT. Fonder un jugement; soumettre au jugement; jugement humain; jugement faux, moral, personnel; jugement littéraire.
E. — [Sans compl.; emploi abs.] Qualité de l'esprit, faculté intellectuelle qui porte à bien juger, à porter des appréciations sages, des jugements sains, pleins de discernement, d'équité et de bon sens. Former son jugement; rectitude de jugement. Les lettres de ce prince (...) étaient pleines de sens, montraient du jugement et des connaissances militaires (CHATEAUBR., Mém., t. 3, 1848, p. 199). La débilité mentale est caractérisée par une insuffisance portant sur les qualités intellectuelles, principalement sur le jugement (CODET, Psych., 1926, p. 30) :
16. ... j'ai (...) à vous louer de l'attitude sage, ferme et courageuse que vous venez d'avoir il y a un instant. Vous êtes un homme de jugement. Je vais utiliser votre énergie et votre sens pratique.
BILLY, Introïbo, 1939, p. 158.
SYNT. Erreur, fausseté de jugement; liberté de jugement; jugement du public; émettre, fonder, formuler un jugement; fausser le jugement; souscrire au jugement; jugement défavorable, équitable, favorable, impartial, naturel, sain, sûr.
Prononc. et Orth. : []. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1100 « sentence prononcée par un tribunal ou un juge » (Roland, éd. J. Bédier, 482); b) début XIIe s. « jugement par lequel Dieu jugera les vivants et les morts, à la fin du monde » (St Brendan, éd. E. G. R. Waters, 1565); 2. a) ca 1165 « appréciation, approbation ou condamnation non juridique » (BENOÎT DE STE-MAURE, Troie, 6425 ds T.-L.); b) 1re moitié XVe s. « avis » (CHARLES D'ORLÉANS, Ballade, LX ds Œuvres, éd. P. Champion, p. 85, 23); 3. 1370-72 « faculté de l'esprit qui compare et qui juge » (ORESME, Éthiques, éd. A. D. Menut, p. 365); 4. 1637 « décision mentale par laquelle le contenu d'une assertion est posé à titre de vérité; cette assertion elle-même » (DESCARTES, Discours de la Méthode, seconde partie ds Œuvres, éd. F. Alquié, t. 1, p. 586). Dér. de juger; suff. -ment1. Fréq. abs. littér. : 6 592. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 14 197, b) 6 303; XXe s. : a) 5 152, b) 9 444. Bbg. LE GOFFIC (P.). L'Assertion ds la grammaire et la logique de Port-Royal. Colloque du Centre de Rech. Ling. et Sémiologiques de Lyon. 1977. 20-22 mai. Lyon. Lyon, 1978, pp. 238-239. - QUEM. DDL t. 11.

jugement [ʒyʒmɑ̃] n. m.
ÉTYM. 1080, Chanson de Roland, « arrêt, sentence »; « action de juger », XIIe; de juger.
1 a Dr., cour. Action de juger; réunion, audience au cours de laquelle une cause est jugée. || Le jugement d'un procès, le fait de l'instruire et de le juger. || Le jugement d'un accusé, d'un criminel (par le juge). || Le jugement du juge, celui qu'il rend.Mettre, poursuivre qqn en jugement. Justice, procès, tribunal. || Ester en jugement (→ Autorisation, cit. 2; autoriser, cit. 6).Juridictions d'instruction et juridictions de jugement.
Résultat de cette action. Décision; arrêt, sentence, verdict. || Prononcer, rendre un jugement. || Jugement avant dire droit (ou avant faire droit), ordonnant une expertise, une enquête (cit. 1 et 2), un interrogatoire (cit. 1). || Prononcer, rendre un jugement. || Jugement incident, interlocutoire, préparatoire, provisoire; jugement définitif. || Jugement de sursis. || Jugement contradictoire, jugement réputé contradictoire et jugement par défaut. || Faire opposition à un jugement. || Jugement sur opposition. || Jugement de débouté. || Jugement de condamnation. || Jugement en premier, en dernier ressort. || Faire appel (cit. 18 et 20) d'un jugement. || Confirmer un jugement; annuler, émender, réformer, infirmer un jugement. || Exécution, notification, signification d'un jugement.Texte d'un jugement. || La langue, le style d'un jugement.
Spécialt. Dr. (en France). Décision d'une juridiction ne portant pas le nom de Cour (les décisions d'une cour se nomment arrêts).
(1690, Furetière). Écrit contenant les termes de la décision. || Dépôt des jugements au greffe. || Minute du jugement. || Énoncé, motifs, dispositif du jugement. || Copies, expéditions du jugement. || Formule exécutoire du jugement. Grosse.
1 Le président et le greffier signeront la minute de chaque jugement aussitôt qu'il sera rendu (…)
La rédaction des jugements contiendra les noms des juges (…) les motifs et le dispositif des jugements.
Anc. code de procédure civile, art. 138 et 141.
Allus. littér. || « Les jugements de cour vous rendront blanc (cit. 12) ou noir » (La Fontaine).
b Par anal. Sentence rendue par une autorité (temporelle ou spirituelle). Décret. || Les jugements de Dieu sont impénétrables (cit. 12; → Créature, cit. 6).Dr. féod. || Jugement de Dieu. Épreuve (épreuve judiciaire), ordalie.
(XIIIe, jugement). Relig. chrét. Le jugement dernier ( Fossoyeur) ou le Jugement (souvent écrit avec la majuscule), celui que Dieu (selon la foi chrétienne) prononcera à la fin du monde, sur le sort de tous les vivants et des morts ressuscités (→ Compte, cit. 25). || Au jour du Jugement. || L'ange du jugement.La trompette du jugement (dernier), qui doit réveiller les morts pour les faire comparaître devant Dieu.
2 Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge.
Rousseau, les Confessions, I.
3 Roi, entends notre parole. Tu avais condamné la reine sans jugement, et c'était forfaire. Aujourd'hui tu l'absous sans jugement : n'est-ce pas forfaire encore ? (…) Conseille-lui plutôt de réclamer elle-même le jugement de Dieu. Que lui en coûtera-t-il, innocente, de jurer sur les ossements des saints qu'elle n'a jamais failli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsi le veut la coutume (…)
J. Bédier, Tristan et Iseut, XII.
Représentation du Jugement dernier (peinture, sculpture). || Le Jugement dernier peint par Michel-Ange à la chapelle Sixtine. || Les Jugements derniers sculptés aux tympans des cathédrales d'Autun, de Vézelay, etc.
c Loc. Allus. bibl. Jugement de Salomon : jugement empreint de sagesse et d'équité et qui ordonne, le plus souvent, un partage par moitié.
d Relig. Comparution de l'âme d'un humain devant Dieu, aussitôt après sa mort.On dit aussi, dans ce sens, jugement particulier.
2 (V. 1200). Opinion portée, exprimée sur qqn ou qqch. (→ Approcher, cit. 45). || Édicter (cit. 2), émettre (cit. 5), exprimer un jugement. || Formuler, porter des jugements avantageux (→ Caractère, cit. 20), un jugement dur (cit. 25), impartial (→ Compliment, cit. 3), sain et raisonnable (→ Confronter, cit. 2) sur qqn, qqch. || Jugement favorable ( Approbation [vx], estimation), défavorable ( Blâme, critique, réprobation). || Jugements erronés (cit. 1), étriqués (cit. 9), faux (1. Faux, cit. 3), implacables (cit. 11). || « On n'épargne (cit. 32) que soi-même dans ses jugements » (Bossuet). || Objectivité d'un jugement. || Incertitude des jugements humains (→ Apprécier, cit. 4; égard, cit. 4). || Jugements qu'on attribue (cit. 17), qu'on prête à qqn. || Corroborer (cit. 3) un jugement. || Revenir sur ses jugements. Déjuger (se). → Humiliant, cit. 5. — Jugement préconçu ( Préjugé), hâtif, avancé sans preuves ( Présomption). || Former des jugements téméraires (→ Accuser, cit. 23; indiscret, cit. 13).
4 (…) les jugements se forment en moi et, une fois établis, après deux ou trois secousses ou épreuves, ils sont affermis et ne délogent plus.
Sainte-Beuve, Correspondance, t. I, p. 353.
5 Le fait d'être communément reçus, qui donnait autrefois une force invincible aux jugements et aux opinions, les déprécie aujourd'hui.
Valéry, Regards sur le monde actuel, p. 169.
6 (…) des romans comme ceux de Hemingway, où nous ne connaissons guère les héros que par leurs gestes et leurs paroles et les vagues jugements qu'ils portent les uns sur les autres.
Sartre, Situations I, p. 48.
Par métaphore. || Le jugement de l'histoire (→ Confirmer, cit. 10), de la postérité (→ Film, cit. 1).
(1re moitié XVe, Charles d'Orléans). Façon de juger particulière à qqn. Opinion, vue (point de vue); avis, idée, pensée, sentiment. || Suspendre son jugement. || S'en remettre au jugement de qqn. || Je livre, je soumets cela à votre jugement. Appréciation. || Se contenter d'un jugement sommaire. Aperçu. || Du jugement des Anciens (→ Grec, cit. 3). || L'opinion (cit. 35) est un groupe de jugements. || Redouter le jugement d'un médecin. Pronostic.
7 Qui voudrait ne suivre que la raison serait fou au jugement du commun des hommes. Il faut juger au jugement de la plus grande partie du monde.
Pascal, Pensées, II, 82.
8 Un compositeur allemand (…) revenait, dans la ville jadis témoin de ses jeunes misères, soumettre ses œuvres à notre jugement.
Baudelaire, l'Art romantique, XXI.
9 Ces dernières années de guerre, les réflexions qu'il avait été amené à faire pendant les longues insomnies de la clinique, avaient mis un grand désarroi dans la plupart de ses jugements antérieurs.
Martin du Gard, les Thibault, t. VIII, p. 252.
Techn. (organisation du travail). || Jugement d'allure : estimation par laquelle un observateur apprécie l'allure d'un exécutant par rapport à une allure de référence.
3 (V. 1361, Oresme). a Didact. Faculté de l'esprit permettant de juger (plus ou moins bien) des choses qui ne font pas l'objet d'une connaissance immédiate certaine, ni d'une démonstration rigoureuse; l'exercice même de cette faculté. || La passion altère (cit. 6) le jugement (→ 1. Garde, cit. 44).
Fausser (→ Coter, cit. 2), redresser le jugement. || Erreur (cit. 5) de jugement. Aberration. || Être trompé par son jugement (→ 1. Faux, cit. 11).Avoir le jugement droit, sain, solide, un profond jugement (→ Étude, cit. 16), une certaine sûreté de jugement (→ Couloir, cit. 3). Œil (Avoir le coup d'œil juste, sûr…). || Droiture du jugement. Rectitude. || Avoir le jugement peu formé (cit. 43), dépravé… || Maturité du jugement.
b Absolt. || Le jugement, bon jugement. Discernement, doigté, entendement, finesse, intelligence, perspicacité, raison, sens (bon sens, sens commun), tact; jugeote (fam.); → ci-dessous, cit. 11 et 14. || Avoir du jugement (→ Faculté, cit. 9), manquer de jugement. Voir (juste, faux). || Homme de jugement : judicieux, perspicace (→ De tête). || Être sans jugement. Aveugle, écervelé, sot. || La colère lui enlève tout jugement. || Il manque un peu de jugement. || « Autant de jugement que de barbe au menton » (La Fontaine, III, 5).
10 (…) avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres (…)
Molière, Dom Juan, III, 1.
11 On est quelquefois un sot avec de l'esprit, mais on ne l'est jamais avec du jugement.
La Rochefoucauld, Réflexions morales, 456.
12 Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.
La Rochefoucauld, Réflexions morales, 89.
13 (…) il la tient pour sensée et de bon jugement.
Racine, les Plaideurs, II, 4.
14 C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.
La Bruyère, les Caractères, V, 18.
15 Notre goût juge de ce que nous aimons, et notre jugement décide de ce qui convient : voilà leurs fonctions respectives (…)
Joseph Joubert, Pensées, IX, LXV.
16 (…) un homme passionné, il est vrai, mais doué de hautes lumières pour éclairer sa passion, d'un très ferme jugement et d'une grande liberté d'esprit.
Michelet, Hist. de la Révolution franç., V, I.
17 Sur ce point, son jugement si fin, si profond, si sagace faisait défaut; il admirait un peu au hasard et en quelque sorte d'après la notoriété publique.
Th. Gautier, Portraits contemporains, H. de Balzac, V.
17.1 Il n'y a qu'une chose qu'on veuille avoir réellement, et non pas seulement en apparence, c'est un bon jugement; seulement chacun croit qu'il a le jugement bon.
Alain, Propos, Pl., p. 23.
4 (1647, Descartes). Psychol. « Décision mentale par laquelle nous arrêtons d'une façon réfléchie le contenu d'une assertion et nous le posons à titre de vérité » (Lalande). Affirmation, association; et aussi 2. prédication. || Le jugement, opération fondamentale de la pensée. || Jugement et affirmation d'un rapport. || Jugement et croyance.Cette assertion. Proposition. (→ Évidemment, cit. 1, Descartes). || Jugement et concept. || Position de la conscience antérieure à tout jugement. Antéprédicatif. || Le raisonnement, combinaison logique de jugements.
18 Le doute consiste en ce que l'esprit flotte entre plusieurs représentations, donc entre plusieurs jugements. Quand l'esprit, en un domaine déterminé, ne voit plus de place que pour un seul jugement, il ne doute plus, et par conséquent il croit.
J. Laporte, Conscience de la liberté, p. 196.
Log. « Fait de poser… l'existence d'une relation déterminée entre deux ou plusieurs termes » (Lalande); cette relation. || Jugement analytique, synthétique, assertorique, hypothétique (→ Antécédent, cit. 3). || Jugement d'inhérence, de relation. || Jugement de réalité, qui énonce un fait. || Jugement de valeur (→ Fatalité, cit. 8), qui formule une appréciation.Sociol. || Jugement d'importance.
Jugement sémiotique : assertion qui restitue le code sémantique (notamment les définitions actuelles des mots employés). || La tautologie est un jugement sémiotique.
19 Eco appelle jugement sémiotique (la Structure absente, p. 122) un jugement qui affirme ce qui est prévu par le code. Il semble qu'on doive envisager quatre situations de l'énoncé par rapport au code sémantique et au jugement sémiotique : 1) ce que dit l'énoncé est entièrement prévu par le code, 2) ce que dit l'énoncé est partiellement prévu par le code, ce qui n'est pas prévu restant compatible avec le code, 3) ce que dit l'énoncé est partiellement prévu par le code, ce qui n'est pas prévu étant incompatible avec le code, 4) ce que dit l'énoncé est entièrement incompatible avec le code.
Josette Rey-Debove, le Sens de la tautologie, in le Français moderne, oct. 1978, p. 326.

Encyclopédie Universelle. 2012.