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TURQUIE
TURQUIE

La Turquie (779 452 kilomètres carrés) résulte du repli, sur la péninsule anatolienne et une partie de la Thrace, des populations formant la nationalité turque après la dislocation de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Ces pays étaient déjà le centre de gravité de la population turque, mais celle-ci a été renforcée par le retour de nombreux réfugiés des Balkans et de Grèce, tandis que l’extermination de la population arménienne lors de la guerre de 1914-1918 et le départ de la quasi-totalité de la population grecque lors des échanges consécutifs à la guerre de 1921-1923 venaient assurer la prépondérance écrasante de la population musulmane, qui comprend encore une forte minorité kurde (6,2 p. 100 de la population en 1982) dans le Sud-Est. La fixation de la nouvelle capitale à Ankara, au cœur de l’Anatolie, au détriment d’Istanbul, a été la manifestation la plus spectaculaire de cette nouvelle structure territoriale et de cette homogénéité nationale accrue. Relativement sous-peuplée il y a un demi-siècle, l’Anatolie a pu fournir l’espace suffisant pour absorber une population en croissance rapide (56 969 109 habitants au recensement de 1990 contre environ 14 millions en 1927). Mais cette extension de l’occupation du sol s’est faite essentiellement dans les régions arides du plateau ou dans les vallées montagneuses, entraînant un développement de l’agriculture céréalière vivrière dont les rendements restent aléatoires; le rétrécissement de la marge d’espace disponible rend nécessaire une intensification des méthodes de culture dans une économie qui reste principalement agricole.

Le destin historique de la Turquie a toujours été influencé par sa situation géographique à la jonction des Balkans et du Moyen-Orient. Aux XIXe et XXe siècles, son importance stratégique a constamment attiré sur elle l’attention encombrante des grandes puissances qui dominaient le système interétatique. Élément clé de la stratégie occidentale, longeant le flanc méridional de l’U.R.S.S. et entourée à l’est et au sud de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie, à l’ouest de la Grèce et de la Bulgarie, l’Anatolie s’étire comme un trait d’union entre deux civilisations – l’Islam et la Chrétienté – et deux systèmes socio-économiques – le capitalisme et le socialisme. Écartelée entre son passé impérial et la volonté de ses élites de l’intégrer à l’Europe occidentale, elle a toujours éprouvé des difficultés à surmonter ses contradictions, dont celles d’ordre culturel ne sont pas les moindres.

La création, en 1923, par la révolution kémaliste, d’un État-nation républicain a fourni un cadre politique et institutionnel propice au développement de la société turque. Cependant, les difficultés et les contradictions ne manquent pas, qui rendent aléatoires les efforts de progrès et de développement. La dépendance économique et politique dans laquelle se trouve la Turquie vis-à-vis de l’Occident ne lui permet pas de mener une politique autocentrée. Les inégalités sociales constituent un frein au développement économique et créent des tensions entre les classes sociales et des blocages dans le système politique. Les institutions politiques n’ont pas toujours pu s’adapter à l’évolution de la société civile, à l’essor du secteur privé, parallèlement à l’économie étatisée, à l’éclosion de mouvements sociaux et au pluralisme idéologique, qui ont donné à la Turquie une configuration structurellement, fonctionnellement et idéologiquement plus éclatée et différenciée. Ainsi, les déséquilibres économiques, politiques, sociaux et culturels débouchèrent-ils périodiquement sur des crises profondes et l’interruption du processus démocratique, comme ce fut le cas en 1960, 1971 et 1980.

Une des manifestations de cette crise a été le terrorisme, qui a trouvé des soutiens à l’intérieur comme à l’extérieur et qui a failli déstabiliser la Turquie à la fin des années soixante-dix. La violence politique opposant l’extrême gauche et l’extrême droite, mais essentiellement alimentée par cette dernière, a trouvé des appuis au sein de l’État, de l’armée et de certains milieux d’affaires. Elle a été aggravée par la radicalisation des mouvements nationalistes kurdes, dont une partie s’est lancée, au début des années quatre-vingt, dans une guérilla sanglante qui a fait de nombreuses victimes dans le Sud-Est anatolien.

Ancrée à l’Occident, membre de l’Alliance atlantique, qui la considère comme une pièce stratégique importante située sur les marches orientales de l’Europe, la Turquie n’en rencontre pas moins une certaine indifférence, voire une froideur, des organisations politiques, économiques et financières de l’Occident, vis-à-vis de ses difficultés économiques ou ses problèmes de politique extérieure. Cependant, les efforts de démocratisation progressive qu’elle a entrepris depuis le milieu des années quatre-vingt, accompagnés de politiques visant à assainir l’économie, ont contribué à améliorer son crédit auprès de ses alliés européens. Le gouvernement d’Ankara accorde désormais la priorité absolue à l’intégration de la Turquie dans la Communauté économique européenne. Il a officiellement posé sa candidature en avril 1987, pour devenir le treizième membre de la C.E.E. et toute sa politique étrangère est guidée par cet objectif, même si la coopération politique et économique qu’il a développée avec les pays socialistes et le Tiers Monde, en particulier avec les pays islamiques, continue de retenir son attention. La priorité accordée à l’objectif de faire de la Turquie un pays européen à part entière n’empêche donc pas les dirigeants turcs de poursuivre une diversification des relations extérieures, conformément à la situation géographique et à la vocation historique de leur pays.

1. Conditions naturelles et mise en valeur

Milieux naturels et conditions historiques

La vie de la Turquie est dominée par le contraste entre le haut plateau d’Anatolie et d’Arménie, subaride et presque complètement déboisé, où règne un climat continental à hiver rigoureux, et les bourrelets montagneux périphériques (Taurus au sud, chaînes Pontiques au nord), fortement arrosés et encore largement forestiers, qui dominent des franges littorales de climat subtropical à hiver tiède, favorable aux cultures arbustives. Le même contraste est reproduit à une échelle moindre dans la partie européenne du pays, entre la steppe intérieure thrace et ses bordures de montagnes et collines. La péninsule steppique s’entoure d’une ceinture de forêts et de vergers. Sur le haut plateau lui-même, le relèvement général de la surface de base, qui passe de 800 ou 1 000 mètres en Anatolie occidentale et centrale à plus de 2 000 mètres à l’Est et au Nord-Est, crée dans cette dernière région des conditions climatiques hivernales encore plus sévères, tout en entraînant une augmentation de la pluviosité (sous forme de pluies continentales d’été propices à la végétation); les parties les plus sèches du pays se situent au centre de la péninsule, sans d’ailleurs que la pluviosité y descende jamais au-dessous de 200 millimètres annuels, ce qui permet partout la culture pluviale des céréales.

En fait, ces oppositions régionales naturelles sont loin de se refléter directement dans la répartition géographique de la population et des activités. À la suite des invasions turques (fin du XIe s.), la plus grande partie de la péninsule fut livrée pour des siècles au parcours des nomades, qui trouvaient dans les massifs montagneux leurs pâturages d’été et hivernèrent longtemps dans les basses plaines égéennes et méditerranéennes, vouées à une régression quasi totale. La continuité de l’occupation du sol ne fut assurée qu’en un petit nombre de foyers privilégiés: oasis urbaines sur le plateau, vallées arméniennes de l’Anti-Taurus ou grecques de Cappadoce et surtout frange côtière est-pontique. La végétation forestière épaisse qui recouvrait cette dernière ainsi qu’un climat humide la rendaient impénétrable aux nomades de la steppe et à leurs chameaux; elle trouva son expression politique dans la résistance de l’empire de Trébizonde jusqu’en 1461 et, exempte de dévastations, vit se maintenir et se développer une concentration de population rurale qui reste la plus importante du pays, groupant plus de trois millions de paysans sur cet étroit versant littoral, entre le Ye ずil Irmak et la frontière soviétique. Mais ailleurs le repeuplement des plaines fut lent. Amorcé dès le XVIIIe siècle sur la façade égéenne autour des ports en relation avec l’Europe, il ne s’accéléra guère que dans la seconde moitié du XIXe siècle et au XXe siècle, sur la façade méditerranéenne, en Pamphylie et en Cilicie. C’est la pression démographique contemporaine seule qui fait remonter la limite de l’habitat permanent, restée jusqu’alors très basse sur le flanc des montagnes livrées aux nomades, et qui a conduit peu à peu, au cours de la première moitié du XXe siècle, à transformer en villages fixes les établissements pastoraux d’été éparpillés dans la steppe centre-anatolienne autour des rares noyaux permanents. À côté des nomades progressivement sédentarisés, un élément capital dans ce repeuplement a été constitué par les muhacir (mouhadjir ), réfugiés arrivés depuis deux siècles en liaison avec le recul de la puissance ottomane dans les Balkans et avec la conquête russe des pays musulmans de Crimée, du Caucase et d’Asie centrale (en dernier lieu, 460 000 en provenance de Grèce et des Balkans de 1921 à 1928, et encore 155 000 de Bulgarie au cours de l’hiver 1950-1951). Leur nombre total peut être évalué à trois millions, sans doute près du triple avec leurs descendants, soit environ le cinquième de la population actuelle du pays. L’unité de ces réfugiés reposait non sur la langue mais sur la seule religion musulmane (il y a ainsi notamment un nombre important de Crétois musulmans de dialecte grec et des Tcherkesses caucasiens). Se mêlant peu aux autochtones mais insérés en communautés organisées dans la trame du peuplement préexistant, ils ont contribué de façon décisive à remplir la carte encore bien vide de l’Anatolie du XIXe siècle. Plus que des régions homogènes, le pays comporte ainsi une extraordinaire mosaïque de villages, d’origine et de degré d’évolution très différents.

La vie rurale: caractères généraux

La paysannerie turque est encore extrêmement mobile. Si les vrais nomades ne sont plus guère aujourd’hui qu’une centaine de milliers, principalement dans les grandes tribus kurdes de l’Anatolie du Sud-Est, des millions de paysans pratiquent encore un semi-nomadisme montagnard sur des parcours de dizaines de kilomètres, ou une vie pastorale d’été sur les flancs des vallées et des petits massifs du plateau. La filiation nomade plus ou moins lointaine de la grande majorité des paysans turcs est partout apparente, en particulier dans la gamme omniprésente des formes d’habitations temporaires (tentes noires, yourtes de feutre ou véritables maisons d’été).

Les répercussions en sont évidentes. L’agriculture turque, à l’opposé de l’agriculture savante des oasis iraniennes, est techniquement très médiocre. La culture en terrasses est à peu près inconnue, dans un pays pourtant largement montagneux et ravagé par l’érosion du sol. Les rotations enrichissantes, l’emploi d’engrais verts, les cultures fourragères sont très peu répandus. L’irrigation est peu développée, et les terres qui en bénéficient ne couvrent approximativement que 6 p. 100 du sol cultivé, malgré des aménagements récents des fleuves de la plaine cilicienne (Tarsus, Seyhan, Ceyhan). L’exploitation du sol reste essentiellement fondée sur la culture pluviale, avec jachère biennale pacagée par le bétail.

Les conditions sociales sont plus favorables. La majorité des paysans turcs possèdent de longue date la terre qu’ils travaillent. La grande propriété est cependant importante dans l’Anatolie orientale, ainsi que dans certaines plaines égéennes et méditerranéennes (Pamphylie et Cilicie) et dans la steppe centrale où elle provient d’une reconquête récente du sol. Nettement parasitaire dans l’Est, elle joue en revanche en Anatolie occidentale et centrale un rôle pilote du point de vue technique. C’est essentiellement dans le cadre de ces grandes exploitations de l’Ouest et du Centre que s’est développée la mécanisation.

Agriculture céréalière du plateau et cultures spécialisées des marges

L’agriculture du plateau reste fondée essentiellement sur les céréales d’hiver, blé et orge (environ 16 et 4 millions de tonnes en 1968). Le seigle et le millet s’y mêlent dans les hautes terres de Cappadoce et de l’Anatolie de l’Est. Cette production céréalière a connu un important développement, ayant à peu près quintuplé pour le blé et doublé pour l’orge depuis la période antérieure à la Seconde Guerre mondiale. Mais cette progression a été obtenue essentiellement par l’accroissement des surfaces cultivées, tandis que les rendements restaient stables ou même parfois décroissaient en raison de la colonisation de terres de plus en plus arides. L’extrême variabilité de la récolte, en liaison avec celle des pluies, fait peser une lourde hypothèque sur la balance économique du pays, exportateur de céréales ou déficitaire selon les années. C’est seulement dans la région nord-ouest du plateau, où tombent des pluies de printemps appréciables, que les cultures dérobées dans la jachère (légumineuses) prennent une certaine importance. Les cultures industrielles y sont traditionnellement réduites: rose à parfum dans certains bassins pisidiens; pavot à opium, caractéristique du centre-ouest du plateau, dans la zone de transition du climat méditerranéen, mais que la difficulté de contrôler le trafic de drogue a conduit à interdire depuis plusieurs années. Plus remarquable est une culture récente, celle de la betterave à sucre (en Thrace, dans la région d’Eskisehir, autour du moyen Kizil Irmak et en haute Anatolie orientale) qui amorce, en rotation avec le blé, et avec l’apport d’engrais chimiques, un système de culture beaucoup plus stable que la monoculture céréalière et qui paraît être la solution de l’avenir. L’élevage extensif du petit bétail (55 millions de têtes, dont 3,5 millions de chèvres à poil fin, dites chèvres d’Angora), reste important sur tout le plateau mais destructeur, et il devrait être reconverti sur des bases fourragères liées au développement de l’irrigation.

À cette agriculture céréalière du plateau s’opposent les cultures commerciales et de plantations pratiquées sur les marges périphériques de climat subtropical. Elles n’y occupent pas d’ailleurs, et loin de là, la totalité du sol. Les céréales couvrent encore de 60 à 70 p. 100 de la terre cultivée dans ces régions littorales: blé et orge dans les plaines égéennes et méditerranéennes; maïs dans les régions pontiques; riz un peu partout. Quant à la distribution géographique des cultures spéculatives, elle s’est faite en fonction de facteurs humains, en liaison avec les étapes historiques de la mise en valeur des plaines basses et de la pénétration du commerce européen depuis la fin du XVIIIe siècle. Les cultures arbustives méditerranéennes traditionnelles, olivier et figuier, sont essentiellement concentrées sur la façade égéenne, la plus anciennement ouverte aux marchés extérieurs. C’est également là, notamment sur les côtes thraces, que se trouve le grand domaine de la vigne, qui produit surtout des raisins frais et secs mais également du vin; depuis le départ des Grecs, la vinification est un monopole d’État. La vigne déborde aussi largement sur le plateau, dans les anciennes régions chrétiennes (Cappadoce, Anti-Taurus). En outre, le tabac provient, pour plus de la moitié, de la région de Smyrne, pour un quart, des bassins de la région de la mer de Marmara (plaine de Brousse) et, pour le reste, de la région de Samsun (deltas du Kizil Irmak et du Ye ずil Irmak) sur la mer Noire. Dans l’est de la façade pontique enfin, d’Ordu à Giresun et à Trébizonde, de grandes plantations de noisetiers ont été peu à peu créées dès la seconde moitié du XIXe siècle; la Turquie est, en effet, le premier producteur mondial de noisettes, fruits que favorise, sous ce climat humide qui rend difficile le séchage, leur conservation en coques. Une deuxième série de cultures, de développement plus récent, correspond à la volonté d’utiliser les possibilités climatiques particulières de ces franges subtropicales : le coton, dont l’essor remonte aux années quarante, dans les plaines cilicienne et pamphylienne plus que sur la façade égéenne où la place était déjà prise; les agrumes sur les côtes méditerranéennes; le bananier à l’extrême sud de la courbe de celles-ci; depuis 1935, enfin, le théier, sur la côte pontique de Trébizonde à la frontière soviétique, qui est destiné à la consommation nationale (le thé a supplanté aujourd’hui le café comme boisson populaire), et qui donne même lieu, depuis 1965, à une exportation. Dans l’Anatolie subaride du Sud-Est, le pistachier a connu ces dernières décennies une expansion spectaculaire autour de Gaziantep.

La vie urbaine

La Turquie reste un pays largement rural. Le mouvement d’urbanisation s’est cependant considérablement accéléré pendant les deux dernières décennies. La population urbaine (agglomérations de plus de 10 000 habitants) a dépassé en 1982 la moitié de la population totale, alors qu’elle n’en constituait que le quart en 1960. Cette croissance relative est avant tout le fait des grandes villes de plus de 100 000 habitants, la part des petites villes tendant plutôt à diminuer. Le réseau des villes principales est presque totalement antérieur, dans ses origines, aux invasions turques, et les noms mêmes des cités se sont le plus souvent transmis à peine déformés depuis l’Antiquité. Leur physionomie, marquée par le désordre du plan islamique et par l’invasion de maisons de type rural, n’en a cependant à peu près rien gardé. La période contemporaine est responsable, d’autre part, du développement de la quasi-totalité des petites villes, villages promus au rang de bourgades au cours du XIXe siècle.

Istanbul (anciennement Constantinople et Byzance), capitale traditionnelle de l’Empire ottoman après avoir été celle de l’Empire romain d’Orient, développée dans une situation exceptionnelle de métropole contrôlant le passage d’Europe en Asie, au contact du monde méditerranéen et du monde pontique, a souffert après la Première Guerre mondiale de la perte de son rôle politique. Mais elle reste la plus grande ville du pays, un port surtout importateur, le principal centre industriel (38 p. 100 des effectifs employés dans l’industrie) et le plus grand centre culturel. La population, tombée à 690 000 habitants en 1927 contre plus d’un million au début du siècle, est remontée à 6 620 241 habitants en 1990, et la ville attire des ruraux de tous les secteurs du pays (avec une prédominance traditionnelle des régions pontiques). Ankara (2 559 471 habitants en 1990), modeste ville de 30 000 habitants avant la Première Guerre mondiale, siège du Comité national turc pendant la guerre turco-grecque de 1921-1923, puis choisie comme capitale de la nouvelle république, a connu une croissance beaucoup plus rapide ces dernières années, mais sans bases économiques notables autres que son rôle de capitale administrative, ce qui se traduit par la prolifération de quartiers d’aspect semi-rural, sinon de bidonvilles, noyant un centre et des lotissements de type européen qui ne doivent plus guère à la structure traditionnelle. On estime que ces habitats sommaires groupent aujourd’hui près des deux tiers de la population de l’agglomération. Izmir (Smyrne) reste le principal port d’exportation, débouché des riches campagnes de la façade égéenne (population de 1 757 414 habitants en 1990).

Industrialisation et développement

L’industrialisation de la Turquie reste modeste, mais se développe régulièrement depuis un demi-siècle. Les bases énergétiques ne sont pas négligeables. Un gisement charbonnier est exploité depuis 1848 dans la région de Zonguldak-Ere face="EU Caron" ギli sur la côte occidentale de la mer Noire (de 4,5 à 5 millions de tonnes par an), et il existe de nombreux petits gisements de lignite (de 9 à 10 millions de tonnes par an). La production de pétrole, en revanche, est désormais très insuffisante, et les petits gisements du piemont méridional du Taurus oriental, au nord de la plate-forme syrienne, ne donnent que de 3 à 4 millions de tonnes par an, soit moins du quart de la consommation du pays. Les grandes raffineries d’Ata ず près de Mersin sur la côte cilicienne, d’Ipra ず sur la Marmara près d’ face="EU Updot" 裸zmit, et d’Ali A face="EU Caron" ギa au nord de Smyrne utilisent essentiellement du brut importé, notamment d’Irak par l’oléoduc qui aboutit à Payas près d’ face="EU Updot" 裸skenderun dans le golfe de Cilicie. La production d’électricité n’atteint encore que 15 millions de kilowatts-heures, bien que le potentiel hydroélectrique soit considérable (on l’estime à près de 74 milliards de kWh annuels en 1993) et que le développement des aménagements hydrauliques ait été largement amorcé depuis un quart de siècle, avec notamment la construction du grand barrage de Keban sur l’Euphrate (retenue de 30 km3, capacité de 1 240 MW), entré en fonctionnement en 1974. Le bois (aux dépens des forêts qui se dégradent rapidement) et, sur le plateau central comme dans la haute Anatolie de l’Est, les déjections séchées du bétail constituent encore un élément essentiel du bilan énergétique et calorifique. Un élément positif est constitué par une infrastructure ferroviaire relativement dense (réseau de plus de 8 000 kilomètres), et le réseau routier, longtemps très médiocre, s’est beaucoup amélioré depuis deux décennies.

Parmi les ressources minières, de nombreux gisements de chrome (Güleman dans l’Est, région de Fethiye dans le Sud-Ouest) et de cuivre (Ergani dans l’Est, avec raffinerie, Samsun sur la côte de la mer Noire) alimentent l’exportation. Les gisements de fer de Divri face="EU Caron" ギi, au sud-est de Sivas (2,5 millions de tonnes de minerai par an), ont permis le développement d’une sidérurgie dont le premier centre (400 000 tonnes d’acier) a été installé en 1938 à Karabük, près du bassin houiller de Zonguldak à 50 kilomètres à l’intérieur des terres, pour raisons stratégiques. Un second centre a été placé sur la côte même à Ere face="EU Caron" ギli (750 000 tonnes), et un petit centre de fabrication d’aciers spéciaux à Kirikkale à l’est d’Ankara. Un troisième centre sidérurgique intégré s’est ouvert en 1972 à face="EU Updot" 裸skenderun sur la côte méditerranéenne (capacité: 1,2 Mt). Une usine d’aluminium est en construction à Seydi ずehir, près des gisements de bauxite d’Akseki, dans le Taurus occidental.

Les industries textiles (surtout coton), dans les villes ciliciennes (Adana, Tarsus, Mersin) et à Brousse, qui satisfont approximativement les besoins du pays, puis les industries alimentaires, très dispersées, tiennent les premiers rangs dans les industries manufacturières. Smyrne conditionne surtout les produits agricoles destinés à l’exportation. Des chaînes de montage d’automobiles fonctionnent à Brousse. Mais il n’y avait encore en 1973 que 6 000 entreprises de plus de dix ouvriers, occupant au total 637 000 personnes, soit moins de 10 p. 100 de la population active.

Le bilan économique des échanges reste dominé par la production agricole. Coton, tabac, fruits (surtout secs, y compris les noisettes) comptent, approximativement à égalité, pour les deux tiers des exportations, suivis par les minerais et les produits de l’élevage. Le tourisme (1 200 000 visiteurs en 1976) et les envois de fonds des travailleurs à l’étranger, surtout en Allemagne, constituent des éléments importants de la balance des comptes.

Ainsi le revenu annuel moyen par ménage (4 294 dollars en 1987) a pu croître légèrement mais régulièrement pendant la seconde partie du XXe siècle, malgré une très forte pression démographique. La population a en effet triplé en un demi-siècle et continue de s’accroître à un rythme d’environ 2,5 p. 100 par an. Le nombre d’enfants moyen par femme – qui est, en 1985, de 5,4 pour l’ensemble du pays et qui est tombé à 3,9 dans les villes – est encore de 6,3 dans les campagnes (7,4 dans celles de l’Est contre 4,3 dans celles de l’Ouest). Ces chiffres traduisent un contraste régional majeur, dans le développement du pays, entre les provinces de l’Ouest, beaucoup plus évoluées, et celles de l’Est (à l’est d’une ligne tracée du fond du golfe de Cilicie à la mer Noire), beaucoup plus archaïques. Cette opposition, qui domine toute la structure humaine du pays, se retrouve plus ou moins dans tous les domaines de la vie économique et sociale (alphabétisation, niveau sanitaire, etc.). Ce «problème de l’Est», qu’on a pu comparer à celui du Sud en Italie, constitue un lourd handicap pour un développement harmonieux, et ce déséquilibre ne fait que s’accentuer.

2. Naissance de la République turque

Née de l’effondrement de l’Empire ottoman et de la lutte pour l’indépendance et l’intégrité du sol national, la République turque doit surtout son existence à la volonté d’un homme, Mustafa Kemal (appelé plus tard Atatürk), acharné à faire de son pays un État viable et moderne, libéré de toute tutelle étrangère. Sa mort, en 1938, a interrompu trop tôt une œuvre ambitieuse que la Seconde Guerre mondiale a contribué à freiner et à transformer. Au régime du parti unique a succédé en 1945 le régime multipartite qui a permis au Parti démocrate de conquérir le pouvoir en 1950. Mais les excès, à la fois autoritaires et démagogiques, des dirigeants démocrates, ont conduit au coup d’État du 27 mai 1960, qui n’a finalement apporté que peu de changements, alors que nombre de Turcs en attendaient beaucoup. Depuis, la stagnation, l’immobilisme en matière politique et sociale ont eu pour conséquence, en même temps qu’un renouveau très sensible de la religion, l’apparition de mouvements de gauche dont l’action parfois violente a provoqué l’alliance des tenants d’un kémalisme, lointain et dépassé, et ceux d’un certain ordre préconisé par la bourgeoisie possédante.

De la lutte pour l’indépendance à la République

Au lendemain de l’armistice de Moudros (30 oct. 1918), qui consacre la défaite ottomane, les Alliés occupent certaines parties de l’Anatolie et de la Thrace, ainsi que Constantinople; le traité de Sèvres consacre la désintégration de l’Empire ottoman et de la Turquie. Contre cette réduction du sol national à une partie du plateau anatolien s’élève Mustafa Kemal, brillant officier durant la guerre, qui se révèle vite un grand politique. Les Grecs ayant envahi l’Asie Mineure en 1920, Mustafa Kemal mène contre eux et leurs alliés anglais la guerre d’indépendance (1920-1922); les victoires remportées sur les Grecs permettent aux Turcs, par le traité de Lausanne (24 juill. 1923), de retrouver leurs frontières de Thrace et d’obtenir la libération totale de leur pays; en outre, les populations grecques de Turquie (sauf à Constantinople) et turques de Grèce doivent être échangées; les capitulations sont abrogées.

Déjà, avant même le déclenchement du conflit avec la Grèce, Mustafa Kemal avait condamné le gouvernement impérial et rejeté son autorité; après les deux congrès tenus à Erzurum (Erzouroum) et à Sivas (juill.-sept. 1919), il avait réuni à Ankara, le 23 avril 1920, une Grande Assemblée nationale (G.A.N.), qui décida de son caractère représentatif de la nation turque, de l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif et qui délégua ses pouvoirs à un Conseil des ministres dont le président fut Mustafa Kemal: ce fut le premier gouvernement national, contre lequel le sultan et son grand vizir envoyèrent en vain des troupes. La victoire des nationalistes entraîna la disparition du gouvernement impérial en 1922.

Les élections à la deuxième Grande Assemblée nationale (juin-août 1923) marquèrent le triomphe total des partisans de Mustafa Kemal, organisés en Parti du peuple: le 29 octobre 1923 fut proclamé l’avènement de la République turque, dont Mustafa Kemal fut aussitôt élu président; il désigna son principal lieutenant, Ismet Inönü, comme président du Conseil des ministres. La capitale du nouvel État fut fixée à Ankara. Enfin, le 3 mars 1924, fut votée l’abolition du califat. Il fallait maintenant construire une nouvelle Turquie.

L’organisation du régime républicain

Durant les quinze années qui séparent la proclamation de la république de la mort de Mustafa Kemal (10 nov. 1938), celui-ci s’est consacré avec une volonté farouche à la tâche de reconstruire le pays, soutenu par un peuple auquel il avait rendu son honneur et sa fierté. En créant un parti unique – le Parti républicain du peuple (P.R.P.) –, en muselant, parfois rudement, l’opposition, en écrasant les tentatives de séparatisme kurde ou la réaction religieuse, Mustafa Kemal s’est attaché à créer un État nouveau, cimenté par l’union nationale, et auquel il a insufflé un esprit moderne en s’inspirant des principes du sociologue Ziya Gökalp: «turquiser, moderniser, occidentaliser», principes qui sont devenus ceux du kémalisme.

La Constitution de la République turque, votée le 30 avril 1924, institua un régime parlementaire à chambre unique, élue pour quatre ans au suffrage direct (les femmes ont obtenu le droit de vote en 1934), détentrice des pouvoirs législatif et exécutif; en fait, le pouvoir exécutif est aux mains du président de la République, élu tous les quatre ans par l’Assemblée et des ministres. Cette Assemblée, dans la pratique, est l’émanation du seul P.R.P. (il y eut une brève expérience d’un Parti libéral en 1930), qui sert de cadre politique et social; la doctrine du P.R.P., symbolisée par six flèches, s’exprime par les mots: républicain, démocrate, populiste, révolutionnaire, étatiste et laïque. Assemblée et parti sont aux ordres de Mustafa Kemal, entérinent et appliquent ses décisions; les candidats aux élections sont tous membres du P.R.P. et ont été désignés par les instances supérieures du parti: on est donc en fait en présence d’un système électoral à deux degrés. La culture nouvelle et la propagande politique sont en outre diffusées, après 1932, dans les «maisons du peuple», trop peu nombreuses dans les zones rurales. Cette monopolisation du pouvoir provoque des mécontentements, des oppositions qui sont durement matées et qui, après 1930, cessent d’apparaître au grand jour, notamment dans le domaine religieux.

Mustafa Kemal, qui rendait en partie responsable du déclin turc un islam dénaturé et rétrograde, fit adopter un certain nombre de lois et de mesures résolument antireligieuses: suppression des établissements d’enseignement religieux, des tribunaux musulmans, du mariage religieux en tant que mariage légal, interdiction des ordres, des confréries, du port du fez et de tout costume religieux, adoption de codes juridiques inspirés de codes occidentaux, du calendrier grégorien, de l’alphabet latin à la place de l’alphabet arabe, épuration de la langue de nombreux mots arabes et persans, et enfin obligation pour chacun de porter un nom de famille (c’est à cette occasion que la Grande Assemblée nationale lui attribua le nom d’Atatürk, ou «père des Turcs»).

De très importantes mesures furent prises pour transformer l’économie, jusqu’alors soumise aux directives de l’étranger. Les sociétés non turques furent peu à peu rachetées, l’exploitation des ressources minières et des matières premières, l’industrie, placées sous le contrôle de l’État par l’intermédiaire de banques nationales; les chemins de fer furent nationalisés, les autres moyens de communication développés, l’agriculture encouragée, un embryon de réforme agraire fut mis en place, avec distribution de terres aux paysans et création d’une banque agricole destinée à favoriser la modernisation des campagnes et de l’agriculture; mais, en ce domaine, les résultats ont été limités, par suite de la faiblesse des moyens financiers disponibles (l’accent étant mis sur l’industrialisation) et à cause de la résistance des grands propriétaires fonciers. L’indépendance en matière financière et monétaire fut assurée par la suppression des privilèges de la Banque ottomane et la création d’une banque d’État (Merkez Bankasi ), qui fut aussi l’institut d’émission.

La politique extérieure de la Turquie, pendant la présidence d’Atatürk, a visé à établir de bons rapports avec les voisins immédiats (Grèce, Bulgarie, U.R.S.S., Iran) ainsi qu’avec la France (différends à propos du rachat des sociétés françaises, puis à propos du rattachement du sandjak d’Alexandrette, ou Hatay) et la Grande-Bretagne (question de Mossoul). Admise à la société des Nations en 1932, la Turquie a adhéré à l’entente balkanique (1934) et au pacte de Saadabad (1937). La Convention de Montreux, signée en 1936, lui a rendu le plein contrôle des Détroits. Peu avant sa mort, Atatürk négociait un rapprochement plus étroit avec la Grande-Bretagne et la France.

Du kémalisme au multipartisme

Les réformes entreprises par Atatürk jusqu’à sa mort en 1938 entraînèrent des transformations politiques, économiques et culturelles profondes. Sous la férule du Parti républicain du peuple (P.R.P.), le régime républicain renforça sa légitimité fondée sur le suffrage universel et le principe de la souveraineté nationale, ce qui n’allait pas de soi dans un pays de tradition islamique où, de tout temps, l’autorité légitime ne pouvait appartenir qu’à Dieu, le prince l’exerçant en son nom. Les réformes culturelles, touchant à tous les aspects de la vie publique et privée, visaient à créer une nouvelle citoyenneté et une nouvelle identité nationale. Celles-ci constituèrent les bases de la société civile autonome qui allait se développer dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Enfin, l’accumulation économique et l’industrialisation, engagées sous la direction de l’État dans les années trente, devaient constituer le socle sur lequel s’appuieraient plus tard une classe d’entrepreneurs et un secteur privé de plus en plus dynamiques.

Quelle qu’ait été l’ampleur des transformations, un long chemin restait cependant à parcourir avant que la Turquie ne devienne un pays développé. Grâce à la solidité des institutions républicaines, les phases de transition successives se déroulèrent dans le calme: Ismet Inönü prit la succession d’Atatürk à la présidence de la République en 1938 et, surtout, le passage au multipartisme à partir de 1946 intervint dans des conditions assez favorables.

Ismet Inönü a su maintenir la neutralité de la Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale, se tenant plutôt du côté des Alliés, non sans quelques concessions à l’Axe. Bien que son refus d’entrer en guerre irritât Churchill et Roosevelt, les vainqueurs acceptèrent la Turquie dans leur camp en 1945, ce qui permit à cette dernière de participer à la fondation des Nations unies.

Dans le cadre du régime de parti unique, Ismet Inönü gouverna le pays avec le même autoritarisme que son prédécesseur. L’économie de guerre accentua le caractère policier du régime et provoqua des pénuries, dont souffrirent les populations et qui profitèrent aux affairistes. Tandis que, pour certains, des fortunes se créaient rapidement, d’autres, et notamment les minorités, étaient victimes d’une pression fiscale abusive. La bourgeoisie d’affaires turque, en gestation depuis les débuts de la République (et même dès le régime des Jeunes-Turcs de la décennie 1908-1918), renforça ses positions sociale et politique. Se sentant assez forte pour secouer la tutelle de la bureaucratie étatique et se servant du mécontentement populaire, elle encouragea la création de partis politiques d’opposition. À la pression interne sur le pouvoir s’ajouta celle des États-Unis, qui posèrent comme condition à l’entrée de la Turquie dans le camp occidental la démocratisation de son régime. Dès 1945 apparurent plusieurs formations d’opposition de tendances diverses (celles de gauche étant toutefois rapidement réprimées), dont la plus importante était le Parti démocrate (P.D.) Se déclarant contre la bureaucratie de l’État et pour une économie ouverte et libérale, soutenu par la bourgeoisie urbaine, les notables provinciaux et les populations rurales, le Parti démocrate constitua une menace pour le P.R.P. au pouvoir, dès 1946, lors des premières élections législatives pluralistes organisées en Turquie mais entachées de pressions sur les électeurs et de fraude. Se montrant proche des préoccupations du peuple, promettant la liberté politique, économique et religieuse – ce qui lui valut une immense popularité auprès des paysans très attachés à l’islam –, le P.D. triompha quatre ans plus tard, aux élections de 1950. Ismet Inönü, chef absolu d’un régime autoritaire pendant douze ans, rendit, à cette occasion, un service historique à son pays: après avoir organisé des élections libres, il s’inclina devant le verdict des urnes, inaugurant ainsi un système politique pluraliste, que la Turquie essaye de préserver depuis quatre décennies.

De l’État kémaliste à la démocratie bourgeoise

Le Parti démocrate restera au pouvoir pendant exactement dix ans. Dirigé par le tandem formé du président de la République Celâl Bayar (ancien Premier ministre d’Atatürk) et du Premier ministre Adnan Menderes (grand propriétaire terrien de la région d’Izmir), le pouvoir démocrate constitue un tournant dans l’histoire politique turque. C’est pendant les années cinquante que la Turquie amorce la dernière phase de son passage vers la modernité, celle où la société civile, s’appuyant sur un secteur économique privé en expansion, s’émancipe de la tutelle de la bureaucratie étatique, où les structures intermédiaires entre l’individu et l’État commencent à s’affirmer et où la démocratisation du système politique progresse.

Pourtant, le règne démocrate, inauguré dans l’allégresse de tout un peuple qui croit que l’heure de la liberté est arrivée, se termine mal. Dans la première moitié des années cinquante, le pouvoir bénéficie du boom économique mondial. L’aide économique et militaire américaine arrive en abondance, les investissements dans les infrastructures et l’agriculture induisent une prospérité certaine dans les zones rurales. Aux élections de 1954, le P.D. triomphe une fois de plus.

À l’extérieur, le P.D. intensifie la politique de rapprochement avec l’Occident, commencée par Ismet Inönü. En 1946, face aux revendications territoriales avancées par Staline, la Turquie se rapproche de l’Occident et accepte la protection des États-Unis, en adhérant à la doctrine Truman en 1947 et en accordant des bases militaires en Anatolie aux forces américaines. Le P.D. fait adhérer la Turquie au pacte de l’Atlantique nord et à l’O.T.A.N. en 1951, participe à la guerre de Corée et devient la pièce maîtresse du dispositif politico-militaire américain dans les Balkans et le Proche-Orient. Complètement alignée sur les États-Unis, la Turquie reste étrangère aux luttes de libération qui agitent l’Asie et l’Afrique dans les années cinquante. À la conférence de Bandoung de 1955, où naît le Mouvement des non-alignés, elle se fait le porte-parole des États-Unis et vote aux Nations unies avec les puissances colonisatrices. Elle payera très cher cette politique dans les années soixante et soixante-dix, et il lui faudra beaucoup d’efforts pour améliorer ses relations avec le Tiers Monde.

À partir de 1955, la situation se dégrade pour le pouvoir démocrate. Les difficultés économiques s’accumulent, la pénurie s’installe et le pouvoir devient de plus en plus autoritaire, restreignant les libertés et allant jusqu’à violer la Constitution pour intimider l’opposition et la presse. Le P.D. gagne difficilement les élections de 1957, au milieu des rumeurs de fraude électorale. De plus en plus autoritaire et s’aliénant les uns après les autres tous les groupes sociaux du pays à l’exception d’une partie de la paysannerie, il sera balayé par le coup d’État militaire de 1960. Les militaires pendront Adnan Menderes et deux de ses ministres, tandis que Celâl Bayar, lui aussi condamné à mort, sera gracié eu égard à son grand âge. Il mourra en 1986, à cent quatre ans, bien après son grand rival Ismet Inönü, décédé en 1973. Quant à Adnan Menderes, détesté par les intellectuels et les militaires, mais toujours très populaire auprès des populations rurales, il fait l’objet d’une réhabilitation: le nouvel aéroport d’Izmir, inauguré en 1987 par les hautes autorités du pays, porte son nom.

Sans excuser ses erreurs, ses manquements à la démocratie et sa mauvaise gestion, force est de constater que le P.D. a réussi à dynamiser l’économie turque et à relancer son développement en amenant une prospérité relative, mais jusqu’alors inconnue, dans les campagnes où vivaient l’immense majorité des Turcs.

3. L’État et la société contemporaine

Depuis le passage à un système pluraliste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vie politique turque connaît une évolution rythmée par des cycles décennaux. Les principales dates en sont: 1950, avec les premières élections libres et l’alternance démocratique; 1960, avec le coup d’État militaire; 1971, avec la pression exercée par l’armée, obligeant le gouvernement à démissionner; enfin, 1980, avec le coup d’État perpétré par les forces armées.

En dépit de ces convulsions périodiques, la Turquie est l’un des très rares pays en voie de développement où une démocratie pluraliste a pu subsister. L’État moderne et le régime républicain, créés par Atatürk en 1923, au lendemain de la victoire des nationalistes turcs contre la Grèce et les alliés qui la soutenaient, se sont révélés suffisamment solides pour survivre aux différentes crises que le pays a connues depuis soixante ans. Cet État a été créé sous la responsabilité des élites bureaucratiques militaires et civiles. Atatürk et ses amis, qui dirigèrent le Mouvement de libération nationale, appartenaient à cette élite étatique réformiste, dont les premières générations se trouvèrent à l’origine du mouvement de modernisation au sein de l’Empire ottoman, dès les débuts du XIXe siècle. Héritier de plusieurs générations de réformateurs ottomans, mais aussi puisant son inspiration dans le positivisme et le scientisme européens, Mustafa Kemal porta plus loin le mouvement de modernisation, en tournant le dos à la vaine chimère d’une résurgence du vieil Empire. Il opta pour la création d’un État moderne, dont la légitimité nationale et territoriale remplaça la légitimité ottomane fondée sur l’universalisme de l’Islam et dont le fondement sociologique était une alliance, scellée pendant la guerre d’indépendance nationale (1919-1922), entre les élites étatiques et les élites socio-économiques, telles que les commerçants des villes, les notables de province et les propriétaires terriens.

Dès lors, bâtie sur cette alliance et dirigée par les élites bureaucratiques, la République kémaliste allait s’employer à moderniser l’organisation sociale et culturelle du pays et à développer une économie nationale dont l’objectif était d’assurer l’industrialisation, ainsi que l’émergence d’une bourgeoisie nationale, à travers une accumulation capitaliste réalisée avec l’aide et la protection de l’État. Au libéralisme économique des années 1923-1929 devait succéder, dans les années trente, des politiques économiques étatistes, permettant à la Turquie de connaître pendant cette décennie une industrialisation très rapide (le troisième taux de croissance économique mondial, derrière l’Union soviétique et le Japon) et à la bourgeoisie des affaires de procéder à une accumulation primitive sous l’aile protectrice de l’État.

Le renforcement de la classe capitaliste turque la conduit, dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, à contester la tutelle de la bureaucratie et à chercher à transformer sa puissance économique en pouvoir politique. Sous la pression conjuguée de la bourgeoisie sur le plan domestique et des États-Unis à l’extérieur, qui veulent ouvrir le marché turc à leurs produits d’exportation, en y imposant le libéralisme économique, le régime de parti unique laisse la place au multipartisme, en 1946. Les élections législatives de 1950, les premières qui soient réellement libres, sont gagnées par le Parti démocrate, représentant la bourgeoisie d’affaires et les propriétaires terriens, au détriment du Parti républicain du peuple, créé par Atatürk et resté au pouvoir sans interruption de 1923 à 1950. De nombreux changements interviennent dans les années cinquante, dont certains semblent mettre en cause les acquis du kémalisme. L’Islam réapparaît dans la vie politique, le rôle des élites bureaucratiques kémalistes diminue et elles sont obligées de partager le monopole de la légitimité républicaine avec d’autres groupes sociaux.

Le coup d’État militaire de 1960

Ces développements, s’ajoutant aux agissements antidémocratiques du gouvernement du Parti démocrate, incitent un groupe d’officiers à prendre le pouvoir le 27 mai 1960. S’appuyant sur la bourgeoisie des affaires et l’intelligentsia, les militaires préparent une constitution démocratique et rendent le pouvoir aux civils à l’automne de 1961. Les causes de ce coup d’État furent complexes. L’armée intervint contre un pouvoir civil qui trahissait le kémalisme et qui voulait diminuer la place centrale qu’elle avait toujours occupée au sein de l’État. La presse, les intellectuels et les universités soutinrent le coup d’État pour se débarrasser d’un pouvoir antidémocratique; il en alla de même des forces de gauche. Au sein de la bourgeoisie économique, les industriels et les financiers ont soutenu le coup d’État, espérant la mise en place d’un gouvernement mieux à même de répondre à leurs demandes. La junte militaire, dirigée par le général Cemal Gürsel, partisan résolu du retour au pouvoir civil, fit élire une Assemblée constituante, au sein de laquelle le P.R.P. et les kémalistes étaient majoritaires. Ainsi se trouva reconstituée la coalition des élites étatiques, écartée du pouvoir depuis 1950, mais ne correspondant plus à la majorité sociologique du pays. La Constitution que cette assemblée élabora et qui fut adoptée par référendum en juillet 1961 était la plus démocratique que la Turquie eût connue. Elle prévoyait de nombreux mécanismes de contrôle de l’exécutif, dont le poids excessif avait donné de mauvais résultats dans les années cinquante. Mais ces dispositifs constituaient aussi pour les élites étatiques et bureaucratiques le moyen de retrouver leur tutelle sur les gouvernements élus, soupçonnés de s’écarter de l’orthodoxie kémaliste. Aux élections d’octobre 1961, qui marquaient le retour au pouvoir civil, le P.R.P., qui était le favori, ne remportait qu’une majorité relative. Revenu au pouvoir en tant que Premier ministre, Ismet Inönü était obligé de former des gouvernements de coalition plus ou moins durables. Après quatre années de paralysie politique, les élections de 1965 donnaient la majorité absolue au Parti de la justice (P.J.), héritier du Parti démocrate et dirigé par un ingénieur d’une quarantaine d’année, Süleyman Demirel. L’expression du suffrage universel mettait ainsi fin à l’exercice d’un régime de multipartisme placé sous la tutelle de la bureaucratie militaire et civile et dont le projet consistait en un populisme conciliant les principes kémalistes, républicains et laïques, avec une démocratie modérément pluraliste. L’échec historique de la tentative de rénovation kémaliste de 1960-1965 reflétait les rapports de forces sociales qui prévalaient dans le pays: le pouvoir politique appartenait désormais à une coalition de classes, dirigée par la bourgoisie, émancipée de la tutelle politique de l’État dès 1950 et regroupant en son sein la majorité des populations urbaines et rurales du pays.

Süleyman Demirel relança les efforts d’équipement et d’industrialisation, avec le soutien des milieux économiques et des populations rurales. Le P.J. s’opposa aux militaires et aux intellectuels à propos de la laïcité et à propos de l’autonomie par rapport au pouvoir politique élu au suffrage universel, de certaines institutions comme les universités et les hautes instances juridictionnelles (la Cour constitutionnelle, le Conseil d’État). Comme son prédécesseur et modèle Adnan Menderes, Süleyman Demirel avait une conception plébiscitaire de la démocratie et supportait mal que le pouvoir élu par le peuple pût être limité par des institutions dont le contrôle lui échappait. Cependant, il ne s’est pas laissé aller aux pratiques anticonstitutionnelles, qui avaient marqué la fin du gouvernement Menderes. Sur le plan social, le développement économique capitaliste éloignait la Turquie du modèle égalitaire et populiste du kémalisme, et la classe ouvrière, forte des droits syndicaux que la Constitution de 1961 lui avait reconnus, luttait pour améliorer ses conditions de vie, mais rencontrait une vive résistance du patronat, soutenu par le gouvernement.

1968 marquait, en Turquie aussi, les débuts d’une agitation durable dans les universités et sur le plan social. Le gouvernement Demirel se montrait plus répressif vis-à-vis des forces de gauche, des ouvriers et des étudiants. Un très puissant courant d’anti-américanisme s’emparait du pays, lié à la fois aux événements internes – le pouvoir et la bourgeoisie étant vus comme les instruments de l’impérialisme américain – et à la politique extérieure – l’opinion publique turque s’estimant trahie par les États-Unis dans la question chypriote.

Le P.J. et Demirel remportèrent les élections de 1969, mais à l’agitation sociale et à la répression s’ajoutaient de graves difficultés économiques, aboutissant à une dévaluation de 66 p. 100 de la livre turque. Les organisations d’extrême gauche et notamment Dev-Yol se lançaient dans l’action armée, en commettant des attentats et en procédant à des enlèvements. À la fin des années soixante, la Turquie se retrouvait, comme à la fin des années cinquante, dans une impasse politique et sociale.

Le pronunciamiento du 12 mars 1971

Ainsi, une décennie après le coup d’État de 1960, les chefs de l’armée intervenaient-ils à nouveau dans la vie politique en publiant, le 12 mars 1971, un mémorandum dans lequel ils exigeaient la formation d’un gouvernement fort, décidé à faire respecter les principes du kémalisme et à mettre en œuvre les réformes socio-économiques nécessaires, sans quoi ils menaçaient de prendre le pouvoir. Le gouvernement de Süleyman Demirel, visé par le mémorandum, était obligé de démissionner, les généraux turcs ayant manifesté leur inquiétude devant son incapacité à faire face à la montée de la violence et aux problèmes sociaux et économiques. L’industrialisation et l’urbanisation accélérées avaient entraîné une profonde transformation sociale et la dissolution de la société traditionnelle jusque dans les coins reculés de l’Anatolie. La Constitution de 1961, d’inspiration populiste et préconisant un modèle d’économie de marché, mais régulé par l’interventionnisme étatique et la sauvegarde des droits et libertés fondamentaux, a permis la démocratisation de la société. Les syndicats se renforçaient considérablement et défendaient les droits des travailleurs, dont la conscience de classe s’élevait à mesure que les luttes sociales se déroulaient. Certes, les petits propriétaires terriens et les paysans sans terre, qui constituaient encore la majorité de la population (par contre, dans les années quatre-vingt, plus de 50 p. 100 de la population habite déjà dans les villes et l’urbanisation continue à un rythme accéléré), n’étaient pas syndiqués, mais, même dans les campagnes, une prise de conscience se faisait sentir, les petits paysans contestant par endroits le pouvoir des gros propriétaires terriens.

Si l’armée, prompte à voir dans le dynamisme de la société les indices d’une désintégration de l’État, était inquiète en 1971 devant les affrontements politiques et idéologiques qui secouaient le pays, la bourgeoisie était confrontée à des difficultés qui constituèrent le véritable moteur du 12 mars 1971. En effet, la Turquie s’était lancée, dans les années cinquante et soixante, dans un modèle d’industrialisation fondée sur la substitution des importations, essentiellement dans le domaine des biens de consommation et orientée vers le marché intérieur. Ces industries étaient technologiquement et sur le plan des matières premières très dépendantes de l’étranger. Les difficultés de la balance des paiements freinaient l’importation des composantes indispensables, tandis que l’absence de compétitivité de ces industries, bâties derrière de hautes barrières douanières, limitaient les possibilités d’exportation. Or, le marché intérieur pour les biens de consommation durables commençait à être saturé. La solution pour la bourgeoisie industrielle était de s’orienter vers des industries de biens d’équipement et d’armements (en collaboration avec l’armée) pour lesquelles il y avait une demande interne. Cependant, ces nouvelles industries nécessitaient de très lourds investissements et donc des ressources accrues. Or, sur ce plan, les possibilités paraissaient très restreintes.

C’est dans ces circonstances qu’un régime autoritaire, destiné à la fois à contenir les revendications de la classe ouvrière et à résoudre les contradictions qui opposaient la faction industrielle de la bourgeoisie à ses factions commerciales et terriennes, s’est instauré en Turquie. Les quatre gouvernements qui se succédèrent de mars 1971 jusqu’en octobre 1973 furent dirigés par des personnalités soutenues par l’armée, tandis que les partis politiques et le Parlement continuaient de fonctionner sous la surveillance vigilante des militaires. Ces gouvernements ont tenté de mettre en œuvre les programmes préconisés par la bourgeoisie industrielle. L’état de siège fut décrété et la répression s’abattit sur les partis et les mouvements de gauche, les syndicats et la classe ouvrière. Les salaires réels des travailleurs baissèrent dans des proportions importantes. Toutefois, certaines mesures souhaitées par la bourgeoisie industrielle et qui allaient à l’encontre des intérêts des autres fractions de la classe dominante, telles que la bourgeoisie commerciale et les propriétaires terriens, eurent moins de succès. Les réformes fiscale et agraire, demandées par les industriels, n’aboutirent pas.

Ce régime mi-militaire, mi-parlementaire échoua finalement devant l’opposition populaire. L’armée, pour sa part, réalisa que, loin d’agir au-dessus des classes sociales, comme elle croyait le faire, elle s’était faite le fer de lance de la bourgeoisie pour conduire la répression. Elle préféra alors regagner ses casernes. La défaite du candidat qu’elle avait présenté en avril 1973 à la présidence de la République hâta le départ. L’échec de ce régime laissa la bourgeoisie empêtrée dans ses contradictions et l’économie dans l’impasse. Ces difficultés marqueront la décennie des années soixante-dix et iront en s’aggravant, pour aboutir à une autre intervention militaire, en 1980.

Les élections générales d’octobre 1973 donnèrent la victoire au Parti républicain du peuple, conduit par Bülent Ecevit, rendu très populaire par son opposition de la première heure au régime du 12 mars 1971. Le P.R.P., à la tête duquel Ecevit avait remplacé en mai 1972 Ismet Inönü, chef historique et prestigieux compagnon d’Atatürk et qui avait réussi à étendre son audience grâce à un programme rénové, d’inspiration social-démocrate, dépassait pour la première fois depuis 1950 le courant conservateur, représenté d’abord par le Parti démocrate et après la dissolution de celui-ci, en 1960, par son successeur, le Parti de la justice. Avec 33,3 p. 100 des suffrages, le P.R.P. n’obtenait pas la majorité au Parlement et Ecevit formait un gouvernement de coalition avec le Parti du salut national (P.S.N.), formation se réclamant de l’Islam, mais recherchant une synthèse des valeurs religieuses, du nationalisme et de l’industrialisation. Arrivé au pouvoir en janvier 1974, Ecevit devait démissionner en septembre, à cause de divergences profondes avec le P.S.N., sans pouvoir réaliser des réformes structurelles.

La montée des périls

Le gouvernement Ecevit était porté par un puissant courant populaire, d’autant plus que la guerre de Chypre de l’été 1974 avait fait du Premier ministre un véritable héros. Aussi, sa démission fut-elle accueillie avec soulagement par les classes dominantes qui considéraient cet admirateur de la social-démocratie scandinave comme un dangereux gauchiste. En avril 1975, après six mois de crise gouvernementale, la bourgeoisie soutint activement la formation d’un gouvernement de coalition des partis de droite et d’extrême droite sous la direction de Süleyman Demirel. Ce gouvernement du Front national (1975-1977) poursuivit une politique à très courte vue, destinée à satisfaire les demandes souvent contradictoires des différentes factions de la bourgeoisie, au moyen d’un endettement intérieur et extérieur forcené, qui a mis le pays en situation de cessation de paiements en l’espace de deux ans. Ce fut aussi sous ce gouvernement que la terreur fasciste s’organisa et prit de l’ampleur. Profitant de sa participation au pouvoir, le Parti de l’action nationale (P.A.N.) du colonel Türkes s’employa à renforcer ses commandos armés. En outre, l’extrême droite réussit à améliorer ses positions électorales. Aux élections générales de juin 1977, le P.R.P. devança le P.J., en obtenant 42 p. 100 des suffrages, sans toutefois pouvoir atteindre la majorité des sièges au Parlement, tandis que le P.A.N. passait de 3,4 p. 100 en 1973 à 6,4 p. 100 en 1977; le P.S.N., également partenaire de la coalition du Front national, tombait de 11,8 p. 100 en 1973 à 8,5 p. 100 en 1977. La situation économique et sociale devint à ce point désastreuse, après deux années de la gestion de la droite, que les classes dominantes furent obligées de retirer leur soutien au Front national, dont le second gouvernement, formé après les élections de juin 1977, ne survécut que jusqu’à la fin de l’année.

Le Front national ayant conduit le pays à la faillite économique et à l’isolement sur le plan international, l’alternance joua au profit d’une seconde expérience social-démocrate. Mais, contrairement à ce qui s’était passé en 1974, lorsque le gouvernement Ecevit disposait d’un soutien populaire massif et prenait des mesures au profit des couches défavorisées, la bourgeoisie le tenait cette fois-ci sous son contrôle et l’orientait selon ses propres objectifs. Venu au pouvoir en janvier 1978, le gouvernement Ecevit avait obtenu la majorité grâce au ralliement de onze députés, démissionnaires du P.J. Ce petit groupe charnière était en quelque sorte l’épée de Damoclès que la bourgeoisie avait suspendue au-dessus de la tête d’Ecevit. Celui-ci poursuivit une politique nettement plus à droite qu’en 1974, afin de ne pas mécontenter les classes dominantes, ce qui lui aliéna une bonne partie du soutien populaire dont il disposait. Pour la bourgeoisie, la social-démocratie d’Ecevit présentait l’avantage de modérer les revendications syndicales, de pouvoir régler certains problèmes de politique extérieure et d’obtenir l’assistance économique de l’Occident, indispensable au redémarrage de l’économie. Cependant, Ecevit fut loin d’avoir réalisé tout ce que l’on attendait de lui. Si les syndicats firent preuve de modération, l’aide extérieure tarda à venir, l’inflation et les difficultés de paiements extérieurs continuèrent. La terreur fasciste continua, provoquant la mort de plus de mille personnes en 1978 et sévissant au même rythme en 1979. Les députés indépendants qui assuraient la majorité parlementaire à Ecevit commencèrent à faire défaut les uns après les autres, et les élections sénatoriales partielles d’octobre 1979 se soldèrent par un échec grave du P.R.P. qui vit ses suffrages tomber à 29 p. 100, alors que le P.J. effectuait un bond en avant considérable. Le gouvernement Ecevit démissionnait aussitôt, laissant le pouvoir à un gouvernement minoritaire, composé du seul P.J. et dirigé par Süleyman Demirel. Il s’agissait, en principe, d’un gouvernement de transition, chargé d’organiser des élections anticipées en 1980. L’absence d’une majorité parlementaire claire et la succession au pouvoir d’équipes faibles, incapables de faire face aux problèmes socio-économiques, avaient caractérisée la Turquie des années soixante-dix.

Le terrorisme

À la crise économique et sociale s’ajoutait le blocage du système parlementaire et l’affaiblissement de l’autorité publique. C’est sur ce terrain que germa un terrorisme impitoyable, qui déstabilisa progressivement l’État turc. C’est l’extrême droite, organisée autour du Parti de l’action nationale de Alpaslan Türkes, qui fut la grande responsable de la montée de la violence. Le terrorisme trouvait, pour recruter ses éléments, un réservoir presque illimité auprès de très nombreux jeunes sans perspectives d’avenir, du fait du chômage grandissant et de l’insuffisance des établissements d’enseignement supérieur, incapables d’absorber les très nombreux diplômés de l’enseignement secondaire (à peine 10 à 15 p. 100 des bacheliers entraient tous les ans dans l’enseignement supérieur). Ce terrorisme d’extrême droite bénéficia d’appuis et de complicités au sein des classes possédantes et de l’État et fit des milliers de victimes. Au pouvoir de 1975 à 1977 en tant que partenaire de coalition du Front national, Türkes plaça ses partisans dans les appareils de l’État, les forces de l’ordre et l’éducation nationale, et lança ses commandos contre les syndicats et la classe ouvrière. Les activités des organisations fascistes turques, les complicités dont elles ont bénéficié, leurs liens avec le trafic international de la drogue et des armes entre la Turquie et l’Europe occidentale, dont l’une des plaques tournantes semble avoir été, assez curieusement, Sofia, la capitale de la Bulgarie, étaient connus en Turquie. Les révélations sur les circonstances de l’attentat de mai 1981 contre le pape, commis par un terroriste turc d’extrême droite ont mis en évidence l’existence d’un réseau de militants d’extrême droite, d’agents à la solde de certains pays socialistes et de mafiosos turcs, arméniens ou italiens bénéficiant de l’hospitalité de la Bulgarie. Ce qui est certain c’est qu’aux causes internes du terrorisme turc des années soixante-dix sont venues se greffer des tentatives de déstabilisation de l’extérieur.

En Turquie même, face à la stratégie de la terreur de l’extrême droite, encouragée par certaines forces sociales et politiques, les syndicats et les partis politiques de gauche ripostèrent par des manifestations de masse (la célébration du 1er mai à Istanbul, en 1976 et en 1977, réunit entre 300 000 et 500 000 personnes) et des grèves, tandis que des groupes d’extrême gauche optaient pour des méthodes violentes. Le phénomène gagna encore de l’ampleur dans la période de 1978-1980, avec les actions des groupes armés se réclamant du nationalisme kurde, tandis que les attentats contre les représentants à l’étranger de l’État turc, commis par les terroristes arméniens, devenaient de plus en plus fréquents.

La question kurde est l’un des plus graves problèmes qui se pose à l’État turc. Les régions orientales de l’Anatolie forment la partie la plus pauvre du pays. C’est là que vivent plusieurs millions de citoyens d’origine kurde. Cette région a toujours inquiété le pouvoir central turc, d’autant plus que d’importantes minorités kurdes vivent dans les provinces iraniennes et irakiennes limitrophes de la Turquie. En 1925 et en 1938, l’État turc avait eu à faire face à deux soulèvements importants dans les provinces orientales de l’Anatolie, et les mouvements nationalistes kurdes sont redevenus très actifs à partir des années soixante-dix. En outre, l’extrême droite s’est servie dans cette région des tensions ethniques et religieuses pour semer la terreur. C’est ainsi que, en décembre 1978, des nervis fascistes ont massacré à Kahramanmaras, ville située dans le sud-est du pays, près de deux cents personnes, dont la plupart de confession sh 稜‘ite (alévis) et d’origine kurde. L’État turc n’a jamais voulu reconnaître ouvertement l’existence de ce problème, ni essayé sérieusement de développer ces régions. Quelques timides efforts ont été faits dans le cadre d’une politique régionale visant à atténuer les déséquilibres entre l’est et l’ouest du pays, mais ils restent très en deçà de l’approche qu’exigerait la gravité de la situation. Pourtant, l’État turc a d’autant plus intérêt à rechercher une solution que ce problème pourrait constituer une arme redoutable que des puissances étrangères seraient susceptibles d’utiliser contre la Turquie.

D’ailleurs, le nationalisme kurde devient de plus en plus actif. Depuis 1984, sa tendance la plus extrémiste, le Parti des travailleurs du Kurdistan (P.K.K.), s’est lancée dans une guérilla très sanglante dans l’est de la Turquie. Ayant ses bases logistiques de l’autre côté de la frontière, en Iran et en Irak, le P.K.K. conduit des actions meurtrières qui ont fait quelque 1 500 victimes en quatre ans, surtout parmi les populations civiles kurdes qu’il veut intimider et forcer à le soutenir, ainsi que dans les forces de l’ordre. L’état de siège continue d’être appliqué dans les régions à majorité kurde, quadrillées par l’armée et dirigées par un préfet doté de pouvoirs exceptionnels.

Après avoir ignoré le problème kurde et cru pendant des décennies que la question pouvait être réglée par la répression militaire, l’État turc donne quelques timides signes de clairvoyance politique en la matière. Les efforts déployés pour accueillir dans de bonnes conditions les réfugiés kurdes qui ont fui la répression irakienne pendant l’été de 1988 vont dans ce sens. La série de barrages en construction sur l’Euphrate et le Tigre pourrait apporter une certaine prospérité et contribuer au développement économique de cette région délaissée. La presse évoque de plus en plus souvent la question, et l’opinion publique y est sensibilisée. Elle sait que la question kurde est liée à celle du renforcement de la démocratie et du respect des droits de l’homme en Turquie, qui constituent, autant sinon plus que l’économie, la clé de l’intégration de la Turquie en Europe.

Un modèle de développement économique dépendant

La crise économique qu’a connue la Turquie a atteint pendant la période 1977-1980 des proportions très graves. Le pays récoltait les fruits empoisonnés de la politique d’industrialisation poursuivie depuis la fin des années quarante, sous la pression conjuguée de la bourgeoisie industrielle turque et des intérêts étrangers. Avant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie avait connu un développement autocentré rapide. Ce développement autocentré prit fin à partir de 1947, lorsque la doctrine Truman s’appliqua à la Turquie qui participa au plan Marshall. L’aide économique étrangère ouvrit la voie aux importations financées de l’extérieur. Les investissements d’infrastructures et industriels furent alimentés par des ressources empruntées à l’étranger, et la priorité fut accordée aux industries de substitution, aux importations, qui dépendaient de matières premières importées.

À la fin de la décennie de 1970, la dette extérieure avait atteint 25 milliards de dollars, dont 10 milliards à très court terme. Cet endettement, correspondant à la moitié du produit national brut en 1978 (48 milliards de dollars), faisait de la Turquie l’un des trois ou quatre pays les plus endettés du monde. La totalité des recettes d’exportation ne suffisait même plus à payer la facture du pétrole dont l’économie avait besoin. Le très important déficit extérieur ne permettait pas d’importer les matières premières indispensables à l’industrie, qui ne tournait plus qu’à 50 p. 100 de ses capacités. L’inflation, qui était de 70 p. 100 en 1978, atteignait les 100 p. 100 en 1980. Le taux de croissance annuel de l’économie tombait à 0 en 1979 et devenait négatif en 1980, après avoir été en moyenne de 7 p. 100 depuis 1970. Les alliés occidentaux de la Turquie tardaient à accorder l’assistance financière tant attendue, car ils exigeaient l’acceptation des mesures d’austérité préconisées par le Fonds monétaire international, comprenant une très forte dévaluation de la livre turque, le blocage des salaires, un taux de croissance très réduit, l’assainissement de la situation financière des entreprises du secteur public et la diminution de leur rôle dans l’économie. Après avoir résisté en 1978 à ces exigences, à l’exception d’une dévaluation de 23 p. 100 en mars, jugée nettement insuffisante par le F.M.I., Ecevit cédait en juin 1979, en dévaluant une deuxième fois la livre (43,6 p. 100) et acceptait de bloquer les salaires. Immédiatement après, un groupe de pays occidentaux réunis au sein de l’O.C.D.E. accordait à la Turquie une aide de 1 milliard 450 millions de dollars, qui servait surtout à rembourser les dettes à court terme les plus urgentes. Depuis lors, cette aide continue, à condition que la Turquie accepte les exigences très sévères du F.M.I.

Mais la crise économique continuait de plus belle, entraînant la Turquie vers une faillite totale. Et c’est le gouvernement minoritaire de Süleyman Demirel, venu aux affaires à la fin de 1979, en remplacement du gouvernement démissionnaire de Bülent Ecevit, qui devait prendre, sous la pression du F.M.I., les mesures économiques du 24 janvier 1980, réorientant l’économie turque vers un libéralisme intégral. Ces mesures étaient «historiques», dans la mesure où elles présentaient une importance cruciale pour l’évolution de la société turque comparable à l’adoption de l’étatisme et de l’économie mixte dans les années trente, ou encore à l’ouverture de l’économie aux échanges internationaux, à partir de 1947. Stabilisation, austérité et exportation étaient les maîtres mots de cette nouvelle politique économique conforme aux exigences de la division internationale du travail et imposée par le F.M.I. et les bailleurs de fonds, membres du Consortium d’aide à la Turquie, au sein de l’O.C.D.E. Elle consistait, pour l’essentiel, à laisser flotter la livre turque, qui perdait immédiatement 60 p. 100 de sa valeur, à essayer de diminuer l’inflation atteignant 100 p. 100, par la compression de la demande intérieure, la restriction du crédit, la diminution des investissements publics, le blocage des salaires, la liberté des prix, l’arrêt des subventions aux entreprises déficitaires du secteur public et la diminution progressive du rôle de ce dernier dans l’économie. Cependant, la nature profondément antisociale de ces mesures excluait leur application par un gouvernement démocratiquement élu, fût-il de droite. En outre, celui de Demirel était minoritaire au Parlement et sans aucune autorité. Les décisions du 24 janvier 1980 appelaient l’instauration d’un pouvoir musclé, dans un pays en proie au terrorisme et à une crise globale, ayant des dimensions socio-culturelles, où l’État était en complète déliquescence et l’intégrité territoriale menacée. Les institutions politiques étaient discréditées par les jeux politiciens, d’autant plus que la Chambre des représentants et le Sénat réunis se montrèrent incapables, pendant plusieurs mois, d’élire un successeur au président de la République Fahri Korutürk dont le mandat de sept ans était venu à terme en avril 1980. Tous les facteurs «objectifs» et «subjectifs» étaient réunis au cours de l’été de 1980 pour une intervention de l’armée.

Le coup d’État militaire du 12 septembre 1980

Cette intervention ne constitua pas vraiment une surprise, dans la mesure où dès janvier 1980 les chefs militaires avaient mis les politiciens civils très sérieusement en garde. Devant l’incapacité de la classe politique de réagir efficacement aux périls qui menaçaient le pays, les militaires passèrent à l’action. La junte se constitua en un Conseil national de sécurité, composé des commandants en chef des trois armes et de la gendarmerie et dirigé par le chef d’état-major, le général Kenan Evren, qui devint chef de l’État. L’homme de la rue, craignant pour sa sécurité et écœuré par une «stratégie de la terreur», qui durait depuis plusieurs années et faisait en moyenne vingt victimes par jour en 1980, accueillit le coup d’État avec soulagement. Quant à la classe capitaliste, toujours enfoncée dans la crise, elle exprima son enthousiasme. Dans un contexte où l’absence quasi totale de sécurité était devenue la préoccupation principale, au-delà des considérations politiques ou idéologiques, l’intervention des forces armées bénéficia d’une indéniable popularité.

Accusant pêle-mêle les partis politiques, le Parlement, la justice, la police, l’administration, les médias, les intellectuels, les universitaires, les enseignants, les syndicats et la jeunesse d’avoir manqué à leur devoir et contribué à l’aggravation de la crise, le pouvoir militaire plaça dans les ministères, les administrations, les entreprises du secteur public des officiers chargés soit de diriger effectivement, soit de surveiller la marche des affaires. La répression contre les terroristes, mais aussi contre des syndicalistes, des intellectuels, des enseignants et des journalistes, fut confiée à la justice militaire. La Constitution de 1961 fut abolie, sous le prétexte qu’elle était «trop» démocratique. Elle était en effet la plus démocratique que la Turquie ait connue. Mais elle avait été révisée en 1971, de manière à restreindre les libertés démocratiques et, de surcroît, l’arsenal répressif du Code pénal, et notamment ses articles 141, 142 et 146, inspirés de l’Italie mussolinienne, étaient restés à la disposition des autorités. Le Parlement fut fermé, les partis politiques bannis, leurs biens confisqués, leurs dirigeants interdits de toute activité politique. La vie associative fut suspendue et les responsables d’associations démocratiques et progressistes traduits en justice. Les droits de l’homme et notamment le droit de grève furent suspendus, la Confédération syndicale socialiste D.I.S.K. fut interdite et ses dirigeants arrêtés et traduits en justice alors qu’ils avaient toujours condamné le terrorisme et la violence. Tous ceux qui ont exprimé des critiques ont été inquiétés, à l’instar de l’ancien Premier ministre Bülent Ecevit, deux fois emprisonné après le coup d’État. De nombreux syndicalistes et responsables d’organisations de gauche non terroristes ont été obligés de s’enfuir à l’étranger et beaucoup d’entre eux furent déchus de leur nationalité. Des journalistes furent emprisonnés, des journaux et périodiques furent soit interdits pour des durées plus ou moins longues, soit contraints à une sévère autocensure, tandis que les universités, considérées par le pouvoir comme des centres de subversion, ont fait l’objet d’une remise en ordre et subissent un contrôle étroit des autorités politiques. À l’instar de ce qui s’est passé dans certains pays d’Amérique latine comme le Chili ou l’Argentine, le capital intellectuel et scientifique de plusieurs décennies est menacé, l’élite universitaire est contrainte à l’exil.

La politique de répression est donc allée bien au-delà de la lutte contre les responsables du terrorisme et du souci de la restauration de la paix civile. Cette lutte, menée tambour battant et sans trop de scrupules quant aux méthodes employées, a été une réussite. Le terrorisme a pratiquement disparu et ses organisations ont été démantelées. Le prix payé fut lourd: selon les statistiques officielles, entre septembre 1980 et juillet 1982, près de trente mille procès furent menés à terme et à la fin de 1982 plus de vingt-cinq mille personnes se trouvaient dans les prisons. De nombreux terroristes ont été condamnés à la peine de mort et exécutés. Les sources officielles admettent l’existence de plus de six cents plaintes pour tortures, chiffre qui ne reflète qu’une toute petite proportion des tortures, pratiquées couramment contre les détenus.

Au fond, l’objectif du pouvoir militaire est une réorientation et une réorganisation complète de l’État et de la société. Il vise à créer une société plus disciplinée, hiérarchisée, un régime démocratique limité, étroitement surveillé par un État puissant, des droits et libertés individuels et collectifs restreints, l’ensemble de cet État et de ce dispositif institutionnel étant au service d’une politique économique libérale, au bénéfice de la classe capitaliste. Cet esprit a présidé à la préparation d’un projet de constitution, par une Assemblée consultative nommée par la junte. Soumis au référendum populaire le 7 novembre 1982, après une intense campagne de propagande à sens unique – les partisans du «non» furent interdits de la radio et de la télévision nationales et assimilés par le chef de l’État à des traîtres «collaborant avec des forces étrangères» –, le projet obtint près de 92 p. 100 des suffrages. Même en tenant compte de l’absence d’un débat démocratique autour du projet et des conditions de vote contestables (des enveloppes transparentes permettant de voir la couleur bleue des bulletins négatifs), les résultats du scrutin montrèrent sans équivoque que le général Evren était très populaire.

La nouvelle Constitution comporte de graves limitations aux droits et libertés, soumettant les pouvoirs législatif et judiciaire à l’entière discrétion du pouvoir exécutif. Elle préconise, sinon expressément, du moins en fait, un régime quasi présidentiel, avec un président de la République doté de très larges pouvoirs. Selon une de ses clauses transitoires, l’adoption de la Constitution par le peuple turc a automatiquement conféré au général Evren le titre de président de la République, assisté d’un conseil présidentiel composé des membres de la junte.

Après l’adoption de la Constitution, la seconde étape de la transition vers la démocratie, entamée sous l’étroite tutelle des militaires, fut l’organisation des élections législatives, le 6 novembre 1983. Seuls trois partis politiques furent autorisés à y participer. Plusieurs autres formations, et notamment celles qui se posaient comme les successeurs des grands partis dissous en 1980, furent écartées du scrutin par des artifices de procédure. En dépit de ces restrictions, les élections du 6 novembre 1983 revêtirent une importance considérable. D’abord, par un taux de participation record de 92 p. 100, l’électorat turc signifia au pouvoir militaire son désir de retrouver un système démocratique. Ensuite, ce même électorat, en votant massivement pour la formation qui apparaissait la moins proche des militaires, exprima, sans aucune équivoque possible, sa volonté de voir ces derniers se retirer de la scène politique. Le Parti de la mère patrie (ou A.N.A.P.) de Turgut Özal fut le grand vainqueur, avec 45 p. 100 des suffrages, et obtint la majorité absolue au Parlement (212 sièges sur 400), tandis que les deux autres formations – le Parti populiste et le Parti de la démocratie nationaliste –, qui apparaissaient comme les créatures du pouvoir militaire, arrivèrent respectivement en deuxième et troisième position. Lors des élections municipales du printemps de 1984, qui furent considérées comme un test de la légitimité de la victoire que le Parti de la mère patrie avait obtenue six mois plus tôt, du fait de la participation de formations politiques de toutes les tendances (sauf l’extrême gauche et l’extrême droite qui demeurent interdites), Turgut Özal confirma sa victoire de novembre 1983.

En Occident, où l’on observait avec inquiétude – sans pour autant faire un effort particulier de solidarité – la déstabilisation croissante de la Turquie, le coup d’État fut bien accueilli. La satisfaction fut grande aux États-Unis (surtout au Pentagone), mais aussi à l’O.T.A.N., ainsi que dans les milieux économiques et financiers internationaux, au F.M.I. et à l’O.C.D.E., qui s’inquiétaient de la quasi-faillite de l’économie turque (en 1978, en 1979 et en 1980, celle-ci ne parvenant plus à faire face aux échéances de son énorme dette extérieure). Les stratèges de l’Occident, pour qui la Turquie revêtait une importance particulière depuis la chute du régime du shah en Iran, espéraient l’établissement d’un pouvoir musclé à Ankara. Le coup d’État ne les avait d’ailleurs pas pris tout à fait au dépourvu, puisque l’un des principaux putschistes, le commandant en chef des forces aériennes turques, s’était rendu à Washington une semaine avant le coup d’État, et que, au moment où celui-ci eut lieu, des manœuvres militaires des forces de l’O.T.A.N. se déroulaient en Turquie.

En revanche, des protestations contre la militarisation de la Turquie se firent entendre dans les milieux démocratiques de l’Europe occidentale. Le Conseil de l’Europe fit peser sur Ankara une menace d’exclusion, tandis que la Communauté européenne ralentissait une coopération déjà passablement affaiblie, les autorités communautaires ayant tendance à pratiquer un relatif protectionnisme contre certaines exportations turques concurrençant des industries européennes en difficulté. De telles pressions – pas toujours dénuées d’arrière-pensées – n’étaient certes pas négligeables pour amener les généraux turcs à hâter le retour à un régime civil. Cependant, s’agissant de la Turquie, les préoccupations des démocrates européens n’ont jamais pesé très lourd comparées aux intérêts économiques et stratégiques de l’Occident.

Les orientations prises par le régime militaire montraient, sans aucun doute possible, que, quelles qu’aient été leurs intentions premières, les militaires avaient assumé un rôle qui était allé bien au-delà du rétablissement de l’ordre public et de la démocratie. Quant aux réformes économiques introduites, elles étaient caractérisées par le fait qu’elles privilégiaient exclusivement la classe capitaliste.

La vision kémaliste, chère aux militaires qui l’invoquent très souvent, selon laquelle l’armée serait placée en permanence «au-dessus de la mêlée», ne fait plus illusion dans la société turque des années 1980. En fait, cette utopie est morte en 1971, date de la précédente intervention de l’armée dans la vie politique, à l’issue de laquelle il était clairement apparu qu’elle n’était pas neutre dans l’affrontement des forces sociales, dans une société caractérisée par la polarisation des classes et des idéologies.

Retour à la démocratie

En 1983, le pouvoir civil résulta des élections étroitement contrôlées par les militaires, qui étaient encore très présents dans la vie politique. Cependant, selon un scénario devenu classique en Turquie, l’emprise des militaires sur la vie politique et la société devait diminuer rapidement à partir de 1983. Comme cela avait été le cas en 1960 et en 1971, leur présence sur la scène politique fut brève, ce qui ne les empêcha pas de jouer en permanence un rôle central au sein de l’État et pour tout ce qui concernait l’intégrité nationale, notamment la question kurde.

Entre 1983 et 1987, la démocratisation a bien été engagée, comme devait le reconnaître le Conseil de l’Europe, dont la Turquie n’aurait pas pu assumer la présidence en 1987 si des progrès en matière de démocratie et des droits de l’homme n’avaient pas été réalisés. Le gouvernement d’Ankara a accepté le droit de recours devant la Commission des droits de l’homme et, en 1988, il a ratifié la Convention des Nations unies sur la torture. En octobre 1988, lors d’une visite officielle en R.F.A., le chef de l’État, Kenan Evren, déclara qu’il était temps pour la Turquie d’envisager l’abolition de la peine de mort et surtout la légalisation du Parti communiste, ce qui constituerait la fin d’un tabou vieux de plus de soixante ans. Cependant, il reste encore des progrès à accomplir. Deux dirigeants communistes en exil, rentrés en Turquie en 1988, ont été jetés en prison et risquent de très lourdes peines. La pratique très fréquente de la torture, surtout dans les régions orientales où vivent les Kurdes, n’a pas cessé. Si la liberté d’expression est mieux assurée et la presse plus libre, la télévision reste sous le contrôle du pouvoir et le délit d’opinion n’a pas disparu. Des écrivains et des journalistes sont quotidiennement poursuivis à cause des idées qu’ils expriment. Néanmoins, la classe politique et l’opinion publique accordent la plus grande priorité à l’entrée dans la C.E.E. La vie politique s’est aussi démocratisée, avec la levée des interdictions qui frappaient depuis 1980 de nombreux hommes politiques des années 1970, dont Süleyman Demirel et Bülent Ecevit, par un référendum populaire organisé en septembre 1987. Ainsi, tous les partis politiques (sauf les communistes) purent-ils participer aux élections législatives de novembre 1987, les premières à être complètement libres depuis 1977. Elles ont été remportées par le Parti de la mère patrie du Premier ministre Turgut Özal avec 36 p. 100 des suffrages, ce qui lui a procuré, grâce à un système électoral favorisant les grandes formations, une confortable majorité à l’Assemblée nationale, devant le Parti populiste social-démocrate (S.H.P.) d’Erdal Inönü (fils d’Ismet Inönü) et le Parti de la juste voie (D.Y.P.) de Süleyman Demirel, tandis que les petits partis, dont le Parti de la gauche démocratique (D.S.P.) de Bülent Ecevit, le Parti de la prospérité, de tendance islamiste, de Necmeddin Erbakan, et le Parti du travail national, fascisant, de Alpaslan Türkes (deux autres revenants des années 1970), n’obtenaient aucun siège.

Depuis 1983, la démocratie turque fait des progrès et fait preuve de stabilité. Cependant, après les élections de 1987, la tension politique s’est accrue, l’opposition contestant la légitimité d’une majorité parlementaire obtenue avec seulement 36 p. 100 des suffrages. En 1988, le Premier ministre Özal s’est mis dans une position encore plus difficile, en organisant un référendum pour avancer de quelques mois des élections municipales prévues en 1989. Les motifs de cette consultation restèrent assez obscurs, sauf l’intention prêtée au Premier ministre d’avoir les élections derrière lui, pour engager au plus vite un plan d’austérité. Le gouvernement en est sorti affaibli, avec 65 p. 100 de non, contre seulement 35 p. 100 de oui.

Ces élections municipales, qui ont eu lieu en mars 1989, confirmèrent de manière impressionnante le recul de Turgut Özal et de son parti: avec 21,9 p. 100 des voix, le Parti de la mère patrie devenait la troisième force politique, derrière le Parti populiste social-démocrate (28,2 p. 100) et le Parti de la juste voie (25,6 p. 100) dirigé par Süleyman Demirel, le grand rival du Premier ministre.

Religion et laïcité

La Turquie, dont 99 p. 100 de la population est musulmane, est le seul État du monde islamique à avoir inscrit la laïcité dans sa Constitution. Ce principe intangible du kémalisme fut imposé par la contrainte pendant la période du parti unique. Puis, dans les années 1950, le pluralisme politique et la compétition électorale ont assoupli cette contrainte, et l’islam a pris une place de plus en plus importante dans la vie publique. Ces développements ont fait longtemps craindre que la Turquie ne s’éloigne de la laïcité. Les mosquées et les cours religieux nés en marge de l’enseignement public se sont multipliés. Les confréries religieuses, bannies par Atatürk, sont redevenues actives, en dépit de l’interdiction légale qui continue de les frapper. Des mouvements politiques et culturels se réclamant de l’islamisme se sont développés. Ils restent numériquement limités, même si, à la fin des années 1970, ils ont pris de l’ampleur. Puis, dans les années 1980, sous le double effet de la suppression de la démocratie entre 1980 et 1983 qui a laissé un grand vide social et politique et du khomeynisme propagé de l’Iran voisin, il y a eu une poussée de l’intégrisme.

Dans l’ensemble, cependant, les rapports de forces dans le pays sont nettement en défaveur de l’islamisme. Dans un contexte de développement économique capitaliste rapide et d’urbanisation accélérée, la bourgeoisie, les classes moyennes et l’armée, ainsi qu’une grande partie de la classe politique, sont majoritairement opposées à l’islamisme. En tant que force politique, ce dernier reste négligeable: aux trois élections libres auxquelles les partis islamistes ont participé, ils ont obtenu 11 p. 100 en 1973, 8 p. 100 en 1977 et 6 p. 100 en 1987. En revanche, l’islam en tant que phénomène culturel est d’une grande vitalité.

On peut également envisager ce phénomène sous un autre angle: depuis trente ans, une société civile autonome s’est développée en Turquie. Dans le contexte de la démocratisation et de la mise en place d’un espace public où les différentes idéologies et identités culturelles sont en compétition, l’islam est devenu l’un des courants de cette société civile. Lentement, la Turquie en arrive à une modernité non plus imposée d’en haut par l’État, mais engendrée par la société civile elle-même. Les courants islamistes participent à l’élaboration de cette modernité, même si par ailleurs les thèses qu’ils défendent sont en totale contradiction avec celle-ci. Cette situation n’est pas sans ressemblance avec le rôle que le Parti communiste a involontairement joué en France en favorisant l’intégration de la classe ouvrière dans la modernité capitaliste, que pourtant il combattait. L’apparition de l’islam sur la scène politique est davantage le prix à payer pour développer une démocratie véritable, enracinée dans la société et non plus octroyée d’en haut par des élites étatiques, qu’une vague intégriste prête à emporter la République laïque. La menace de l’intégrisme n’est pas à négliger, mais elle doit être conjurée par les moyens de la démocratie.

Instauration d’une économie ultralibérale

Dans les années 1980, le «nouvel ordre constitutionnel» s’instaure au bénéfice sans partage des milieux d’affaires, et les militaires ont choisi de poursuivre la politique économique adoptée en janvier 1980 par le gouvernement Demirel, sous la pression du F.M.I. Turgut Özal, le principal conseiller économique de Demirel, fut nommé par la junte comme vice-Premier ministre chargé de l’économie. Les politiques économiques et financières poursuivies depuis 1980 ont été caractérisées par une politique monétariste et le darwinisme économique, qui ont provoqué non seulement plus de chômage, mais aussi les protestations des patrons en difficulté. Turgut Özal a démissionné en juillet 1982 (comme on l’a vu plus haut, leader de la formation victorieuse, A.N.A.P., aux élections de novembre 1983, il devient Premier ministre), mais son successeur a été obligé de continuer les mêmes politiques en dépit de quelques velléités de changement, car manifestement la junte n’était pas en mesure de résister aux méthodes brutales d’assainissement économique, imposées par le F.M.I. et les milieux financiers internationaux.

Le régime militaire a réussi à améliorer les performances de l’économie sur un certain nombre de points. La priorité absolue a été accordée aux exportations par le biais de crédits avantageux et autres mesures d’incitation, afin de diminuer le déficit extérieur et de créer de nouveaux débouchés aux industries turques confrontées au rétrécissement du marché national et au manque de financement. L’inflation a été ramenée de 100 p. 100 aux alentours de 40 p. 100 en 1982. Les exportations sont passées de 3 à plus de 6 milliards de dollars, les importations stagnant aux alentours de 4 milliards, du fait de la récession de l’économie. Compte tenu des 2 milliards de dollars que les travailleurs immigrés en Europe occidentale rapatrient chez eux, le déficit de la balance des comptes courants a pratiquement disparu en 1982, mais ce répit n’est que temporaire car, en cas de reprise de l’activité économique, les importations croîtront, creusant à nouveau le déficit. En outre, la Turquie a annuellement besoin de 1 à 2 milliards de dollars d’aide extérieure pour financer ses investissements et faire face aux échéances de sa dette extérieure, qui était en 1982 de l’ordre de 20 milliards de dollars. Toutefois, contrairement à la situation d’avant 1980, cette dette tend à se stabiliser et le pays est de nouveau à même de faire face à ses échéances. Malgré la politique déflationniste, la croissance économique reste aux environs de 4 p. 100, le revenu par habitant se situant entre 1 200 et 1 300 dollars par an, ce qui place la Turquie au dernier rang des pays de l’Europe occidentale, derrière le Portugal.

Une percée remarquable a été réalisée sur les marchés extérieurs, surtout au Proche-Orient. L’industrie turque avait l’habitude de produire pour le marché national, confortablement installée derrière les barrières douanières, avec souvent une ou deux firmes en situation de monopole par secteur, ce qui les dispensaient de trop se préoccuper de la productivité et de la qualité tout en leur permettant de faire des profits substantiels. Confrontés à un marché intérieur de plus en plus étroit et à des taux de crédit prohibitifs (sauf pour l’exportation), les industriels turcs ont été obligés de porter leur regard au-delà des frontières. Il en est résulté un certain nombre de faillites et de fermetures d’usines, surtout dans le textile, d’autant plus que ce secteur était confronté au protectionnisme croissant des pays européens. Mais d’autres entrepreneurs ont réussi à trouver de nouveaux marchés. L’Irak est devenu le premier client de la Turquie devant la R.F.A. À elle seule, l’industrie de la construction a obtenu pour 15 milliards de dollars de marché en Libye, en Arabie Saoudite et dans les émirats du Golfe, pour l’aménagement de ports, de barrages et de villes. De nombreuses firmes turques s’implantent dans ces pays, grâce à des activités communes avec des firmes locales.

Le coût social d’une telle politique économique est très élevé. Le droit de grève est suspendu alors que les employeurs ont toute latitude pour licencier. Officiellement, le chômage atteignait, en 1982, 18 p. 100 de la population active, chiffre bien en deçà de la réalité, car les sans-emploi dans les zones rurales ne sont pas correctement comptabilisés dans les statistiques. La diminution des revenus réels des salariés, qui fut de 40 p. 100 entre 1977 et 1981, s’est encore accélérée. L’acharnement constant de l’État et de la bourgeoisie contre les revenus des travailleurs ne saurait pourtant se justifier par la lutte contre l’inflation. La part des salaires dans les coûts de production reste très basse, de l’ordre de 10 à 15 p. 100. Il découle, en fait, de la nécessité pour la classe capitaliste turque, en butte à des difficultés d’accumulation et de financement, d’accaparer une part de plus en plus grande de la plus-value créée par le travail. Par ailleurs s’achève la mise en place d’une économie dominée par le secteur d’exportation. Cette économie, complètement dépendante et située à la périphérie du capitalisme mondial, exige une main-d’œuvre très peu coûteuse, afin de remplir sa nouvelle fonction au sein de la division internationale du travail. Le fait que les salaires des ouvriers turcs étaient, jusqu’à très récemment, supérieurs d’un ou de deux tiers aux taux salariaux pratiqués dans d’autres «nouveaux pays industriels» (N.P.I.), comme la Corée du Sud, Taiwan ou Singapour, explique que, pour le régime militaire turc, il n’y ait pas de place pour des considérations de justice sociale. À l’instar de ce qui s’est passé sur les plans politique et idéologique, la vision économique du kémalisme appartient désormais à l’histoire, puisque celle-ci impliquait une économie nationale, orientée vers la satisfaction des besoins des citoyens, même si cette vision ne s’est jamais vraiment traduite dans les faits. Ayant perdu toute autonomie, l’économie turque des années 1980 aura comme fonction primordiale de répondre non pas aux besoins du marché national et des citoyens, mais aux exigences de l’économie mondiale capitaliste, avec le risque de subir le même sort que bien des pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Le gouvernement de Turgut Özal poursuit cette politique économique avec plus de détermination que jamais.

Dans les années 1980, l’économie turque a fait preuve de dynamisme: la croissance du P.N.B. est la plus forte de l’O.C.D.E., avec 8 p. 100 en 1986 et 6,7 p. 100 en 1987. Les exportations ont augmenté de 300 p. 100 en dix ans, pour atteindre 10 milliards de dollars en 1988. Le P.I.B. est de 152 milliards de dollars, ce qui place la Turquie au neuvième rang de l’O.C.D.E.; mais le P.I.B. par habitant reste bas, avec 1 060 dollars en 1986, comparés aux 3 295 dollars de la Grèce. Mais, si l’on applique un autre indicateur – les parités de pouvoir d’achat –, l’écart se réduit: en 1986, 4 000 dollars pour la Turquie, contre 5 900 pour la Grèce. D’importants travaux d’infrastructure sont entrepris: la production énergétique, qui était de 100 milliards de kilowattheures en 1988, devrait passer à 150 milliards vers 2010. La production industrielle serait multipliée par quatre et la production agricole par deux d’ici à la fin du siècle. Désormais, les services et l’industrie représentent respectivement 46 et 37 p. 100 du P.I.B., la part de l’agriculture n’étant plus que de 16 p. 100. Cette dernière n’emploie plus que 45 p. 100 de la population, dont plus de la moitié réside dans les zones urbaines.

Mais les points faibles sont aussi nombreux: l’inflation n’est jamais descendue au-dessous de 35 p. 100 depuis la fin des années 1970 et, en 1988, elle est de l’ordre de 80 p. 100. Le chômage atteint plus de 16 p. 100 de la population active, les investissements stagnent et les capitaux étrangers n’arrivent pas en volume suffisant. La dette extérieure a encore augmenté pour s’approcher de 40 milliards de dollars en 1988. Ses remboursements annuels correspondent à 10 p. 100 du P.I.B. Sur le plan social, le libéralisme de Turgut Özal a accentué les inégalités: 20 p. 100 de la population s’approprie 45 p. 100 du revenu national. L’éducation, la formation permanente et la recherche ne reçoivent pas assez de crédits. Conformément à la logique des politiques économiques qu’il pratique, le gouvernement Özal se voit obligé, à la fin des années 1980, de faire subir une sévère cure d’austérité à l’économie turque, ce qui ne manquera pas de ralentir la croissance et d’aggraver les problèmes sociaux. Il n’en continue pas moins sa politique libérale, comme en témoigne la décision de rendre convertible la livre turque et de supprimer les contrôles des changes.

Relations extérieures

Étant donné sa situation stratégique entre les deux superpuissances, les relations extérieures de la Turquie ont toujours été très fortement influencées par les fluctuations des relations internationales mondiales.

Entre la création de la République en 1923 et la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a pu poursuivre une politique étrangère autonome et neutraliste que la forte personnalité d’Atatürk et les caractéristiques des relations internationales de la période de l’entre-deux-guerres ont permis. Bien qu’ayant mené une guerre de libération nationale, entre 1919 et 1922, contre l’envahisseur grec et ses alliés occidentaux, l’Angleterre, la France et l’Italie, qui occupaient diverses parties de l’Anatolie, la Turquie kémaliste a toujours marqué sa préférence pour une alliance avec l’Occident, tout en maintenant de très bons rapports avec l’Union soviétique. Après avoir obtenu la reconnaissance du fait national turc par les puissances mondiales, grâce au traité de Lausanne, conclu en 1923, Atatürk visa à consolider l’indépendance nationale et la sécurité ainsi que le développement économique de son pays. Sa devise était «Paix dans la patrie, paix dans le monde», et il veilla à avoir de bonnes relations avec tous les pays, sans distinction de régime. Il en a ainsi été, bien sûr, avec l’Angleterre et la France, mais aussi avec l’Union soviétique (un traité d’amitié fut signé avec Moscou en 1925) dont il ne partageait nullement les options politiques, mais dont il appréciait l’aide précieuse apportée aux forces nationalistes turques en 1920-1922. Il instaura une politique d’amitié avec la Grèce et fut le promoteur d’une entente régionale balkanique dans les années 1930. Il veilla aussi à avoir de bonnes relations avec l’Iran.

Son successeur à la tête de l’État, Ismet Inönü, poursuivit la même politique neutraliste tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Il résista aux pressions aussi bien des Alliés que des Allemands, ne déclarant la guerre au Reich qu’en février 1944, juste à temps pour être admis à participer à la création des Nations unies à San Francisco en 1945. Cependant, certaines concessions que la Turquie fit aux Allemands pendant la guerre eurent pour conséquence de mettre fin à ses bonnes relations avec Moscou, qui refusa en 1945 de renouveler le traité de non-agression conclu en 1925 et posa comme condition d’une reprise des relations de bon voisinage la cession à l’U.R.S.S. des provinces orientales de Kars et d’Ardahan et l’établissement d’une base militaire soviétique dans les Détroits.

Cet incident agit comme le révélateur du processus, déjà en cours, d’une révision fondamentale et durable de la politique étrangère turque. Ankara rejeta ces exigences et se trouva entre 1945 et 1947 isolé face à la menace soviétique. Le développement de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest rendit la Turquie intéressante pour les États-Unis, qui décidèrent de lui accorder, ainsi qu’à la Grèce, une assistance militaire, dans le cadre de la «doctrine Truman», proclamée le 12 mars 1947 et destinée à écarter la menace du «communisme international». Cette extension de la protection américaine fut accueillie avec faveur par Ankara qui se sentait menacé par l’U.R.S.S. Un traité d’assistance fut signé en juillet 1947. En 1948, la Turquie devint l’un des pays bénéficiaires du plan Marshall. 1950 vit la participation turque à la guerre de Corée et son intégration dans le système de défense de l’Occident sera complétée par son adhésion à l’O.T.A.N., en 1952. Un véritable réseau d’accords bilatéraux lia Ankara et Washington et de très nombreuses bases militaires américaines firent de l’Anatolie le poste de surveillance avancé de l’Union soviétique. La Turquie devint un instrument docile de la politique des États-Unis dans la région. Elle fut l’un des fondateurs du Pacte de Bagdad en 1955 (devenu Cento en 1959), destiné à écarter les Soviétiques du Moyen-Orient. Dans les Balkans, elle participa au Pacte balkanique, créé en 1953, à l’initiative et sous le contrôle des États-Unis, également dirigé contre Moscou. Le sommet du processus de la soumission de la Turquie aux intérêts stratégiques américains fut l’accord bilatéral signé en 1959, étendant à la Turquie la fameuse «doctrine Eisenhower» selon laquelle Washington viendrait au secours de la Turquie en cas d’«agression directe ou indirecte», c’est-à-dire instaurant un quasi-protectorat.

Moscou, pour sa part, renoncera à ses prétentions territoriales sur la Turquie, dès la mort de Staline, en 1953, et essayera dès lors d’améliorer ses relations avec elle. La Turquie attendra les années 1960 pour répondre à ces ouvertures. Quant au Tiers Monde, il boudera très longtemps Ankara, à qui il ne pardonnera pas d’avoir aveuglément servi les États-Unis, d’avoir été le porte-parole de l’Occident à la Conférence de Bandoeng de 1955 qui vit la naissance du Mouvement des non-alignés et d’avoir voté aux Nations unies systématiquement contre les peuples qui luttaient pour leur indépendance dans les années 1950.

La détente Est-Ouest qui se développa à partir de 1962 permit à la Turquie de commencer à diversifier ses relations extérieures. C’est l’affaire chypriote qui incita les Turcs à prendre conscience des inconvénients de la dépendance excessive vis-à-vis d’une grande puissance. Le problème chypriote, qui opposa dans les années 1950 la Grande-Bretagne, la Turquie et la Grèce, avait été réglé par les accords de 1959 créant un État chypriote devenu indépendant en 1960. Mais en 1963 éclatait une nouvelle crise entre les deux communautés, grecque et turque de l’île, avec en arrière-plan la rivalité entre Ankara et Athènes. Lorsque, craignant pour la sécurité de la minorité turque et le rattachement de l’île à la Grèce (l’Enosis ), la Turquie voulut réagir, elle se fit rappeler à l’ordre par le président Johnson qui signifia au Premier ministre Ismet Inönü pendant l’été de 1964 que l’armée turque ne pouvait pas utiliser les armes délivrées par les États-Unis sans l’autorisation de Washington. La leçon de cette expérience ne sera plus oubliée. Tandis qu’à l’intérieur se développe un anti-américanisme virulent, le gouvernement d’Ankara se met à s’intéresser aux offres de coopération que Moscou lui fait depuis plusieurs années. En 1965, le chef de l’État soviétique Podgorny vient en visite officielle en Turquie, tandis que le Premier ministre turc se rend à Moscou.

La fin des années 1960 voit les relations américano-turques se refroidir considérablement. Sous la pression d’une opinion publique de plus en plus antiaméricaine, le gouvernement Demirel prend ses distances avec Washington, en demandant notamment la renégociation des accords concernant les bases militaires installées en Anatolie. Lors de la guerre israélo-arabe de 1967 et des événements de Jordanie, en 1970, Ankara adopte des attitudes très différentes de Washington. Même si les gouvernements de la période de 1971-1973, pendant laquelle le pays est en fait dirigé par les militaires, se montrent mieux disposés à l’égard des intérêts américains, aussitôt après le retour à la démocratie, la Turquie reprend une politique étrangère plus autonome. En février 1975, au lendemain de la guerre de Chypre de l’été de 1974, dans laquelle les États-Unis jouèrent un rôle capital en encourageant, au moins implicitement, la junte grecque à renverser Makarios, ce qui provoqua l’occupation du nord de l’île par l’armée turque, le Congrès des États-Unis imposa un embargo sur les livraisons d’armes à la Turquie. Cette initiative a marqué une nouvelle détérioration des relations entre les deux pays. L’embargo fut levé en juillet 1978 et en contrepartie les Turcs rouvrirent les bases militaires américaines qui avaient été placées sous leur contrôle. L’Iran avait supplanté la Turquie dans la région comme le principal État-gendarme proaméricain, jusqu’à ce que la révolution y bouleverse tout, d’où une importance stratégique accrue de la Turquie. À partir de là, des négociations furent engagées pour doter les bases américaines en Turquie d’un nouveau statut. Ces négociations aboutirent à la signature d’un accord de coopération militaire turco-américain en mars 1980. Avec l’arrivée au pouvoir des militaires en septembre 1980, la Turquie a adopté une attitude plus conciliante vis-à-vis de Washington, comme ce fut d’ailleurs le cas en 1971. Chaque fois que le processus démocratique est interrompu en Turquie, les intérêts américains semblent être gagnants. En 1981 et en 1982, les Américains pressèrent les généraux turcs d’accepter de jouer un rôle de premier plan dans leur stratégie d’intervention dans le golfe Persique. En dépit de l’hostilité de l’opinion publique turque, qui a empêché le pouvoir militaire d’aller trop loin dans ce domaine (un autre facteur de modération étant les relations économiques croissantes de la Turquie avec les pays arabes), Ankara a signé avec les États-Unis en novembre 1982 un accord qui officiellement a pour objet de moderniser les forces armées turques, mais qui vise surtout à améliorer deux bases américaines existantes à Erzurum et à Batman, ainsi qu’à en créer une troisième à Mu ず, dans l’est de l’Anatolie. Ainsi les forces d’intervention rapide des États-Unis disposeront-elles de bases d’appui appropriées, à courte distance du Golfe. Il y avait là un grand danger pour la Turquie d’être entraînée dans des aventures aux services d’intérêts totalement contradictoires avec les siens et susceptibles de porter atteinte à ses bonnes relations actuelles avec l’U.R.S.S. et le monde islamique.

Avec l’U.R.S.S., les rapports se sont beaucoup intensifiés dans les années 1970 et, en juin 1978, Ecevit a signé à Moscou un traité d’amitié, renouant ainsi avec une tradition de coopération turco-soviétique, qui dura de 1920 à 1939. Les Soviétiques construisent en Turquie de nombreuses installations industrielles et l’ensemble de l’aide soviétique, assortie de conditions très favorables, est de l’ordre de 8 milliards de dollars. Après le coup d’État de septembre 1980, il y a eu un ralentissement de la coopération, mais la visite que le ministre turc des Affaires étrangères a effectuée à Moscou, en décembre 1982, était destinée à la relancer. Tandis que la perestroïka permettait d’améliorer les relations avec Moscou, c’est la Bulgarie qui devint la «bête noire» de la diplomatie turque, à cause de la répression qui frappe depuis plusieurs années la minorité turque de Bulgarie (un million, soit 10 p. 100 de la population). Pendant l’été de 1984, près de cent mille Turcs de Bulgarie se réfugièrent en Turquie, ce qui provoqua une très vive tension entre les deux pays.

Le développement des relations avec le Tiers Monde et plus particulièrement avec les pays islamiques est devenu l’un des objectifs prioritaires de la diplomatie turque, d’autant plus que certains de ces pays sont devenus des marchés très importants pour l’économie. Ankara a pris ses distances vis-à-vis d’Israël et abaissé à un niveau minimal ses relations avec ce pays, sans pour autant rompre formellement ses relations diplomatiques.

Ankara joue un rôle de premier plan au sein de la Conférence des pays islamiques. Au Moyen-Orient, le gouvernement a opté pour la neutralité et la modération et a cherché à contribuer à mettre fin à la guerre irano-irakienne. La Turquie s’est rapprochée de l’O.L.P. et en novembre 1988 elle a été l’un des premiers pays à reconnaître l’État palestinien proclamé à Alger, tout en maintenant ses relations diplomatiques avec Israël. La Turquie essaye aussi d’établir des liens avec le «groupe des 77» et le Mouvement des pays non-alignés. Cependant, ces tentatives sont restées pour l’instant sans succès car Ankara appartient à l’O.C.D.E. sur le plan économique et à l’O.T.A.N. sur le plan militaire, ce qui l’écarte des instances économiques et politiques du Tiers Monde. Mais cela ne l’empêche pas de poursuivre ses efforts d’ouverture.

La Turquie veut devenir le treizième membre de la C.E.E.

L’adhésion à la Communauté économique européenne, à laquelle elle est liée depuis 1964 par un traité d’association, est devenue pour la Turquie la priorité des priorités avec le dépôt d’une demande formelle en avril 1987. Cette démarche est présentée comme l’aboutissement du grand dessein de la Turquie républicaine, poursuivi depuis Atatürk: devenir une nation européenne à part entière. L’initiative jouit d’un très large consensus dans l’opinion publique: 92 p. 100 des patrons, les syndicats, l’armée, la presse et les partis politiques (à l’exception de la petite formation islamiste) appuient le projet d’adhésion. La C.E.E. a accueilli cette demande avec un certain embarras: elle sait qu’une simple fin de non-recevoir serait une faute politique, aussi fait-elle traîner sa réponse quant à l’ouverture des négociations, qui seront de toute façon très longues. Des obstacles économiques et les progrès que la Turquie doit encore accomplir sur le plan de la démocratie et des droits de l’homme peuvent sans doute expliquer ces hésitations. Mais la véritable barrière, celle qui est rarement exprimée en public, est d’ordre culturel: doit-on admettre dans la Communauté européenne une nation musulmane? Sans aucun doute, c’est de la réponse à cette question que dépendra, en dernière analyse, le sort de la demande d’adhésion turque. La clé de la question appartient en partie à la Turquie et à sa capacité à prouver qu’elle peut se conformer aux normes et aux valeurs de l’Europe. Celle-ci, de son côté, devra faire un grand effort pour surmonter ses préjugés et se persuader qu’une réponse négative comporterait infiniment plus de risques que les inconvénients de l’adhésion de la Turquie à la C.E.E.

Le conflit chypriote et les relations avec la Grèce

Le conflit chypriote et le contentieux avec la Grèce au sujet de la mer Égée (le partage du plateau continental et de l’espace aérien) sont depuis les années 1960 au centre des préoccupations de la diplomatie turque. Le débarquement des forces turques à Chypre en juillet 1974 a créé une situation difficile qui dure encore. Les diverses tentatives de pourparlers entre les communautés turque et grecque de l’île, ainsi qu’entre Athènes et Ankara – dont la rencontre Karamanlis-Ecevit en mars 1978 à Montreux ainsi que diverses rencontres entre techniciens et entre ministres des Affaires étrangères –, n’ont jamais eu de suite. En 1982, Ankara et Athènes ont pris la décision, en signe de bonne volonté, d’appliquer un «moratoire» dans leur conflit, devant conduire à une reprise des négociations, d’abord au niveau technique, ensuite au niveau politique, mais ces bonnes intentions ne durent jamais longtemps et, périodiquement, les passions s’enflamment de part et d’autre.

Les rapports difficiles et conflictuels continuèrent jusqu’en 1987: un incident très grave en mer Égée au mois de mars conduisait les deux pays au bord de la guerre, créant un véritable choc dans les opinions publiques et chez les Premiers ministres Andréas Papandréou et Turgut Özal. Ces derniers se sont rencontrés en janvier 1988 à Davos (Suisse) et ont mis en marche un processus graduel d’amélioration des relations avec la mise en place de dispositifs de coopération et d’échanges de visites entre les ministres des Affaires étrangères. Turgut Özal s’est rendu en Grèce, en juin 1988, pour y effectuer la première visite d’un Premier ministre turc dans ce pays depuis trente-six ans.

Une coopération politique, économique et culturelle s’amorce progressivement. Cette embellie dans les relations gréco-turques devait également se répercuter sur Chypre. En août 1988, le président chypriote Georges Vassiliou et le leader de la communauté turque Rauf Denktash se sont rencontrés sous l’égide des Nations unies, pour reprendre les négociations interrompues depuis plusieurs années, afin de rechercher une solution à la lancinante question chypriote. Ces négociations ont continué en 1989, avec des hauts et des bas.

La Turquie des années 1990

Malgré les mauvais résultats obtenus par son parti, le Parti de la mère patrie, aux élections municipales de mars 1989, le Premier ministre Turgut Özal brigue, en fin d’année, la succession du président de la République, le général Evren, qui est au pouvoir depuis 1982. L’opposition décide de boycotter le scrutin, jugeant que la Grande Assemblée nationale qui doit élire le président n’est pas représentative de l’électorat: la loi électorale avait en effet donné en 1987 au Parti de la mère patrie 65 p. 100 des sièges, pour seulement 36 p. 100 des voix. Finalement, le 31 octobre 1989, Turgut Özal est élu au troisième tour de scrutin à la majorité absolue.

Après cette élection, des mesures de libéralisation sont prises, et le Parlement adopte en avril 1991 une loi levant l’interdiction de l’usage privé de la langue kurde qui date de 1983. Dans le même temps sont abrogés les articles du Code pénal qui répriment le délit d’opinion. En conséquence, quarante-trois mille détenus sont libérés.

Le 20 octobre 1991 ont lieu des élections législatives anticipées que réclamait l’opposition. Le Parti de la mère patrie perd la majorité, n’obtenant que cent quinze sièges sur quatre cent cinquante, avec 24 p. 100 des voix, derrière le Parti de la juste voie (178 sièges, pour 27 p. 100 des voix), mais avant le Parti populiste social-démocrate (88 sièges, pour 20,8 p. 100 des voix). Le Parti de la prospérité, extrémiste islamique, obtient soixante-deux sièges pour 16,9 p. 100 des voix, alors qu’il n’était pas représenté jusqu’alors. Enfin, le Parti travailliste du peuple, pro-kurde, obtient près de 70 p. 100 des voix dans les provinces du Sud-Est. Un mois plus tard, Süleyman Demirel, dirigeant du Parti de la juste voie, devenu Premier ministre, forme un gouvernement de coalition avec le Parti populiste social-démocrate.

Le 17 avril 1993, la mort surprend Turgut Özal. Süleyman Demirel lui succède, le 16 mai, à la présidence de la République et est remplacé à la tête du Parti de la juste voie, le 13 juin, par Tansu Ciller. Celle-ci est alors choisie comme Premier ministre; elle est la première femme, en Turquie, à accéder à ces fonctions.

Aux élections municipales du 27 mars 1994, on note une forte poussée du Parti de la prospérité, islamiste, qui emporte 19,01 p. 100 des suffrages, profitant du boycottage du scrutin opéré par le Parti de la démocratie pro-kurde dans le Sud-Est anatolien. Il talonne le Parti de la juste voie (21,49 p. 100 des voix) et le Parti de la mère patrie (21,02 p. 100). La gauche s’effondre: le Parti populiste social-démocrate n’obtient que 13,61 p. 100 des voix.

Les péripéties politiciennes des années 1990 ne doivent pas faire oublier la situation dramatique dans laquelle sont plongées les minorités ethniques des Balkans et d’Asie Mineure. Ainsi en Bulgarie, dans les années 1980, le régime du communiste Todor Jivkov avait lancé une campagne de «bulgarisation» d’un million de Turco-musulmans (plus de 10 p. 100 de la population); à partir de mai 1989, près de trois cent mille turcophones qui refusaient cette politique d’assimilation franchirent la frontière bulgaro-turque, mais ils furent mal accueillis: plus de la moitié d’entre eux retournèrent en Bulgarie.

Plus grave encore est le problème posé par les Kurdes. Une tentative d’insurrection des Kurdes d’Irak provoque, en avril 1991, un exode massif de réfugiés kurdes vers la Turquie, et les forces armées turques en profitent pour engager en août 1991 une «opération de nettoyage» contre les bases du Parti des travailleurs du Kurdistan marxiste-léniniste (P.K.K.) implanté dans le nord de l’Irak. Ce dernier tente ensuite de provoquer un soulèvement général au printemps de 1992, et la violente répression militaire turque dans le Sud-Est anatolien se prolonge jusqu’en Irak en août-novembre 1992. Ce conflit provoque même des dissensions au sein de la coalition au pouvoir à Ankara. Demirel, qui passait pour être partisan du compromis, opte alors pour la répression.

Le 17 mars 1993, Abdullah Ocalan, dirigeant du P.K.K., décide d’un cessez-le-feu unilatéral, mais la guerre reprend en juin. En décembre 1994, le P.K.K., éprouvé, propose un nouveau cessez-le-feu et déclare qu’il renonce à la création d’un État indépendant, mais il semble bien que la question kurde soit loin d’être définitivement réglée.

Turquie
(république de) état de l'Asie occidentale (Anatolie, dite autref. Asie Mineure), comportant une partie européenne (Thrace), séparée par la mer de Marmara; bordé au N. par la mer Noire, à l'O. par la mer égée, au S. par la mer Méditerranée; 779 452 km²; 60 700 000 hab. (Turcs), croissance: plus de 2 % par an; cap. Ankara. Nature de l'état: république. Langue off.: turc. Pop.: Turcs (en grande majorité), Kurdes (de 7 à 20 % selon les estimations), minorités arménienne, grecque, arabe. Monnaie: livre turque. Relig.: islam. Géogr. phys. et hum. - La péninsule anatolienne (97 % de la superficie, 90 % des hab. du pays) est constituée d'un plateau central élevé et massif (800 à 1 000 m d'altitude à l'O., 2 000 m à l'E.). Le climat sec, aux hivers rigoureux, produit la steppe. Le pays est ceinturé de montagnes: chaînes Pontiques au N., Taurus au S., qui convergent le massif volcanique arménien (5 165 m au mont Ararat) à l'E. Les montagnes côtières retombent sur un littoral de 8 500 km, ponctué de plaines, chaud et humide le long de la mer Noire, plus sec sur la Méditerranée; la pop. s'y concentre. La Thrace connaît des contrastes analogues, entre la steppe intérieure et les montagnes et collines bordières, plus humides. La croissance démographique (14 millions d'hab. en 1927, 28 en 1960, 55 auj.), crée un exode rural massif: le taux d'urbanisation approche 50 %. écon. - Depuis 1980, sous l'égide du F.M.I., la Turquie a opté pour un développement libéral; les privatisations ont commencé en 1988 (l'état contrôlait 50 % de l'industrie et 70 % des banques). Grâce à l'investissement étranger, les industries d'export. sont devenues le moteur de la croissance: textile, habillement et biens manufacturés. L'agric. (50 % des actifs, 25 % des export.) est très diversifiée: céréales, plantes industrielles, fruits et légumes, élevage ovin. Les ressources minérales (pétrole, fer, chrome) sont peu abondantes, à l'exception du lignite. Le tourisme et les fonds des émigrés couvrent le déficit comm. La Turquie dispose de nombreux atouts: position entre l'Europe, la C.é.I. et l'Asie et un marché intérieur en croissance; de grands travaux sont en cours. Mais l'inflation et l'endettement sont élevés, et les tensions sociales restent fortes. Hist. - L'Anatolie ancienne. Peuplée dès la préhistoire, la Cappadoce connut à partir de 3000 av. J.-C. un développement sous la forme de cités-états liées à la Mésopotamie (comptoirs commerciaux assyriens). à partir du XVIIIe s. av. J.-C., des royaumes indo-européens (Hittites) se développèrent jusqu'aux bouleversements apportés, au XIIe s., par les Peuples de la Mer; après une période de troubles, les Grecs s'établirent fortement sur le littoral égéen, de nouveaux royaumes s'édifièrent sur les ruines de l'Empire hittite au VIIIe s. av. J.-C. (Phrygie, Lydie) et s'hellénisèrent, malgré la domination perse (VIe s. av. J.-C.). La civilisation grecque survécut dans l'Empire byzantin à la fin du monde antique. Dès le VIIe s. apr. J.-C., les invasions arabes amenèrent l'islam aux frontières de l'empire qui, à partir du XIe s., fut la proie des croisés et des Turcs. Venus de l'Altaï, les Turcs avaient constitué en Asie centrale l'immense empire des Tujue (VIe-VIIe s.). Convertis en masse à l'islam au Xe s., les Turcs Seldjoukides envahirent à partir du XIe s. tout le Proche-Orient. Au XIIIe s., les Mongols imposèrent leur tutelle aux Seldjoukides. Après 1290, une tribu turque établie en Bithynie, celle des Ogrul, se rendit indépendante des Seldjoukides. Ils se nommèrent Osmanlis (Ottomans pour les Occidentaux), d'après le nom de leur chef Osman Ier. - L'Empire ottoman. La principauté ottomane se dota rapidement d'une organisation militaire qui lui permit d'étendre son territoire aux dépens de la puissante Byzance. Dès 1326, sous le règne d'Orkhan, l'ensemble de l'Anatolie était conquis; en 1353, Orkhan prenait pied en Europe; Brousse fut choisie comme capitale. Une administration efficace fut mise en place: centralisation en Anatolie, autonomie sous contrôle militaire des pays conquis. Le corps d'élite permanent des janissaires assura la supériorité militaire. Murad Ier poursuivit les conquêtes en Europe (Bulgarie, Serbie) et prit le titre de sultan. Sous Mehmet II, la prise de Constantinople (1453) marqua la prépondérance turque dans les Balkans pour trois siècles. La Bosnie et l'Albanie furent envahies au XVe s.; Selim Ier conquit la Syrie puis l'égypte (1516 et 1517). Soliman le Magnifique (1520-1566) conquit l'Afrique du Nord et la Hongrie, et assiégea Vienne sans succès (1529). Les grandes découvertes du XVIe s. firent perdre à l'empire son rôle d'intermédiaire entre l'Europe et l'Orient. Il déclina, son économie tomba lentement sous la domination européenne. Le second échec devant Vienne (1683) marqua un recul et l'Autriche l'attaqua. La Russie lui prit la Crimée (1774) et la Bessarabie (1812). Il perdit la Grèce et l'Algérie (1830), puis l'égypte (1840). La crise (V. Orient [question d']) s'amplifia: pertes de la Roumanie et de la Serbie (1878), de la Tunisie (1881) et de la Bulgarie (1885). Sous le règne de Mehmet V (1909-1918), les Jeunes-Turcs portèrent au pouvoir des officiers nationalistes qui aggravèrent les tensions entre les différents peuples de l'empire. Les guerres balkaniques de 1912-1913 (V. Balkans) chassèrent d'Europe les Turcs qui entrèrent en guerre (1914) aux côtés de l'Allemagne. En 1915, ils massacrèrent les Arméniens, soupçonnés de vouloir pactiser avec l'armée russe. En 1918, les Alliés occupèrent Istanbul. La ratification du traité de Sèvres par Mehmet VI (1920) acheva de discréditer le sultanat. - La Turquie moderne. Le général Mustafa Kemal prit la tête d'un gouvernement national, réprima les minorités (Kurdes), entreprit la reconquête de l'Ionie et de la Thrace occupées par les Grecs. Les victoires d'Inönü et de Sakarya aboutirent au traité de Lausanne (1923) qui garantit l'intégrité du territ. turc et imposa un échange: 1 million de Grecs d'Asie contre 300 000 Turcs d'Europe. Mustafa Kemal proclama la république (1923), transféra la capitale à Ankara et gouverna de façon dictatoriale, appuyé par le Parti républicain du peuple (parti unique). Il modernisa et laïcisa le pays. Son successeur, Ismet Inönü (1938-1950), maintint le pays à l'écart de la Seconde Guerre mondiale. Le parti démocrate, créé en 1946 (fin du régime de parti unique), l'emporta aux élections de 1950. A. Menderes, Premier ministre démocrate, industrialisa le pays avec l'aide des capitaux étrangers; la Turquie adhéra à l'OTAN (1951) et concéda des bases milit. aux È.-U. La dégradation écon. (affairisme, corruption) poussa les militaires à un coup d'état (27 mai 1960). Une nouvelle Constitution fut adoptée par référendum (1961). Opposant, Inönü exerça le pouvoir (1961-1965), puis S. Demirel et le nouveau parti de la Justice affrontèrent une puissante opposition de gauche. En 1971, les militaires ramenaient au pouvoir Inönü (qui, en 1974, fit occuper le N. de Chypre par l'armée), puis B. Ecevit. En 1980, ils renversaient Demirel (1975-1978 puis 1979) et édictaient une nouvelle Constitution. Tous les partis étant interdits, le général K. Evren devint prés. de la Rép. (1982). Le parti de la Mère Patrie (droite libérale) fut autorisé; son chef, T. Ozal, Premier ministre depuis 1983, a succédé en 1989 à K. Evren à la prés. de la République. Depuis 1984, les Kurdes (rebelles depuis longtemps) ont durci la lutte armée. La Turquie a fait acte de candidature pour son admission au sein de la C.é.E. (puis l'U.E.), mais celle-ci attend de la Turquie des garanties démocratiques et qu'elle règle les problèmes kurde, chypriote et des eaux de la mer égée; toutefois, en 1995, l'U.E. a signé avec elle des accords douaniers. Aux élections de 1991, Demirel est revenu au pouvoir et il est devenu prés. en 1993. Après l'effondrement de l'U.R.S.S., la Turquie a engagé une diplomatie très active vis-à-vis des rép. turcophones d'Asie centrale et du Caucase. En déc. 1995, les islamistes ont remporté les législatives sans obtenir la majorité. Il a fallu de nombreux mois pour qu'ils constituent une coalition gouvernementale, dirigée par l'islamiste Necmettin Erbakan (juillet 1996), leader du Parti de la prospérité. En juin 1997, sous la pression des militaires, hostiles aux islamistes, N. Erbakan doit démissionner. Mesut Yilmaz (chef du parti de la Mère Patrie) est nommé Premier ministre. Il forme un gouvernement de coalition (droite laïque) et annonce la tenue d'élections législatives anticipées en 1998. En 1997, un accord entre Israël et la Turquie éloigne de celle-ci bon nombre d'états musulmans. En janv. 1998, la cour constitutionnelle décide la dissolution du Parti de la prospérité, islamiste.

Encyclopédie Universelle. 2012.