ROCOCO
Les termes qui désignent les styles sont très souvent, dans leur acception primitive, des mots péjoratifs: gothique, maniérisme, baroque, pompier ont été ou sont encore employés avec une valeur polémique. Ils permettent de qualifier, ou plutôt de disqualifier, le goût réputé mauvais d’une époque révolue. L’historien se trouve ainsi hériter de notions vagues et d’un usage malaisé; la polémique ne s’embarrasse guère en effet de nuances, sa loi veut au contraire qu’elle amalgame sous un seul qualificatif désobligeant ou injurieux toutes sortes de manifestations et de phénomènes pour mieux les rejeter en bloc.
«Rococo» a encore, du moins en français, une résonance nettement désagréable. Au XIXe siècle, le mot était senti comme familier et un peu vulgaire. On le trouve ainsi dans les Promenades dans Rome , mais Stendhal l’emploie avec précaution: «Me permettra-t-on un mot bas?...» Dans l’état actuel de la langue française, «rococo» est encore synonyme de vieillerie désuète et quelque peu ridicule. Le baroque et le maniérisme ont acquis le statut noble des grandes notions d’histoire de l’art; «pompier» reste un vocable fortement outrageant; «rococo» est entre les deux.
La situation n’est pas la même dans d’autres langues, et particulièrement en allemand. Mais ici surgit une nouvelle difficulté. Il est bien connu que l’art dit baroque a eu, dans les pays de l’Europe centrale, un développement extrêmement brillant au XVIIIe siècle, jusque vers 1770 ou 1780. Or cette période est désignée presque indifféremment par les Allemands sous le nom de Barockzeit ou Rokokozeit . Chez un historien tel que Wölfflin, le rococo n’apparaît que comme une nuance du baroque. Depuis les années 1950 au contraire, suivant la voie ouverte par Hans Sedlmayr, quelques savants tendent à concevoir le rococo comme une catégorie de style autonome. Le rococo serait aussi distinct du baroque, qui en gros le précède, que du néo-classicisme, qui le suit. Des travaux à tendance plus historique comme ceux de H. R. Hitchcock, ou plus philosophique comme ceux de P. Minguet, sont venus renforcer cette position.
Le problème se pose différemment selon les formes d’art que l’on envisage. Dans le domaine du mobilier, de l’orfèvrerie ou des arts décoratifs, chacun conçoit sans trop de peine ce qu’est un objet rococo, et les noms de Germain, de Caffieri ou de Verbeckt viennent aisément à l’esprit. Pour la peinture et la sculpture, la difficulté est plus grande; Tiepolo, Maulbertsch, Boucher sont-ils des peintres baroques ou des peintres rococo? L’idée de rococo est associée à l’usage de certaines formules décoratives; dans ces conditions, la notion même d’une artchitecture rococo a-t-elle un sens? Et si l’on consent à utiliser le terme de rococo pour l’ensemble des arts visuels, il faut remarquer que l’usage de cette catégorie ne s’étend pas aux autres arts de la même façon; on parle de musique, de littérature baroques, on parle plus rarement de musique rococo; on ne parle pas de littérature rococo.
Est-il possible de se tirer d’embarras en recourant à des définitions chronologiques et géographiques? La fin du rococo est assez aisée à déterminer; elle se situe dans les années 1760-1770, avec l’avènement des doctrines de retour à l’antique et de beauté noble et régulière issues de Winckelmann; le néo-classicisme se développe alors dans tous les pays d’Europe, et son triomphe est manifeste vers 1780. Les débuts du rococo sont plus malaisés à fixer, et la frontière avec le baroque apparaît bien indécise; les années 1700-1710 ont une signification pour la France, mais n’en ont guère pour les autres pays d’Europe. On rencontre ici la question de l’extension géographique du rococo; l’idée la plus communément admise est que le lieu de naissance de ce style, si style il y a, est à situer à Paris, comme celui du baroque l’est à Rome; cette mode française se diffuserait principalement vers l’Allemagne et l’Europe centrale, accessoirement vers l’Italie, et d’une manière très secondaire vers l’Angleterre et les autres pays. Mais, si le rococo se résume à la vogue d’un type de décor et d’ornements particulier, est-il encore légitime de le considérer comme un style?
L’interprétation historique, sociale et intellectuelle du rococo soulève également des difficultés. Il est tentant d’y voir un style essentiellement profane et mondain; ses premières manifestations ne se trouvent-elles pas dans les hôtels construits à Paris au début du règne de Louis XV? Le caractère aimable, léger, parfois frivole qu’on lui reconnaît en général ne le désigne-t-il pas pour fournir le cadre d’une vie de sociabilité, de politesse et de raffinement? Cependant, en Europe centrale, les plus beaux exemples de rococo sont à chercher du côté de l’art religieux. Ce serait le style d’une époque de développement démographique et économique, d’un temps de prospérité et de paix, voué tout entier à la quête du bonheur et au culte du plaisir. Mais le XVIIIe siècle a connu nombre de guerres, et les inquiétudes qui le traversent aboutiront à l’un des bouleversements les plus importants de l’histoire universelle. Le rococo représente-t-il l’ultime forme d’art produite par une société aristocratique en passe de disparaître? C’est oublier tous les aspects bourgeois et populaires de ce style, c’est oublier aussi que la réaction néo-classique a été d’abord le fait des classes dirigeantes et qu’avant de fournir en motifs l’art officiel de la Révolution les partisans du retour à l’antique ont été les artistes officiels des monarques.
Les historiens et les critiques des dernières décennies ne se sont pas beaucoup intéressés au rococo; le sujet n’est pas à la mode. Alors que de nombreuses manifestations à portée internationale, expositions et colloques, ont largement fait connaître les artistes et les œuvres de l’époque néoclassique, la première moitié du XVIIIe siècle continue à ne guère rencontrer de faveur. L’intérêt pour le rococo reste pourtant vif en Allemagne, où les publications de Hermann Bauer, disciple de Sedlmayr, ont fait connaître les grands décors de la période dite rococo. En France, les recherches de Marianne Roland Michel ont apporté des vues nouvelles sur Lajoue et les ornemanistes. En Italie, où le rococo est resté, sauf à Naples et à Turin, un phénomène marginal, l’autonomie de ce style n’est pas aisément perçue; il faut pourtant noter des colloques et des expositions consacrés à Tiepolo et à Giqquinto, et surtout la grande exposition du Settecento napoletano . Les historiens de la littérature et des idées restent partout fascinés par le mouvement des lumières, et très rares sont les recherches consacrées à des auteurs qui ne se rattachent pas au groupe des philosophes et des encyclopédistes. L’histoire de la musique apporte des données plus intéressantes à l’étude du rococo. Pour la France en particulier, le bicentenaire de la mort de Rameau, en 1983, a ravivé la curiosité des chercheurs pour ce style.
Il est donc nécessaire de procéder à un examen critique de ce que l’on entend par rococo; comment et quand cette notion est-elle apparue, quels rapports entretient-elle avec la notion si voisine de baroque? Une enquête de ce genre renvoie tout naturellement aux problèmes historiques, et le premier que l’on rencontre est celui de la rocaille, comme genre décoratif; les arts dits mineurs, que l’on a souvent tendance à traiter avec quelque légèreté, apparaissent en effet d’une importance primordiale quand il s’agit du rococo, ne serait-ce que parce que c’est le seul domaine où l’emploi du terme soit relativement clair. Il convient ensuite de se demander ce que signifie l’idée d’une peinture et d’une sculpture rococo; pour cela il est indispensable de passer en revue quelques manifestations essentielles de ces arts pendant le XVIIIe siècle, et d’étudier la personnalité de quelques artistes majeurs. Le problème de l’architecture rococo peut alors être envisagé, dans la mesure où cette architecture apparaît plus étroitement liée que jamais aux arts du décor. Une telle revue a-t-elle des chances d’aboutir à une définition claire du rococo? La chose n’est pas sûre, mais du moins cette méthode permettra peut-être de voir comment et dans quelles limites l’usage de ce mot et de cette notion se révèle fécond pour l’historien d’art.
1. Théories et problèmes
Le rococo n’a pas eu ses théoriciens propres. L’enseignement artistique au XVIIIe siècle repose apparemment sur les mêmes principes qu’au siècle précédent, et les institutions ne changent pas. En France, l’Académie de peinture et de sculpture et celle d’architecture continuent à fonctionner dans la forme que leur ont donnée Louis XIV et Colbert. L’étude de l’Antiquité et des maîtres de la Renaissance demeure la base de la formation donnée aux futurs artistes, et c’est là un système que nul ne songe à mettre en cause. Le couronnement des études est, pour les lauréats des concours académiques, le séjour à Rome qui permet de mieux travailler d’après les grands modèles.
Si les fondements du système sont les mêmes, il apparaît cependant que l’esprit a quelque peu changé. L’Antiquité, Raphaël, Vignole sont des dieux auxquels on rend toujours hommage, mais la foi qu’on porte en eux s’est sensiblement attiédie. L’idée d’une relativité du goût s’est introduite; des théoriciens de l’architecture comme Frézier (Dissertation théorique et critique sur les ordres d’architecture , 1739) ou le père André (Essai sur le beau , 1741) soutiennent que les ordres, point essentiel de la doctrine classique, constituent une beauté d’habitude et de convention; à l’occasion, ils font même l’éloge de l’architecture gothique dont les principes de construction leur paraissent particulièrement clairs et logiques. Aux jeunes peintres qui séjournent à Rome on continue de proposer les mêmes exemples: Raphaël, les Carrache, le Dominiquin, Poussin, mais, dans les trente premières années du XVIIIe siècle, les directeurs successifs, Poërson, puis Wleughels, laissent aux élèves la plus grande liberté; vers la fin de sa vie, Boucher, qui avait été à Rome de 1730 à 1733, reconnaissait qu’il s’était fort peu soucié des grands maîtres, moins encore de l’antique, et conseillait plutôt l’étude de Guido Reni et de l’Albane.
Les protagonistes du mouvement rococo semblent donc s’être très peu embarrassés de problèmes théoriques, et c’est chez leurs adversaires que l’on doit chercher une formulation de leur doctrine. Le père Laugier dans son Traité d’architecture (1753), Cochin dans sa Supplication aux orfèvres (1754) attaquent principalement l’exubérance ornementale, caractérisée par l’emploi des lignes brisées ou ondulantes, des courbes et contre-courbes, de la «rocaille» et de la «chicorée». Diderot s’élève contre le coloris faux et la profusion d’accessoires de Boucher: «Son élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche, doivent captiver les petits maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art» (Salon de 1761). Dans tous ces écrits, comme dans ceux de Winckelmann (Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke , 1755) ou de Mengs (Gedanken über die Schönheit , 1762), le mot de «rococo» n’apparaît pas. Leurs attaques sont dirigées contre ce qu’ils appellent le goût moderne en général, et les «extravagances» de Borromini ou de Guarini, architectes que nous hésiterions à qualifier de rococo, sont condamnées au même titre que celles de Meissonnier ou de Pineau.
Le terme de rococo semble appartenir à l’origine au jargon des ateliers. On voit fort bien qu’il est formé sur rocaille au moyen d’un redoublement expressif. Les historiens allemands, qui sont les premiers à s’être intéressés au baroque, sont aussi les premiers à avoir introduit le terme de rococo dans l’histoire de l’art. Coup sur coup, en 1888 et 1889, Heinrich Wölfflin fait paraître Renaissance und Barock et Cornelius Gurlitt Die Geschichte des Barockstiles , des Rokoko und des Klassizismus . Ni l’un ni l’autre n’établissent véritablement de distinction entre rococo et baroque. Tout au plus le rococo est-il senti comme une phase tardive du baroque. Vingt-cinq ans plus tard, dans les Kunsthistorische Grundbegriffe , Wölfflin ne cherche pas davantage à distinguer les deux termes; pour illustrer la grande opposition qu’il décrit entre baroque et classicisme, il cite comme exemples Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à côté de l’église de la Wies et les frères Asam à côté de Bernin. Des historiens plus récents tels que Pinder puis Hager ou Lieb ont analysé avec une grande subtilité les différentes phases d’évolution du baroque germanique et ont essayé d’en tracer les limites; tous identifient le rococo avec le Spätbarock qu’ils font commencer selon les cas entre 1730 et 1740. Chez Eugenio d’Ors, qui animait en 1931 la décade de Pontigny consacrée au baroque, aucune distinction n’apparaît non plus, et les noms de Bernin et de Ignaz Günther sont cités ensemble à l’appui des mêmes thèses.
Cette tendance à identifier baroque tardif et rococo doit peut-être s’expliquer par la situation particulière de l’art allemand. Des conditions historiques défavorables: guerres civiles, guerres étrangères, menace turque, font que les activités artistiques connaissent pendant presque tout le XVIIe siècle, dans les pays germaniques, une période de relatif effacement. Après 1690 au contraire, on assiste à une éclatante renaissance, les commandes se multiplient, d’immenses chantiers s’ouvrent partout. On a souvent souligné, et à juste titre, comment, après une première phase où des artistes italiens sont appelés pour mener à bien ces grands travaux, les artistes allemands: architectes, peintres et sculpteurs le plus souvent formés à l’école italienne, redeviennent maîtres de la situation dès les années 1700-1710. Faire de cet ensemble de phénomènes une sorte de culmination tardive et lointaine du mouvement baroque amorcé à Rome un siècle plus tôt est assez naturel; du même coup, la distinction entre baroque tardif et rococo devient difficile à percevoir. Les rares historiens français qui se soient intéressés à l’art allemand du XVIIIe siècle, Louis Réau, Louis Hautecœur, ont généralement adopté la même perspective, que l’on trouve brillamment exprimée par cette formule de Jacques Vanuxem: «Ottobeuren, l’édifice qui résume le mieux toutes les tendances de la rocaille, et par là même celles du baroque.»
La situation française est toute différente, mais elle aboutit curieusement à un résultat analogue. Chacun sait que le problème du baroque français est l’un des plus épineux qui soient. Les historiens s’accordent généralement à considérer que après certaines tentations baroques représentées par des artistes comme Vouet ou Le Vau, la France de Louis XIV se donne tout entière à la poursuite d’un idéal classique, incarné par Le Brun et trouvant son armature de doctrine dans l’enseignement de l’Académie. La naissance du mouvement rococo coïncide avec la victoire des modernistes sur les tenants du goût classique. Le pas qui consiste à faire du style rocaille la forme française du baroque: même affranchissement des règles, même sens de la fantaisie et du bizarre, est aisé à franchir.
Le rococo serait donc une des formes du baroque. Cette interprétation est la plus communément acceptée, mais, depuis quelque temps, une tendance opposée s’est dessinée. Elle consiste à mettre l’accent sur la qualité spécifique des œuvres rococo à partir d’une analyse plus serrée du rôle qu’y joue l’ornement. Les motifs de style rocaille se distribuent en effet selon des lois beaucoup moins capricieuses qu’il ne paraît, de prime abord. Que l’on étudie le grand salon de l’hôtel Soubise, celui de l’Amalienburg ou l’église des Vierzehnheiligen par exemple, on voit que la rocaille se développe principalement aux endroits de passage: pénétrations des fenêtres, raccordements des arcs, transitions entre les murs et les voûtes. Tous ces chantournements, ces courbes qui se reprennent et s’entrelacent semblent avoir pour objet d’effacer les articulations de l’architecture. Hans Sedlmayr, le premier à avoir attiré l’attention sur ces particularités, emploie pour désigner les espaces rococo le mot Gesamtkunstwerk , soulignant par là que l’on a affaire à des œuvres où les différents arts tendent à se fondre. Cette position a été reprise dans les années 1960 par Philippe Minguet qui définit l’ensemble de la construction et du décor dans les édifices rococo comme «un système essentiellement atectonique». L’architecture classique recherche une impression de plénitude en veillant à équilibrer pour l’œil les impressions de tensions et de forces qui se contrarient; le baroque tire au contraire de l’exagération de ces forces antagonistes des effets dramatiques; le rococo les annule et trouve dans cette dissolution un caractère de détente voluptueuse. Dans une série d’études sur quelques architectes allemands du XVIIIe siècle, menées selon une méthode beaucoup plus historique et avec une grande défiance des concepts stylistiques a priori, H. R. Hitchcock est arrivé à des conclusions assez proches de celles de Minguet.
Le principe qui consiste à disserter sur les styles comme sur des entités qui se réaliseraient plus ou moins parfaitement dans telle ou telle œuvre particulière est l’un de ceux dont il convient que l’historien d’art se garde. Après avoir passé en revue les différentes acceptions du mot «rococo» et les théories qui ont été formulées sur cet art, on se trouve placé devant la question suivante: le rococo constitue-t-il une étape autonome dans le développement des styles? Un examen historique visant à démêler les différents courants, à mesurer le rôle des grandes personnalités, à faire la part des modes et des tendances profondes peut seul permettre d’esquisser une réponse.
2. La rocaille et les arts décoratifs
Les ornemanistes
La liaison entre rococo et rocaille apparaît si étroite que l’on est presque contraint de commencer par s’interroger sur la façon dont est apparu, s’est développé et a été utilisé ce type d’ornements. Depuis les études de Fiske Kimball, le lieu de naissance et de la rocaille est reconnu: ce serait tout simplement l’agence de Jules Hardouin-Mansart. À côté de l’architecte de Versailles, auprès duquel se forment plusieurs des chefs de file de la nouvelle manière, comme Lepautre, Boffrand, Oppenord, il faut aussi noter le rôle considérable joué par Bérain et Audran. Jean Bérain (1640-1711) se fit une spécialité des grotesques. Cette formule décorative, inventée, ou plutôt ressuscitée par Raphaël et ses collaborateurs à partir des trouvailles archéologiques de la Domus Aurea, consiste à déployer un réseau d’ornements géométriques presque abstraits, sans profondeur ni pesanteur, sur la paroi; au milieu de ces éléments sont glissées des figures d’animaux ou d’hommes, souvent fantastiques, hors de toute échelle, libres ou enfermées dans des médaillons (hôtel de Mailly-Nesle, env. 1685). Claude Audran (1658-1734) exécuta des décors du même type pour la ménagerie de Versailles vers 1700. Dans les dix premières années du XVIIIe siècle, cette mode avait remplacé celle des grands lambris de marbre. Des boiseries sculptées en légère saillie et peintes en couleurs claires ont pris leur place.
Dans ce répertoire décoratif, l’exotisme, et particulièrement la chinoiserie, tient une place de choix. Dragons et magots, êtres ventrus et amphibies se glissent parmi les arabesques. Audran, près duquel travaille le jeune Watteau, utilise volontiers les accessoires chinois. Les décors de ce type exécutés par Watteau au château de la Muette ont disparu, mais la gravure leur a assuré un grand succès et nous les a transmis. L’estampe joue en effet un rôle capital dans la diffusion des nouveaux motifs décoratifs; à partir de 1700, les Livres d’ornements se multiplient. Dès 1716-1719, on trouve des décors chinois au pavillon dit Pagodenburg, dans les jardins de Nymphenburg, le Versailles bavarois.
Gilles-Marie Oppenord (1672-1742) fut considéré par ses contemporains comme l’un des principaux chefs de file du nouveau style. Les planches gravées par Huquier d’après ses dessins sont le témoin de sa vogue. Dans les panneaux de boiserie qu’il exécute vers 1710 pour l’hôtel de Pomponne, on voit, accrochés ou appuyés à des arbres stylisés, des armes ou des instruments de chasse: fusils, flèches et arcs, cors; au pied des arbres figurent des chiens. Ces trophées, présentés en léger relief sur fond uni, occupent presque toute la surface du panneau; la suggestion d’un espace fictif est imperceptible. Dans les boiseries de l’hôtel d’Assy (après 1720), la part des trophées se réduit au tiers supérieur du panneau, dont le reste du champ demeure libre, mais dont l’encadrement présente des incurvations beaucoup plus prononcées.
Les partis décoratifs d’Oppenord sont poussés jusqu’à des formules beaucoup plus audacieuses chez Juste Aurèle Meissonnier (1693-1750), qui était originaire de Turin, mais dont toute l’activité s’exerça en France. Meissonnier est à la fois orfèvre, ingénieur de feux d’artifice et décorateur de fêtes. Virtuose de la ligne courbe, il n’hésite pas à dessiner des compositions totalement asymétriques, en faisant grand usage «des Fontaines, des Cascades, des Ruines, des Rocailles, et Coquillages» pour reprendre les termes dans lesquels le Mercure présente son Livre d’ornements en 1734. Le célèbre chandelier d’argent exécuté en 1735 par Duvivier sur un dessin de Meissonnier (musée des Arts décoratifs, Paris) repose sur une base dissymétrique avec des motifs en C et en coquilles; le pied s’enroule comme une espèce de tronc d’olivier, avec de surprenants effets de flexibilité; la matière perd de sa consistance, paraît étirée et amollie.
Les décorateurs français sont alors recherchés dans toute l’Europe. En 1716, Nicolas Pineau (1684-1754) part pour la Russie, accompagnant l’architecte Le Blond. Il y reste jusqu’en 1727, travaillant en particulier pour Peterhof. Sculpteur délicat, il développe la formule des grotesques: lianes et guirlandes qui s’enroulent, architectures en suspension, transparentes, formant appui pour de petits animaux. Malgré son élégance et sa mesure, Pineau se trouva être l’une des principales cibles des adversaires de la rocaille après 1750.
Servandoni (1695-1766), peintre et architecte, se fit une spécialité des décors de théâtre et de fêtes, laquelle lui valut des commandes à Londres, à Dresde et à Vienne. Ses architectures scéniques, conçues dans un esprit voisin de celui des Bibiena, font appel à des motifs chinois, arabes ou gothiques. Mais, parmi les décorateurs français qui ont le plus contribué à propager le style rocaille, il faut citer au premier rang François de Cuvilliés (1695-1768). Auteur d’un Livre de Cartouches paru en 1738, Cuvilliés a exercé l’essentiel de son activité au service de la cour de Bavière. Le salon des Glaces de l’Amalienburg, petit pavillon situé dans les jardins de Nymphenburg, offre peut-être le plus extraordinaire et le plus bel exemple de décor rococo en Europe. Les boiseries des parois ont été exécutées par Joachim Dietrich et les stucs du plafond par Johann Baptist Zimmermann sur les dessins de Cuvilliés entre 1734 et 1739. Les reliefs s’enlèvent en argent sur fond bleu pâle (originellement le fond semble avoir été plutôt crème). Des motifs naturalistes: arbres, oiseaux, poissons, trophées, d’armes, de chasse ou de musique, se combinent avec les cartouches aux formes déchiquetées; des figures nues d’enfants et de femmes prennent appui sur les bombements de la corniche. Aucun effet de trompe-l’œil n’intervient, tout ce décor reste un pur chatoiement de surface sur lequel le regard glisse avec émerveillement. Doit-on penser que Cuvilliés s’est inspiré des décors réalisés par Boffrand à l’hôtel Soubise? Cette hypothèse a été avancée, mais en fait les deux œuvres sont contemporaines et on doit plutôt y voir l’effet d’un développement parallèle des mêmes idées à Paris et à Munich.
Le mobilier
Le goût des formes contournées et de l’ornementation rocaille s’épanouit avec une aisance particulière dans le domaine du mobilier. Les ébénistes parisiens jouissent pendant le XVIIIe siècle d’une suprématie incontestée, et leurs innovations font la loi dans toute l’Europe. Leur génie se manifeste d’abord par l’invention de nouveaux types de meubles: la commode, la chiffonnière, la table de toilette, le secrétaire, la table d’ouvrage, la table de jeu, le meuble d’encoignure... Cette spécialisation des usages suffit à indiquer que le sens du confort a pris le pas sur le sens de l’apparat. La hiérarchie protocolaire des sièges, en vigueur à la cour de Louis XIV, perd de son importance. En dépit de son apparence fantaisiste, le mobilier de l’époque Louis XV porte la marque d’un esprit plus rationnel, plus fonctionnel dirait-on aujourd’hui, que celui du règne précédent.
Les premiers grands maîtres du mobilier rococo semblent être Charles Cressent (1685-1768) et Antoine-Robert Gaudreaux (1680-1751). L’un et l’autre sont superbement représentés à la galerie Wallace de Londres par leurs commodes à parements de bronze, exécutées sur des dessins des Slodtz. Que des sculpteurs aient ainsi collaboré à la fabrication de meubles indique bien le statut privilégié qui est alors celui des arts appliqués. Au palais royal de Turin, dans le cabinet de toilette de la reine, le grand meuble à deux étages de Pietro Piffetti (1700?-1777) est orné de figures ailées en bronze d’une finesse extrême, œuvre du sculpteur François Ladatte (1706-1787). Les incrustations d’ivoire et de corail que l’on y remarque donnent à ce meuble, comme à beaucoup de créations de Piffetti, une polychromie fastueuse qui reste étrangère aux ébénistes français.
La vogue de la rocaille était destinée à durer plus longtemps dans le mobilier que dans les autres arts. Certaines créations majeures apparaissent à une époque où l’esprit du décor commençait déjà à se modifier. Pierre Migeon (1701-1758) représente une forme plus avancée du style; dans le fameux bureau de Vergennes (Louvre), la marqueterie dessine des motifs géométriques; des feuillages de bronze viennent se déployer sur le renflement des pieds ou la saillie des tiroirs. Migeon, ébéniste favori de Mme de Pompadour, était à la tête d’un atelier nombreux, faisant travailler jusqu’à une quarantaine de personnes. Germain Landrin, Léonard Boudin ont fait partie de l’équipe de Migeon. Des dynasties se formaient souvent. Jean-François Oeben (1720?-1763) était le gendre de Van der Cruse et son frère Simon avait épousé une autre fille du même artiste. Le bureau exécuté vers 1760 par Oeben et Riesener pour Louis XV, aujourd’hui au musée de Versailles, reste fidèle aux principes rocaille; la marqueterie forme des dessins floraux, des ornements de bronze représentant des guirlandes, des rubans et des personnages agrémentent les angles et épousent les contours du meuble. L’ingénieuse mécanique du volet mobile rappelle qu’Oeben s’était fait une spécialité des armoires, commodes et tables à secret et à double fond.
L’orfèvrerie et la céramique
L’orfèvrerie et la céramique accueillirent aussi avec empressement la rocaille. L’extrême virtuosité des artistes et artisans français leur vaut là encore des commandes de toute l’Europe et assure la diffusion des modes parisiennes, quoique des centres fort actifs et originaux existent aussi à Londres ou à Augsbourg. Des pièces de pure garniture comme les surtouts donnent lieu à un débordement d’imagination fantaisiste; mais, dans des objets plus utilitaires, l’exubérance des motifs dissimule d’abord à l’œil un sens très sûr de la commodité. La terrine de Edme Pierre Balzac, conservée au Metropolitan Museum (1757-1758), présente un couvercle dont l’anse est formée d’un groupe de chiens habilement composé de manière à être facile à saisir. La salière fabriquée en 1764-1765 par François Thomas Germain pour Joseph Ier de Portugal (musée d’Art ancien, Lisbonne) se compose d’une coquille qui s’ouvre, formant récipient, laquelle est soutenue par deux poissons. D’autre part l’artisanat du XVIIIe siècle porte à un haut degré de perfection la fabrication des petits objets: tabatières, bonbonnières, nécessaires de voyage; la qualité du travail peut n’être pas toujours aussi exquise que dans les œuvres du grand art, mais l’invention reste empreinte d’une fantaisie et parfois d’une extravagance pleines de séduction.
Les manufactures de porcelaine et de faïence se font concurrence à travers toute l’Europe. Ce type de vaisselle, moins coûteux que celle d’argent ou d’or, donne une idée de la faveur avec laquelle une clientèle bourgeoise, sinon populaire, a accueilli la rocaille. Meissen et Sèvres sont les plus célèbres de ces manufactures, mais les centres secondaires sont innombrables, comme la fabrique fondée par Cyfflé en Lorraine. Ici encore on voit des artistes de premier plan s’intéresser à cette fabrication de caractère presque industriel; ainsi Boucher, en collaboration avec Falconet, donna nombre de modèles pour des petits groupes destinés à être exécutés en biscuit à Sèvres.
La tapisserie
La liaison entre les formes nobles de l’art et ce que nous appellerions l’industrie semble n’avoir jamais été aussi étroite. Elle se manifeste particulièrement dans le domaine de la tapisserie, et le XVIIIe siècle est l’une des grandes époques de cet art. La surinspection des Gobelins et de Beauvais est assurée par des peintres comme Oudry puis Boucher. On a souvent rendu Oudry responsable de certaines imperfections techniques des tapisseries au XVIIIe siècle, dues à l’excès même de virtuosité. Il demandait en effet aux liciers une reproduction aussi fidèle que possible des cartons peints qui leur étaient fournis; le nombre des teintes, qui ne dépassait pas quatre-vingts à l’époque de Louis XIV, atteignit plusieurs centaines. Beaucoup de tons intermédiaires, obtenus au moyen de colorants fragiles, ont passé, et certaines pièces qui ont été conservées se trouvent effectivement désaccordées.
La tapisserie du XVIIIe siècle n’en a pas moins produit de grands chefs-d’œuvre. Les Portières des dieux et les Mois grotesques , maintes fois tissés aux Gobelins d’après Audran, fournissent encore un exemple du renouvellement des principes décoratifs à la fin du règne de Louis XIV. Les figures apparaissent enfermées dans de petits édicules de fantaisie au milieu de la pièce; sur le reste se développent des rinceaux, des arabesques et des trophées dans les entrelacs desquels se glissent de petits monstres amusants: dragons, nains, singes musiciens. Dans la tenture de Don Quichotte , tissée en vingt-huit pièces à partir de 1718 sur les cartons de Charles Coypel, les tableaux prennent davantage d’importance et les motifs des «alentours» sont traités avec un plus grand naturalisme; il en va de même dans les Fragments d’opéra . Les tapisseries tissées d’après Jean-François de Troy (Histoire d’Esther , 1737-1742) ou Boucher (Fêtes italiennes , commencées en 1736; Tenture chinoise , commencée en 1742; Histoire de Psyché , commencée en 1741) intègrent, pourrait-on dire, les alentours au sujet central; la profusion d’accessoires et de personnages que l’on y remarque, les architectures, les draperies, les fontaines, les ruines, les arbres, les putti, tout cela se développe selon les rythmes et des enchaînements de couleurs dictés d’abord par un souci décoratif. Le même esprit se retrouve à la fin du siècle dans la tenture des Jeux russiens , d’après Le Prince, ou dans celle des Amusements de la campagne , d’après Casanova. Au contraire, une œuvre comme l’Iliade de Deshayes, tissée à partir de 1761, se caractérise par une plus grande concentration du sujet, et avec une tenture comme celle de l’Histoire de France , dont les cartons furent donnés en 1784-1787 par Suvée, Berthélémy, Brenet..., on en vient à des formules tout à fait étrangères au génie de la tapisserie, à la pure reproduction de tableaux conçus comme tels.
3. La peinture
La grande peinture décorative, pendant le règne de Louis XV, a pour fonction principale de fournir des cartons de tapisserie. C’est là un phénomène proprement français. Le Brun et son équipe avaient eu à exécuter des décors monumentaux; au XVIIIe siècle, les commandes de ce type sont rares. Après la chapelle de Versailles, dont Antoine Coypel peint le plafond en 1709-1710, on ne peut plus guère citer que le plafond du salon d’Hercule, qui occupe François Lemoyne de 1733 à 1736, ou la chapelle, détruite au XIXe siècle, de l’hospice des Enfants trouvés, où Charles Natoire décore les murs et le plafond vers 1750. Pratiquement, la peinture en est réduite, selon une expression du même Natoire, à «se hucher sur des portes». Le modèle des travaux que l’on demande aux peintres français est fourni, dans les années 1735-1740, par les décorations de l’hôtel Soubise, où il ne s’agit que d’orner des compartiments étroits et chantournés inscrits dans la voussure du plafond. La situation n’est pas la même en Italie ou en Allemagne, et, si l’on veut définir les caractères d’une peinture «rococo», ce n’est pas de cet étrécissement de la place que l’on doit partir.
Venise et les écoles italiennes
Le XVIIe siècle peut être considéré, selon un raccourci audacieux de Rudolf Wittkower, comme un siècle «sombre» en peinture. Une révolution d’importance s’accomplit autour de 1700: c’est la renaissance de la peinture vénitienne et, avec elle, l’avènement d’une manière claire. Après la grande époque de Titien, Véronèse et Tintoret, Venise avait cessé de jouer un rôle central dans le développement de l’art; l’intérêt se déplace alors vers Bologne et Rome, Gênes et Naples. Au XVIIIe siècle, en revanche, Venise et ses peintres jouissent de la position la plus brillante en Italie et leur rayonnement s’étend à toute l’Europe.
On reconnaît généralement en Sébastiano Ricci (1659-1734) l’initiateur du nouveau courant. Avec ce peintre dont l’activité s’étend depuis Venise jusqu’à Florence, Paris, Londres et Vienne, auteur surtout de fresques et de grands tableaux d’autel, on voit se dessiner un personnage d’artiste international dont Tiepolo sera le parfait représentant. Des œuvres comme celles que Ricci exécute en 1706-1707 à Florence (Apothéose d’Hercule , plafond, au palais Marucelli; Diane et Actéon , ou plutôt Vénus et Adonis , plafond, au palais Pitti) peuvent servir à caractériser le tournant du style. Les modèles semblent encore romains et en particulier la grande nappe de nuages en diagonale qui porte le cortège d’Hercule évoque le souvenir de Baciccia au plafond du Gesù; l’effet d’ensemble est pourtant bien différent. Les personnages sont espacés et la part faite au ciel, dont l’intensité lumineuse est renforcée par des apparitions à contre-jour comme celle du Mercure, est beaucoup plus importante. La lumière a perdu son caractère dramatique et, au lieu de sculpter les figures et de découper les volumes, elle les dissout et réduit les plus lointaines à l’état de silhouettes impondérables. Le coloris se fonde sur une gamme claire où viennent résonner quelques taches plus vives. Des motifs traités dans un esprit de naturalisme fantaisiste apparaissent, tels les chiens debout sur un rocher, au plafond du palais Pitti, dont l’un relève la tête pour examiner la conversation galante de son maître avec la déesse. Dans des dessins comme la Bacchanale conservée à l’Académie de Venise, les traits nerveux de la plume suggèrent les formes sans jamais les cerner et leur jeu, combiné avec les taches légères de lavis, donne une impression de clarté vibrante. La source d’inspiration de Ricci est clairement indiquée par un tableau comme le Moïse sauvé des eaux de Hampton Court, copie librement interprétée d’un Véronèse aujourd’hui au Prado.
Les peintres vénitiens qui ont travaillé de cette manière sont nombreux. Jacopo Amigoni (1682-1752) y apporte une suavité plus évanescente, Francesco Fontebasso (1709-1769) une richesse de coloris plus lourdes. Giambattista Crosato (1686-1758), dont le séjour en Piémont est attesté en 1733, collabore à la décoration de Stupinigi aux côtés, entre autres, du jeune Carle Van Loo. Le Sacrifice d’Iphigénie , qu’il peint au plafond de l’un des salons, atteste une brillante virtuosité dans les mises en perspective (Crosato était également décorateur de théâtre), un souci de réalisme pittoresque (plus sensible encore dans les figures de jeunes chasseurs qui ornent les lunettes) et une facilité narrative teintée de quelque désinvolture ironique. Mais, entre Ricci et Tiepolo, c’est Gianantonio Pellegrini (1675-1741) et Giambattista Pittoni (1687-1767) qui tiennent la première place. Pellegrini, actif à Paris, Londres, Mannheim, Vienne, déploie partout une prodigieuse facilité. Son dessin devient parfois presque inconsistant à force d’être rapide; le jeu du pinceau dans une matière légère qui couvre à peine la toile atteint à des effets de vélocité surprenants. Pittoni apporte plus de solidité à sa construction, servi par un métier de dessinateur d’une extrême sûreté, comme en fait foi la splendide série de dessins que possède la Fondation Cini à Venise. Ses silhouettes élégantes s’allongent et se plient selon des arabesques d’une délicatesse qui rejoint certaines recherches maniéristes (Diane et Actéon , Musée municipal, Vicence). De singuliers jeux de perspective donnent à l’espace une qualité irréelle, avec ses vues di sotto et ses figures en raccourci (Sacrifice de Jephté , Palazzo Reale, Gènes). Coloriste subtil, Pittoni recherche les accords rares et joue volontiers de tons acidulés et d’ombres verdâtres.
Le rôle prépondérant de la peinture vénitienne ne doit pas faire négliger les autres écoles d’Italie. Elles étaient encore, jusqu’aux années 1970, fort mal connues; des expositions comme celle qui s’est tenue à Chicago, Minneapolis et Toledo de septembre 1970 à mars 1971 (Painting in Italy in the Eighteenth Century. Rococo to Romanticism ) montrent quel immense champ d’études s’ouvre ici à l’érudition. Le cas le plus intéressant est, semble-t-il, celui de Rome et de Bologne où l’on voit se développer très tôt, parallèlement au courant rococo, une sorte de «proto-néo-classicisme». Il se manifeste dans l’œuvre de peintres tels que Marcantonio Franceschini (1648-1729) ou Donato Creti (1671-1749). La pureté de leur dessin, l’équilibre de leur composition (dans les Saisons de Franceschini, à la Pinacothèque de Bologne, par exemple) donne une impression d’archaïsme recherché; les figures élégantes de Creti s’inscrivent pourtant au milieu de paysages irréels, une sorte d’Arcadie vaporeuse, qui ne sont pas sans parenté avec ceux de Marco Ricci, le neveu de Sebastiano. Giuseppe Maria Crespi au contraire (1665-1747), la plus forte personnalité du XVIIIe siècle bolonais, élabore une manière réaliste, fondée sur un coloris sombre et de violents coups de lumière, avec des effets de touche large et brusque, dont les prolongements ne sont pas à chercher à Bologne, mais chez certains peintres vénitiens: Giovanni Battista Piazzetta (1683-1754) et Frederico Bencovich (1766-1756); ce dernier, qui séjourna longtemps à Vienne, transporta ce style ténébriste, allié à une extrême nervosité de pinceau, en Europe centrale. Au début de sa carrière, on voit Tiepolo lui-même hésiter entre le style clair à la Ricci et le style sombre à la Piazzetta.
Le Piémont constitue, dans les cinquante premières années du XVIIIe siècle, l’un des centres artistiques les plus actifs de l’Europe. À côté de peintres proprement turinois, dont le plus remarquable est Claude François Beaumont (1694-1766), et du Niçois Carle Van Loo (1705-1765), des maîtres venus de toute l’Italie collaborent aux grandes entreprises que sont les décorations du palais royal et de Stupinigi: Corrado Giaquinto (1703-1765), Sebastiano Conca (1680-1764), Francesco de Mura (1696-1784), pour ne citer que les principaux. De Mura couvre les plafonds du palais royal de scènes mythologiques (Histoires de Thésée , 1741) où le parti de substituer un cadre de paysage au cadre architectural, traditionnel chez les décorateurs romains du XVIIe siècle, est très caractéristique. Ses personnages et ses groupes, clairement répartis et rythmés avec élégance, composent des scènes dont le caractère est nettement plus idyllique qu’héroïque. Le cas de Giaquinto, peintre extraordinairement subtil et raffiné, illustre bien la difficulté qu’il y a à cerner les courants stylistiques; certaines œuvres (les Histoires d’Énée conservées au Quirinal, à Rome) s’apparentent visiblement à la tradition des grands décorateurs napolitains Luca Giordano et Solimena, avec des effets de théâtre dans les gestes et les drapés; mais la Visitation du musée de Montréal est d’un style beaucoup plus intime et retenu, marqué par une sorte de fluidité précieuse qui n’est pas sans analogie avec l’art de Creti. De 1753 à 1762, Giaquinto travaille en Espagne, et il est certain que les premières œuvres de Goya doivent une part de leur charme champêtre et de leur délicatesse de couleur à ce modèle. Les compositions de Beaumont sont souvent plus chargées et n’ont pas le même accent lyrique; ses ciels sont peuplés de personnages nombreux, évoluant parfois au milieu de perspectives architecturales, comme dans le plafond du palais royal représentant Didon et Énée . Nulle gravité pourtant, mais une atmosphère voluptueuse, que l’on retrouve jusque dans ses nombreux tableaux d’autel.
La France
Carle Van Loo, Niçois de naissance, formé à Rome et travaillant à Turin en 1732 (Repos de Diane à Stupinigi), est pourtant considéré comme un peintre français ; après ce séjour italien, il se fixe en effet à Paris, y fait une carrière des plus brillantes et devient enfin premier peintre du roi en 1752. Aussi célèbre de son vivant que Boucher, il a connu après 1780 un discrédit encore plus grand, et qui, à la différence de Boucher, dure toujours. On a pris l’habitude de résumer la peinture rococo en France au moyen de trois noms: Watteau, Boucher, Fragonard; encore ne retient-on chez eux que le côté galant et frivole. Or la peinture d’histoire, les sujets religieux ou mythologiques restent le grand genre et il faut d’abord se demander dans quel esprit ils sont traités. À Stupinigi, Van Loo donne un caractère essentiellement pastoral à son Repos de Diane : des frondaisons ombragent un étang où poussent des roseaux et où boivent les chiens de la déesse chasseresse; couchées dans l’herbe, les nymphes, ses compagnes, bavardent; l’une d’elles, au premier plan, se lave les pieds dans l’eau; une autre passe au fond, portant sur son épaule, attaché à une pique, un gros lièvre mort. Le Thésée combattant le taureau de Marathon (1747, musée Chéret, Nice) montre que, même quand il s’efforce à un style plus tendu, le peintre conserve le goût des effets pittoresques en décrivant son énorme bête furibonde. Ses tableaux religieux sont empreints d’une suavité qui doit beaucoup à Carlo Maratti (Vie de saint Augustin , Notre-Dame-des-Victoires, Paris).
Avec Van Loo et Boucher, le peintre français le plus important de l’époque est Charles Natoire (1700-1777); son œuvre la plus significative était sans doute la chapelle des Enfants trouvés qu’avec l’aide du peintre d’architecture Brunetti il avait transformée en une sorte de gigantesque crèche au plafond en ruine; les gravures de Fessard permettent d’apprécier la qualité de cet étonnant ensemble; sur chaque mur, entre les arcades, un cortège, celui des rois et celui des bergers, s’acheminait vers l’autel où étaient figurés la Vierge et l’Enfant; chameaux et chevaux, bœufs et moutons se mêlaient aux personnages, qu’entourait un décor mi-réaliste, mi-fantaisiste, cabanes à toit de chaume et palissades venant contraster avec les pyramides et les palmiers. L’exposition tenue à Rouen en 1970 a montré l’importance de Jean Restout (1692-1768), peintre essentiellement religieux, chez qui se manifeste souvent le goût des formes allongées, des éclairages irréels, des poses maniérées, de sorte que ses personnages «semblent danser un ballet» (baptême du Christ , 1758?, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Paris).
Le goût, que l’on a vu s’affirmer assez généralement, d’un style moins pompeux, plus familier, est peut-être à mettre en parallèle avec le phénomène que constitue l’extraordinaire vogue de la peinture de genre au XVIIIe siècle. La cote des maîtres hollandais du XVIIe siècle est alors plus forte que jamais et les amateurs se disputent à prix d’or les Teniers, van Ostade, Berchem... Les graveurs en multiplient les reproductions. L’un des premiers buts de la réaction néo-classique, on en trouve l’expression claire chez un Cochin, sera de restaurer la hiérarchie des genres, de rendre à la peinture d’histoire son rang et de lui redonner son caractère noble et sévère.
L’Europe centrale
Alors que les peintres français et italiens avaient derrière eux une tradition et des modèles, ceux de l’Europe centrale s’en trouvent dépourvus. Certes, des académies se fondent, à Vienne, à Augsbourg, après 1700, mais il faut attendre le deuxième quart du XVIIIe siècle pour qu’elles commencent à fonctionner, et on ne cessera jamais de faire appel à des artistes étrangers. L’exemple le plus notable en est Tiepolo, mais il y en a bien d’autres et il faut au moins mentionner le curieux Carlo Carlone (1686-1775), auteur du Triomphe d’Apollon (environ 1715, Belvédère inférieur, Vienne), de décors au château de Brühl, près de Bonn (environ 1750), etc. Ce peintre de toute première importance était encore quasiment inconnu jusqu’à ces dernières décennies. À la fin de sa carrière (environ 1770), il couvre de fresques éblouissantes le chœur entier de la cathédrale d’Asti. Ses encadrements d’architecture apparaissent sous la forme de gigantesques motifs rocaille, comme un écho à la fois lointain et démesurément amplifié du Français Lajoue; sur ces fonds il installe, selon des lignes de composition zigzagantes, des personnages dont la gesticulation et les poses maniérées sont orchestrées par d’amples draperies aux plis cassés. Le jeu preste et brillant de son pinceau, ses esquisses où quelques traînées rapides de couleur suffisent à indiquer les silhouettes rappellent l’influence exercée par Magnasco sur les peintres de l’Italie du Nord.
C’est donc en Italie que les artistes allemands vont faire leur éducation, au moins pour la première génération. Le prestige des ateliers romains et vénitiens et les mauvaises relations qui étaient celles de la France et de la maison de Habsbourg expliquent qu’ils ne se soient qu’exceptionnellement tournés vers Paris. Ainsi Johann Michael Rottmayr (1654-1730) travaille dix ans à Venise auprès de Karl Loth, les frères Cosmas-Damian et Egid Quirin Asam (1686-1739 et 1692-1750) se forment à Rome, Paul Troger (1698-1762) voyage à Venise, à Rome, à Naples et à Bologne. Le chef-d’œuvre de Rottmayr est la coupole de l’église Saint-Charles-Borromée, à Vienne, des années 1725-1730. Par comparaison avec ses travaux antérieurs, comme le plafond de Saint-Matthieu à Breslau de 1703-1706, la tendance à alléger le coloris est manifeste; cependant la composition reste assez compacte et le modelé des figures conserve beaucoup de densité. Avec Troger, une nette inflexion de style est perceptible. On peut comparer les deux peintres à Melk (Autriche), où Rottmayr décore le plafond de la nef vers 1720 et Troger celui des salles d’apparat et de la bibliothèque une dizaine d’années plus tard; chez Troger, un rythme plus vif anime des personnages groupés dans un espace plus aéré. Issu d’une famille paysanne du Tyrol, Troger semble avoir conservé toute sa vie une sorte de foi naïve, qui donne une fraîcheur extrême à ses grandes compositions; à l’abbaye d’Altenburg (Autriche, 1733-1734), la bête de l’Apocalypse apparaît sous la forme d’un dragon ventru à courtes ailes, tout vert, vomissant flammes et fumée tandis que la fureur lui fait sortir ses yeux rouges de la tête: imagerie presque médiévale, qu’on ne pourrait guère rencontrer en France ou en Italie à cette date. À Geras (Autriche, 1738), le sujet retenu, la multiplication des pains, permet à Troger de déployer au plafond du réfectoire toute une fête rustique au milieu d’un paysage verdoyant. Les frères Asam, qui occupent une position prépondérante en Bavière entre 1720 et 1740, sont beaucoup plus fidèles aux modèles italiens, et particulièrement à Pozzo dont ils reprennent avec empressement les systèmes d’architectures feintes. On peut toutefois malaisément examiner leur œuvre de peintres d’une manière indépendante, car chez eux architecture, sculpture et peinture forment un ensemble tout à fait indissociable.
La génération qui prend la relève, dans les années 1730-1740, montre que les pays germaniques n’ont plus besoin du tout de modèles étrangers; elle est dominée par deux génies exceptionnels, dont l’un malheureusement disparaît avant d’avoir pu donner son entière mesure: Johann Evangelist Holzer (1709-1740) et Franz Anton Maulbertsch (1724-1796). Le premier se forme à Augsbourg, le second à Vienne. L’art de Holzer, comme celui de Troger, se caractérise d’abord par une saveur populaire; que ce soit pour décorer la façade d’une maison, ou la coupole d’une église (Sankt Anton à Partenkirchen, Souabe, 1739), il met en scène des êtres réels, paysans ou bourgeois, et il n’hésite pas à représenter avec une exactitude presque médicale les bubons d’un pestiféré. Mais sa virtuosité de peintre se manifeste dans le mouvement parfaitement rythmé sur de longues courbes qu’il sait donner à ses compositions, par le traitement raffiné des lumières et des ombres (cf. l’esquisse du plafond détruit de Münsterschwarzach, au musée d’Augsbourg) et par la délicatesse du coloris qui révèle une science des reflets digne de Rubens. Maulbertsch est un artiste au tempérament plus fantastique. Il faut aller jusqu’à Sümeg, en Hongrie, ou Krom face="EU Caron" ガシí face="EU Caron" ゼ, en Moravie, pour découvrir ses œuvres les plus achevées. Ce n’est pas que Maulbertsch hésite à mêler à ses allégories souvent très complexes des personnages en costume historique ou contemporain; mais, à la fois par les poses contournées qu’il leur donne et par les éclairages fantasmagoriques dans lesquels il les baigne, il en fait plutôt des marionnettes ou des figurants d’opéra. Maulbertsch est un étonnant dessinateur, qui se joue des groupements les plus compliqués et des raccourcis les plus audacieux. Au plafond de la bibliothèque de Mistelbach (Autriche, 1758), on voit un homme passer de l’eau à travers un tamis; la figure, représentée di sotto , décrit une sorte de grand S renversé; le mouvement du bras gauche, étendu, prolonge celui du buste penché en avant et de la jambe gauche qui pend le long du rocher où le genou droit vient prendre appui; la tête apparaît ainsi entre le bras et la poitrine, inclinée de manière à examiner ce qui est recueilli dans le tamis dont nous voyons l’envers. Aussi prodigieux coloriste que dessinateur, Maulbertsch se plaît à utiliser les accords les plus risqués, des mauves avec des verts, des oranges avec des bleu outremer; la Résurrection de Sümeg (1757-1758) joue entièrement sur les blancs, avec quelques silhouettes à contre-jour qui accentuent l’effet d’irradiation surnaturelle. Fresquiste d’une virtuosité consommée, Maulbertsch a laissé en Autriche, en Moravie ou en Hongrie, d’immenses ensembles doués d’un pouvoir d’hallucination qui n’a rien à envier à Goya et qui porte parfois des accents romantiques, avec d’étranges paysages de ruines, de rochers et de cascades au milieu desquels s’agitent des personnages convulsés; des inventions macabres, comme l’unijambiste dont on voit la jambe de bois et la béquille en raccourci (Heiligenkreuz, Autriche, 1757), un humour souvent familier achèvent de faire de ce peintre une des personnalités artistiques les plus originales du XVIIIe siècle européen.
4. La sculpture
La France
On désigne par le terme de rococo le courant qui domine la sculpture française de la dernière période du style de Versailles à la veille de la Révolution, où il finit, à l’issue d’un long conflit, par céder la place au néo-classicisme et à l’historicisme. À la différence de la peinture, marquée par la brutale irruption de la manière de Watteau, l’évolution en sculpture s’effectue de façon progressive, les dernières réalisations accomplies sous Louis XIV aboutissant au style Régence, phase inaugurale du rococo. Des sculpteurs importants à cheval sur les deux siècles, comme Antoine Coysevox et les deux Coustou, s’ils témoignent d’attitudes nouvelles face à la nature et à la tradition, notamment dans la sculpture de jardin à Marly et au Grand Trianon, n’apportent pas, toutefois, cette différence radicale qu’introduisit le baroque d’un Puget. Peut-être est-il légitime de considérer comme une unité la riche production du style de Versailles, et de ne situer l’avènement véritable du rococo qu’aux environs de 1730; il demeure que, étant admise l’homogénéité essentielle de l’école de Versailles, on peut voir dans les ultimes manifestations de cette école les sources de la sculpture française du XVIIIe siècle, sources d’où découlèrent des créations individuelles autrement plus variées qu’elles ne le furent sous Louis XIV.
Comparée à une œuvre antérieure, comme le Printemps , de Magnier l’Ancien (commandée en 1674), à la grâce mesurée et à l’équilibre impersonnel, une statue de la dernière époque de Versailles, telle l’Aurore descendant d’un nuage , de Magnier le Jeune (signée et datée de 1704), s’en distingue par un mouvement plus fluide et une occupation plus souple de l’espace. On peut approcher de même une des fontaines des Saisons (1672-1676), dans le parc du château, et la fontaine des Nymphes (1703), dans le jardin des Marronniers, au Grand Trianon: celle-ci se définit par des formes qui restent encore massives, mais le mouvement a plus de verve, les attitudes semblent être plus spontanées et plus vives. On relève aussi, dans l’ensemble des trois statues de marbre exécutées pour Marly (vers 1709-1710) par Coysevox, une atmosphère originale et un nouveau mode de groupement. Il représenterait, selon Dezallier d’Argenville, Flore et une nymphe des bois écoutant un faune jouer de la flûte; derrière lui, un petit satyre met malicieusement le doigt sur ses lèvres; la nymphe se tourne pour capter la mélodie, protégeant son oreille, d’une main levée, contre les bruits discordants. C’est donc le jeu ou l’écoute de la musique sylvestre qui unifient les attitudes des personnages, relation mouvante qui donne à l’action son cachet pastoral et désinvolte, aux dépens d’une signification dramatique ou intellectuelle; ce qui n’empêche pas d’Argenville de voir dans le faune un symbole du paysan vigoureux qui peuple les forêts et les champs. On pourrait reconnaître un équivalent pictural de cette œuvre dans la composition de Louis Boulogne le Jeune, Diane et ses Nymphes (1707, Tours). Lorsque Coysevox représente Marie Adélaïde, duchesse de Bourgogne, sous l’aspect de Diane (1710, Louvre), il ne supprime nullement, à l’identifier à la déesse de la chasse, sa piquante individualité. Et dans le Saint François Xavier (1723, Saint-Germain-des-Prés) sculpté par Coustou, le geste éloquent du missionnaire prêchant la Croix emporte le surplis dans des rythmes mouvementés, sans nuire pour autant à l’aspect massif du personnage. Dans La Religion de Jacques Bousseau, exécutée pour le vestibule de la chapelle de Versailles (vers 1730), le mouvement du drapé, avec le rythme nerveux des plis flottants, et l’élégance des proportions sont d’un effet frappant. La même chapelle abrite l’œuvre la plus spectaculaire de cette période de transition, l’autel de bronze doré doté d’une Gloire superbe; le mouvement centrifuge est traité avec un éclat proche du baroque; mais Corneille van Cleve, auteur du projet (1708-1709), a sculpté une œuvre hautement caractéristique avec sa Pietà qui orne le devant de l’autel: dans une atmosphère fluide, les figures sacrées surgissent ou s’apprêtent à disparaître, pareilles à des esprits désincarnés, dissolution de la forme que connaîtront les reliefs rococo ultérieurs.
Ainsi, loin de dévaloriser les conceptions monumentales, la Régence contribue plutôt à leur donner un nouvel élan, comme l’illustrent les deux groupes de chevaux de Marly exécutés par Coysevox (1700-1702). Dans ces deux allégories en marbre représentant Pégase monté par la Renommée et Mercure, le traitement d’apparat ne freine pas la vivacité du mouvement, qu’il est intéressant de comparer aux chevaux des frères Marsy, exécutés vers la fin des années 1660 pour les bains d’Apollon à Versailles. Aussi caractéristiques soient-ils, les chevaux de Coysevox ne constituent pas l’apogée du genre. Leurs dimensions ayant été jugées insuffisantes, une autre paire fut commandée à Guillaume Coustou: l’œuvre ne devait être exécutée que vers 1745, ce qui ne l’empêche pas de marquer la limite terminale de l’évolution de Versailles et de se poser comme un jalon dans le développement du rococo. Le travail de Coustou a visiblement subi l’influence des antiques Dompteurs de chevaux de Monte Cavallo comme du groupe équestre de Coysevox; mais le sculpteur a su aussi allier à une étude parfaite de la nature la verve exubérante du style rocaille; toutefois, ses chevaux témoignent plus de l’orgueil raidi des pur-sang que de l’impétuosité des créatures sauvages, d’où une allure plus olympienne que romantique annonçant plutôt le cheval de Falconet que celui de Géricault.
La minorité de Louix XV et la débâcle du système de Law ont beau avoir aggravé la crise du mécénat, le rococo n’en poursuit pas moins son développement, dont il est difficile, cependant, de décrire les étapes avec précision, car beaucoup d’œuvres ont disparu et la documentation fait défaut. De vives controverses s’élèvent, par exemple, à propos de l’œuvre célèbre de Robert Le Lorrain, les Chevaux du Soleil , qui décore les écuries de l’hôtel de Rohan appartenant à l’évêque de Strasbourg, et qui fut exécutée probablement entre 1723 et 1729. Radieuse représentation rococo de chevaux solaires dételés échappant à leurs dompteurs, toute la vigueur de sa facture n’exclut pas une espèce de vivacité immatérielle qui rappelle le relief exécuté par Van Cleve pour l’autel de Versailles. L’enthousiasme des critiques de l’époque fut cependant loin d’être unanime; d’Argenville y voit un travail «peu correct, mais composé avec chaleur et intelligence», et ajoute que Le Lorrain comprend l’anatomie du mouvement, mais échoue à le représenter; pour le sévère Mariette, Le Lorrain ne se soucie pas de rendre comme il convient la nature.
Aux côtés d’Antoine Coysevox et de Robert Le Lorrain, on peut citer Jean-Louis Lemoyne (1665-1755) qui, avec une œuvre comme La Crainte des traits de l’Amour (Metropolitan Museum, New York), exécutée vers 1740, traite un sujet original pour une sculpture grandeur nature: du corps penché dans un mouvement enfantin se dégage une impression de naïveté malicieuse et d’élégante confusion. Jean-Baptiste Lemoyne (1704-1778), élève de Le Lorrain comme de son père Jean-Louis, fut admiré aussi pour son esprit et sa grâce, mais critiqué pour son manque d’exactitude et son indifférence à l’égard des Anciens. Bien qu’il ne soit jamais allé dans la Rome baroque, il s’écarte du classicisme traditionnel au point de poser des couleurs sur les reliefs (1732) qu’il exécute pour la chapelle de la Vierge dans l’église du Saint-Sauveur (Paris) et qu’il veut accorder aux peintures de Noël Nicolas Coypel. D’autres reliefs subsistent, malgré les destructions, comme ceux du salon Ovale (registre inférieur) de l’hôtel de Soubise, qui frappent par le scintillement des surfaces, la rapidité de la touche, la coulée des diagonales et des courbes antagonistes caractéristique du décor rococo. Mais Lemoyne est capable aussi d’inscrire le rococo dans une conception monumentale, comme en témoigne le groupe allégorique élevé à Rennes en l’honneur de Louis XV, où l’on voit Hygie (modèle exposé, 1751) appuyée sur le piédestal principal dans une attitude empreinte d’une grâce sinueuse. De sa statue équestre en bronze représentant le roi (en costume romain, autrefois à Bordeaux 1731-1743), mais aujourd’hui disparue, on ne connaît que des réductions, qui révèlent un équilibre plein de fougue entre l’attitude souveraine et gracieuse du cavalier et les élégantes caracoles de sa monture. Pierre Patte la disait, dans ses Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV (1765), «pleine de vie et d’action». Plus original cependant apparaît le projet d’une statue de Louis XV pour la ville de Rouen (projet exposé par Patte), qui représentait le roi debout sur un bouclier soutenu par trois soldats. Il est intéressant de noter que cette iconographie est empruntée à un psautier médiéval publié par Montfaucon dans ses Monuments de la monarchie française (1729-1733). La renaissance d’une ancienne coutume française, à laquelle Lemoyne ne manque pas d’infuser la verve superbe du rococo, aux dépens de la traditionnelle référence à Rome, est significative de l’historicisme «nationaliste» de la fin du XVIIIe siècle.
Après Coysevox et Houdon, Jean-Baptiste Lemoyne est le troisième grand portraitiste du siècle. Ceux-là mêmes qui, comme Diderot, dénigrent sa sculpture continuent cependant d’admirer ses bustes. Avec moins de force de caractère que Coysevox et moins de pénétration intellectuelle que Houdon, son sens de la présence éphémère de l’homme n’en reste pas moins digne de celui de ses rivaux. Lemoyne sculpte une gamme très variée de bustes, allant de la sobre esquisse de Gerbier (1767, palais de Justice) à la charmante insouciance de la comtesse de Brionne, dont le voile en tombant entoure négligemment les épaules (1765, Stockholm).
Si on peut la rattacher superficiellement aux Lemoyne, la famille Adam travaille cependant dans un esprit nettement plus baroque; cela est particulièrement sensible chez Lambert Sigisbert dit Adam l’Aîné, qui passa dix années à Rome (1723-1733), où son projet pour la fontaine de Trevi lui valut quelque renommée. Son morceau de réception à l’Académie royale, un Neptune apaisant les flots (1737), fait écho à ce projet, non moins qu’au fameux prototype de Bernin. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait reçu commande d’élever le dernier grand ensemble de fontaines de Versailles, le bassin de Neptune (1736-1740), réalisation à laquelle participèrent aussi Lemoyne et Bouchardon. La puissance massive du baroque romain se déploie avec évidence dans le groupe marin d’Adam, d’une exécution un peu plus lourde que ses figures couchées de la cascade de Saint-Cloud, légèrement antérieures (1733-1734), motif qui devait influencer Bouchardon. Dans ses groupes de marbre offerts par Louis XV à Frédéric le Grand pour les jardins du château de Sans-Souci (1735-1744), Adam propose une incarnation plus chevaleresque que dramatique de l’esprit de la chasse, et le détail s’y révèle plus convaincant que l’ensemble.
Autant qu’Adam, l’Académie, sous le patronage du duc d’Antin, favorise un autre artiste, dont la sculpture contraste nettement avec celle des Lemoyne et des Adam, sans toutefois s’opposer fondamentalement à l’esprit rococo du milieu du siècle: Edme Bouchardon (1698-1762) a pu réaliser d’excellentes copies d’œuvres antiques au cours des neuf années qu’il a passées à Rome (1723-1732), mais son intérêt s’est porté tout autant sur les nombreux monuments baroques, d’après lesquels il a effectué des dessins soignés. Ses études sur nature l’amenèrent à explorer avec minutie tous les détails de l’anatomie ; éliminant rudesses de traits et défauts, il atteint à une forme pure et sublimée, d’une monumentalité sans doute insuffisante. Si l’on considère l’ensemble de son œuvre, il apparaît plus comme un perfectionniste que comme un classique au sens strict du terme. Deux ans après son retour à Paris, il sculpte une Vierge de douleur pour Saint-Sulpice, œuvre qui n’est ni baroque ni classique: il n’y a rien de classique dans ce long manteau qui révèle si peu du corps qu’il recouvre et qu’il enveloppe d’un mouvement presque sans rupture. Tout différent est son fameux Amour taillant son arc dans la massue d’Hercule (1739-1750, Louvre et Washington); pour cette iconographie, passablement compliquée pour une statue, l’artiste s’est adressé non pas à l’Antiquité, mais à un tableau maniériste de Parmesan. Et il ne relève pas non plus de l’Antiquité, le traitement anatomique que Bouchardon fait subir au corps de Cupidon, modelé comme celui d’un adolescent; en rendant sensibles les particularités et déformations propres à cet âge, l’artiste a suscité l’admiration de critiques comme Cochin et Mariette; mais il a su, non moins bien, y mêler la grâce subtile de l’adolescence. C’est peut-être le soin qu’il met à éviter tout accent particulier au profit d’une forme souple et unie qui incite Baillet de Saint-Julien à l’accuser de froideur dans l’exécution; cependant, le sourire malin et le geste habile avec lequel le personnage bande son arc témoignent de la vitalité inhérente à cette combinaison d’une représentation rococo et d’une recherche anatomique inhabituelle.
Appelé à exécuter un relief en bronze comme celui de saint Charles Borromée au milieu des victimes de la peste (pour l’un des autels latéraux de la chapelle de Versailles, 1737-1747), l’artiste accorde toujours la même attention minutieuse au modelé anatomique, notamment dans le personnage de la victime nue et couchée sur le dos qui attend la bénédiction du saint. Le reste de la composition, avec la procession de prélats en longues robes, propose des relations spatiales trop nuancées pour relever de l’Antiquité, et se soumet à des contraintes trop solennelles pour justifier la qualification de baroque.
Dans les charmants reliefs des quatre saisons qui décorent le sobre bâti architectural de la fontaine de Grenelle (1739-1749), Bouchardon révèle une inspiration plus badine. Sans traiter la nature en profondeur, il nous fait sentir à quel point ses bambins exubérants appartiennent intimement à ce monde de vignes et de gerbes de blé dans lequel ils viennent s’ébattre, folâtrer, se blottir. On ne voit guère à quel précédent antique rapporter ces reliefs, dignes de Du Quesnoy. Par ailleurs, la personnification par Bouchardon de la Ville de Paris, sur la façade et au centre de la fontaine, relève du genre bien connu et ancien de l’allégorie civique; la figure sculptée par Bouchardon semble être une variation sur le thème d’une Cybèle qu’il aurait connue grâce à un dessin. Louée par Mariette qui y retrouvait la «simplicité noble et mâle de l’antique», la grâce de sa posture est mise en valeur par le contraste heureux qui s’établit entre les plis tendus barrant la poitrine et ceux qui tombent librement jusqu’au socle.
Avec la statue équestre en bronze de Louis XV, sa dernière grande œuvre (1748-1762), Bouchardon réalise, à l’issue d’une étude approfondie, un monument d’une exécution extrêmement raffinée, digne de couronner la grande place de Gabriel. Si Cochin le juge d’un fini exagéré, si Cicognara déplore un certain manque de vigueur, Patte en revanche admire la noblesse de l’ensemble, tandis que Grimm loue la docilité du cheval, préférable à l’excès d’expression d’un animal qui se serait cabré et aurait écumé de fureur. Bien qu’il soit sans doute dépourvu de l’alerte vivacité d’un Lemoyne ou de la majesté d’un Girardon, on ne peut cependant manquer d’admirer chez Bouchardon l’analyse extrêmement poussée des formes naturelles dont témoigne la masse volumineuse de ses beaux dessins. La destruction du monument de Bouchardon, comme celle de tant d’autres, en 1792, interdit de porter un jugement définitif; on ne saurait toutefois oublier la remarque de Diderot soulignant que, si Bouchardon avait trouvé un modèle d’une exceptionnelle perfection, ce n’était pas dans les écuries de Diomède ou d’Achille qu’il était allé le chercher. D’une façon générale, on peut dire qu’il a fait preuve de plus de perspicacité que d’imagination dans ses tentatives d’imprégner le modèle naturel d’une harmonie subtile qui ne fût ni trop réaliste ni trop classique.
L’admiration de Cochin, quoique réelle, ne l’empêche pas de manier la satire, comme il le fait notamment dans un essai où il critique à la fois la tradition des statues équestres de rois et la sculpture rococo en général. Se transformant en archéologue, il dénonce le mélange traditionnel de costume ancien et de costume moderne que l’on fait revêtir aux princes dans ces monuments, anticipant ainsi le refus radical de l’anachronisme et la rigoureuse exactitude du costume qu’allaient bientôt réclamer les tenants de l’historicisme. Cochin s’en prend aussi à la sculpture rococo, lui reprochant son prétendu manque de naturel, le caractère licencieux des émotions qu’elle suscite et l’inconstance de ses effets.
De telles critiques annoncent les néo-classiques proprement dits qui, tel Emeric-David, insistent sur l’importance initiale du retour à la nature, et revendiquent pour Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785) le privilège d’avoir été le premier à franchir le pas. Mais Pigalle, précisément, a produit un des chefs-d’œuvre du rococo, démontrant ainsi qu’il n’était pas incompatible avec le naturalisme. Comparée à celle de Bouchardon, la manière dont Pigalle aborde la nature est moins élégante, mais plus chaude, plus vibrante et plus riche. D’abord esquissé à Rome vers 1736, son Mercure (marbres, Louvre et Berlin; terre cuite, Metropolitan Museum), que les néo-classiques appréciaient pour sa fidélité à la nature, et comme un condensé des rythmes équilibrés et de la verve rococo. S’il n’eut rien d’un intellectuel, le «mulet de la sculpture» sut, avec une remarquable intuition, adapter son art à de nouveaux modes iconographiques, qu’ils fussent politiques ou sentimentaux. Une de ses réalisations les plus originales est peut-être la statue en bronze du Citoyen pour le monument de Louis XV à Reims (1756-1765); l’idée est due probablement à Cochin mais c’est vraiment l’exécution de Pigalle qui en fait une œuvre de grande classe. Le contentement pensif du citoyen-marchand s’exprime dans la vigueur détendue du personnage d’âge mûr, au corps nu et ridé. En 1753, Pigalle sculpte un portrait allégorique, où la majesté n’exclut pas l’individualité, et qui représente Mme de Pompadour, le visage empreint d’une extrême modestie, offrant le cœur de l’amitié à son ancien amant royal. Mais la capacité d’expression naturaliste de Pigalle se manifeste de la façon la plus frappante dans la statue de marbre (1749, Louvre) où il représente un enfant troublé prenant soin d’un oiseau qui vient de s’échapper de sa cage.
Diderot jugeait qu’à l’inverse de Falconet le sens de l’idéal faisait défaut à Pigalle. Pourtant Pigalle a eu assez d’imagination pour concevoir l’effigie imposante du maréchal de Saxe descendant au sépulcre dans le mémorial grandiose de l’église Saint-Thomas, à Strasbourg (1753-1776). Le détachement et la sérénité du guerrier s’avançant vers la mort qui attend contrastent avec la souffrance qui marque les autres personnages; sur les marches de ce vaste ensemble traînent des étendards baissés. Que l’idée vînt de Gougenot ou de Cochin, il appartenait à Pigalle de lui donner toute son efficacité dramatique. L’œuvre fut présentée l’année même où il terminait son remarquable Voltaire nu (Institut de France, Paris), dans lequel, cependant, le réalisme aigu du cadavre dénudé ne s’accorde guère avec l’affectation de la posture héroïque. La physionomie superficielle de cet écorché de Voltaire ne laisse guère espérer chez Pigalle de grandes qualités de portraitiste; pourtant, dans l’Autoportrait en terre cuite de 1780 (Louvre), les plis affaissés et las de la bouche et les yeux creux expriment de façon émouvante l’épuisement des forces et des capacités de l’artiste. Une impression sensiblement analogue se dégage de son buste de Diderot (1777, Louvre), qui contraste si fortement avec l’éclat qu’irradie le magnifique buste du Philosophe (1771, Versailles) par Houdon.
Dans l’œuvre de son extraordinaire rival, Étienne Falconet (1716-1791), on peut voir s’effectuer, sur une dizaine d’années, le passage du rococo au néo-classicisme. De La Musique de 1751 (Louvre) à La Douce Mélancolie de 1761 (marbre, Ermitage), un changement remarquable s’opère qui prélude à la naissance d’un style nouveau en sculpture, comme la Jeune Grecque de Vien, exposée aussi en 1761, en témoigne de son côté pour la peinture. La Douce Mélancolie se distingue des réalisations antérieures de Falconet par une simplicité de forme, une pureté de lignes et une conception frontale massive qui font plus «grec» que maintes œuvres néo-classiques ultérieures, ou que les statues antiques, elles-mêmes. Cependant, sa petite taille (8,1 cm) et son aspect modeste la privent des dimensions et de l’autorité susceptibles de la constituer en courant. Autre illustration de ce changement, la Gloire des princes de 1766 était une œuvre grandeur nature, qui ne nous est connue aujourd’hui que par une version en marbre, beaucoup plus petite, faite en l’honneur de Catherine II et conservée au musée Jacquemart-André à Paris; mais, dans le lointain Saint-Pétersbourg, cette œuvre tout empreinte de classicisme ne pouvait guère exercer d’influence.
Il est difficile, toutefois, d’affirmer que Falconet est devenu un artiste véritablement néo-classique, si l’on considère ses autres œuvres, et tout particulièrement sa statue équestre de Pierre le Grand, à laquelle il travailla en Russie de 1766 à 1778. Mieux encore: dans ce même Salon de 1763 qui abritait La Douce Mélancolie , Falconet exposait son célèbre groupe, Pygmalion et Galatée (Walters Gallery, Baltimore, version unique). Les valeurs dramatiques, que Falconet avait dégagées par un traitement du corps dans son Milon de Crotone (1744, Louvre), à une époque où il était fortement influencé par Puget, se manifestent ici au niveau psychologique, dans la figure du sculpteur qui contemple, avec surprise et ravissement, sa statue de pierre accédant lentement à la conscience. Ce groupe est loin d’atteindre à la suprême élégance, érigée en idéal qui caractérise la Baigneuse de 1757 (Louvre). À l’opposé de la manière de Pigalle, le rococo de Falconet apparaît plus délicat et plus souple, davantage empreint de cette naïveté préméditée si répandue dans la seconde moitié du siècle. Mais Falconet aspirait à travailler à des œuvres monumentales, et son souhait fut exaucé lorsque la tsarine Catherine lui commanda une statue équestre de son illustre prédécesseur. L’analyse critique vigoureuse du cheval de Marc Aurèle à laquelle procède Falconet montre que l’artiste ne trouvait guère d’inspiration dans l’Antiquité, qu’elle fût conçue comme un idéal ou comme un moyen d’accéder à la nature. Par ailleurs, sa vision, devenue populaire, d’un Pierre Ier conçu comme un législateur modèle pour la postérité et sa volonté d’exprimer une action concentrée révèlent son aptitude à infuser dans un style rococo vigoureux les idées philosophiques contemporaines.
Le naturalisme inhérent au style de Bouchardon et de Pigalle s’établit presque comme un courant indépendant, revêtant une allure scientifique originale. L’étude anatomique du cheval de Marc Aurèle par Falconet trouve un écho dans l’écorché de cheval d’Étienne Gois l’Ancien, exposé au Salon de 1789. Encore plus célèbre, L’Écorché de Houdon, exécuté à Rome, était à l’origine une étude pour son Saint Jean-Baptiste resté à l’état de projet (1766, modèle, galerie Borghèse, Rome). Une illustration moins scientifique de ce naturalisme pointilleux est fournie par le modèle en plâtre de la Vénus qui dort exposée en 1757 par Mignot et que Mariette soupçonnait d’avoir été moulée d’après nature. Toujours en 1757, Christophe Gabriel Allegrain (1710-1795) expose une Baigneuse (Louvre) dont les formes voluptueuses et le puissant naturalisme évoquent le style de Pigalle, son beau-frère. Mais la posture, comme plus tard celle de sa Diane surprise au bain (Salon de 1777, Louvre), a la grâce du rococo, à défaut de la souple élégance de la Baigneuse de Falconet.
Le robuste sens de la chair d’Allegrain, proche du meilleur Boucher, fournit une sorte de cadre propre au style de Clodion (1738-1814), neveu de L. S. Adam. Dans les petites terres cuites de cet élève de Pigalle, le rococo retrouve une nouvelle et intense vitalité. Le parallèle s’impose ici avec Fragonard, qui donne à la phase finale de la peinture rococo son expression la plus voluptueuse et la plus pétillante. Plus vigoureux peut-être que Fragonard, Clodion a joui d’une popularité égale, comme l’attestent clairement les prix élevés atteints par ses œuvres. La sévérité néo-classique, agissant comme un défi, a en quelque sorte stimulé l’impétuosité et la spontanéité de ses figures de faunes et de bacchantes en train de mener joyeuse vie. Clodion éprouve une délectation typiquement rococo à mettre en scène de solides personnages tourbillonnant et dansant sur la pointe des pieds, représentation tellement opposée à la vision d’un Winckelmann exaltant les formes immobiles et éternelles, et pourtant apparentée à la célèbre Diane se posant à terre sur la pointe des pieds (modèle, 1776, Gotha) du néo-classique Houdon. Malgré la parfaite pureté et la simplicité de ses lignes, ce chef-d’œuvre semble, par la légèreté extrême de son équilibre suspendu, émaner plus du rococo que de l’Antiquité. Certes, l’expression ne saurait être plus réservée, ni l’anatomie plus classique, et seul pourtant le rococo peut rendre compte d’une telle fugacité dans l’attitude de ce corps si détaché de toute pesanteur. Rococo et néo-classicisme s’harmonisent à la perfection dans cette œuvre qui marque l’apogée de l’art du siècle. Le plus souvent, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui domine: ainsi, aux Vestales classiques de Clodion (par exemple le marbre de 1770, National Gallery, Washington) répond son imposant Montesquieu (1779-1783, Institut) dont le costume contemporain est rendu, dans ses textures et ses surfaces, avec tout l’éclat du rococo.
D’autres artistes, comme Augustin Pajou (1730-1809), élève de J.-B. Lemoyne, ont travaillé de même dans les deux styles, ainsi que l’illustre sa Cérès de marbre Louis XVI exécutée vers 1767 (ancienne collection Burat); mais on le voit plus tard revenir à des effets rocaille avec le décor mouvementé qu’il exécute pour le vestibule de l’opéra de Versailles en 1770, comme aussi dans sa Bacchante de 1774. Autre élève de J.-B. Lemoyne, Jean-Jacques Caffieri (1725-1792), dernier du nom, se livre parfois à des sortes de variations néo-classiques, par exemple dans L’Amitié qui pleure sur un tombeau (signée et datée, 1767, Louvre); mais, dans un grand nombre de ses bustes commémoratifs, tel celui de Corneille van Cleve (terre cuite, Louvre), son exubérance paraît plus rococo que celle de Lemoyne lui-même. Deux superbes bronzes de S. L. Boizot (1743-1809), élève du grand dessinateur M. A. Slodtz, Borée enlevant Orythie et Pluton enlevant Proserpine (Salon de 1781, tous deux dans la Wallace Collection, Londres), expriment, dans le mouvement précipité du dieu et la frénésie désespérée de sa victime, toute l’élégante exaltation du rococo. Une terre cuite intitulée Un coup de vent (ancienne collection Biron) est davantage une œuvre de transition, tandis que la gravité d’Apollon et Uranie en fait une œuvre entièrement néo-classique.
Houdon ne fut pas le seul à réaliser la synthèse des deux styles rivaux; un autre sculpteur y parvint aussi à plusieurs reprises, faisant jouer l’un et l’autre dans des proportions variables, et ne se contentant pas de passer simplement de l’un à l’autre; il s’agit de Pierre Julien (1731-1804), qui, après avoir sculpté à Rome un splendide Gladiateur mourant (1768-1773), produisit deux chefs-d’œuvre, Ganymède versant du nectar à l’Aigle olympien (commencé en 1776, Louvre) et une Amalthée pour la grotte de Rambouillet. Le premier se déploie plus librement dans l’espace, et sa texture est plus lumineuse encore que celle du Ganymède commencé par Francin en 1745. Le modelé sensuel et l’attitude légèrement imprévue de Ganymède relèvent toujours du rococo, mais la solidité des formes révèle, comme le souligne Émeric-David, que Julien «approche» de l’antique. Encore plus subtile est l’harmonie des textures translucides de l’Amalthée (modèle achevé en 1786, Louvre), avec son air d’ingénue pompéienne. La comparaison avec la Psyché de Pajou (modèle, 1785, Louvre) met en valeur la qualité chaleureuse du rococo de Julien; l’autre paraît, en regard, un peu sec et théâtral, quelque superbe que soit son sens de la composition.
Illustration de la volonté de sincérité et de variété qui caractérise le portrait rococo, le La Fontaine de Julien (commencé en 1782, Institut), autre œuvre importante de l’artiste, témoigne en outre du développement de l’historicisme qui, agissant de pair avec le néo-classicisme, réduit progressivement le style Louis XV à n’être plus qu’un vestige. Le portrait du fabuliste plongé dans sa création poétique fait partie d’une série de statues des «grands hommes» commandée par le comte d’Angiviller, directeur de l’Académie sous Louis XVI; il est intéressant de remarquer que, pour ce programme à long terme destiné à favoriser la production artistique, les modèles furent choisis dans l’histoire de France, et non dans l’Antiquité classique. L’historicisme ainsi conçu gagna l’approbation du public; mais de plus, dans le cas des sujets modernes, et surtout nationaux, il supplanta le néo-classicisme, rejetant le costume classique traditionnel au profit d’un vêtement historiquement exact et de références biographiques rigoureuses concernant les personnages portraiturés. Il contribua, par ailleurs, à dévaloriser les aspects les moins moralisateurs de la mythologie classique (tâche à laquelle s’étaient déjà attelés un Diderot et un Grimm), aspects qui offraient, en vérité, l’iconographie la plus appropriée au rococo, voué plus à réjouir l’imagination qu’à instruire la postérité.
L’Italie
Si la peinture italienne du XVIIIe siècle a été relativement peu étudiée jusqu’à une date récente, en dehors de Venise, la sculpture l’est encore bien moins. Le rôle joué à Rome par des Français comme Pierre Legros ou Michel-Ange Slodtz semble avoir été très important. L’entreprise la plus considérable de l’époque est la fontaine de Trevi, réalisée de 1732 à 1762. Les sculpteurs Filippo della Valle (1698-1768) et Pietro Bracci (1700-1773) donnèrent les principales statues de l’étage inférieur; le Neptune et les Tritons de Bracci évoquent nettement le souvenir de Bernin. La fontaine des Fleuves de la place Navone ou plus encore certains dessins pour la façade du Louvre ont pu inspirer l’énorme rocaille qui règne sur tout le soubassement, et au milieu de laquelle bondissent les chevaux; le Neptune se dresse au centre d’une coquille qui emplit toute la niche, et l’on retrouve là un motif caractéristique du temps. Une œuvre comme la Tempérance de Filippo della Valle à Saint-Jean-de-Latran (1735) dénote les mêmes ambiguïtés de style que l’on observe chez certains peintres contemporains; le souffle héroïque des grands tombeaux de Bernin fait place à une sorte de préciosité; la tête s’incline, le corps se déhanche et toute la silhouette se modèle sur une courbe flexible; les draperies forment de longs plis qui se recourbent et contrastent avec l’aspect lisse du visage et du bras. Rappel de Bernin ou annonce de Canova? Le spectateur reste indécis.
C’est loin de Rome, en Sicile, dans une région qui n’avait connu qu’une modeste activité artistique au XVIIe siècle, mais où le XVIIIe est une époque de grandes créations, qu’il faut chercher le sculpteur le plus original peut-être de la première moitié du siècle. Giacomo Serpotta (1656-1732) décore de nombreux oratoires et églises de Palerme avec une grâce et une fantaisie extrêmes. Ses statues et ses reliefs, exécutés en stuc, couvrent la surface des murs en créant un effet d’agitation mousseuse (oratoire Saint-Laurent, environ 1690; oratoire Saint-Dominique, 1714-1717). On aurait peine sans doute à trouver des images de dévotion d’un tour plus aimable. Ce ne sont que putti cabriolant et gesticulant sur les parois; les vertus sont incarnées par des femmes qui ont l’air de cantatrices en costume de scène; harnachées de plumes, couvertes de dentelles et de falbalas, ces charmantes dames s’offrent au regard dans les poses les plus coquettes. Les têtes sont fines et souriantes, des doigts effilés retiennent des draperies soyeuses aux longs plis, où la mollesse du stuc est comme rendue palpable.
L’Europe centrale
On pourrait trouver un esprit comparable chez le sculpteur bavarois Ignaz Günther (1725-1775). En 1760-1762, il collabore à l’église de Rott am Inn avec l’architecte Johann Michael Fischer et le peintre Matthäus Günther. Un groupe de la Trinité orne l’autel principal; de part et d’autre d’un globe terrestre que surmontent la croix et la colombe du Saint-Esprit se tiennent le Père et le Fils. Le Père est un vieillard dont la grande barbe forme deux pointes; il semble s’avancer en étendant le bras gauche, de sorte que sa robe, son manteau et jusqu’à sa chevelure s’envolent en tous sens; une longue draperie qui se recourbe en volutes enveloppe à demi le corps du Fils, un angelot s’y accroche pour éviter, dirait-on, de basculer dans le vide. La majesté ou le pathétique sont totalement absents, le sculpteur semble n’avoir recherché qu’une grâce légère, qui se nuance d’ironie dans une figure comme celle de l’empereur Henri II avec sa grosse moustache, sa cuirasse à lambrequins et sa tunique à franges. Joseph Anton Feuchtmayer (1696-1770) recherche plus systématiquement encore que Günther les formes torturées; les déformations caricaturales qu’il imprime à ses figures, par exemple aux stalles de l’abbaye de Salem (1740, Souabe), leur donnent un caractère tout proche de certaines œuvres gothiques tardives, et l’on songe à Riemenschneider devant ces visages rongés et grimaçants. Ce style d’expression ironique, ne reculant pas de temps à autre devant les effets grotesques, s’épanouit particulièrement bien dans la sculpture de jardin. Le grand maître est ici Ferdinand Tietz (1708-1777). Originaire de Bohême, il passe au service des princes-évêques de Wurtzbourg et donne en 1765-1768 son chef-d’œuvre: les jardins de Veitshöchheim; le matériau utilisé est le grès, et son aspect rugueux s’accorde bien avec les longs plis aux arêtes anguleuses des statues de Tietz. Le répertoire allégorique et mythologique est utilisé dans un esprit de plaisanterie; dieux et déesses se mêlent à des personnages de comédie; d’autres personnages en costumes contemporains dansent avec eux. Les figures sont souvent délibérément ridicules, avec des yeux globuleux, de grosses joues, des nez prodigieusement pointus; elles s’agitent en une gesticulation outrée, se répondant d’un groupe à l’autre et créant dans tout le parc une atmosphère de bouffonnerie.
5. L’architecture
Les deux premiers tiers du XVIIIe siècle permettent-ils d’observer, en architecture, des phénomènes que l’on puisse mettre en parallèle avec ceux que l’on a notés dans les domaines des arts décoratifs, de la peinture et de la sculpture? La rocaille est un système de décoration qui ne paraît pas impliquer un parti architectural déterminé; il faut se demander si l’on voit se manifester dans les constructions mêmes, plans et élévations, des formules spéciales.
L’architecture française après 1700 se caractérise par un premier trait, souvent noté, qui est l’abandon des grands partis majestueux. Cela est dû d’abord au caractère des commandes. Versailles une fois achevé, la monarchie n’ouvre plus de chantiers comparables en importance. La principale activité des architectes consiste alors à élever des hôtels pour la noblesse de cour, qui n’est plus aussi impérieusement attachée à Versailles que sous Louis XIV. Le faubourg Saint-Germain devient le quartier aristocratique. La transformation la plus notable est celle des plans. On a maintes fois souligné comment, au sens de l’apparat, se substitue celui de la commodité. La distribution des appartements devient donc le problème essentiel, et les architectes français du XVIIIe siècle le résolurent avec une ingéniosité qui fit leur gloire dans toute l’Europe. Les grandes enfilades de pièces qui se commandent mutuellement, en rendant malaisée la circulation intérieure et presque impossible le chauffage, disparaissent. On s’ingénie au contraire à ménager des appartements indépendants et à multiplier les dégagements. Les galeries disparaissent aussi et la principale pièce de réception devient le grand salon, généralement disposé au centre de la composition, sur le jardin. Le format des pièces diminue et, à Versailles même, les principaux travaux exécutés sous Louis XV consistent à aménager de petits appartements. Du coup, le lien entre la transformation des plans et celle du décor apparaît nettement. Dans des pièces plus petites, conçues d’abord pour l’agrément, l’usage des lambris de bois et des panneaux à échelle réduite a l’avantage de donner plus de chaleur et d’intimité que les ordonnances à pilastres.
Il est curieux de constater que l’un des traits dominants de la période est l’allégement du décor extérieur. La façade sur les jardins de l’hôtel Matignon, commencé par Jean Courtonne en 1721, est caractéristique: les ordres ont disparu, les pavillons d’angle sont peu accentués, seul le ressaut polygonal du centre vient donner une articulation nette au corps médian; de simples chaînages soulignent les angles, les fenêtres n’ont plus de fronton et apparaissent comme de simples ouvertures dans le mur qui se déploie harmonieusement dans une continuité soulignée par la corniche et la balustrade qui la surmonte. Au pavillon d’Amalienburg, dont l’intérieur offre un décor si luxuriant, les façades sont au contraire fort sobres. Même quand les ordres sont utilisés, ce n’est guère que sous la forme de pilastres en très légère saillie qui agrémentent la surface du mur sans créer une véritable scansion: il en est ainsi au Belvédère supérieur, élevé en 1721-1722 par Johann Lucas von Hildebrandt. Les toits plats perdent de la faveur et les architectes s’ingénient au contraire à tirer parti des hautes toitures auxquelles, surtout en Europe centrale, ils se plaisent à donner des formes variées et capricieuses, comme Balthazar Neumann à Wernec.
La manière de traiter les espaces accuse des particularités sensibles. Les architectes marquent une préférence nette pour les pièces ovales ou polygonales; des salons comme ceux de l’hôtel Soubise ou de l’Amalienburg en fournissent des exemples frappants, mais cette tendance se manifeste aussi dans les intérieurs d’église ; Saint-Jean-Népomucène, édifié et décoré par les frères Asam à Munich, entre 1733 et 1750, se présente sous la forme d’un volume rectangulaire, mais des pans coupés adoucissent les angles et suggèrent plutôt à l’œil l’idée d’un ovale; le fût des pilastres, lui-même chargé de décoration, en fait de simples panneaux ouvragés et les prive de leur signification architecturale. Des effets de ce genre sont fréquents dans les églises allemandes des années 1720-1750; on les retrouve chez Peter Thumb, vers le milieu du siècle, à l’église de Birnau am Bodensee, combinés avec l’usage du plafond plat relié aux parois par une voussure que découpent de multiples pénétrations. À l’église de la Wies en Bavière, édifiée et décorée par les frères Zimmermann entre 1745 et 1754, la voûte surbaissée ne repose pas sur un entablement continu; des ouvertures chantournées en découpent la base, au-dessus des piliers, créant une impression de légèreté que vient accentuer le ruissellement de la lumière et la blancheur du fond.
On ne rencontre nulle part d’exemples plus accomplis d’un traitement de la lumière visant en quelque sorte à dématérialiser l’édifice que chez l’architecte piémontais Bernardo Vittone (1704-1770). Sa petite église de Valinotto, près de Carignano (1738-1739), est bâtie sur un plan hexagonal; six chapelles semi-circulaires creusent chacun des côtés; chaque chapelle est fermée par un arc; sur ces arcs s’élèvent d’autres arcs en diagonale, embrassant chacun deux chapelles, et qui dessinent une étoile à six branches, avec un second hexagone au milieu, décalé par rapport à celui du plan au sol. Derrière la seconde rangée d’arcs s’ouvrent des fenêtres, invisibles d’en bas; l’effet se répète encore au second niveau, de sorte que le dôme apparaît comme entièrement ajouré et lumineux, sans aucune pesanteur et sans que sa structure soit immédiatement compréhensible. À l’église San Bernardino de Chieri, Vittone perce les pendentifs de la coupole, et fait ainsi filtrer à travers des gloires dorées la lumière qui émane d’ouvertures dérobées au regard. Le but est toujours de créer une unité mystérieuse dont la loi échappe à l’œil ébloui, qui cherche en vain à reconnaître et à isoler les éléments de l’architecture. Par des moyens tout différents, en jouant sur des formes de voûtes très élaborées, Neumann arrive à des résultats analogues: pénétration mutuelle des espaces et unité lumineuse.
Ces quelques analyses permettent-elles de dégager des caractères généraux qui pourraient servir à définir un art rococo? Les motifs formels n’y suffisent assurément pas. Celui même qui a donné son nom au rococo, la rocaille, n’est pas une invention du XVIIIe siècle. On rencontre des grottes au palais du Té, à Fontainebleau, à la Bastie d’Urfé pour ne citer que quelques exemples pris dans le XVIe siècle. On retrouve des rocailles dans les jardins du Versailles de Louis XIV. De même les grotesques apparaissent dès la Renaissance, avec Raphaël et même avant. Tout le répertoire des thèmes de la peinture n’a pas changé depuis le XVIe siècle. Les décorations en trompe l’œil, les ciels et les nuages qui servent de cadre aux apparitions divines ou surnaturelles appartiennent au vocabulaire du XVIIe siècle, et cette continuité dans l’usage est l’un des traits qui incitent à ne voir dans l’art des années 1700-1750 qu’un prolongement du mouvement baroque. Les principes de l’architecture ne semblent pas non plus être fondamentalement modifiés; de Bernin et Borromini à Neumann et Vittone, il n’y aurait qu’un degré de plus dans l’invention fantaisiste, l’extravagance si l’on veut, un même dédain des normes formulées par les théoriciens classiques de l’architecture.
Il est certain qu’il serait assez difficile de prétendre qu’une révolution s’opère dans les arts autour de 1700. La continuité avec les époques précédentes, et tout particulièrement le baroque, semble évidente. Il faut prendre garde toutefois que les artistes du XVIIIe siècle semblent renouer parfois avec des traditions plus lointaines. Les silhouettes déformées et allongées, les petits visages aux traits menus, portés par de longs cous flexibles, les doigts fuselés aux gestes précieux invitent parfois à se demander si certains peintres n’ont pas regardé Parmesan et Primatice aussi attentivement que les Carrache et Guido Reni. L’usage de la couleur, avec le goût des tonalités rares et des accords surprenants, que l’on relève chez un Pittoni ou un Maulbertsch relie aussi ces artistes au maniérisme, et de même la prédilection pour les espaces ambigus et les étrangetés de perspective. Il arrive même que l’on ait l’impression de retrouver des accents gothiques, particulièrement chez des sculpteurs comme Feuchtmayer, mais aussi avec des architectes comme Neumann. D’autre part, la rupture que l’on croit déceler avec l’avènement du néo-classicisme n’est peut-être pas aussi flagrante qu’il paraît de prime abord. La simplification des ordonnances extérieures de l’architecture en fournit un bon exemple; la position d’un peintre comme Creti en fournit un autre. Quand Diderot voyait accrochés aux murs d’un même Salon des tableaux de Boucher et de Vien, sentait-il qu’il se trouvait en présence de deux styles radicalement hétérogènes? C’est peu probable.
En fait, comme l’a souligné Focillon, bien plus que l’emploi de tel ou tel motif formel, c’est l’esprit dans lequel il est utilisé qui permet de définir un style. Cet esprit offre, dans la première moitié du XVIIIe siècle, bien des traits originaux. On y voit ainsi s’affirmer le goût de la pure virtuosité et de la prouesse gratuite; Boucher, Tiepolo, Maulbertsch ou Fragonard ne sont pas des peintres plus habiles que Titien ou Rubens, mais on a souvent l’impression que leur habileté se joue pour elle-même, sans trop d’égard au sujet qu’ils traitent. Des parallèles avec la musique viennent ici à l’esprit; si une époque a été passionnée d’opéra et de performances vocales, c’est bien le XVIIIe siècle; on retrouve encore chez Mozart ces acrobatiques vocalises au moyen desquelles les grandes cantatrices enthousiasmaient leur public. La réforme de l’opéra préconisée par Glück, avec le retour à un style sévère qui bannit les ornements et les broderies à l’italienne, atteste une évolution du goût analogue à celle qui s’exprime chez Laugier ou Cochin. Mais la gravité et la noblesse qu’ils prônent sont précisément tout l’opposé de l’esprit rococo qui recherche la légèreté, le divertissement et, notion dont Minguet a fortement marqué l’importance, la grâce. C’est là une manière de sentir très étrangère aux hommes du XVIIe siècle, pour qui les sujets sérieux requéraient un traitement sérieux. Bernin et Poussin sont par là plus proches l’un de l’autre qu’ils ne le sont de Tietz ou de Maulbertsch.
Il reste que trop de problèmes historiques sont encore mal éclaircis pour qu’on ose porter un jugement définitif. L’art du XVIIIe siècle est toujours à découvrir et il ne se passe pas d’année qu’une exposition ou une recherche nouvelle ne pose des problèmes qu’on ne soupçonnait même pas il y a vingt ans. L’idée que les styles constituent des essences en quelque sorte métaphysiques a causé trop de dommage et de retard à l’histoire de l’art pour qu’on doive s’enfermer plus longtemps dans une discussion abstraite. Si l’hypothèse qu’il existe un style rococo comme il existe un style roman est recevable, et elle l’est assurément, il ne faut pas en conclure que toutes les questions sont résolues pour autant; elles ne font que se poser avec plus d’acuité.
6. Aperçus sur le rococo musical
Mieux que les Variations sur un thème rococo , un thème pour violoncelle à la Boccherini, de Tchaïkovski (1876), c’est la Suite en rocaille pour flûte, harpe, alto et violoncelle de Florent Schmitt qui, en 1934, rend un plus réel hommage à l’Europe musicale du siècle de Louis XV. Les musicologues d’expression française prisent peu l’adjectif «rococo», à l’inverse des Allemands et Anglo-Saxons, tels K. Geiringer, F. Stein, E. Bücken, A. T. Davison, W. Apel. L. de La Laurencie parle pourtant de style «rocaille» pour caractériser l’école de violon qui précède celle de P. Gaviniès (1728-1800) et dont font partie, notamment, L. A. Travenol (1700 env.-1770; cf. La Fierté vaincue par l’amour , 1735), Jean Lemaire († 1749; Premier Livre de sonates pour le violon et la basse continue , 1739), F. Hanot (1697-1770; cf. ses pages dans le Troisième Recueil des récréations de Polymnie ou Choix d’ariettes, monologues, airs tendres et légers , 1763), A. N. Pagin (1721-1785; Sonates à violon seul et basse continue , op. 1, 1748); sont à rapprocher de ce rocaille des maîtres comme B. Anet (1661-1755), J. M. Leclair (1697-1764), P. Vachon (1731-1803), A. Dauvergne (1713-1797), J. P. Guignon (1702-1774; Nouvelles Variations de divers airs et folies d’Espagne amplifiées , env. 1746). «Avec l’école de Gaviniès, sous l’influence des mannheimistes et des opéras bouffes italiens, le style dit galant se substitue au style rocaille de l’époque antérieure» (La Laurencie). De son côté, J. Witold désigne par «rococo» le style des fils de Bach, tandis que R. Goldron en fait l’équivalent du style galant. Certes, il convient de se méfier des termes abstraits et quoique dans cette courte étude on ne puisse établir à loisir de différence entre rocaille et galant, il est peu clair de parler de classicisme à tout propos, comme on le fait trop souvent en France, quand on traite de musiciens comme Lully, Bach, Haendel, Couperin, Rameau, Haydn ou Mozart.
Le XVIIIe siècle est un immense creuset où de multiples courants s’affrontent, se croisent ou se prolongent. Entre le baroque de Haendel ou de Bach et l’équilibre classique de Haydn ou de Mozart prend place le rococo dont les deux expressions majeures sont, d’une part, le style galant , «plus volontiers décoratif que lyrique» (M. Pincherle), proche du rocaille de La Laurencie, et, d’autre part, par réaction à la fois contre le baroque et contre les exagérations maniéristes de ce rococo galant, le rococo sensible , celui de l’Empfindsamkeit . «Nulle époque antérieure n’avait produit une floraison aussi touffue de fantaisies pour tous les instruments, nulle autre surtout n’avait cherché à y exprimer librement les mouvements de l’âme ou, du moins, ce que l’on était convenu d’appeler ainsi. Il ne s’agit plus de fantasieren [improviser] selon les règles bien connues en faisant montre de sa science instrumentale, mais d’exprimer ses humeurs et ses sentiments en improvisant» (C. de Nys).
Raymond Bayer, l’un des premiers, a qualifié le rococo d’«esthétique de la grâce», et Philippe Minguet reprend aisément cette idée à son compte, soulignant de manière plus nette encore à quel point ce style s’oppose à l’art baroque tourné intimement vers la recherche du sublime. Même si l’art musical post-baroque n’évite pas toujours les écueils de la mièvrerie, de la minauderie, du maniérisme, une chose est sûre: il refuse la majesté et la pompe du sublime dont Kant aurait pu être le chantre. Le rococo part en quête d’un nouvel équilibre des formes belles dans l’art des sons.
La conception rococo de l’existence se reflète musicalement dans la recherche de l’élégance et de la frivolité légère par les courtisans, aussi bien dans la France de Louis XV que dans l’Allemagne de Frédéric II ou l’Autriche de Marie-Thérèse. Le retour à la nature, si différent soit-il chez Rousseau et Rameau, s’incarne cependant chez l’un et l’autre par des désirs de pastorales, de danses populaires. La musique de danse, telle qu’elle se pratique à la cour de Versailles, de Vienne ou de Berlin comme dans les villes libres de ces royaume, accueille un nouvel esprit, dédaigneux du baroque, estimé trop sévère.
Du baroque au rococo galant
«À son dernier stade d’évolution, l’art baroque plastique s’affaiblit et se perd dans les mignardises et les joliesses du rococo. Le baroque musical connaît une conclusion parallèle; dans le style galant, la tension féconde créée par le jeu concertant des voix s’affaiblit et disparaît. La mélodie prétend régner en maîtresse absolue et se débarrasser des ultimes vestiges de la polyphonie» (Goldron). Le contrepoint est méprisé: «À l’égard des contrefugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes, et autres sottises difficiles que l’oreille ne peut souffrir et que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie et de mauvais goût qui ne subsistent, comme les portails de nos églises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire»; cette citation de Jean-Jacques Rousseau, dont Le Devin du village (1752) fut un succès, montre à quels excès la réaction stylistique a pu conduire.
Le rococo galant voit son apogée environ au milieu du XVIIIe siècle, bien que, par ses origines italiennes (voir déjà certaines pages d’Alessandro Scarlatti), il surgisse bien avant. «Sous la Régence, tout concourt à donner une nouvelle orientation à l’art lyrique; le goût pour le retour à la nature engendrera cet amour des Bergeries qui donnera naissance à tant de Pastorales galantes ou héroïques. On s’éloigne des grands sentiments et l’on recherche des émotions simples et naturelles» (R. Viollier). L’art baroque est aux antipodes du naturalisme que propose le nouveau style, avec ses mièvreries agrestes, ses conversations instrumentales précieuses et enjouées; L. G. Guillemain (1705-1771) publie Six Sonates en quatuor, ou Conversations galantes et amusantes entre une flûte traversière, un violon, une basse de viole et un violoncelle (1743). La musique rococo est facile et se veut populaire (cf. les innombrables variations pour orgue sur les Noëls); celle de Bach ne l’est pas, ce qui lui vaut le reproche de J. A. Scheibe en 1737: «Ce grand homme ferait l’admiration de toutes les nations s’il avait plus d’agrément.» Alfred Einstein a parlé de l’esprit «plébéien» des mannheimistes, à côté desquels L’Art de la fugue fait évidemment figure d’abstraction et d’aristocratisme. Le style galant, c’est la nature contre l’artifice, la mélodie sentie opposée au contrepoint savant, le triomphe du cœur sur la domination de l’esprit. Dans ce rococo, il y a du charme gracile, de la grâce superlicocantieuse, du badinage amoureux, du comique bouffon, des folâtreries champêtres.
Pour exprimer les affects nouveaux, les compositeurs multiplient les nuances d’expression dans les catégories de l’affectuoso et du grazioso . G. B. Sammartini invente l’allegrino (qu’adopta Mozart pour qualifier sa Marche turque ); Gaviniès propose des molto flebile expressivo , des andante ma affettuoso. Ce sont bien en tout cas de telles couleurs expressives qui conviennent pour interpréter Les Soupirs amoureux du séducteur élégant qu’est Telemann, Les Langueurs tendres de C.P.E. Bach, Les Tendres Reproches de F. Dandrieu (1684-1740), La Tendre de C. Nichelmann (1717-1761) ou La Badine de F. W. Marpurg (1718-1795). Gaviniès est «le premier à se servir de la romance , pièce d’allure modérée, inspirée par le style vocal» (La Laurencie); sa Romance connut une vogue étonnante que R. Bernard qualifie d’«envahissante et périlleuse»; l’andante de son Duetto IV rappelle la rêverie crépusculaire à la Boccherini. «Le goût de la variation sévissait alors avec une intensité particulière. Les symphonistes de tout acabit se jetaient à corps perdu sur un thème qui leur permettait d’épancher leur virtuosité» (La Laurencie). Le Minuetto grazioso d’A.J. Exaudet (1710 env.-1762) fit fureur (Deuxième Sonate en trio , op. 2, pour deux violons et continuo). P. Miroglio multiplie arpèges, brisures, batteries en un bariolage quelque peu touffu, mais combien caractéristique d’un art qui se complaît dans les traits, les passages, les trémolos et le papillotage de «petites figures chiffonnées». Plus de musique savante donc, du naturel avant tout! De Naples et de Venise (c’est d’Italie que sont partis le baroque musical et sa réaction rococo), l’opera buffa passe en France et, malgré l’opposition de la police royale qui protège les musiciens de l’opera seria , naît l’opéra comique (Singspiel allemand, tonadilla espagnole, comic opera anglais), dont les moyens tant vocaux qu’instrumentaux accusent, du moins au début, leur simplicité, voire leur pauvreté. Dans l’opéra et l’oratorio baroques, qui ont parfois disposé de moyens imposants (six cents chanteurs, deux cents musiciens à Prague, en 1722, pour Costanza e Fortezza de J. J. Fux), «l’homme est promu au rang de héros» (Goldron); rien de tel dans l’opera buffa napolitain. Chez L. Vinci (1690-1730), G. B. Pergolesi, L. Leo (1694-1744), le recitativo secco (seulement accompagné d’un clavier) devient affettuoso et délicat; c’est avec eux que commencent à proliférer les airs, dans ce que Bücken appelle le «complexe de l’arioso » (celui-ci avec accompagnement d’orchestre).
Par bien des côtés, Georg Philipp Telemann (1681-1767), profondément influencé par le style français, se rattache à ce premier rococo; il est «l’un des représentants principaux du style galant» (W. Pfannkuch). Les compositions dramatiques et instrumentales qui firent l’éclat de la renommée du maître de Hambourg se caractérisent par des structures qui s’éloignent de celles du baroque et diffèrent nettement de l’écriture de ses exacts contemporains, Bach et Haendel. L’écriture homophone et verticale succède à l’écriture contrapuntique et horizontale. Les recherches de timbres annoncent l’orchestre de Mannheim. Les fugues télémanniennes, au caractère mélodique volontiers sensuel, coloré, gracieux ou enjoué, évoquent un tout autre esprit que celles du Cantor de Leipzig, qui débordent de l’énergique et volontaire vitalité baroque, en quête constante de dépassement. Il faudrait aussi parler du Lied rococo de Telemann et de celui de l’école de Berlin; il atteint son apogée avec l’allegro cantabile de J. J. Quantz (1697-1773) à l’époque du roi flûtiste Frédéric II. L’affirmation de Quantz selon laquelle on ne doit pas modifier une mélodie bien énoncée, car elle possède déjà toute sa richesse, est la règle fondamentale du rococo berlinois en la matière.
Le rococo sensible: les fils de Bach
L’exaspération du décor (R. Donington distingue les ornements prébaroques, baroques et préclassiques, ces derniers correspondant à l’esprit rococo) fut combattue par les fils de Bach, lesquels, tout en étant bien de leur siècle en s’opposant à leur père, insistent non seulement sur l’expressivité nouvelle mais aussi sur la forme de l’œuvre et sur la densité de la pensée musicale.
Si Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788), successeur de Telemann à Hambourg, délaisse le style galant, au rococo trop mièvre, il est l’un des maîtres, en avance sur son temps, de l’ère de l’Empfindsamkeit et il représente en quelque sorte autant le préclassicisme en matière de forme que le préromantisme pour ce qui touche à la sensibilité. Certaines de ses pages méritent à bon droit d’être qualifiées de «rococo voluptueux» (Geiringer); sa langue harmonique audacieuse fait parfois penser à Domenico Scarlatti, lui aussi en rupture de baroque; il module brutalement du majeur au mineur, ponctue ses phrases de silences imprévus, modifie le tempo, passe d’un registre à un autre... Mozart disait de lui: «Emmanuel Bach est le maître, nous sommes les écoliers; si quelqu’un de nous a fait quelque chose de bien, c’est de lui qu’il l’a appris.»
Fritz Stein, commentant la Sinfonia op. 9 n0 2 en mi bémol majeur de Jean-Chrétien Bach (1735-1782), souligne la «sereine gracieuseté rococo» et le «charme aérien» du «plus gracile rococo», et cela allié à l’esprit et à l’humour d’une mélodie à l’italienne que pénètre, à certains moments, la chaleur du profond sentiment germanique. On doit, cependant, redire combien il faut se méfier des épithètes, car G. de Saint-Foix estime que Jean-Chrétien est l’«un des maîtres incontestés du style galant», de «cet art nouveau qui se fait plus léger et où voisinent le noble et le bouffon, où se fait jour aussi une beauté légère et sensuelle, capable de se livrer au premier venu».
C’est encore à propos de Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) que Jean Witold parle de rococo, mais il le fait surtout en ce qui concerne Johann Christoph Friedrich (1732-1795), dont les œuvres «reflètent à l’encontre de celles de ses aînés, plus puissantes et plus originales, le nec plus ultra de l’élégance rococo; ce que l’on pourrait définir de «style tabatière»: raffinement et élégance des idées, artistique ordonnance des contours, délicats ornements à la française, clarté du discours, anonymat des idées».
«Pour tous ces aspects faciles, écrit Donington, il y eut une musique galante» (ici équivalente à nos deux rococos) «qui acheva la cruciale transition entre la musique baroque et la musique classique. À la fin de cette route se tient Beethoven.» Et sur ce parcours Mozart est là aussi, chez qui on constate combien l’esprit galant est enrichi d’une science nouvelle de l’orchestration, d’une répartition équilibrée des phrases, d’une homogénéité de structure dans les andante grazioso (Symphonies en ré majeur et en ut majeur, K. 120 et 128) et les andantino grazioso (Symphonies en fa majeur, en mi bémol majeur, en ut majeur, en si bémol majeur respectivement K. 130, 132, 162 et 182), datant tous de 1772. Mozart, en 1774, utilisera une dernière fois dans une symphonie l’andantino grazioso (K. 199).
Ce rapide survol n’a pu qu’effleurer un sujet prodigieusement vaste que la musicologie approfondit tous les jours davantage. Il aurait fallu étudier le rococo de l’école autrichienne (Vienne et Salzbourg), dont la maturité égale celle de Mannheim, et qui subit l’influence du séduisant A. Caldara; citons seulement G. M. Monn (1717-1750), G. C. Wagenseil (1715-1777), J. Starzer (1726-1787), C. Ditters von Dittersdorf (1739-1799), F. Aspelmayer (1728-1786), L. Mozart (1717-1787). Il aurait fallu analyser le maniérisme de la deuxième génération de Mannheim. On n’a point parlé des deux Muffat, ni de F. J. Gossec (1734-1829, aussi important, à sa place, que J. Stamitz), ni du Morave F. V. Mi face="EU Caron" カa (1694-1744); P. Monsigny (1729-1817), les Philidor, J. A. Hasse (1699-1783), K. H. Graun (1701-1759), G. Platti (env. 1700-env. 1740), B. Galuppi (1706-1785), T. A. Arne (1710-1778), D. Terradellas (1713-1751), N. Jommelli (1714-1774), N. Piccinni (1728-1800) auraient mérité plus qu’une mention dans une telle étude.
Un cas particulier: Jean-Philippe Rameau
Certes, l’art de Rameau, pour une large part, appartient encore à la dernière période du style baroque, car, comme lui, il se fonde sur une science de l’écriture incontestablement nourrie de la tradition contrapuntique et surtout harmonique. Son imitation de la Nature s’appuie sur l’analyse scientifique des lois de la résonance acoustique. Nul ne saurait le nier. Toutefois, il est également incontestable que son art entre en réaction contre l’esprit baroque pour explorer de nouvelles voies poétiques, caractéristiques du style rococo. Ainsi maintes fois Rameau utilise-t-il le procédé d’écriture musicale dit «en mosaïque» (C. Girdlestone): il juxtapose dans une durée relativement brève de très nombreux motifs mélodico-rythmiques, voire harmoniques, sans les développer architectoniquement à la manière – baroque – d’un sujet de fugue organisateur intime de la forme de l’œuvre, sans les insérer non plus à la manière – classique – d’un thème de sonate; ce faisant, il n’est ni baroque ni classique. Cette écriture en mosaïque est caractéristique du style rococo musical en général, et, pour cette seule raison, l’art de Rameau appartient à ce champ esthétique intermédiaire et original. Citons un seul exemple de cette manière: dans le passage des Fêtes d’Hébé (1739) «Pour le génie de Mars», on ne compte pas moins de quinze fragments mélodico-rythmiques différents sur un total de quarante-six mesures seulement (cf. figure).
Chez Rameau nous relevons non seulement la présence de pages qui rappellent la noblesse sublime du grand art versaillais baroque, notamment dans les chœurs et les ensembles orchestraux qui les accompagnent, mais celle de passages qui rompent avec cette atmosphère, au profit d’une «épiphanie de la grâce» (Philippe Minguet). L’art de Rameau oscille fréquemment, sinon constamment, entre le sublime baroque et savant et le gracieux rococo et sensible. La texture harmonique légère, parfois même gracile, à deux ou trois voix non soutenues par un continuo, est cultivée pour elle-même.
La variété des parlers musicaux dans l’Europe du XVIIIe siècle ne saurait impliquer une seule et même appartenance stylistique; le seul qualificatif de baroque ne peut convenir indistinctement à Monteverdi, à J.-S. Bach, à Rameau et à Mozart. Aussi Rémy Stricker nous paraît-il avoir donné une extension trop grande au concept de baroque en musique. Voilà pourquoi il apparaît utile de réserver une place spécifique à l’art rococo musical.
rococo [ rɔkɔko; rokoko ] n. m. et adj. inv.
• 1825 sens 2; formation plaisante, d'apr. rocaille
1 ♦ Style rocaille du XVIIIe s., caractérisé par la profusion des ornements contournés et par la recherche d'une grâce un peu mièvre. ⇒ baroque. Le rococo dans la sculpture, dans l'ameublement. « Le rococo n'est supportable qu'à la condition d'être extravagant » (Hugo). — Adj. inv. L'art, le style rococo. Des pendules rococo.
2 ♦ Adj. inv. Démodé et un peu ridicule. ⇒ désuet; kitsch. « Notre politesse, notre esprit, nos mœurs et notre art sembleront vieillots et rococo » (Lemaitre).
● rococo nom masculin (de rocaille) Style artistique en vogue au XVIIIe s. (Allemagne, Autriche, Bohême, Russie, Italie, Espagne, etc.), qui dérive à la fois du grand style baroque italien et du décor rocaille français. (Le terme s'applique à une partie de la production picturale italienne et française, claire, légère et mouvementée, à l'architecture et au décor des abbayes de l'Allemagne du Sud et de l'Autriche, à toute une ornementation foisonnante, asymétrique et lumineuse, qui sera progressivement supplantée, dans la 2e moitié du XVIIIe s., par la discipline néoclassique.) ● rococo adjectif invariable Qui appartient au rococo. Vieux. D'une complication ridicule, passé de mode : Un cérémonial rococo. ● rococo (citations) adjectif invariable Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 J[ean]-J[acques] Rousseau. Faux misanthrope rococo. Tas de pierres Éditions Milieu du monde ● rococo (difficultés) adjectif invariable Orthographe Le mot s'écrit comme il se prononce, avec un seul c à chaque fois. - Plur. : les rococos allemand et autrichien ; des maisons rococo (adjectif invariable). Remarque L'emploi du nom au pluriel est rare. ● rococo (synonymes) adjectif invariable D'une complication ridicule, passé de mode
Synonymes :
- antique
- démodé
- dépassé
- désuet
- périmé
- pompier
- rétrograde
Contraires :
- à la mode
- à la page
- en vogue
- in
- moderne
- neuf
- nouveau
rococo
adj. inv. Passé de mode et un peu ridicule. Chapeaux rococo.
⇒ROCOCO, subst. masc. et adj.
A. — ARCHIT., ARTS DÉCOR. ou, plus rare, PEINT., parfois péj.
1. Subst. masc. Style en vogue au XVIIIe s. notamment, voisin du style rocaille, et caractérisé par une ornementation surchargée, abondante en volutes, guirlandes etc., par le goût d'une fantaisie débordante, d'une grâce maniérée. L'église de San Mose, avec sa façade d'un rococo flamboyant, tourmenté, presque farouche dans sa violente exagération (GAUTIER, Italia, 1852, p. 146). [David] a élagué les fioritures du rococo, il a dépouillé l'art des gentillesses décoratives, des ritournelles du pinceau (HOURTICQ, Hist. art, Fr., 1914, p. 315).
— P. méton. Œuvre réalisée dans ce style. La maison (...) meublée, en rococo, de chaises à dossiers ovales, de tables contournées (ADAM, Enf. Aust., 1902, p. 257).
Rem. ,,Au XIXe siècle, le mot était senti comme familier et un peu vulgaire. (...) Dans l'état actuel de la langue française, « rococo » est encore synonyme de vieillerie désuète et quelque peu ridicule. Le baroque et le maniérisme ont acquis le statut noble des grandes notions d'histoire de l'art; « pompier » reste un vocable fortement outrageant; « rococo » est entre les deux`` (Encyclop. univ. t. 14 1972, p. 289).
2. Adjectif
a) [En parlant d'un édifice, d'un objet décoratif] Qui appartient au rococo ou qui s'en inspire. On aperçoit (...) un joli châtelet rococo qui a l'air d'une pâtisserie maniérée ou d'une pendule du temps de Louis XV, avec son bassin lilliputien et son jardinet Pompadour, dont on embrasse toutes les volutes, toutes les fantaisies et toutes les grimaces d'un coup d'œil (HUGO, Rhin, 1842, p. 52). L'église où commence le goût d'ornements rococo, fleurs artificielles, rubans, pompons, guirlandes de papier peint (FLAUB., Champs et grèves, 1848, p. 184).
— Domaine vestimentaire. Un jupon matelassé à petites roses rococo (GIONO, Que ma joie demeure, 1935, p. 172).
— Broderie rococo. Broderie exécutée avec de minces rubans de couleur. Les dessins exécutés en broderie rococo ne sont composés que de fleurettes et de petites feuilles (...). La broderie est exécutée en ruban très étroit appelé ruban comète ou ruban rococo (V. PAULIN, Manuel de broderies et dentelles, 1926, p. 108). Ruban rococo ou, p. ell., rococo, subst. masc. Ruban servant à cette broderie. Une variété de faveur, le rococo, de 4 millimètres de large, de couleur nuancée et dégradée (...) sert en broderie (J. COULON, Technol. gén. modiste, 1951, p. 26).
b) Rare. [En parlant d'un artiste] Dont l'œuvre se rattache au style rococo. Dans le domaine du mobilier, de l'orfèvrerie ou des arts décoratifs, chacun conçoit sans trop de peine ce qu'est un objet rococo (...); Tiepolo, Maulbertsch, Boucher sont-ils des peintres baroques ou des peintres rococo? (Encyclop. univ. t. 14 1972, p. 289).
B. — P. anal., domaine littér., musical, gén. péj.
1. Subst. masc. Ce qui présente des enjolivures superflues, des formules trop apprêtées. En littérature il [Henri Lavedan] vise le précieux, le rarissime, et il réalise le pire rococo, la fausse ingéniosité, le Rostand en prose (L. DAUDET, Entre-deux-guerres, 1915, p. 81).
2. Adj. [En parlant d'une chose] Qui se caractérise par un charme suranné, une recherche excessive. Synon. affecté, alambiqué, maniéré, sophistiqué; anton. dépouillé, pur, simple. Madame Viardot (...) entreprit de faire quelque chose avec ce morceau démodé [l'air à roulades de l'Orphée de Gluck] (...) Elle modifia les traits, substitua aux vermicelles rococos des arabesques de haut style (SAINT-SAËNS, Portr. et souv., 1909, p. 211). Il arrive (...) qu'une forme qui se cherche mette à fuir le lieu commun une certaine affectation fatigante. C'est mon principal grief contre le style de ce livre. Un style rococo (COCTEAU, Potomak, 1919, p. 35).
C. — Au fig., péj.
1. [En parlant d'une chose abstr.] Adj. Qui se rapporte à de vieilles traditions, qui date ridiculement. Synon. antique, démodé, dépassé, désuet, périmé, vieillot; anton. contemporain, neuf, nouveau, récent. Une provision d'idées fausses, arriérées, saugrenues, un sentimentalisme rococo du temps d'Ipsiboé, du jeune Florange (A. DAUDET, Femmes d'artistes, 1874, p. 134). Il était bien entiché d'idées rococo, le vieux comte (RICHEPIN, Glu, 1881, p. 208).
2. [En parlant d'une pers.]
a) Adj. Qui se rattache à une époque révolue, qui se caractérise par une allure, des idées passées de mode. Synon. ancien, rétrograde, vieux jeu; anton. jeune, moderne, à la page. Si je tarde (...), on me dira, quand je reviendrai, que je suis une perruque, un vieux, que mon temps est fini, que je suis Empire, rococo! (BALZAC, Cous. Pons, 1847, p. 219). Combien Hugo et Musset sont devenus, au moins pour nous, rococos, dessus de pendule (LÉAUTAUD, Journal littér., 1, 1905, p. 187).
b) Subst., rare, vx. Personne qui a une prédilection pour le passé, les choses anciennes. Je suis un vieux légitimiste, moi! un rococo!... est-ce que vous me trouvez une tête d'orléaniste? (GYP, Gde vie, 1891, p. 13).
Rem. Rococo dans ses empl. subst. est gén. utilisé au sing.; dans ses empl. adj., il n'est pas nécessairement inv. au plur., comme l'affirment plusieurs aut., notamment COLIN 1971 et HANSE Nouv. 1983.
REM. 1. Rococote, adj. fém., fam., rare, vx, synon. de rococo. Que va dire mon fils à son arrivée, en retrouvant sa paternité si rococote (...), mon fils, qui arrive aujourd'hui de Paris, le foyer du beau langage (LABICHE, Deux papas, 1845, 1, p. 381). 2. Rococoter, verbe intrans., hapax. Rechercher le style, les objets rococo(s). — (...) il faudra que nous allions aux commissaires-priseurs (...); nous irons rococoter... C'est très-amusant (GONCOURT, R. Mauperin, 1864, p. 180). 3. Rococot(t)erie,(Rococoterie, Rococotterie) subst. fém., rare, vx. Ce qui a un caractère rococo. Je te défie de me citer une faute échappée, une omission de quelque grand'œuvre, ça se pourrait encore; mais un anachronisme, une rococotterie, une cochonnerie, cela est impossible (FLAUB., Corresp., 1839, p. 49). Des musées d'Allemagne, il tombe sur les musées d'Italie et là, une flâne (...) dans les ghettos, les tableaux, la rococoterie, des enthousiasmes (GONCOURT, Man. Salomon, 1867, p. 101). 4. Rococotier, -ière, subst. et adj., rare, vx. (Personne) qui aime, qui recherche le rococo et, p. ext., les choses anciennes. Monselet (...) nous charge en rococotiers du XVIIIe siècle, furieux et enragés. (...) nous achetons (...) le plus délicieux Lancret du monde (...), 300 dessins de costumes d'opéra de 1770 (GONCOURT, Journal, 1858, p. 441). La Princesse est assez rococotière. Souvent, elle fait la partie d'aller (...) voir les marchands de curiosités (GONCOURT, Journal, 1863, p. 1283).
Prononc. et Orth.:[], [-ko-], [-]. Att. ds Ac. dep. 1878. Graph. roccoco ds BOREL, Champavert, 1833, pp. 9-10. Étymol. et Hist. 1. 1825 adj. « démodé, vieilli » (Feuilleton des Débats, 20 mars ds QUEM. DDL t. 21); 2. a) 1828 « qui appartient au style du XVIIIe s., surchargé d'ornements contournés » (d'apr. FEW); 1834 « id. » (BOISTE); b) 1829 « style rocaille du XVIIIe s. » (STENDHAL, Prom. ds Rome, t. 1, p. 138). Dér. irrégulier de rocaille « style qui utilise la rocaille », avec réduplication de la syll. co, v. FEW t. 10, p. 441a, note 10. Fréq. abs. littér.:95. Bbg. BLUNT (A.). Some use and misuses of the terms baroque and rococo as applied to architecture. London, 1973, 53 p. — LÜTHJE (R. J.). Begriffsbestimmungen des Rokoko und ihre Anwendung auf die frz. Literatur. Rom. Jahrb. 1980, t. 31, pp. 79-106. — QUEM. DDL t. 21. — SANTOLI (V.). Manierismo, Barocco, Rococo. In: Fra germanica e Italia, scritti di storia letterarica. Firenze, 1962, pp. 271-283.
rococo [ʀɔkɔko; ʀokoko] n. m. et adj.
ÉTYM. 1825, Stendhal, in D. D. L.; d'abord mot de l'argot des ateliers; formation plaisante d'après rocaille.
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1 Hist. Arts. Style décoratif du XVIIIe siècle caractérisé par la profusion ornementale, le goût des courbes et des contrecourbes, des formes tourmentées, des couleurs variées. ⇒ Rocaille (cit. 3). || Le rococo dans la sculpture, dans l'ornementation, dans l'ameublement, dans les arts mineurs. || Le rococo, forme exaltée du baroque. || Le rococo français, allemand. — Adj. invar. || L'art, le style rococo. || Ornement rococo. || Des pendules rococo. — REM. Le mot est péjoratif à l'origine et dans la langue courante, mais neutre en histoire de l'art, et souvent positif (une admirable chapelle rococo; la Wies, « cette merveille rococo », Michel Leiris, Frêle bruit, p. 158).
1 Me permettra-t-on un mot bas ? Le Bernin fut le père de ce mauvais goût désigné dans les ateliers sous le nom un peu vulgaire de rococo. Le genre perruque triompha en France sous Louis XV et Louis XVI.
Stendhal, Promenades dans Rome, 25 mars 1828.
2 Il y a beaucoup de façades rocaille à Gand parmi les pignons gothiques, et des plus tourmentées, ce qui les fait passer. Le rococo n'est supportable qu'à la condition d'être extravagant.
Hugo, France et Belgique, Belgique, VIII.
3 Se dissout-il (le baroque) dans un style apparenté à lui, le rococo ? Ou bien (…) faut-il, entre le baroque et le néo-classicisme, reconnaître une période intermédiaire, le rococo, et pourvue d'une autonomie ?
Il (le rococo) a été encore, et surtout en Europe centrale, un maniérisme du baroque, une façon à la fois de renchérir sur ses procédés et d'en affaiblir la portée en les exagérant, parfois aussi, un baroque transposé sur un mode mineur, avec plus de naïveté et de grâce douce.
V.-L. Tapié, le Baroque, p. 124.
2 Adj. invar. (1825, Stendhal, in D. D. L.). Démodé, vieillot, ridicule. ⇒ Désuet, vieux, périmé (→ Pompadour, cit. 1).
4 Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j'étais entouré, je ne pus m'empêcher de marquer une sorte d'étonnement à l'aspect de ce reliquat exigu. « Oh ! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo. »
Balzac, la Peau de chagrin, Pl., t. IX, p. 81.
5 Nous apparaîtrons nous aussi, à nos arrière-neveux, comme de vieilles petites ombres effacées par la distance, avec des tons de pastel pâlis par la fuite des jours. Notre politesse, notre esprit, nos mœurs et notre art sembleront vieillots et rococo (…)
J. Lemaître, Impressions de théâtre, « Poinsinet ».
REM. On trouve chez les Goncourt le dér. rococoterie, n. f. (Manette Salomon, p. 101, 1867).
Encyclopédie Universelle. 2012.