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MORALE
MORALE

Étymologiquement, «morale» vient du latin (philosophia ) moralis , traduction par Cicéron, du grec ta èthica ; les deux termes désignent ce qui a trait aux mœurs, au caractère, aux attitudes humaines en général et, en particulier, aux règles de conduite et à leur justification. On réserve parfois, mais sans qu’il y ait accord sur ce point, le terme latin à l’analyse des phénomènes moraux concrets, celui d’origine grecque au problème du fondement de toute morale et à l’étude des concepts fondamentaux, tels que bien et mal, obligation, devoir, etc.

La morale apparaît d’abord, et légitimement, comme le système des règles que l’homme suit (ou doit suivre) dans sa vie aussi bien personnelle que sociale. Vus ainsi, le problème moral et les problèmes de la morale constituent le centre de toute réflexion, puisque toute entreprise humaine, pour désintéressée qu’elle se croie, est soumise à la question de savoir si elle est justifiée ou non, nécessaire, admissible ou répréhensible, en accord avec les valeurs reconnues ou en contradiction avec elles, c’est-à-dire si elle aide à la réalisation de ce qui est considéré comme souhaitable, à la prévention ou à l’élimination de ce qui est jugé mauvais. Une action ou un caractère sont ainsi classés comme moraux ou immoraux, de même que les règles consciemment ou inconsciemment suivies dans les actes qui expriment le caractère. Puisque ces règles ne sont pas les mêmes pour différents individus, époques, civilisations, sociétés, la question se pose de savoir comment découvrir un vrai bien et une vraie morale, question à laquelle seule une réflexion systématique sur la morale, une philosophie de la morale peut répondre, le cas échéant par la négative en niant l’existence d’une morale absolument vraie et, partant, universelle en ce qu’elle obligerait tous les êtres humains.

1. Les faits moraux et leur étude

La morale du groupe

Il n’existe pas de communauté humaine, pour primitive qu’elle soit, qui ne connaisse de règles et ne distingue pas le bien d’avec le mal: règles de mariage (interdiction de l’inceste, etc.), de distinction entre nourritures permises, interdites, parfois prescrites au cours de certaines cérémonies; d’obligations dans le processus du travail du groupe, etc. En ce sens, on trouve partout une morale comme forme de vie.

Dans de telles situations historiques, la morale ne fait pas problème. Les communautés dont il s’agit ici rencontrent sans doute des difficultés dans l’application de leurs règles: que faut-il faire dans telle situation? comment réconcilier des obligations reconnues, mais inexécutables simultanément? Il s’agit de difficultés techniques ou juridiques, certes réelles, mais auxquelles le système moral, vrai système des mœurs, répond par certaines instances d’autorité; le chef inspiré, le sorcier, les anciens tranchent et donnent des réponses satisfaisantes parce que sans appel; ils savent comment il faut purifier l’individu et protéger la communauté des conséquences des fautes commises, quand une guerre est juste ou non, si tel animal inconnu peut ou non être mangé, si telle prescription, ou interdiction, s’applique à tel individu à telle place dans le groupe. Les règles mêmes ne sont pas mises en doute et ne sauraient l’être, étant donné que le système n’entretient aucun rapport avec d’autres systèmes qui seraient regardés comme également possibles, également praticables. D’autres groupes existent et sont, aux yeux du premier, des groupes humains; mais ils sont radicalement autres, et ces étrangers ne sont pas des hommes au sens plein: ils ne parlent pas, ils émettent simplement des bruits, ce sont des barbares , des gens qui ne savent faire que bar-bar-bar . À plus forte raison le système moral propre est-il le système tout court, et il est vécu sans que l’on réfléchisse sur lui, ce qui serait déjà s’en détacher et le regarder de l’extérieur; il est simplement vrai et va de soi. Aussi est-il souvent déclaré d’origine divine, éternel et sans début dans le temps historique, sacré, fondement de toute orientation dans le monde, lui-même sans fondement et n’en ayant nul besoin.

Quand deux morales de ce type entrent en contact sans qu’une décision soit possible, que le conflit des communautés (et de leurs systèmes de règles) ne mène pas à la destruction de l’un des deux adversaires, l’autre doit être reconnu comme équivalent, ayant démontré que ses règles ne sont pas insensées, quoiqu’elles puissent être regardées comme inférieures. Les groupes réagissent différemment devant le problème ainsi posé. On peut introduire un ordre hiérarchique des morales: le groupe le plus fort, mais qui ne peut ou ne veut pas éliminer les communautés inférieures, impose à chaque sous-groupe un statut et des valeurs différentes, mais ordonnées entre elles; ainsi la morale du brahmane est-elle supérieure à celle du guerrier, celle-ci à celle du travailleur, mais chacune d’entre elles lie absolument ceux qui vivent à l’un ou l’autre rang; l’unité du système est sauvegardée par la possibilité d’accéder, dans une autre existence, au groupe supérieur, mais à condition d’accomplir les devoirs de l’état présent. Le groupe peut également maintenir la prétention à la valeur absolue de sa morale, mais en attendant d’un événement futur (judaïsme messianique, islam) ou d’un autre monde (christianisme postapostolique) le règne universel de sa morale, reconnaissant ainsi la valeur relative d’autres formes de vie morale pour le présent ou pour l’ici-bas. Mais il arrive également que la communauté qui, sans être vaincue, n’a pas non plus su vaincre finisse par douter de la valeur absolue de ses propres règles et compare des systèmes qui lui paraissent maintenant se valoir; on continue de vivre selon sa morale, mais on veut comprendre pourquoi il y a morale et pourquoi il y a des morales différentes.

La science morale

L’existence de morales différentes est ainsi considérée comme un fait observable, constatable comme tout fait et sujet à l’analyse scientifique. Une science morale (science des morales) ainsi fondée continue de nourrir les discussions de notre temps. Ou bien on cherche une explication, si possible unique, du fait moral; ou l’on essaie de découvrir les conditions de la cohérence (les concepts premiers, les valeurs fondamentales) d’une morale de tel type (une classification des morales); ou l’on se préoccupe de la fonction que les morales remplissent dans le monde de l’histoire et dans les sociétés. D’autres tentatives ne sont pas inconcevables, mais ne semblent pas jouer un rôle de quelque importance. En tout cas, les questions traitées ont été les mêmes depuis le début – chez les Grecs – jusqu’à nos jours, quoique les réponses aient été différentes: la discussion a été plus ou moins continue et les solutions proposées en premier lieu ont de cette façon influencé celles qui ont suivi, souvent en excitant la contradiction. Aussi verra-t-on que les différentes dimensions se situent dans le même espace (de problématique) et ne peuvent pas se séparer nettement.

Que l’homme soit un être moral (qui suit une morale ou, à tout le moins, porte sur ses congénères des jugements moraux de valeur) s’explique par le fait qu’il est doué d’un sens moral, qu’il sait, par une sorte d’instinct, ce qui est noble ou infâme, bien ou mal, à faire ou à ne pas faire (vues surtout répandues en Grande-Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles: Hutcheson, Shaftesbury, Adam Smith, Hume): tout homme normal – cela définit sa normalité – préférera dans telle situation telle façon d’agir à telle autre. Qu’il s’agisse de sympathie (concept provenant de l’héritage stoïcien, transmis par le néo-stoïcisme des XVe et XVIe siècles) ou d’une évaluation quasi esthétique, l’important est que la morale est réduite à un fait naturel. D’autres faits allégués ne changent rien quant à l’essentiel: la recherche du plaisir, soit immédiat (hédonisme), soit médiatisé par le calcul du gain global en plaisir au prix du sacrifice de plaisirs présents (épicurisme, utilitarisme de Bentham), l’affirmation que tout être cherche la puissance et le sentiment de sa supériorité (Calliclès dans le Gorgias de Platon; Hobbes; Schopenhauer dans son analyse du comportement de cette volonté aveugle dont il veut libérer les hommes; Nietzsche, qui approuve et prône la volonté de puissance que son maître avait rejetée en en reconnaissant le rôle) sont d’autres cas de la même espèce.

Il en va autrement quand le but est de comprendre, non de réduire, les morales. Ce qui importe alors, c’est la différence qui existe entre les valeurs fondamentales des systèmes. Ces valeurs sont celles auxquelles on est prêt à sacrifier toutes les autres si un conflit se produit avec elles: le croyant sacrifiera les avantages temporels à la valeur suprême de son salut, quoiqu’il admette une légitimité relative de ces valeurs subordonnées aussi longtemps que la vraie valeur n’est pas mise en danger. L’homme d’honneur abandonnera les êtres qui lui sont les plus proches et les plus chers quand il ne pourrait pas leur rester fidèle sans déroger. Le patriote portera sur l’autel de sa patrie tout ce qu’il apprécie et aime, y compris sa propre vie, quand le besoin s’en présentera.

On a essayé de réduire ces différences entre les valeurs fondamentales à des oppositions dernières: morale de la fidélité aux principes contre morale de la responsabilité quant aux conséquences (Max Weber); morale des buts poursuivis contre morale de la valeur intrinsèque des actes, morale de la fusion dans le groupe en opposition à une morale de l’individualité forte, de l’homme supérieur (Nietzsche); morale du bien du groupe (de la classe sociale, avec Marx) contre morale individualiste qui se considère comme a-temporellement valide. Que certains phénomènes importants soient désignés par ces couples de valeurs, à la fois complémentaires et en conflit, il n’y a pas à en douter; mais il paraît tout aussi indubitable qu’aucun d’entre eux ne couvre tout le champ des observations: c’est qu’ils expriment des conflits nés de la coexistence de deux ou de plusieurs systèmes de valeurs entre lesquels il faut choisir dans des situations qui se caractérisent ainsi comme décisives et, si l’individu ne parvient pas à trouver une issue, comme tragiques; or, rien ne permet d’affirmer que de tels couples n’existent qu’en nombre déterminé ni, non plus, que tous ceux qu’on découvre puissent être projetés sur un seul et même plan: telle communauté, telle civilisation à tel moment de son histoire sera particulièrement sensible à tel conflit et le considérera comme fondamental. Aussi n’est-il pas étonnant que d’autres conflits ont été tenus pour irréductibles, comme celui entre satisfaction et insatisfaction (Goethe, dans Faust ) ou entre pulsion destructrice et pulsion créative (Erôs et Thanatos , chez Freud). De telles analyses incombent à l’historien, seul capable d’analyser la pensée morale et le comportement (souvent contradictoires entre eux, sans que ce conflit soit conscient) d’une civilisation particulière à une étape également déterminée de son évolution, grâce à l’étude des documents de toute espèce. Us et coutumes, institutions, lois, prédication morale et religieuse, œuvres poétiques représentatives (considérées comme telles par les contemporains, considérées comme toujours «vivantes» ou comme «dépassées» par d’autres générations), approbation ou récrimination à l’adresse de telle action, etc., permettent la découverte de ce qui «compte» pour un groupe et des choix qui lui apparaissent inévitables: il n’y a pas lieu de partir d’opinions préconçues concernant un conflit fondamental, unique, déterminé a priori et à retrouver à tout prix.

Règles morales, mœurs et sociétés

Le passage de l’analyse typologique à l’explication sociologique (historico-sociologique) se fait à partir d’ici, pour ainsi dire, insensiblement. Le fait d’observer que différentes communautés à des moments différents connaissent d’autres conflits et d’autres solutions conduit tout naturellement à la question de savoir pourquoi tel type se rencontre ici, tel autre là, quels facteurs font que des groupes vivant dans des conditions similaires suivent des règles qui ne se ressemblent pas, pourquoi tel système moral nouveau ou étranger est reçu par les uns, rejeté ou ignoré par les autres, pourquoi il y a évolution du code moral dans la même communauté, pourquoi telles règles, pourtant déclarées absolues, ne sont pas suivies en fait tandis que les comportements réels ne sont pas exprimés par la conscience morale (la conscience que la communauté a de sa morale). Ce qui se montre comme fondamental de ce point de vue, c’est que la morale remplit une fonction sociale, est une fonction sociale. Il ne s’agit plus simplement de l’analyse des conflits qui déchirent l’individu à la recherche de sa voie, mais de leur fondement réel. Un fait irréductible transparaît alors comme présupposé derrière tous les problèmes de toutes les morales: l’homme vit naturellement en société (il n’est pas nécessaire d’invoquer un instinct de sociabilité, il suffit de constater qu’il en est ainsi). Or, toute société, pour primitive qu’elle soit, est d’abord une organisation de lutte contre la nature extérieure (tous ceux qui parlent d’un état paradisiaque de l’humanité ont écarté le besoin en le supposant satisfait par la nature ou l’ont réduit à un minimum de rapports biologiques, état suivi par la longue déchéance de ce qu’on appelle civilisation: cyniques, Épicure, Rousseau, etc.): l’homme est un être qui ne se suffit pas et qui donc travaille, serait-ce par personne interposée (esclaves). Il importe peu que, sous des conditions particulièrement favorables (défavorables au développement d’une civilisation évolutive), ce travail soit réduit à un minimum (cueillette dans des régions d’abondance, par exemple). Il n’importe pas davantage à cet endroit que l’organisation de ce travail du groupe soit plus ou moins rationnelle (c’est-à-dire conçue en fonction d’une augmentation du produit, évalué quantitativement et qualitativement: un résultat constant, ou considéré comme tel, peut donner satisfaction aux désirs d’un groupe qui ne cherche pas à produire plus que ce qui lui paraît nécessaire). Ce qui est décisif, en revanche, c’est que toute société connaît une distinction entre les rôles que jouent et doivent jouer ses membres, distinction plus ou moins accusée selon le degré de développement démographique et économique, mais omniprésente: partout, on rencontre une organisation.

Les hommes se défendent ainsi de ce qui les menace de l’extérieur, de la violence de la nature. Sans doute, les conceptions de ce qui est violence contre laquelle il faut se dresser ou, au contraire, malheur inévitable (punition d’une faute rituelle ou morale, sort inévitable de l’humanité découlant de la force des choses) diffèrent de communauté à communauté; mais un domaine de la lutte et du travail (lutte par le travail), pour restreint qu’il soit, existe partout. Or, la condition première du succès – condition reconnue comme telle – est l’absence de violence à l’intérieur du groupe. Qu’il y ait une autorité pour assurer cette cohérence structurée, que la morale (le style de vie) la garantisse, on sait que la lutte fratricide est le plus grand des maux, puisqu’elle met en danger l’existence même du groupe et de tous ses membres. Le fait d’une organisation de la non-violence intérieure devient plus visible au fur et à mesure que progressent les formes du travail vers un rendement plus élevé, au-dessus du minimum physiologique (rendement supérieur devenu possible par une organisation plus rationnelle, mieux calculée), jusqu’à ce qu’une science de l’organisation conduise à une intervention consciente dans l’organisation; le rôle de l’organisation du travail ne devient visible qu’à des étapes avancées de la technique et de l’organisation que la science de l’organisation présuppose en même temps qu’elle en conditionne le progrès: l’organisation même n’a pas besoin d’une telle prise de conscience pour exister et pour fonctionner.

On classe ainsi les styles de vie, les valeurs, les morales des différentes communautés selon un double critère. Le premier est constitué par le rendement du travail social mesuré au surplus produit par rapport au minimum biologique: de l’ornement à la constitution de réserves communes, jusqu’à la civilisation intellectuelle, artistique, religieuse qui n’entre pas dans la production, jusqu’à l’affranchissement plus ou moins poussé des individus vis-à-vis des obligations de la lutte avec la nature, à l’obtention de loisirs, d’un temps de plus en plus étendu non consacré au travail. L’autre critère est fourni par le degré de satisfaction des membres du groupe, c’est-à-dire le degré mesuré aux tendances à la violence à l’intérieur du groupe. Ces tendances se font jour dans des situations déterminées: ou bien la totalité des membres, la majorité ou un sous-groupe a le sentiment et – à un stade plus évolué de la réflexion sur l’organisation existante et sur une organisation idéale – la conviction que la production globale ne satisfait pas les besoins considérés comme normaux, quoiqu’elle puisse y suffire eu égard aux techniques et aux moyens existants; ou bien le produit, suffisant mais injustement distribué, prive un sous-groupe d’avantages dont il pourrait disposer s’ils n’étaient pas accaparés par un autre, lequel, quelles que soient ses convictions, agit objectivement de manière injuste et tient en dépendance les spoliés, violemment ou par violence cachée, autrement dit par le mensonge et la ruse qui doivent donner aux exploités le sentiment et la conviction que les conditions de leur existence sont techniquement nécessaires et appartiennent au domaine dans lequel il n’y a aucune place pour la lutte et où, par conséquent, il faut s’incliner. Les deux critères sont intimement liés, sans qu’ils en perdent leur indépendance: on peut mesurer la production (et la productivité) du travail social sans s’occuper des tensions sociales, on peut mesurer celles-ci sans tenir compte de celle-là; il n’en reste pas moins évident qu’une société riche pourra plus facilement réduire les tensions et qu’une société à tensions faibles peut compter sur une production et une productivité plus grandes.

Analyse immanente et classification

On voit que l’explication de la morale et la classification des morales du point de vue socio-historique présupposent et englobent les deux autres façons de voir qu’on a mentionnées plus haut. On ne peut pas chercher les conditions d’existence d’une morale sans savoir de quoi l’on parle: une distinction et une typologie des morales existantes doit d’abord saisir ce qu’il faut expliquer; d’autre part, l’analyse immanente précède nécessairement la classification, mais doit aussi être complétée par elle; les deux marchent de pair, puisque la singularité ne se révèle que dans son opposition à d’autres singularités, par une comparaison plus ou moins consciente. Un rapport analogue existe entre la perspective qui tente de réduire toute morale à un facteur fondamental et celle de la sociologie. La morale est considérée comme la résultante de deux tendances primitives et irréductibles: la crainte du besoin et le désir de profiter au maximum des produits du travail social en éliminant la violence entre hommes de la même communauté; la morale est la forme de vie d’êtres indigents qui ont besoin les uns des autres pour se satisfaire, mais qui aussi restent toujours potentiellement violents. Ce qui caractérise la perspective sociologique, c’est qu’elle ne se contente pas de la simple analyse comparative, ni de la réduction à un facteur unique ou à un couple de tendances (ou de «valeurs») opposées et de leur expression formelle, mais veut saisir l’expérience morale de l’humanité historique comme un ensemble de tentatives en vue d’un équilibre durable entre les deux désirs fondamentaux, tentatives elles-mêmes historiques et non seulement construites comme possibilités idéales.

Une relation simplement mécanique, de cause à effet, entre conditions matérielles et systèmes moraux ne suffira cependant pas pour rendre compréhensible l’histoire de la morale. S’il est clair que personne ne parlera, par exemple, de droits de l’individu dans une situation où toutes les forces disponibles doivent être consacrées à la défense de la communauté contre la famine, il l’est également que sous le règne d’une morale de la dépense somptuaire aucune accumulation de réserves, à plus forte raison de capital (de moyens de production, eux-mêmes produits par le travail), ne se conçoit. Il en découle que, si les conditions de la production à elles seules ne déterminent pas la morale – pas plus que les règles reconnues et suivies (en principe) –, elles excluent certains parmi ces systèmes, qui ne pourront naître et acquérir de l’influence que dans des situations tout autres. Une idée morale ne s’imposera pas là où les conditions indispensables de sa transformation en règle suivie par la communauté ne sont pas présentes, mais l’idée n’en devient pas un sous-produit négligeable de la situation, ne serait-ce que parce que la prise de conscience, l’apparition d’une idée morale, dans telle ou telle situation, change les données: l’homme qui comprend ses conditions se détache d’elles et acquiert la possibilité d’agir consciemment sur elles, et cela en visant un but (moral) qui, parce que but, se situe dans l’avenir et n’existe donc pas dans le présent sous forme de force matérielle, bien qu’il puisse agir à condition que la situation n’en rende pas la réalisation impossible. Le rapport entre conditions matérielles et idées est un rapport d’interaction (ce qui fut d’ailleurs la façon de voir de Marx et d’Engels).

On arrive ainsi à la conception d’une sociologie des mœurs (des morales) comme analyse des rapports entre comportements prescrits et formes du travail social. Le nomade a un autre idéal de vie que l’agriculteur; le capitaliste, créateur et accumulateur de capital productif, que le noble courtisan qui a besoin d’un revenu dont il n’a pas à se soucier ou de trésors gagnés et renouvelés grâce à la guerre ou aux rapines. On peut ensuite ordonner, comme plus ou moins avancées sur la ligne d’un progrès devenu mesurable, ces différentes formes de travail (parmi lesquelles le travail fourni par certains groupes qui n’en profitent pas ou ne le font que dans une mesure restreinte) selon les critères de la production et de la productivité, d’une part, des tensions, ou mieux de l’absence de tensions sociales, de l’autre. On peut, enfin, analyser ces sociétés composites qui sont les nôtres, sociétés dans lesquelles des valeurs appartenant à une autre époque d’organisation sociale survivent dans la conscience des individus et de certains sous-groupes; où des conduites extrêmement répandues ne sont pourtant pas reconnues comme morales par la morale consciente et ses règles déclarées immuables; où certaines évaluations, positives ou négatives, artistiques, religieuses, toutes celles qui ressortissent à ce qu’on appelle le domaine privé, apparaissent sans lien avec une morale qui lie alors tout le monde, mais seulement à l’intérieur de certaines limites (nécessairement vagues); où le système moral «officiel» (auquel on ne saurait contredire sans provoquer la réprobation) est souvent en conflit avec les exigences d’une société qui se veut à la fois riche et juste (libre d’injustices conduisant à la révolte). On a ainsi analysé les rapports entre calvinisme tardif et production capitaliste (M. Weber, Tawney), entre esclavage et morale de maîtres dans l’Antiquité, entre valeurs morales fondamentales et constitutions politiques (Montesquieu), entre rapports de classe exploitante à classe exploitée, d’un côté, convictions morales et systèmes de valeur de l’une et de l’autre et, de façon correspondante, entre ce qui paraît à l’une et à l’autre comme but à poursuivre ou comme justification des buts en fait poursuivis, entre morales concurrentes à l’intérieur de la même communauté historique (Marx, Mannheim, Lukács).

En résumé, on cherche une explication des faits moraux, des morales existantes et agissantes, soit à l’aide de la psychologie, soit au moyen d’une typologie analytique, soit de manière historico-sociologique, soit enfin (ce qui sera d’ordinaire le cas) conjointement par les trois procédés: des systèmes de règles de conduite existent, ils diffèrent et, parce que différents, donnent des définitions différentes de ce qui est bien ou mal, à désirer ou à fuir, louable ou blâmable. Peu importent les fondements sur lesquels ces divers systèmes prétendent se fonder: la volonté divine, la tradition immémoriale, la nature profonde de l’homme, les nécessités de la vie en société; ce qu’observe et veut expliquer la science des morales, ce sont toujours des faits (Durkheim), et ces faits sont à traiter comme tous les faits, quoiqu’ils soient d’un autre ordre et demandent d’autres méthodes scientifiques. Est moral, pour donner une formule simple, ce qui en fait est considéré comme moral.

2. Le problème philosophique du fondement de la morale

La morale cosmique

Aucune morale concrète n’apparaît comme particulière aussi longtemps qu’elle est simplement vécue et n’a pas besoin d’être défendue contre d’autres morales qui existent à côté d’elle et mettent, par leur existence même, en doute sa validité. Le problème naît, dans les situations caractérisées plus haut, là où aucun système ne réussit à s’isoler ou à éliminer tous les autres au moyen de la lutte violente contre ceux qu’on appelle les barbares, les infidèles, les sauvages, les dégénérés, etc. C’est dans de telles situations que prennent naissance une observation plus ou moins systématique des phénomènes de cet ordre et une science des morales. Ce sont des situations de crise, dans lesquelles l’individu ne sait plus ce qu’il faut faire, quelle décision prendre, à quel dieu se vouer. Il se peut (et le cas sera statistiquement normal) que l’individu choisisse arbitrairement, parce qu’il ne peut pas éviter tout choix. Mais la réflexion sur la pluralité des morales peut aussi se saisir elle-même, se retourner comme réflexion sur elle-même et demander si le choix est nécessairement arbitraire ou si une justification est possible qui ne serait pas du type de celles qu’offrent les morales de fait, toutes suspectes parce que toutes mises en doute ou non reconnues par d’autres, également humaines. En d’autres termes, on renonce à opter pour tel bien fondamental contre tel autre regardé comme mal ou comme faux bien, on ne se contente pas d’étudier les multiples biens (fondamentaux) sur lesquels les hommes s’orientent pour régler leurs conduites et prendre leurs décisions: on veut savoir ce qui est bien en soi, le bien qu’il faut poursuivre, encore que l’humanité tout entière l’ignore ou le méconnaisse. On ne se satisfait pas des justifications, de fait et historiques, dont aucun système moral n’est dépourvu: le dieu de l’un est diable pour l’autre ou n’est qu’une invention, consciente ou non; l’appel à la permanence immémoriale est à la disposition de tous, l’intérêt social est invoqué par tout le monde sans que personne soit capable de dire ce qui est le vrai bien d’une société ou de toute société. Il n’en va pas autrement quand on veut déduire la morale d’une force première ou l’y réduire; à la volonté de puissance, par exemple, s’oppose le sentiment de pitié et d’une sympathie naturelle qui lie tout ce qui porte visage humain; le fait que tel suive une pulsion plutôt que l’autre ne prouve pas qu’il a bien fait, puisque lui-même reconnaît que des pulsions mauvaises existent, ne serait-ce que celles qu’il refuse pour sa part. Il est vrai que l’homme qui choisit en opposition à la majorité ou aux détenteurs du pouvoir risque gros; mais un tel risque sera accepté par qui regarde le système régnant comme arbitraire, purement historique, et donc comme violent: on peut l’éliminer, on ne pourra pas le soumettre, lui faire accepter pour lui comme obligation ce qui lui est imposé par la force brutale (c’est-à-dire animale et non humaine).

Le problème a été posé en toute clarté par Platon (peut-être déjà par Socrate): on ne peut pas dire de quelque chose, action, institution, etc., qu’elle est bonne avant qu’on ne sache ce que le terme de bon désigne. Toute la philosophie morale de l’Antiquité n’est qu’une succession de tentatives pour répondre à cette question. Mais l’Antiquité est restée sous l’influence de Platon non seulement en ce qui concerne le problème, elle l’a été encore quant à la direction dans laquelle on cherchait la réponse: le vrai bien de l’homme, de tout homme, de l’homme en tant que tel, sera découvert quand on aura déterminé la nature de l’homme en déterminant sa place dans le cosmos, cette totalité vivante, structurée, organisée, compréhensible qu’est la nature. L’homme possède une essence ; il est vrai qu’elle peut dégénérer dans la réalité empirique qui est celle de la partie changeante du grand Tout, de ce lieu de désordre qu’est le monde sublunaire; elle ne change pas pour autant, et il suffit que l’individu la reconnaisse pour pouvoir se sauver de l’état d’insatisfaction, de déchirement, de malheur intérieur qui sera le sien aussi longtemps qu’il ne vivra pas selon sa vraie nature. La morale est «objectiviste» parce que cosmocentrique, cosmocentrique parce qu’objectiviste. Sans doute, l’importance des motivations est reconnue; mais ce n’est pas la pureté de l’intention qui donne sa valeur à l’action, c’est sur l’action, plus précisément sur le comportement en sa totalité que porte le jugement et que se concentre l’effort de l’éducateur; la mauvaise intention n’intervient que dans la mesure où l’on découvre qu’un acte en soi louable a été accompli par une personnalité dont cet acte n’exprime pas le caractère, qui est inadéquate à l’idéal découlant de la nature humaine comprise en son essence et dans sa situation dans le Tout.

Pendant la période classique de la pensée morale antique, en particulier pour Platon et Aristote, c’est la polis , la cité, qui incarne la raison et assure la médiation entre l’individu et le cosmos. L’ordre de la cité correspond à celui du monde et se fonde sur les mêmes principes d’organisation hiérarchique: on sait ce qu’il faut faire parce que la tradition d’une cité saine est telle que chacun se trouve à sa place et, à cette place, est content de son sort et heureux. Seul le philosophe désire savoir, et peut savoir, pourquoi il en est ainsi, ou pourquoi il n’en est pas ainsi dans les cités non unies, maintenues en vie seulement par la violence d’une caste ou d’un tyran, violence indispensable quand les citoyens sont malheureux par la faute d’un style de vie en commun qui est en conflit avec la nature. Or, cette médiation disparaît au moment où la cité (dont la forme subsistera longtemps) perd la possibilité de régler son style de vie en toute indépendance. Le monde romain relie les individus à une autorité qui ne vient ni ne dépend d’eux, leur impose des lois qui ne constituent pas leur héritage ou leur œuvre, des formules de vie religieuse qui ne sont communes que parce qu’elles ne représentent plus que des cérémonies officielles, venant de l’extérieur, incohérentes entre elles et qui ne sont pas senties comme appartenant à une tradition autochtone et authentique (il n’est pas question de foi au sens judéo-chrétien-islamique du mot: le concept et l’attitude ne se rencontrent pas dans l’Antiquité païenne, qui ne va pas plus loin – et encore sous l’influence de l’Orient – qu’une connaissance salvatrice, souvent de révélation divine, qui enseigne le comportement prescrit par les dieux, par l’ordre du monde, etc.). L’individu se trouve rejeté sur lui-même et, pour cette raison, en contact immédiat, ou à la recherche d’un contact immédiat, avec le cosmos, le dieu cosmique, le principe premier dont découle ou auquel se réduit toute existence dans le fini et le temporal.

L’évolution de cette attitude individuelle (plus qu’individualiste: la singularité de l’individu n’est pas considérée positivement, mais apparaît plutôt comme manque) a été longue et complexe. Elle débute très tôt pour dominer l’Antiquité tardivement, mais elle n’appartient pas en propre à la seule Antiquité et reste vivante au cours de l’histoire moderne: le fait qu’il y ait eu un néo-stoïcisme et qu’il ait exercé une influence énorme, quoique souvent sous-estimée, en est la preuve, et la morale cosmique d’un Spinoza, avec son idéal de libération et de bonheur dans et par la connaissance de ce qui est vraiment, ne se comprend pas sinon par référence à l’idéal antique de l’individu immédiat au cosmos, de même qu’au moins des influences de cette façon de penser se décèlent chez des penseurs comme Kant ou Hegel.

Ce n’est pas le courant typiquement moderne. Il continue cependant d’agir, et il est, à l’intérieur de notre civilisation, présent de façon sensible dans la tradition catholique, en particulier là où elle diffère de celle du protestantisme. Pour ce dernier, surtout dans ses formes extrêmes, la nature humaine a été radicalement pervertie par la chute, à telles enseignes que seule la foi, elle-même don de la grâce divine, peut guider l’homme au salut; pour le catholicisme, cette nature a, certes, pâti du péché originel, mais elle reste capable de saisir certaines vérités, vérités d’un rang inférieur à celui de la foi, vérités néanmoins: une morale naturelle existe et est connaissable, l’ordre du monde n’est pas caché (quoique le plan divin le soit), et l’homme peut s’orienter ou recevoir sa direction et des directives de ceux qui connaissent ce que veut la nature, sensée parce que de création divine. Sans doute, les vertus théologales , foi, charité, espérance, se situent au-dessus des vertus d’avant la révélation (force, tempérance, justice, prudence), mais elles ne les dévaluent pas; sans doute, les conseils de perfection sont seuls à conduire à la sainteté, mais ils n’obligent pas au même degré que les commandements: l’homme ne fera pas son salut sans l’aide de la grâce, mais ce n’est pas que les vertus humaines n’y suffisent pas, c’est que l’homme est devenu incapable de les pratiquer à l’aide de ses seules forces; il peut toujours savoir ce qui est bien, ce qui est mal. La grâce ne détruit pas la nature, elle la parfait.

Deux morales, celle de la simple vertu, celle de la sainteté, coexistent ainsi dans un équilibre toujours menacé: depuis que saint Ambroise a introduit les principes moraux du stoïcisme, tels qu’il les avait trouvés chez Cicéron, dans une morale pour chrétiens qui ne pouvaient plus se contenter de l’attente de la seconde venue du Sauveur; depuis que, avec le grand débat entre les pélagiens et saint Augustin, les deux tendances, soit à l’affirmation du pouvoir de la volonté humaine, soit à celle de l’absolue insuffisance de la volonté déchue, se sont affirmées, la pensée morale du christianisme a été tirée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, même à l’intérieur du catholicisme (il suffit de penser à l’augustinisme radical des jansénistes, condamné par l’Église influencée par le volontarisme des Jésuites). Mais cela même montre qu’un nouveau principe, celui précisément de la volonté, est né avec le christianisme (et avec le judaïsme qui le prépare), sans qu’on puisse cependant affirmer qu’à lui seul il constitue le christianisme en ses formes historiques.

La morale et la conscience

La liberté

Ce nouveau principe ne se distingue pas de l’ancien par un refus de la recherche du bonheur: il promet, au contraire, au fidèle la félicité éternelle. Ce n’est pas, non plus, qu’il abandonne le concept d’un monde ordonné, sensé, capable d’assigner à l’homme sa place. Mais cette félicité n’est plus de ce monde et ne saurait y être cherchée, et le cosmos ne se montre pas comme objet de connaissance et de saisie à celui qui habite encore cette terre: ici-bas, tout est désordre et souffrance, ce n’est que dans l’au-delà que tout sera clair et que toute souffrance disparaîtra. L’homme est immédiat à Dieu, à un Dieu créateur, Dieu personne, Dieu législateur, Dieu qui s’est révélé, mais qui ne révèle pas son essence, son plan, son vrai royaume, qui promet seulement de les faire voir à ceux qui auront mérité, par leur foi, leur fidélité, leur obéissance, de faire partie du royaume des cieux.

L’homme, enfant de Dieu et créé libre, doit ainsi choisir entre un bien et un mal qui ne sont pas définis par référence à un cosmos immédiatement connaissable en sa structure, sinon dans tous ses détails: la nature , qui en prend la place, déchue comme l’homme et avec lui, renvoie bien à son créateur, mais énigmatiquement, et elle n’est pas le lieu de l’homme. Reste Dieu, et Dieu a parlé, sans doute; mais cette parole doit être comprise et interprétée, et la seule instance qui puisse ici prononcer, c’est la conscience de l’individu (encore sous les formes autoritaires du christianisme, l’adhésion à l’Église ne saurait, en principe, venir que d’une décision libre). C’est ce principe de la conscience libre et responsable, de la volonté qui se détermine elle-même, qui restera quand le christianisme en tant que religion ne dominera plus la pensée et quand les Églises auront perdu tout pouvoir d’ordre séculier: l’homme se voit comme individu, libre, soumis au seul jugement de ce qu’il désigne maintenant comme sa conscience morale, distincte de toute conscience purement théorique (de pure vue de ce qui est), capable et obligé de choisir, non à la vérité entre un bien et un mal préexistant à son choix, mais entre son bien et son mal, sans possibilité de s’adresser à une autre instance. Il est libre, mais il est aussi, parce qu’il est libre, sans orientation autre que celle qu’il se donne. Tout ce qui existe est soumis au jugement de sa conscience, et sa liberté est telle qu’il peut opposer son non à tout ce que le monde, les hommes, les morales historiques lui proposent, même à tout ce que proclament les religions et les Églises. Il est seul.

Aux morales de la connaissance s’oppose ainsi une morale de la conscience, aux morales objectives une morale de la subjectivité, aux morales du bien existant dans le cosmos, ne serait-ce que sous forme d’idée objective, une morale où la seule source du bien est la liberté consciente d’elle-même, la conscience libre. On a dit, et la thèse peut se soutenir, que le monde moderne est né avec l’affirmation de la liberté comme vraie nature de l’homme, nature supra-naturelle, et que l’Antiquité n’a pas connu la conscience morale (Hegel). On a dit également, et cela caractérise la pensée moderne, que d’un fait on ne peut jamais conclure à une obligation – thèse formulée par Hume, qui signifie l’autonomie totale du domaine moral, bien que par la suite Hume ait essayé de réduire cette indépendance à des facteurs de fait en considérant la conscience morale comme relevant de la psychologie des sentiments (ce qui expliquerait, dans le meilleur des cas, l’existence des jugements moraux, mais non leur signification). Quelles que soient les formules, et nous en rencontrerons d’autres, toutes elles expriment que l’individu est seul avec sa conscience, qu’il est dans le monde sensible, mais n’est pas du monde sensible, qu’il n’est pas de l’ordre des faits, quoique vivant au milieu des faits, que tout ce qui existe n’a de valeur et de sens que par rapport à lui, ne reçoit un sens que par lui.

Il est libre. Mais cette liberté apparaît sous forme purement négative: il peut s’opposer à tout ce qui lui est proposé, par la nature, l’histoire, les autres hommes. Il peut même dire non à sa propre existence empirique, soit qu’il ne pense pas pouvoir continuer à vivre sous les conditions que le monde extérieur tente de lui imposer, soit que les déterminations de son propre être empirique, ce qu’on appelle son psychisme, entrent en un conflit insoluble avec sa conscience. Mais cette négativité est celle d’un être positivement donné, empiriquement déterminé – déterminé, donc fini et qui ne se suffit pas –, d’un être indigent. Aussi est-ce un rêve que de croire, comme l’avaient fait les stoïciens, qu’il puisse jamais coïncider avec ce qu’il y a en lui d’absolu, d’infini (si l’on comprend sous le mot d’infini ce qui n’est limité par aucun extérieur, non ce qui se prolonge indéfiniment sans jamais être autre chose qu’un fini indéfiniment prolongé), de liberté, de pure négativité. Il est dans ce monde, et c’est là qu’il doit chercher et, si possible, trouver une orientation qui, tout en restant orientation à l’intérieur du monde, ne soit pas en contradiction avec sa liberté. L’homme, libre et déterminé, ne peut pas ne pas agir.

Il n’est pas question, du moins pas en premier lieu, de savoir ce que je peux exiger d’autrui: ce n’est pas l’obligation que je pourrais imposer à mon prochain, c’est le devoir qui est essentiellement mien et me concerne. Que dois-je faire pour être vraiment libre? – voilà la question qui se pose à moi, que je me pose à moi-même. Je suis être fini, indigent, être de besoins et de désirs, de pulsions, d’instincts, de passions, et je ne cesserai jamais de l’être. Je ne peux pas nier l’existence de mes penchants, de ces moteurs qui tiennent en mouvement ma vie; je ne peux pas, non plus, me confier à leur conduite: ils sont de l’ordre des faits, et le fait n’a pas de valeur ni de sens par lui-même, mais doit en recevoir de moi, qui suis un être libre en même temps que conditionné. En un mot, la liberté devient concrète, action ou, en tout cas, décision à l’action morale en jugeant les penchants par rapport à la situation présente de l’homme. Que dois-je faire? Ou plutôt, étant donné le caractère négatif et négateur de la liberté, que ne dois-je pas faire si je veux rester libre et, en ma liberté, coïncider avec moi-même? C’est bien de cela qu’il s’agit: empiriquement, je suis un être de contradictions, mes désirs et mes penchants me tirent de tous les côtés: je suis malheureux parce que je ne suis pas en accord avec moi-même, et je ne serais qu’un animal si, par impossible, j’étais satisfait à la façon d’un animal repu. À ce malheur et au malheur plus grand de la satisfaction animale je n’échapperai qu’à condition de m’en tenir à ce qui fait de moi un être humain, à l’humanité, donc à ce qui en moi, sujet déterminé et libre, n’est pas empiriquement donné, individualisé.

Le principe d’universalité

Ce qu’est la liberté, non pas conçue comme une idée théorique, métaphysique, mais la liberté agissante, la volonté libre et la volonté de liberté, c’est donc le principe de l’universalité: la volonté libre est volonté d’universalité, puisqu’elle est la volonté de tout être humain qui se veut humain, elle est raison pratique (Kant). Le devoir est ainsi saisi, implicitement d’abord par toute conscience dont les jugements prétendent valoir pour tous, explicitement par le philosophe: je dois décider de telle façon que ce qui inspire mon action (sa maxime ) ne rende pas impossible une législation idéale telle que tout homme puisse s’y soumettre sans contrevenir à sa conscience, à la seule condition qu’il respecte comme moi dans ses choix le devoir d’universalité (il serait plus correct de parler d’«universabilité»). La liberté est raison, ce qui vaut pour tous et pour chacun, et la raison est liberté: l’infini de la liberté rejoint celui de la raison et se confond avec lui.

La règle est formelle, il ne saurait en être autrement: toute incitation à une action vient de la partie indigente, et les maximes ne sont pas de l’invention de la raison-liberté, qui ne peut que les juger telles qu’elles lui sont présentées. Ce qui décide, c’est de savoir si telle maxime est, ou non, universalisable: elle ne l’est pas si, par exemple, je veux acquérir la propriété d’une chose au moyen d’un vol, acte qui se contredit parce qu’il affirme en même temps la non-existence de la propriété; je ne peux pas refuser de restituer un dépôt qu’on m’a confié, parce que l’institution du dépôt disparaîtrait si tout le monde refusait de respecter son caractère saint et inviolable. Qu’il y ait propriété ou que l’on doive pouvoir en toute sécurité confier un dépôt à autrui, cela ne découle pas du principe. Ce qui en découle, en revanche, c’est qu’il y ait communauté humaine, possibilité de communication et de collaboration entre des êtres tous indigents et finis, tous «universalisables» parce que tous libres et raisonnables: c’est la forme elle-même qui est la loi morale, qui constitue l’unique et suffisant critère de la valeur d’une maxime et, par conséquent, mais seulement par conséquent, de l’action. Le premier devoir, celui qui fonde la possibilité de toute communication, de toute collaboration, mais aussi de toute moralité des individus, c’est de ne pas mentir et surtout de ne pas se mentir au moment où l’on juge ses propres maximes selon la loi que chacun porte en lui en tant qu’il est, en tant qu’il se veut libre et raisonnable.

Le célèbre impératif catégorique de Kant ne fait que formuler cette loi: «Agis de telle façon que la maxime de ta volonté puisse servir à la fois en chaque cas comme principe d’une législation universelle.» En d’autres termes, toute maxime est bonne (pour plus de précaution, on dirait: ne sera pas mauvaise) si le principe d’une universalité concrète, mais indéterminée en sa forme concrète, n’est pas lésé. Il est nécessaire et suffisant qu’une législation soit possible pour des êtres indigents, mais en même temps raisonnables et qui se veulent raisonnables et libres dans une communauté, quelles qu’en soient les règles particulières. Libres et raisonnables: une législation qui ne contrevienne pas au principe de l’humanité de l’homme, de tout homme, à sa liberté guidée par sa raison, qui, pour citer une autre formulation du même impératif, ne transforme pas autrui en simple instrument au service de mes désirs et ne fasse pas un objet pour moi de ce qui ne peut être qu’un sujet. L’homme n’a pas de prix, il est, en tant que moral et raisonnable, la valeur originale dont toutes les autres dérivent et par rapport à laquelle elles doivent se justifier: seule la conscience morale, cette faculté qui juge les maximes par rapport à leur possibilité d’universalité, à leur «universalité», garantit à l’homme sa dignité et mérite, quand elle s’incarne dans la loi absolue, le respect; le reste n’est, dans le meilleur des cas, qu’utile à l’être indigent.

On a souvent fait reproche aux tenants d’une telle morale pure , morale de la seule pureté des intentions, d’être tombés dans un formalisme vide, d’être d’un rigorisme qui exclut du domaine moral toute sensibilité, tout sentiment, toute spontanéité. Il ne semble pas que ces critiques soient fondées: une morale qui, formelle, n’impose à la conscience aucune valeur «matériale», terrestre ou sur-naturelle, peut au contraire être considérée comme la condition de toute créativité et de toute spontanéité, justement parce que toutes les règles et n’importe quelles valeurs sont admises, à seule condition d’être réconciliables avec l’existence d’une communauté d’être libres et raisonnables. En ce qui concerne le rigorisme – Kant lui-même a reconnu que le terme s’applique à sa théorie morale –, il est en effet évident: chaque maxime doit être soumise au jugement de la conscience morale; mais cela n’implique pas que l’homme doive, qu’il puisse seulement agir pour des motifs tirés de la pure morale: au contraire, la maxime, la bonne non moins que la mauvaise, vient de l’être fini et n’est pas concevable autrement. Ce que cette morale refuse, c’est que le devoir soit fondé sur autre chose que la conscience de la loi, loi qui par elle-même et toute seule ne prescrit rien que la conformité de la maxime, plus précisément ne prescrit en fait rien; elle rejette les maximes contraires à l’idée d’une législation pour des êtres libres et raisonnables. Toute invocation de sentiments, pour nobles qu’ils soient, toute prétention à une inspiration, se dirait-elle d’origine divine, renvoie à un contenu qui ne possède pas en soi une signification morale, et le sentiment ne sera vraiment noble, l’inspiration ne sera vraiment divine qu’à cette condition: c’est la morale qui justifie le sentiment et la religion, non l’inverse, et les soumet à un jugement qui ne serait rien s’il n’était pas rigoureux.

Au départ de cette pensée se trouve ainsi la volonté de l’individu d’être en paix avec lui-même, de réaliser l’accord entre sa conscience morale et sa nature sensible: citoyen de deux mondes, celui de l’expérience sensible par rapport auquel il se trouve en situation de dépendance, et celui de la pure pensée, de la réalité absolue d’une loi qui dépasse toute expérience, il veut et peut se juger du point de vue de l’universel dans son existence d’être biologique, biographique, historique et soumettre l’animalité en lui à ce qui l’habite d’absolu et de liberté infinie; mais il n’en reste pas moins que la liberté ne peut juger que ce qui vient de l’être indigent: un être qui se suffirait n’agirait pas et n’aurait pas de décision à prendre. Bien plus, cette communauté d’êtres libres et raisonnables vers laquelle le dirige l’impératif catégorique est et reste celle d’être finis qui cherchent la satisfaction de leurs besoins et désirs: lui-même en fait partie au même titre qu’eux; toute morale est morale des relations humaines. On aurait évité nombre d’interprétations erronées de la morale kantienne si l’on n’avait pas confondu l’exigence d’un fondement de toute morale possible avec celle d’une morale concrète. Les deux tâches sont loin d’être inconciliables, mais elles ne sont pas identiques: le fondement consiste dans l’analyse du concept même de devoir, de l’obligation dans laquelle l’individu indigent, raisonnable et libre s’engage devant lui-même; une morale concrète l’engage, mais seulement à partir du fondement premier, envers les autres considérés non plus comme consciences pures, mais comme consciences incarnées dans des êtres indigents.

C’est sous cet aspect seulement qu’il apparaît insuffisant de respecter l’humanité des hommes et de les considérer comme des êtres libres. Ils le sont, mais ils sont également finis, exposés au besoin, obligés de compter sur autrui pour se procurer les satisfactions auxquelles leur nature besogneuse (pleine de besoins et de besognes) leur donne droit: il n’est pas concevable que ce qui est le souci de tout homme n’ait aucune possibilité de trouver une réponse. La théologie morale que développe Kant à partir de là (l’existence d’un Dieu, l’immortalité de l’âme, le règne de la grâce) ne fonde pas la morale, mais la métaphysique; quant à la morale elle-même, elle ne tire de la thèse qu’une nouvelle formulation de l’impératif catégorique: il faut chercher sa propre dignité, sa propre valeur morale, mais contribuer en même temps au bonheur de tout autre. La morale d’autrui, la pureté de sa volonté d’universalité ne me regarde pas, elle ne serait pas valeur de l’autre si elle venait de moi; son bonheur (que lui-même ne doit chercher que dans les limites que lui prescrit la loi morale) est aussi mon affaire, puisque tous deux nous sommes sous la même pression du besoin et que, tous deux, nous ne pouvons pas ne pas chercher la satisfaction. Le fondement de toute morale possible (qui puisse se justifier comme morale d’une volonté libre qui se veut universelle) avait pour critère le concept de la possibilité d’une société humaine; le concept de l’homme comme être nécessiteux permet le passage à une morale concrète, dans un monde où chacun a besoin de tous et tous de chacun, le passage à une théorie des devoirs de l’homme empirique envers lui-même et envers ses congénères, des vertus et des vices, des droits et des obligations qui découlent de l’idéal d’une société vraie, société qui fait tout pour éliminer la violence entre les hommes et ne l’emploie que contre les violents qui ne se soumettent pas à une loi concrète capable d’affronter le tribunal souverain de la liberté raisonnable.

Formalisme et rigorisme ne s’opposent donc pas au développement d’une morale concrète, morale des valeurs «matériales», comme on a dit (Max Scheler), mais l’exigent. Ils ne les inventent pas, cependant; ils les trouvent dans le monde historique tel qu’il est, monde qui est toujours déjà civilisé, a toujours déjà éliminé à un certain degré la violence, est même parvenu au point (désigné aux yeux de Kant par la Révolution française) où consciemment l’humanité peut vouloir que le rôle de la violence, de l’oppression, du mensonge soit de plus en plus réduit: à présent, le principe de la libre universalité peut s’affirmer, toute domination intellectuelle ou morale a été ébranlée jusque dans ses fondements, une vie humaine de l’humanité tout entière peut et doit être envisagée comme fin dernière de l’action politique, et ce n’est pas un argument contre ces affirmations que de se réclamer d’une prétendue expérience qui montrerait que les hommes sont incapables de vivre libres, l’histoire ayant au contraire montré que l’homme en ce monde, que toute une nation peut se décider à la liberté.

La morale pure et les morales historiques

L’homme de la morale pure

La morale pure exige la morale concrète: aucune communauté humaine n’est pensable qui n’ait sa morale, bonne ou mauvaise, justifiée devant la raison ou non. Ce que la morale pure est capable de faire, c’est de condamner telle morale donnée qui a pour fond le mensonge, la transformation d’êtres humains en instruments, la violence. Elle ne dit jamais ce qui doit être, elle se contente de rejeter ce qui est et ne devrait pas exister. Sans doute reconnaît-elle que le monde historique a sa propre légalité qui dépend des situations, des conditions extérieures sous lesquelles vit tel groupe, de l’évolution intellectuelle, des goûts, des manières, d’innombrables facteurs qui, en ce qu’ils ont de spécifique, ne se déduisent pas du concept de la liberté raisonnable, ce concept exigeant seulement qu’il y ait communauté réglée (non violente).

Du coup, les problèmes auxquels avait essayé de répondre la morale objective renaissent: ce n’est qu’objectivement, et non à partir du seul principe de la liberté raisonnable, de la raison libre, que peut se comprendre une société, voire la société; ne serait-ce que pour la simple raison que l’individu, tel qu’il apparaît au niveau de la société, reste violence, violence peut-être dominée par lui-même ou par la communauté, mais omniprésente comme possibilité et danger. Il faut savoir ce que présuppose d’objectivement nécessaire toute société. Bien plus, comme le discours du représentant de la morale pure s’adresse à une société donnée à un moment déterminée et que, tout en se voulant vrai, ce discours veut contribuer à la naissance d’un monde plus moral, il faut connaître cette société objectivement. La morale pure informe le monde, doit lui donner sa forme; mais c’est ce monde-ci, non un monde quelconque, ce sont ces hommes-ci, indigents, désireux de bonheur, pleins de pulsions, sinon déraisonnables à tout le moins a-raisonnables, qu’elle veut éduquer à la liberté – ces hommes-ci, non l’homme éternellement indigent et passionné, mais des hommes qui ont des désirs, des passions, des besoins qu’ils considèrent comme naturels, qui auraient paru exorbitants ou inconcevables à leurs ancêtres, auxquels ils réagissent, non par le travail, mais par telle manière de travailler, non par la violence et la révolte, mais par cette violence caractéristique de leur état, par cette révolte-ci contre ces conditions présentes et qui n’ont pas toujours été présentes, n’ont peut-être même pas été considérées comme des conditions modifiables. Il est vrai qu’il faut un ordre, qu’il y ait ou non l’institution du dépôt, il est vrai que, là où l’institution existe, personne ne peut vouloir la maintenir en péchant contre la bonne foi qui le rend possible. Mais il n’est pas négligeable que l’institution existe ou non; et la morale pure, qui est morale de la pureté, ne parvient pas à prendre en considération la différence. Il existe des différences, des changements se produisent: si en leur totalité ces différences et ces événements étaient rejetés comme appartenant au domaine de l’accidentel, la morale pure, ou plus exactement l’homme de cette morale, ne saurait plus s’orienter dans le monde dans lequel, tout en se voulant conscience pure, il continue de vivre et qui est le lieu de cette vie.

Si ces observations forment une instance contre la morale pure, elles ne le font pas en la réfutant, mais en en montrant l’insuffisance. Après son apparition, il est devenu impossible (logiquement impossible) de revenir à une morale objectiviste naïve: l’autonomie du domaine a été établie – et encore ceux qui se contentent de l’étude analytique du discours moral reconnaissent-ils que sa logique n’est pas celle des sciences des faits ou des sciences du type mathématique (tout en présupposant, explicitement ou non, que cette logique développe, en les rendant clairs et cohérents, les jugements moraux de telle société, d’ordinaire celle de l’auteur, pour lequel ces réactions sont «normales»). Même quand on essaie d’éliminer la question d’une morale (formellement) absolue, un doit et un ne doit pas subsistent irréductiblement et forment nécessairement le fondement de la morale. Si ici, comme souvent, le nécessaire n’est pas suffisant, il n’ensuit pas qu’il devienne superflu. Le critère est valide sans restriction; la question est de savoir comment il s’applique, et il semble qu’il ne puisse pas le faire si le monde dans et sur lequel il doit influer se présente comme moralement insensé, non structuré, absurde, pur fait à constater.

Du point de vue de la morale pure, du fondement de toute morale moralement possible, il apparaît ainsi que la façon de voir des morales objectivistes, pas plus que celle, objectivante, des sciences des morales, ne peut être refusée sans que la morale pure devienne vraiment vide. Cette morale avait elle-même exigé le passage du principe à l’application; elle postule ainsi qu’une telle application soit possible: c’est qu’elle avait renvoyé à une société d’êtres libres, certes, mais en même temps conditionnés. Il est vrai qu’elle ne parle d’abord et inconditionnellement qu’à l’individu raisonnable et libre, à celui qui se veut raisonnable et libre: l’homme moral ne s’occupe pas de la moralité d’autrui, mais de la sienne propre; or il ne peut s’occuper de sa moralité que pour autant qu’il vise une société d’êtres finis et d’une valeur absolue, et sa maxime est inévitablement sociale (ou, si elle est injustifiable, contraire à la possibilité d’une société et donc jugée par rapport à elle); la question est de savoir ce qui fait d’un groupe humain une société organisée et quelles sont les conditions requises pour qu’elle puisse fonctionner et durer. En d’autres termes, une règle déduite de la nature objective de la société est indispensable à celui qui veut agir moralement dans ce monde.

Les philosophies de l’histoire des morales

La solution a été cherchée sur des voies divergentes, qui cependant toutes contiennent, soit explicitement, soit implicitement, une philosophie de l’histoire des sociétés humaines. On considère l’individu et tous les individus comme moralement déchus, formant par conséquent des sociétés injustes; le salut, regardé comme hors d’atteinte pour les hommes dépravés ou comme à leur portée (Rousseau d’un côté, Kant de l’autre), consisterait (ou consiste) dans une éducation à la liberté raisonnable: il faut en appeler à la raison dans l’homme (Kant) ou il faut que la société juste «force les hommes à être libres» en les soumettant à la volonté générale, volonté d’universalité qui, étant raison, est toujours droite (Rousseau). On peut, au contraire, s’adresser, non à la raison dans l’homme, mais à son indigence, et l’homme apparaît alors comme être intéressé, tout entier à la recherche de ses intérêts: la société est l’organisation qui permet aux êtres humains, faibles individuellement, les plus forts de tous une fois associés, de poursuivre leurs buts, mais à condition que leur association fonctionne, et elle ne pourra le faire que si tous ses membres y trouvent leur avantage et cette sécurité sans laquelle aucun avantage ne serait vraiment acquis; la violence de ces êtres naturellement violents dans leurs désirs de richesse et de gloire doit être soumise par eux-mêmes et le sera dès qu’ils auront compris leur vrai intérêt, cet intérêt des intérêts qui veut que chacun se soumette afin que personne ne soit soumis par les autres; mieux vaut une puissance absolue qu’une indépendance qui se détruirait elle-même (ainsi Hobbes et, avec une insistance moindre sur la violence potentielle, Bentham et l’école utilitariste). Les morales qui découlent de ces deux conceptions de l’homme paraissent s’opposer, et elles le font par une différence d’accent: pour l’une, l’homme est essentiellement raison, quoique déchue; pour l’autre, il est essentiellement intéressé, quoique capable de dépasser ses désirs immédiats; cela n’empêche pas que, toutes deux, elles aboutissent aux mêmes règles de conduite, invoquant seulement des motivations différentes: pour l’une comme pour l’autre, le bien consiste dans la création et la préservation d’une société, soit juste en soi, soit considérée comme juste (au sens d’acceptable). Il ne serait pas absurde de parler d’un utilitarisme de Rousseau et de Kant, d’un rationalisme de Hobbes et de Bentham.

Cependant, l’utilitarisme au sens étroit souligne un concept qui deviendra de la plus grande importance: il ne parle pas de liberté à la façon de Rousseau et de Kant, il s’en tient à celui de satisfaction (quoiqu’il le désigne plutôt qu’il ne le met au centre de ses analyses). Il découvre ainsi que les hommes ne cherchent pas la liberté pour elle-même (comme possibilité d’agir à leur guise, selon la raison ou selon le désir), qu’ils ne parlent de liberté que s’ils sont mécontents de l’état de choses et de la condition qui leur est faite, d’une société qui n’est pas telle que ses membres (ou une partie importante parmi eux) ne soient pas poussés à un désespoir qui leur ferait préférer la violence (la révolte) à la survie de cette communauté telle qu’elle se présente à leurs yeux.

Ce qui avait été évident pour la morale de Platon et d’Aristote et qui était sous-jacent dans les sciences des morales (où cela n’avait été clairement posé que par Max Weber) réapparaît ainsi de nouveau: sauf pour l’individu qui est prêt à sortir du monde humain pour vivre en dieu ou en bête, un lien que rien ne saurait rompre existe entre morale et politique. Cela signifie qu’en même temps un lien de force égale joint la morale à l’histoire: la morale, pour autant qu’elle n’est pas un discours purement théorique sur la logique, transcendantale ou autre, du discours moral, existe dans le monde tel qu’il est – tel qu’il est à tel moment. La morale est historique, celle des Grecs n’est pas celle des Français du XXe siècle, celle de l’islam n’est pas celle de la tradition hindouiste, celle du fidèle du libéralisme capitaliste n’est pas celle d’hommes vivant dans l’ordre du communisme primitif (si une telle forme a réellement existé) ou moderne. Et, ce qui peut paraître scandaleux, la thèse s’applique tout autant qu’aux autres à la morale de la conscience pure et du devoir (négatif) absolu; elle est née à un moment donné, que l’on peut préciser dans certaines limites, dans un milieu que l’on peut étudier, sous des conditions économiques qui ne sont pas indécelables: la morale est partout où existent des groupes humains, son principe formel est d’une validité philosophique intemporelle, mais ce principe apparaît à côté ou après d’autres principes d’ordre matérial et doit être compris, en ce qui concerne son apparition, à partir de sa position dans l’histoire.

L’idée d’une philosophie de l’histoire des morales comme partie d’une philosophie de l’histoire universelle a souvent attiré l’intérêt des philosophes. Il suffit de mentionner, en laissant de côté les conceptions métaphysico-religieuses qui ne cherchent pas mais révèlent une vérité concrète et absolue sans justifier leur appel à une révélation, des penseurs comme Vico, Herder, Auguste Comte. Ce n’est cependant qu’avec Hegel que le problème est saisi dans toute son étendue et toute sa difficulté. Ce qu’il faut admettre – nous ne présentons pas la pensée de Hegel à sa manière et en ses termes –, c’est qu’un vrai intemporel existe, mais dans le temps (pour en donner une illustration tirée d’un autre domaine: le théorème de Pythagore a été découvert après être resté inconnu de l’humanité entière; il n’en est pas moins toujours vrai en ce sens que, chaque fois que des hommes développeront une géométrie «euclidienne», on le retrouvera). Le principe de la morale pure est le principe de toute morale qui se veut justifiée, qui veut se justifier devant elle-même, et toute réflexion sur le fondement de la morale (des morales) y aboutit inévitablement, mais seulement quand la question du fondement est posée; or, elle n’est pas présente n’importe quand et n’importe où; elle ne l’est pas, en particulier, là où la certitude morale règne et où donc n’existe pas cette insécurité qui conduit à la question. Elle se présente aux périodes de malheur moral, quand, comme on dit si justement, tout est remis en question, non dans le domaine des faits, mais dans celui où se prennent les décisions et s’effectuent les choix entre les maximes et les actions possibles.

Une morale concrète n’est pas créée, mais elle doit être justifiée selon le principe de toute justification possible, celui de l’universalité (de l’«universabilité» des maximes qui inspirent les actes). Mais pour qu’elle exige une telle justification, il faut que l’humanité soit d’abord au point de comprendre ce qu’est l’universalité, ce qu’est l’homme comme être conditionné, mais aussi libre et raisonnable; il faut ensuite que l’exigence d’universalité, de raison, de liberté ne reste pas simple exigence d’individus «en avance sur leur temps»: ils se rencontrent, ce sont des précurseurs, mais ils ne jouent ce rôle qu’après coup, ils ne deviennent précurseurs que lorsque les vrais coureurs sont entrés en scène, lorsque ce qui chez eux était un idéal ou une utopie est devenu programme d’action. La morale de la liberté raisonnable sera accessible et acceptable aux hommes d’une époque et aura un sens pour eux quand la liberté de la conscience et la satisfaction du désir sont des exigences qui ont déjà, quoique obscurément, agi, de telle façon que le désir ne soit plus animal et violent, mais désir formé, éduqué par un universel qui est entré dans le monde et n’est plus pure négativité qui pense pouvoir tout nier parce qu’elle peut prononcer son non devant chaque donné, oubliant qu’elle ne peut pas nier cette totalité du donné dont elle fait partie – à moins qu’elle ne choisisse la mort.

Une société d’hommes libres, raisonnables, assurés de trouver la satisfaction de ces besoins que, à leur place dans l’histoire, ils considèrent comme «naturels» peut être morale (et peut penser le principe de toute morale), puisqu’elle seule épargne à l’individu l’insupportable déchirement entre l’aspiration à la dignité dans – et par – la liberté et celle au contentement d’exigences appelées matérielles, mais qui expriment une exigence morale, étant donné que c’est une perte de dignité que d’être privé de ce qui est à la disposition des autres, d’être traité en inférieur et, à la limite, en instrument et objet. Le principe de l’universalité est en effet action dans le monde moderne: il ne serait pas pensé comme principe s’il en était autrement. Mais son action a été d’abord action inconsciente, laquelle action, pour nous qui, grâce à elle, pouvons penser le principe, y tendait, mais n’en procédait pas comme d’un idéal clairement conçu et à réaliser systématiquement; le travail rationnel et socialisé, l’organisation de ce travail, les techniques et les sciences correspondantes sont les conditions indispensables d’une morale de la liberté raisonnable dans ce monde. Ces conditions, prises en elles-mêmes, ne sont ni morales ni immorales, et leur étude ne révèle que des liens entre une fin en soi a-morale (le maximum de production avec le minimum de peine humaine) et les moyens (techniques et d’organisation); mais c’est par la rationalité du calcul objectif que l’individu est civilisé, éduqué à dominer ses pulsions et ses passions, à se soumettre librement à une nécessité qu’il comprend comme telle, quoiqu’elle ne soit que condition de morale.

L’individu et la société

L’individu ainsi socialisé, amené à se comprendre comme exigence radicale de liberté et de dignité, ne l’est cependant pas entièrement: sa conscience peut toujours dire non à l’état de choses existant, elle peut toujours exiger davantage ou autre chose; il peut même refuser ce monde présent sans dire, sans savoir ce qu’il désire positivement. Mais si sa conviction, celle d’un être libre, n’est soumise à aucune instance extérieure, ses actes le restent, et précisément selon le principe de la morale absolue telle qu’elle s’est incarnée dans des institutions et des règles que son époque regarde comme fondamentales: il peut refuser ce monde et se refuser à lui, il n’en continuera pas moins de vivre en lui et par lui, fût-ce de ses rebuts, et ce monde se dressera contre lui dès qu’il verra un danger en lui et en ses congénères. Il pourra exiger un monde plus juste; son exigence n’agira qu’à condition qu’il réussisse à la traduire en propositions concrètes, accessibles et acceptables pour ses contemporains. Il a le droit d’exiger que ce monde lui soit compréhensible, mais non qu’il soit plaisant pour des sentiments irréfléchis et qu’il qualifie, lui, de moraux: les décisions héroïques, les tragédies, les vertus extraordinaires n’ont pas leur place dans ce monde aussi longtemps qu’il n’est pas «hors de ses gonds», que la violence ne s’est pas déchaînée sous forme de guerre et de révolte (raisonnablement justifiées ou non); une seule vertu suffit à la vie normale (selon les normes), celle que l’Antiquité aurait appelée justice jointe à la maîtrise de soi et que la modernité pourrait désigner comme probité, l’accomplissement des tâches qui sont celles de l’individu à sa place dans la société. On peut se demander si elle ne suffit pas également dans les situations extraordinaires et si celui qu’on appelle héros ne reçoit pas ce titre par la grâce de ceux qui ne font pas tout leur devoir.

Il n’en découle pas qu’il n’y ait pas de progrès moral de l’individu en son individualité. Membre de la société à sa place et avec les devoirs d’état qui y correspondent, il reste individu et en relation avec d’autres individus par son individualité et la leur. Qu’il perfectionne ses dons naturels – et non seulement pour mieux remplir ses tâches objectivement fixées –, qu’il progresse dans tout ce qui contribue à son et à leur enrichissement intellectuel et de sensibilité («esthétique»), tout cela, loin d’être interdit par la morale, est prescrit par elle: la société n’est pas seulement communauté de travail et au travail, elle est aussi le cadre dans lequel se nouent et se perfectionnent, ou se défont, ces liens entre les personnes sans lesquels l’existence ne serait plus que de pur calcul et – n’étant que cela – insensée, insupportable, productrice du vide et de l’ennui, d’un état dans lequel la violence, non quoique insensée, mais parce que insensée du point de vue du simple calcul, apparaîtrait comme la seule réponse à l’absurdité devenue institution, la seule révolte contre la non-morale de conditions techniquement parfaites, mais dans lesquelles l’individu n’est qu’instrument et où il ne trouve même plus contre qui se révolter. La vie en dehors de la société, contre la société, devient alors la réaction à une existence qui correspond à certains besoins, mais non à ceux que précisément une société riche fait apparaître comme à la portée de tous et en même temps comme refusés à chacun, parce que tous ne sont que des producteurs de biens qui ne sont pour l’individu que les conditions nécessaires d’une vie sensée, mais non le sens de cette vie – sens qu’il doit chercher et trouver lui-même, dans le cadre social, il est vrai, mais non au moyen de ce seul cadre.

Le principe de la liberté raisonnable de l’homme formé à la raison exige ainsi de donner un complément à l’utilitarisme. Aussi loin qu’elle porte, la thèse de celui-ci est juste; et, dans ces limites, il n’y a guère de philosophie de la morale qui ne l’ait admise plus ou moins explicitement. Elle peut fonder une législation cohérente et efficace, mais elle le fera sur le fond d’une morale historiquement déterminée, naïvement et sans en saisir la particularité: pour se présenter comme universel, l’utilitarisme, dans ses formes radicales (chez Bentham, par exemple), ne reconnaît que le critère du plaisir qu’il soumet à un calcul, d’ailleurs impossible à effectuer concrètement, et ne peut alors plus faire entrer en ligne de compte la différence de valeur entre les plaisirs d’un Socrate et ceux d’un joueur de trictrac; il y a là une faiblesse que certains parmi les utilitaristes (John Stuart Mill, en particulier) ont reconnue, mais sans la résoudre dans la fidélité au principe. Quand bien même la législation parviendrait à défendre efficacement l’existence d’une société, le mépris de l’individu libre, raisonnable et qui veut une existence pour lui sensée pourrait toujours la rendre détestable, soit qu’elle pèche contre le principe de l’universalité (législation et morale nationales-socialistes, par exemple), soit qu’elle interdise à l’individu, même dans le cadre de la légalité, d’agir et de parler selon la conviction de sa conscience et d’avoir des valeurs ne relevant pas du calcul social (du maximum de plaisir).

Les mouvements de réforme et les mouvements révolutionnaires qui se présentent comme universellement valables pour les sociétés modernes (et pour les autres, qu’ils prétendent être à même d’élever au niveau technique et social de notre temps) paraissent au premier regard nier le principe de l’universalité morale (universalité de la morale) et insister, au contraire, sur ce que leur morale a de particulier, morale d’opprimés en lutte, violente ou non, contre l’oppression et l’exploitation de l’homme par l’homme, de tel groupe (classe, peuple) par tel autre. La vertu reconnue est celle du guerrier qui subordonne toute autre considération à la poursuite de la victoire et qui n’a pas de dignité autre que celle du lutteur conscient de la valeur exclusive de sa cause, sans convictions personnelles qui pourraient le détourner de la vraie tâche historique et faire de lui, souvent malgré lui, un traître «objectif». En vérité, cette lutte se veut lutte justifiée; elle doit conduire à la réalisation d’une idée de liberté qui, sous les conditions données, n’est encore que pure affirmation idéologique et déguisement sous lequel l’intérêt du groupe dominateur se cache, l’idée de liberté se présentant aux victimes comme réalisée par des institutions prétendues éternellement nécessaires, pour la défense des intérêts en cause: le principe de l’universalité, de la valeur infinie de l’individu raisonnable y est affirmé, mais il n’est qu’affirmé. Le mérite de la classe dominante a été de constituer un monde dans lequel cette affirmation a pu naître, d’avoir rendu possible son apparition historique, inconcevable sous le règne de structures antérieures qui ignoraient la rationalité inhumaine, mais éducatrice, de la société moderne. À présent se dressent contre la violence et la ruse institutionnalisées la violence et la réforme conscientes, qui doivent faire descendre du ciel des idées sur la terre des hommes la justice, la liberté, le droit de chacun de vivre pleinement une vie pour lui sensée, afin que personne ne soit plus pur instrument entre les mains d’autrui ou d’un pouvoir insaisissable (pur instrument: comme Kant l’avait déjà vu, l’indigence de l’homme veut que chacun soit aussi au service des hommes). La morale de la lutte ne vaut ainsi que pour le temps de la lutte et doit se rendre superflue en atteignant la vraie universalité; elle ne vaut même pas, pourrait-on ajouter, à l’intérieur d’un groupe qui croit avoir sinon atteint, du moins approché le but final: la vertu de ses membres sera cette probité qui veut que chacun à sa place accomplisse les devoirs qui découlent pour lui de la structure de la société, mais pour pouvoir vivre une vie qui soit la sienne. La morale de la lutte veut qu’une morale en soi éternelle domine dans le temps historique; le but et, par conséquent, le principe et le fondement sont de l’ordre de l’impératif catégorique (ce qui est visible, pour ne citer que cet exemple, jusque dans la terminologie kantienne de Marx, quoique cela ne soit pas toujours vu, d’une part, parce que l’on discerne dans tout mouvement de réforme fondamentale et toute révolution un éclatement de violence déguisée ou pure, de l’autre, parce que l’on craint d’émousser la décision des adhérents en détournant leur attention des nécessités immédiates de la lutte).

Quand il s’agit d’application (programmes, tactiques), les différences et divergences, allant parfois jusqu’à la lutte ouverte et toujours jusqu’à la compétition (par la propagande), sont d’autant plus nombreuses et profondes que les partis et leurs chefs n’ont pas toujours une conscience très claire du critère dernier auquel ils font pourtant appel. Différences métaphysiques: la recherche d’un fondement religieux est-elle indispensable? est-elle au contraire nuisible? Différences tactiques: la violence est-elle partout indispensable? peut-elle, au contraire, dans certaines situations rendre la victoire aléatoire, voire impossible? une tyrannie des anciens opprimés sur les anciens oppresseurs s’impose-t-elle partout comme seul moyen de passer à une société juste? Différences au niveau des questions d’organisation: faut-il faire confiance aux membres de la société libérée ou en progrès vers sa libération? faut-il réaliser d’abord une société purement rationnelle et, pour produire une richesse plus grande, concentrer le pouvoir social entre les mains d’hommes qualifiés? l’emploi des méthodes dépend-il de la nature des sociétés particulières? Les conséquences seront de la plus grande importance sur le plan de la politique et de la forme que cette politique – agissant nécessairement sur l’esprit, les mœurs, les traditions – donne à la morale concrète du groupe; en ce qui concerne le but ultime visé, donc le principe fondamental de l’action humaine en tant qu’elle est bonne ou mauvaise, une telle importance n’existe que dans la mesure où les décisions politiques rendent plus ou moins difficiles l’accès à la conscience de ce principe. La preuve en est que ces discussions se situent régulièrement sur le plan technique-tactique, celui de moyens justifiés seulement par rapport à une fin. On peut ajouter que dans les sociétés où la discussion sur les fins et les moyens peut se poursuivre ouvertement (où donc aucune morale concrète n’est imposée au-delà du devoir de probité), les adversaires, autant que les partisans, de réformes fondamentales invoquent le même principe, quoique les premiers nient parfois qu’il soit applicable dans le présent ou dans un avenir prévisible. Ils sortent des limites tracées par le principe, seulement s’ils se rabattent sur une morale consciemment anti-universaliste: certaines morales religieuses ou racistes ne reconnaissent pas comme êtres humains au sens plein du terme ceux qui n’adhèrent pas aux mêmes dogmes ou ne font pas partie du même groupe biologique réel ou postulé. (Il en faut distinguer l’«ethnocentrisme», concept servant à une autocritique de l’universalisme, mais à partir de ses concepts: on voit dans son propre principe d’universalité une particularité historique du monde moderne, en quoi l’on a raison, oubliant toutefois qu’une thèse peut être vraie sans pour autant être connue ou reconnue par tout le monde.)

Le but est désigné par l’idée d’une vie raisonnable et libre, mais libre d’une liberté positive en vue d’un sens vécu. La morale de l’individu trouve, certes, ses limites dans la morale (ou dans la possibilité de moralisation) du groupe, mais elle reste libre dans ces limites: une sphère de vie privée, personnelle, est reconnue par la morale de l’universalité, sans qu’elle lui assigne un contenu. C’est dans les relations entre personnes que se montre ce qu’on appelle la valeur de l’individu, compréhensif envers autrui, créateur de ce qui apporte un contenu à la vie du créateur et à celle de ceux qui s’y reconnaissent ou qui s’orientent à l’aide de la façon de vivre et de voir qui leur est ainsi proposée: le désintéressement, la capacité d’acquérir et de garder des amis qui ne soient pas de simples relations d’affaires, l’intelligence pratique qui permet de découvrir des solutions aux problèmes de la vie personnelle ou de famille, etc. – toutes «vertus» qui présupposent, en même temps qu’elles la produisent, une finesse, une sensibilité quasi artistique dans laquelle interviennent des dons de la nature ainsi que la volonté de parfaire toutes les possibilités humaines en sa propre personne et pour le cercle, d’étendue indéterminée, de ceux avec lesquels on vit (et avec lesquels on ne collabore pas exclusivement dans le processus du travail social). En termes d’école, on dirait que l’on atteint ici le point de jonction entre la vie morale et la vie esthétique: il existe un art de vivre qui n’est pas celui du jouisseur sensuel, parce que la sensualité même se soumet à la sensibilité. On parle de «moralisme» au sens péjoratif là où la loi morale ne se contente pas de former la sensibilité, mais prétend l’éliminer de la conduite de la vie personnelle: la morale de l’universalité dans la liberté raisonnable est d’une validité absolue, elle n’est pas exhaustive et elle l’affirme elle-même quand elle se comprend. Ce que l’école sépare, ce sont les branches d’un seul et même arbre qui ne vivraient pas si elles étaient détachées de lui et séparées autrement que par voie d’abstraction: un homme qui ne serait que moral, esclave d’une loi qu’il ne fait pas vivre en lui, ne serait pas moral.

La discussion au sujet de la morale continue et continuera aussi longtemps que les hommes auront des intérêts et réfléchiront, en situation de doute, sur ceux-ci.

Une conception philosophique assigne à la morale la tâche et la capacité de développer des règles (valeurs) universelles, ces règles ne seraient-elles que formelles; une autre dénie à la philosophie la possibilité d’aboutir à de telles règles et ne lui impose par conséquent aucune obligation correspondante. D’un côté, on désire donner un fondement absolu à une morale qu’on considère comme autonome par rapport aux faits; de l’autre, on s’attache à une description scientifique (d’analyse factorielle descriptive, en particulier évolutionniste-biologique, sociologique, ou psychologique) des phénomènes moraux observés, et l’on refuse à la philosophie le droit et la possibilité d’intervenir, sauf pour des questions de méthode; ou l’on limite le travail philosophique à l’analyse logique des jugements et systèmes de jugements tels que ceux-ci se présentent dans le langage moral ordinaire, en essayant d’éliminer de ce langage ses ambiguïtés et ses contradictions cachées.

Une autre dimension de la discussion apparaît là où la morale de l’universalité est comprise comme morale concrètement universelle, valable partout et toujours, à quoi s’oppose une conception de toute morale concrète comme historique, historiquement particularisée. Il ne s’agit probablement pas d’une contradiction logiquement irréductible, mais les divergences d’attitude sont considérables par suite de la différence entre accents portant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ces aspects. Ce n’est que dans des cas extrêmes (certaines morales théocratiques, racistes, primitives) que la possibilité de l’universalité morale est catégoriquement rejetée, voire n’est ni prise en considération ni entrevue.

D’un autre point de vue, toute morale peut être présentée comme celle de l’individu à la recherche de son bonheur, lequel bonheur, à moins qu’il ne soit découvert dans la solitude totale et dans le renoncement à toute relation humaine (morales d’une vie érémitique, de la mort au monde), est par la suite regardé comme réalisable seulement dans une communauté raisonnable, juste et efficace. Elle peut au contraire être présentée comme le système des règles de telle communauté ou de toute communauté, comme le fondement sur lequel repose toute individualité vraiment humaine et, en particulier, la possibilité de résoudre les questions morales. Ici encore, les deux façons de voir, nullement inconciliables, divergent selon l’ordre d’urgence dans lequel elles placent les tâches du sujet et de l’éducateur moral (et à la morale). On pourrait les désigner comme morales militantes (collectivistes) et morales du perfectionnement de l’individu dans le présent (morales individualistes). À la limite, on trouve deux types: l’un refuse toute morale de groupe et prône comme valeur unique la création d’un individu dépassant radicalement la masse amorphe, inauthentique, qui vit selon des règles inspirées par la crainte d’une sainte violence, de tout ce qui est supérieur (Nietzsche); l’autre ne voit le salut de l’humanité ou du groupe que dans la subordination à un législateur quasi divin par sa fonction, non par une supériorité telle qu’elle est envisagée par les représentants de la morale du surhomme: il suffit qu’il y ait un maître (Hobbes et, en un sens tout autre, Rousseau). Les premiers fondent leur doctrine sur le sentiment, les autres sur le calcul: le vécu et la passion contre la rationalité.

Le débat est d’autant plus difficile à clarifier que non seulement ces différentes perspectives et questions ne sont pas toujours suffisamment distinguées, mais surtout par le fait que nulle part ne sont plus fréquentes les déclarations péremptoires qui proposent des évidences incontestables aux yeux de leurs auteurs et au-dessus de toute discussion, conduisant ainsi, en principe sinon en fait, à une décision par la violence. Il s’y ajoute que dans le monde moderne, qui est celui du problème moral et de la morale devenue problématique, des éléments de systèmes plus anciens («dogmatiques») subsistent et influent sur la conscience (et l’inconscient) des individus.

morale [ mɔral ] n. f.
• 1637; 1530 les Moralles, titre d'un « traité »; de moral
I
1Science du bien et du mal; théorie de l'action humaine en tant qu'elle est soumise au devoir et a pour but le bien. éthique. Traité de morale. « La morale est la science des lois naturelles » (Diderot). « La Morale est la science des fins, [...] la science de l'ordre idéal de la vie » (F. Rauh).
Doctrine morale. Morale du devoir, de l'obligation ( déontologie) . Morale kantienne, platonicienne, stoïcienne. Morale hédoniste, épicurienne. Morale chrétienne.
2Ensemble des règles de conduite considérées comme bonnes de façon absolue. éthique; 2. bien, valeur. Principes, leçons de morale. Conforme à la morale. 1. bien, 1. bon, moral.
3Ensemble de règles de conduite découlant d'une conception de la morale. Se donner une morale. Morale sévère, rigoureuse. rigorisme. Morale d'ascète. ascétisme. Les jansénistes reprochaient aux jésuites une morale relâchée ( laxisme) . Fam. Jolie morale ! mentalité. Morale et recherche scientifique. bioéthique.
II(1680 « sermon »)
1Injonction, leçon de morale portant sur un point particulier. Faire la morale à qqn. réprimande; sermonner.
2Courte pièce ou conclusion en forme de leçon de morale. apologue, maxime, moralité. La morale d'une fable.
Précepte, enseignement moral qu'on peut tirer d'une histoire, d'un événement. La morale de cette histoire, que l'on peut tirer de cette histoire, c'est... moralité.
⊗ CONTR. Immoralité, 3. mal.

morale nom féminin (de moral 1) Ensemble de règles de conduite, considérées comme bonnes de façon absolue ou découlant d'une certaine conception de la vie : Obéir à une morale rigide. Science du bien et du mal, théorie des comportements humains, en tant qu'ils sont régis par des principes éthiques. Enseignement qui se dégage de quelque chose, conduite que l'événement ou le récit invite à tenir : La morale de l'histoire. Conclusion, en forme de morale, d'une fable, d'un récit. ● morale (citations) nom féminin (de moral 1) Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé, absolument ; car noblesse oblige. Lettres sur la philosophie de Kant Flammarion Simone de Beauvoir Paris 1908-Paris 1986 Sans échec, pas de morale. Pour une morale de l'ambiguïté Gallimard Henry Becque Paris 1837-Paris 1899 La morale est peut-être la forme la plus cruelle de la méchanceté. Notes d'album G. Crès Henri Bergson Paris 1859-Paris 1941 La morale de l'Évangile est essentiellement celle de l'âme ouverte. Les Deux Sources de la morale et de la religion P.U.F. Jacques Boutelleau, dit Jacques Chardonne Barbezieux 1884-La Frette-sur-Seine 1968 Sans morale, il n'y a plus de vin de Bordeaux, ni de style. La morale, c'est le goût de ce qui est pur et défie le temps. L'Amour, c'est beaucoup plus que l'amour Albin Michel François René, vicomte de Chateaubriand Saint-Malo 1768-Paris 1848 La morale va au-devant de l'action ; la loi l'attend. Histoire de France Victor Cousin Paris 1792-Cannes 1867 Académie française, 1830 Il faut de la religion pour la religion, de la morale pour la morale, de l'art pour l'art. Le bien et le saint ne peuvent être la route de l'utile, ni même du beau. Cours de philosophie Commentaire La première phrase de cette citation serait à l'origine de la fameuse doctrine esthétique de l'art pour l'art. René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 Afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part. La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. […] Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées […] Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde : et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées […] Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure, et sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais […]. Discours de la méthode Charles de Gaulle Lille 1890-Colombey-les-Deux-Églises 1970 Le péché n'est pas intéressant. Il n'y a de morale que celle qui dirige l'homme vers ce qu'il porte de plus grand. Propos recueillis par André Malraux dans Les Chênes qu'on abat Gallimard André Gide Paris 1869-Paris 1951 Dès l'instant que j'eus compris que Dieu n'était pas encore mais qu'il devenait, et qu'il dépendait de chacun de nous qu'il devînt, la morale en moi fut restaurée. Journal Gallimard Remy de Gourmont Bazoches-au-Houlme, Orne, 1858-Paris 1915 La superstition est un peu plus humaine que la religion, parce qu'elle manque de morale. Pensées inédites Honoré Champion Claude Adrien Helvétius Paris 1715-Paris 1771 La morale est une science frivole si l'on ne la confond avec la politique et la législation. De l'esprit Paul Henri Thiry, baron d'Holbach Edesheim, Palatinat, 1723-Paris 1789 Si l'on consultait l'expérience au lieu du préjugé, la médecine fournirait à la morale la clef du cœur humain, et en guérissant le corps, elle serait aussi assurée de guérir l'esprit. Système de la nature Joseph Joubert Montignac, Corrèze, 1754-Villeneuve-sur-Yonne 1824 Il y a des gens qui n'ont de la morale qu'en pièce ; c'est une étoffe dont ils ne se font jamais d'habit. Pensées Julien Offray de La Mettrie Saint-Malo 1709-Berlin 1751 Toute morale est infructueuse, pour qui n'a pas la sobriété en partage. L'Homme machine André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 On ne fait pas de politique avec de la morale, mais on n'en fait pas davantage sans. L'Espoir Gallimard Napoléon Ier, empereur des Français Ajaccio 1769-Sainte-Hélène 1821 La morale publique est le complément naturel de toutes les lois : elle est à elle seule tout un code. Cité par Las Cases dans le Mémorial de Sainte-Hélène Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance de la morale, au temps d'affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures. Pensées, 67 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. Pensées, 347 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale […]. Pensées, 4 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Henri Poincaré Nancy 1854-Paris 1912 Académie française, 1908 Il ne peut pas y avoir de morale scientifique ; mais il ne peut pas non plus y avoir de science immorale. Dernières Pensées Flammarion Arthur Rimbaud Charleville 1854-Marseille 1891 La morale est la faiblesse de la cervelle. Une saison en enfer, Délires II Charles Augustin Sainte-Beuve Boulogne-sur-Mer 1804-Paris 1869 Il est un point élevé où l'art, la nature et la morale ne font qu'un et se confondent. Causeries du lundi Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné Paris 1626-Grignan 1696 La morale chrétienne est excellente à tous les maux ; mais je la veux chrétienne : elle est trop creuse et trop inutile autrement. Correspondance, à Mme de Grignan, 20 septembre 1671 Napoléon Ier, empereur des Français Ajaccio 1769-Sainte-Hélène 1821 Nulle société ne peut exister sans morale. Il n'y a pas de bonne morale sans religion. Il n'y a donc que la religion qui donne à l'État un appui ferme et durable. Allocution aux curés de Milan, 5 juin 1800 Charles Lutwidge Dodgson, dit Lewis Carroll Daresbury, Cheshire, 1832-Guildford 1898 « Tut, tut, ma petite, dit la duchesse, tout a une morale si l'on cherche bien. » « Tut, tut, child », said the Duchess. « Everything's got a moral if only you can find it. » Alice au pays des merveilles, IXmorale (expressions) nom féminin (de moral 1) Faire la morale à quelqu'un, lui adresser des reproches, des recommandations sur sa conduite. ● morale (synonymes) nom féminin (de moral 1) Ensemble de règles de conduite, considérées comme bonnes de façon...
Synonymes :
- bonnes moeurs
- honnêteté
- probité
- vertu
Science du bien et du mal, théorie des comportements humains...
Synonymes :
- éthique
Enseignement qui se dégage de quelque chose, conduite que l'événement ou...
Synonymes :
- enseignement
- instruction
Conclusion, en forme de morale, d'une fable, d'un récit.
Synonymes :
- moralité
moral, morale, moraux adjectif (latin moralis, de mores, mœurs) Qui concerne les règles de conduite pratiquées dans une société, en particulier par rapport aux concepts de bien et de mal : Réflexions morales. Qui relève de la conscience que l'on a de ce qui est bien : Avoir l'obligation morale de faire quelque chose. Qui se conduit selon les règles de comportement communément admises dans une société ; qui est conforme aux bonnes mœurs : Un auteur très moral. Un film moral. Qui est relatif à l'esprit, à l'intelligence, à la pensée : Douleur morale. Il fait preuve d'une grande force morale.moral, morale, moraux (citations) adjectif (latin moralis, de mores, mœurs) Alphonse Allais Honfleur 1854-Paris 1905 Il faut vous dire qu'à la suite d'une chute de cheval j'ai perdu tout sens moral. Silvérie Flammarion Maurice Barrès Charmes, Vosges, 1862-Neuilly-sur-Seine 1923 Ce n'est pas la raison qui nous fournit une direction morale, c'est la sensibilité. La Grande Pitié des églises de France Plon Julien Benda Paris 1867-Fontenay-aux-Roses 1956 Le propre de l'action morale est précisément de créer son objet en l'affirmant. La Trahison des clercs Grasset Isidore Ducasse, dit le comte de Lautréamont Montevideo 1846-Paris 1870 Le roman est un genre faux, parce qu'il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n'est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Poésies, I Roger Martin du Gard Neuilly-sur-Seine, 1881-Sérigny, Orne, 1958 La loi morale, c'est nous qui l'avons faite, ce n'est pas nous qui avons été faits par elle. Un taciturne Gallimard Charles-Louis Philippe Cérilly, Allier, 1874-Paris 1909 Toutes les crises morales de la littérature sont les crises morales de la bourgeoisie. In Littérature contemporaine, par G. Le Cardonnel et Ch. Velay Mercure de France Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 On devient moral dès qu'on est malheureux. À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs Gallimard Immanuel, en français Emmanuel Kant Königsberg 1724-Königsberg 1804 Le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au fond de mon cœur. Der bestirnte Himmel über mir und das moralische Gesetz in mir. Critique de la raison pratique Herbert Spencer Derby 1820-Brighton 1903 Nul ne peut être tout à fait libre tant que tous ne le sont pas ; nul ne peut être tout à fait moral tant que tous ne le sont pas ; nul ne peut être tout à fait heureux tant que tous ne le sont pas. No one can be perfectly free till all are free ; no one can be perfectly moral till all are moral ; no one can be perfectly happy till all are happy. La Statique sociale, I, 2 Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde Dublin 1854-Paris 1900 Il n'existe pas de livre moral ou immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c'est tout. There is no such thing as a moral or an immoral book. Books are well written, or badly written. That is all. Le Portrait de Dorian Gray, Préface moral, morale, moraux (expressions) adjectif (latin moralis, de mores, mœurs) Contes moraux, contes destinés à faire ressortir une idée morale. Sens moral, capacité à discerner le bien du mal, à se référer à ce qui est bien. Théologie morale, partie de la théologie qui traite des règles de la conduite humaine. Valeur morale, valeur d'ordre spirituel ou éthique. Vertus morales, dispositions à bien agir à l'égard de soi-même ou à l'égard des autres, dans la communauté humaine. (On les classe ordinairement autour des quatre vertus fondamentales : la justice, la prudence, la tempérance et la force, dites vertus cardinales.) ● moral, morale, moraux (synonymes) adjectif (latin moralis, de mores, mœurs) Qui concerne les règles de conduite pratiquées dans une société...
Synonymes :
- édifiant
- exemplaire
- moralisateur
Contraires :
- antimoral
- déshonnête
- immoral
- libertin
- libre
Qui se conduit selon les règles de comportement communément admises...
Synonymes :
- convenable
- honnête
- honorable
- vertueux
Contraires :
- inconvenant
- incorrect
- malhonnête
Qui est relatif à l'esprit, à l'intelligence, à la pensée
Synonymes :
- intellectuel
- mental
- psychique
- spirituel
Vertus morales
Synonymes :
- vertus naturelles

morale
n. f.
d1./d Ensemble des principes de jugement et de conduite qui s'imposent à la conscience individuelle ou collective comme fondés sur les impératifs du bien; cet ensemble érigé en doctrine. Morale épicurienne, chrÉtienne.
d2./d Tout ensemble de règles, d'obligations, de valeurs. Morale rigoureuse. Morale politique.
d3./d Leçon, admonestation à caractère moral. Faire la morale à qqn.
d4./d Enseignement moral, conclusion morale. La morale d'une fable.
|| Par ext. Enseignement quelconque. La morale de cette affaire, c'est qu'on nous a bernés.

⇒MORALE, subst. fém.
I. A. — [Une morale]
1. Tout ensemble de règles concernant les actions permises et défendues dans une société, qu'elles soient ou non confirmées par le droit. Chaque peuple a sa morale qui est déterminée par les conditions dans lesquelles il vit. On ne peut donc lui en inculquer une autre, si élevée qu'elle soit, sans le désorganiser (DURKHEIM, Division trav., 1893, p.217). Toute politique et toute morale se fondent, en définitive, sur l'idée que l'homme a de l'homme et de son destin (VALÉRY, Variété IV, 1938, p.174):
1. ... les morales sont des «données». C'est un fait que, pour toutes les consciences moyennes de notre civilisation, par exemple, certaines manières d'agir apparaissent comme obligatoires, d'autres comme interdites, d'autres enfin comme indifférentes.
LÉVY-BRUHL, Mort. et sc. moeurs, 1903, p.99.
En partic. Ensemble des normes ou règles de conduite admises dans un domaine d'activité particulier, dans un groupe social particulier à une époque donnée. Morale domestique, économique, familiale, de groupe, individuelle, médicale, quotidienne; morale des affaires, du sport; morale médiévale, nouvelle, traditionnelle. Charles n'avait jamais eu l'occasion d'appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu'à ce jour il était beau d'inexpérience (BALZAC, E. Grandet, 1834, p.155). Dans l'ordre économique, le groupe professionnel n'existe pas plus que la morale professionnelle (DURKHEIM, Division trav., 1902, préf. de la 2e éd., p.VI). [Nietzsche] bafoua la morale de son temps, qu'on nommait bourgeoise à tort, qui était en réalité pré-bourgeoise, anté-bourgeoise, — anti-bourgeoise (J.-R. BLOCH, Dest. du S., 1931, p.262):
2. Les coutumes matrimoniales, l'âge au mariage et la fréquence des mariages, la morale sexuelle et les systèmes de valeurs ont des conséquences directes sur la natalité.
Traité sociol., 1967, p.333.
DR. INTERNAT. Morale internationale. Ensemble des principes de nature non juridique admis et respectés dans les relations internationales. (Dict. XXe s.).
PHILOS. [Chez Bergson] Morale close ou statique (p.oppos. à morale ouverte ou dynamique). La morale close, fondée sur une idée toute mercantile de l'équilibre et de la réciprocité, cette morale tournoie sur place éperdument (JANKÉL., Henri Bergson, Paris, P.U.F., 1959, p.191):
3. Il y a une morale statique, qui existe en fait et à un moment donné, dans une société donnée, elle s'est fixée dans les moeurs, les idées, les institutions; son caractère obligatoire se ramène, en dernière analyse à l'exigence, par la nature, de la vie en commun. Il y a d'autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l'exigence sociale.
BERGSON, Deux sources, 1932, p.286.
2. Ensemble des règles que chacun adopte dans sa conduite, d'après l'idée qu'il se fait de ses droits et de ses devoirs. Satisfaire des forces; c'était à présent ma morale. Et puis je ne voulais plus de morales; je voulais vivre puissamment (GIDE, Journal, 1893, p.45). Pourquoi un homme de votre âge aurait-il deux morales? L'une à l'usage de ses filles et la seconde à l'usage des filles des autres? (SALACROU, Terre ronde, 1938, I, 1, p.149). Nous les retrouvions [les «bourgeois»] aussi prospères, (...) toujours empressés à composer avec l'Allemand, sous prétexte qu'on ne résiste pas au plus fort sans démence. Cette morale de démission et de servilité sournoise nous procurait un sentiment de malaise plus vif encore que par le passé (AMBRIÈRE, Gdes vac., 1946, p.338):
4. Cet homme que le spectacle de la vie avait amené à laisser se dessécher en lui tout le côté idéaliste, se reprenait à croire au moins en la patrie. Il en faisait une religion, une foi. Il lui sacrifiait de bon coeur sa fortune, comme il lui eût donné sa vie. Il ne raisonnait plus, il se donnait. Et cela lui créait presque une morale.
VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p.142.
SYNT. Morale accommodante, conciliante, étroite, exigeante, facile, indulgente, inflexible, relâchée; morale de circonstance; morale de renoncement, de privations.
[Sans compl. prép. ni adj. déterminatif] Sens moral; conscience morale. La prétention du règlement est de suppléer à l'âme, de faire avec des hommes sans dévouement et sans morale ce qu'on ferait avec des hommes dévoués et religieux (RENAN, Avenir sc., 1890, p.427). L'opinion publique s'écrie avec horreur et tristesse que nos chers petits n'ont plus de morale, ce qui est bien normal avec tous les films de violence qu'ils voient à la télévision (L'Est Républicain, 6 déc. 1981, p.1, col.1).
P. méton. À l'école primaire, matière d'enseignement ayant pour objet l'éducation du sens moral. L'admiration vous empoigne devant «l'emploi du temps» qui comprend, dès la classe moyenne, dans une seule journée, les matières suivantes: exercices de lecture, d'écriture, de langage, (...) calcul, chant, dessin, morale et travail manuel (FRAPIÉ, Maternelle, 1904, p.46).
B. — [La morale] Ensemble des règles de conduite reconnues comme absolument et universellement valables. L'éducation doit porter sur deux bases, la morale et la prudence: la morale, pour appuyer la vertu; la prudence, pour vous défendre contre les vices d'autrui (CHAMFORT, Max. et pens., 1794, p.56). La vraie morale, la grande morale, la morale éternelle, c'est la morale sans épithète (FERRY ds Fondateurs 3e Républ., 1881, p.197). Il s'en alla, toujours ferme et digne, rempart vivant de l'ordre et de la morale (MILLE, Barnavaux, 1908, p.213):
5. La Morale dont on tente de constater la réalité de fait, c'est-à-dire celle dont témoignent les événements dans le compte rendu des actions humaines, individuelles et collectives, ne ressemble guère à la Morale édictée par les moralistes de tous les temps et de tous les pays.
A. HESNARD, Morale sans péché, Paris, P.U.F., 1954, p.7.
II.PHILOS. Étude théorique de la (ou des) morale(s).
A. — Science qui a pour objet les règles de la conduite et les fins de l'action humaine. Synon. éthique. Cours, professeur, traité de morale; Revue de Métaphysique et de Morale. Ni en métaphysique, ni en logique, ni en morale, il ne faut placer dans la tête ce qui doit être dans le coeur ou dans la conscience (JOUBERT, Pensées, t.1, 1824, p.445). La morale est la connaissance des règles auxquelles il nous importe de conformer non-seulement nos actions, mais encore nos affections. (JOUBERT, Pensées, t.1, 1824, p.266). Ce qui relève de la Morale, la véritable et l'unique question philosophique, porte sur ce que nous faisons à partir de ce que nous sommes (F. JEANSON, Le Problème moral et la pensée de Sartre, Paris, éd. du Seuil, 1965, p.27):
6. La morale a pour matière l'expression de l'homme dans le cours des événements. Elle a pour tâche de comprendre et de décrire les formes diverses de cette expression. Mais elle tend à juger cette diversité. Elle qualifera ou elle disqualifiera telle ou telle attitude. Elle blâmera ou elle prescrira. En somme, elle réalise une sorte de stylistique de nos comportements.
G. GUSDORF, Traité de l'existence morale, Paris, Armand Colin, 1949, p.7.
[Avec adj. déterminatif] Morale fondamentale ou générale ou théorique. Partie de cette science qui traite des principes généraux régissant la conduite humaine. Morale appliquée ou spéciale ou pratique. Partie de cette science qui traite de l'application de ces principes aux diverses formes de l'activité humaine. Un vocabulaire précis distingue l'étude de la morale de l'étude des moeurs. Dans la morale, il sépare (...) la morale théorique — qui est une étude «normative» sur le devoir, le bien, le mérite, la sanction (...) — et la morale pratique, qui est la recherche de chacun de nos multiples devoirs (MARIN, Ét. ethn., 1954, p.7).
B. — [Avec adj. déterminatif ou compl. prép. de] Doctrine ou théorie particulière qui fonde ces principes. Morale de l'action. Les morales positivistes sont les morales du XIXe siècle qui ont présenté la morale comme un chapitre de la science expérimentale de la nature (R. LE SENNE, Traité de morale gén., Paris, P.U.F., 1967 [1942], p.495). On a cent fois noté l'influence, sur la morale de Kant, de cette éducation piétiste, qui a si fortement marqué son enfance, et qui fut surtout le fait de sa mère (F.ALQUIÉ, La morale de Kant, Paris, C.D.U., 1974, p.6):
7. La morale du Bien (...) se propose de déterminer quel est le Bien ou la Fin de l'homme et quels sont les moyens de l'atteindre; ce Bien peut être le plaisir (hédonisme), le bonheur (eudémonisme), l'intérêt (utilitarisme), la perfection, la liberté, etc.
MORF. Philos. 1980.
SYNT. Morale platonicienne, spinoziste; morale ascétique, chrétienne, épicurienne, évolutionniste, existentialiste, intuitionniste, stoïcienne; morale(s) de l'action, du devoir, du sentiment, de la tradition, du vouloir.
P. méton. Traité, ouvrage de morale. Guillaume, abbé de Saint-Denis, rapporta de Constantinople des manuscrits, parmi lesquels se rencontrèrent la Physique, la Métaphysique, et la Morale d'Aristote (OZANAM, Philos. Dante, 1838, p.33).
III.P. méton. Leçon de morale, leçon morale.
A. — 1. Vieilli. Remontrance, leçon de morale. Une envie violente m'est venue de m'emparer de toutes ces richesses (...) Cette idée-là m'a valu de belles morales d'Eugenio (MÉRIMÉE, Théâtre C. Gazul, 1825, p.355). Tandis que je suis, moi, à bûcher comme un nègre, vous vous repassez du bon temps. — Ah! pas de morale! (FLAUB., Mme Bovary, t.2, 1857, p.145). Il avait déjà subi des sermons du censeur (...). Une lettre de morale était revenue de Sérianne. Plus de sorties pour trois dimanches (ARAGON, Beaux quart., 1936, p.297).
2. Locutions
Cour. Faire (de) la morale à qqn. Lui faire des reproches sur sa conduite, lui donner des conseils sur sa conduite future. Je lui ai fait de la morale, et il a promis d'être sage (DUMAS fils, Dame Cam., 1848, p.141):
8. Tu n'as jamais eu faim et tu es venu chez nous pour nous faire la morale comme les dames visiteuses qui montaient chez ma mère quand elle était saoule pour lui dire qu'elle ne se respectait pas.
SARTRE, Mains sales, 1948, 3e tabl., 3, p.97.
Fam. Père la morale.
B. — Leçon morale qui se dégage d'une oeuvre littéraire. La morale de cette histoire. Cour. Enseignement moral que l'on peut tirer d'un événement. La morale de tout ceci est bien simple: visez haut, faites de beaux rêves, et, comme dit l'autre, «il en restera toujours quelque chose» (LEMAITRE, Contemp., 1885, p.128):
9. Ainsi, pour cette fois, mon coeur éclaira ma raison. Je voudrais en conclure que toujours on doit se gouverner sur les lumières du coeur. Ce serait la morale de cette histoire; les âmes tendres s'en délecteraient.
A. FRANCE, Pt Pierre, 1918, p.34.
En partic. [À propos d'une fable, d'un conte] Enfants apprenez cette fable sa morale et sa conclusion (QUENEAU, Si tu t'imagines, 1952, p.233).
REM. Moralerie, subst. fém. Sentence morale. Il [Confucius?] aimait, vers le soir, à discuter de belles sentences; et il aurait voulu qu'on suspendît aux potences qui servent aux lanternes, des moraleries (JAMMES, De l'angélus, 1898, p.70). Je me voyais laissant au monde une oeuvre énorme, inutile même pour moi, toute en oracles et en moraleries, et si éloignée même des honneurs qu'elle me vaudrait! (LARBAUD, Barnabooth, 1913, p.130).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1637 «science ou doctrine déterminant des règles de conduite» (DESCARTES, Discours de la Méthode, III, éd. F. Alquié, I, p.592); 2. 1658 «ensemble des règles de conduite admises inconditionnellement et considérées comme applicables» (PASCAL, Pensées, 360, éd. L. Lafuma, p.545); d'où 1688 «traité de philosophie morale dû à un maître faisant autorité» (RICH. t.2); 3. 1668 «leçon morale se dégageant d'une oeuvre» (LA FONTAINE, Fables, VI, 1, éd. H. Régnier, t.2, p.1); 1769 leçon de morale (J.-F. MARMONTEL, Contes Moraux, IV, p.265 ds L. UNDHAGEN, p.119: Ses discours ne me paroissoient qu'un développement de ces leçons primitives de morale et de vertu gravées dans mon propre coeur en caractères ineffaçables); 4.1694 péj. «doctrine plus ou moins nuisible aux moeurs» morale lubrique (BOILEAU, Satires, X, 141, éd. A. Cahen, p.149); 5. 1752 «réprimande» (Trév.); id. faire la morale (ibid.). Fém. subst. de l'adj. moral. Bbg. GOHIN 1903, p.337. — LAUNAY (M.). Vocab. de la pol. et vocab. de la morale... In: [Mél. Nardin (P.)]. Paris, 1977, pp.157-166. — QUEM. DDL t.5 (s.v. moralerie). — UNDHAGEN (L.). Morale et les autres lexèmes formés sur le rad. moral-. Lund, 1975, pp.32-42, 85-123.

morale [mɔʀal] n. f.
ÉTYM. 1530, les Moralles, titre d'un « traité »; comme nom commun, 1637, Descartes; de moral.
———
I
1 (Déb. XVIIe). Connaissance du bien et du mal; « théorie, généralement conçue sous forme normative, de l'action humaine en tant qu'elle est soumise au devoir et a pour but le bien » (Cuvillier). Éthique; philosophie. || « La morale est la science des lois naturelles… » (→ Bon, cit. 85, Diderot). || Apprendre (cit. 4) la morale. || Ouvrage de morale, traité de morale (→ 1. Livre, cit. 4). || Programme de morale en classe de philosophie.
1 — Voulez-vous apprendre la morale ? (…) — Qu'est-ce qu'elle dit cette morale ? — Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions (…)
Molière, le Bourgeois gentilhomme, II, 4.
2 La Morale est la science des fins, la science de ce que la raison veut invinciblement, la science de l'ordre idéal de la vie.
F. Rauh, in Cuvillier, Voc. philosophique.
Doctrine morale. || Morales du devoir, de l'obligation ( Déontologie). || Morale kantienne (→ Kantisme, cit. 2, et aussi impératif catégorique). || Morales du bien. || Morale platonicienne, eudémoniste ( Eudémonisme). || Morale stoïcienne ( Stoïcisme). || Morale du plaisir. || Morale hédoniste ( Hédonisme), épicurienne ( Épicurisme). || Morale « sans obligation ni sanction » (Guyau). || Morale métaphysique métamorale »), religieuse… || Morale chrétienne, évangélique (cit.). || La morale du catholicisme. || « La morale chrétienne est la plus parfaite de toutes les morales » (Furetière). || Morale et théologie. || Difficulté sur une question de morale. Cas (de conscience); casuistique.REM. La différence entre ces emplois et le sens 3 n'étant que « dans le degré de réflexion et le contenu » (Lalande), les doctrines les moins élaborées, les plus intuitives, les plus normatives ou les plus répandues peuvent être considérées aussi bien comme « ensemble de règles » (3.) que comme « théorie raisonnée » (1.).
3 (…) je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes (…)
Descartes, Discours de la méthode, III.
4 À elles deux, la morale hellénique et la morale chrétienne paraissent embrasser tout l'idéal humain : l'une est la morale de l'intelligence, l'autre est la morale de la volonté.
É. Boutroux, Principaux types de morales, in Cuvillier, Voc. philosophique.
Domaines de la morale. || Morale vécue, morale de la vie personnelle, domestique, familiale. || Morale économique, politique, internationale.(1680). Par ext. Traité de morale. || Les Morales d'Aristote.
2 (Mil. XVIIe). || La morale : ensemble des règles de conduite considérées comme valables de façon absolue. Éthique; 2. bien; valeur; devoir (→ 1. Bien, cit. 40). || Fondement (cit. 7) de la morale. || La morale et la science, l'art, la religion. || Adage (cit. 2), principe de morale. || Ce que la morale commande (→ Conseiller, cit. 5). || Le jugement, le tribunal de la morale (→ Fonder, cit. 30). || Morale et conscience, et liberté. 2. Arbitre (libre arbitre).Conforme à la morale. Honnêteté, probité, vertu; et aussi bien, bon.Faire la guerre à la morale (→ Guerroyer, cit. 4; insurrection, cit. 8), révolte contre la morale. || Braver, outrager la morale.
5 La morale n'est point dans la superstition, elle n'est point dans les cérémonies, elle n'a rien de commun avec les dogmes. On ne peut trop répéter (…) que la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière : nos superstitions ne sont que ténèbres.
Voltaire, Dict. philosophique.
6 La morale élève un tribunal plus haut et plus redoutable que celui des lois. Elle veut non seulement que nous évitions le mal, mais que nous fassions le bien; non seulement que nous paraissions vertueux, mais que nous le soyons; car elle ne se fonde pas sur l'estime publique, qu'on peut surprendre, mais sur notre propre estime, qui ne nous trompe jamais.
Rivarol, Notes, maximes et pensées, « Morale ».
7 Une loi n'est pas toujours obligatoire; elle peut toujours être changée par une autre loi : contrairement à cela, la morale est permanente; elle a sa force en elle-même, parce qu'elle vient de l'ordre immuable; elle seule peut donc donner la durée.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. II, p. 209.
8 La morale est la faiblesse de la cervelle.
Rimbaud, Une saison en enfer, « Délires », II.
Allus. littér. (→ aussi Éloquence, cit. 1) :
9 (…) la vraie morale se moque de la morale; c'est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l'esprit — qui est sans règles.
Pascal, Pensées, I, 4.
REM. On admet généralement que la proposition « qui est sans règles » se rapporte à « morale du jugement » (…) morale de l'esprit (…) veut dire ici la science, le dogmatisme, la déduction, bref l'habileté morale (Le Senne, Morale générale).
3 (Fin XVIIe). Ensemble de règles de conduite découlant d'une conception de la morale (1.). || Des morales particulières (→ Impératif, cit. 6). || Morale close (propre à une société) et morale ouverte (s'adressant à l'humanité entière) selon Bergson.Morale accommodante, facile (cit. 32), indulgente (cit. 12). || Les jansénistes (cit. 2) reprochaient aux jésuites (cit. 1) une morale relâchée. Laxisme; latitudinaire. || Morale astreignante (cit.), étroite, exaltée, exigeante, rigoureuse, sévère. Rigorisme. || Morale d'ascète ( Ascétisme).Morale individuelle. || Avoir une morale à toute épreuve (cit. 19).(1668). || La morale d'un écrivain, l'attitude morale, la leçon qui se dégage de son œuvre.
10 (…) que la morale des aveugles est différente de la nôtre ! que celle d'un sourd différerait encore de celle d'un aveugle, et qu'un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite (…) !
Diderot, Lettre sur les aveugles.
11 Il est permis de tout faire, si ce n'est faire souffrir les autres : voilà toute ma morale.
Flaubert, Correspondance, 212.
4 (XIXe). Ensemble des habitudes et des valeurs morales ( Mœurs), dans une société donnée. || Morales et institutions, morales et droits. 3. Droit. || Les lois et les morales (→ Civilisation, cit. 11). || La morale de notre société, la morale ambiante (→ Dada, cit. 4). || Actes liés à une morale (→ Gouvernant, cit. 12). || Étude sociologique des morales et des religions.
12 Nous appelons dangereux ceux qui ont l'esprit fait autrement que le nôtre et immoraux ceux qui n'ont point notre morale.
France, le Jardin d'Épicure, p. 90.
12.1 Un Français établi chez les musulmans s'habitue aux mœurs des musulmans, mais s'il y retrouve un Français, retrouve du même coup pour le juger la morale française.
Proust, Jean Santeuil, Pl., p. 878.
13 Pour chaque peuple, à un moment déterminé de son histoire, il existe une morale, et c'est au nom de cette morale régnante que les tribunaux condamnent et que l'opinion juge.
E. Durkheim, le Déterminisme du fait moral, p. 56.
14 Il y a une morale statique, qui existe en fait, à un moment donné, dans une société donnée, elle s'est fixée dans les mœurs, les idées, les institutions (…) Il y a d'autre part une morale dynamique, qui est élan (…)
H. Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 286.
Par ext. Science objective des mœurs, faisant partie de la sociologie (chez Durkheim, Lévy-Bruhl…).REM. Cet emploi, qui exclut l'aspect normatif, reste théorique et n'est pas entré dans l'usage.
5 Rare. État des mœurs dans lequel se marque la réalisation d'un idéal moral. || Les progrès de la morale (Lalande).Spécialt. Valeur morale :
15 La morale de l'Art consiste dans sa beauté même, et j'estime par-dessus tout d'abord le style, et ensuite le Vrai.
Flaubert, Correspondance, 503, 12 déc. 1856.
———
II (1680, « sermon »).
1 Injonction, leçon de morale portant sur un point particulier. Admonestation, leçon, parénèse (vx). || De longues et ennuyeuses morales (vx). → Catéchisme, cit. 4; excéder, cit. 13. || Tourner un mauvais exemple (cit. 10) en morale et en leçon.(1752). Mod. || Faire la morale, de la morale à qqn, à soi-même (→ Incartade, cit. 4). Réprimande.
2 Courte pièce ou conclusion en forme de leçon de morale. Apologue, maxime, moralité. || La morale d'une fable (→ Imparfait, cit. 2). || « Une morale nue… » (→ Fable, cit. 12, La Fontaine). || Des morales de mirliton (→ Farcir, cit. 5).
16 Rien n'est si vain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables (…)
Rousseau, Émile, IV.
Par ext. Précepte, enseignement moral qu'on peut tirer d'une histoire, d'un événement. || La morale de cette histoire, de l'histoire, c'est… Moralité.
CONTR. Immoralité, mal.
DÉR. et COMP. Moralisme, moraliste. Métamorale. — REM. On rencontre dans l'usage littéraire (F. Jammes, 1898; Larbaud) le n. f. moralerie « moralité; chose morale » (péjoratif).
HOM. Moral.

Encyclopédie Universelle. 2012.