RAISON
Le terme de raison – du latin ratio , qui désigne à l’origine le calcul pour prendre ensuite le sens de faculté de compter, d’organiser, d’ordonner – possède dans toutes les langues modernes une multitude d’acceptions qui, cependant, par des détours plus ou moins longs, peuvent être ramenées au sens premier. Une raison est ainsi un argument qui appuie une affirmation en la fondant selon un calcul logique. Un livre de raison est le livre de comptes d’une famille. Un homme raisonnable est celui qui tient compte des facteurs qui caractérisent la situation dans laquelle il est appelé à se décider et qui se décide alors en vue du résultat le plus favorable, soumettant ses penchants au calcul de ses intérêts. Partout, sauf dans quelques formules figées, comme «raison sociale», il s’agit d’une attitude ou d’une méthode qui s’opposent aux mouvements irréfléchis de la passion, du cœur, du sentiment.
Il n’est ainsi pas étonnant que le concept de raison joue un rôle essentiel, voire central, dans le domaine de la philosophie: encore les écoles qui s’opposent à la conception rationaliste et refusent de voir dans la «faculté» de raison ce qui caractérise l’homme, ce qui est seul capable de réaliser pleinement la nature humaine, sont déterminées par ce à quoi elles s’opposent. Cependant, le sens philosophique du mot n’est pas entièrement, et peut-être même pas principalement, fixé par ses liens avec le langage courant: depuis Cicéron, ratio sert également à traduire le terme grec logos, lequel, quoique à l’origine non étranger au sens de calcul, désigne, dès la naissance de la philosophie grecque, le discours cohérent, l’énonciation sensée et, en tant que telle, compréhensible, admissible, valable universellement. Il caractérise par la suite non seulement ce discours, mais également ce que ce discours révèle, les principes de ce qui est vraiment et non seulement donné dans une opinion individuelle et arbitraire, non universelle ou non universalisable. La raison reste bien ce qui caractérise l’homme, être parlant et pensant, mais elle spécifie tout autant le monde dont parle ce discours et dont il ne peut parler que parce que par sa nature il se prête au discours, parce qu’il est raisonnable. La raison cessera alors d’être simple faculté calculatrice (rôle qui échoit à l’entendement) pour devenir saisie directe de la réalité en soi, de l’Être en lui-même. Vu ainsi, le problème de la raison représente le moteur et le fil conducteur de l’histoire de la philosophie.
1. La raison comme discours sur l’Être
Bien longtemps avant qu’il ne soit question de philosophie, le rôle du discours est d’une importance capitale: le récit mythique, la formule religieuse ou magique, la révélation divine n’existent que dans le discours, ou plus précisément dans des discours dont chacun prétend à la vérité (quand il s’agit d’une révélation de la volonté divine) ou à l’efficacité (formules qui infléchissent les volontés des puissances cosmiques, sur-humaines); chacun est reconnu par la communauté particulière qui y adhère, et paraît faux, insensé, blasphématoire au jugement des autres (dans la mesure où elles en prennent connaissance), à telle enseigne que là où l’on ne peut éviter tout contact, seule la lutte peut et, souvent, doit décider.
Les Grecs et le développement de l’esprit rationnel
Si toute philosophie prend son origine en Grèce, c’est parce que les Grecs très tôt admettent, sans s’en scandaliser, que des discours, des croyances, des conceptions du monde, des morales concrètes diffèrent: il s’agit toujours d’hommes. On se met tout naturellement à la recherche d’un discours (d’une pensée) valable pour tous les hommes, du moins pour tous ceux qui veulent penser et découvrir dans et par la pensée ce qui est vraiment, et non seulement ce qui est affirmé selon des convictions fondées sur la tradition et l’autorité.
Il y a à cela des raisons historiques: voyageurs et commerçants colonisateurs, les Grecs entrent en contact avec des peuples qui ne participent pas de la même tradition, peuples qu’ils n’ont ni la possibilité ni aucun intérêt à éliminer physiquement. Il est vrai que, pour commencer, ils les considèrent comme des barbares, des êtres d’apparence humaine qui ne parlent pas, ne faisant que des bruits dénués de sens, du bar-bar-bar. Rapidement cependant ils les voient comme autres, les tiennent pour des hommes comme eux-mêmes, différents, mais d’une différence sur fond d’identité d’essence; il s’y ajoute que, en Grèce même, de grandes différences existent entre les dialectes, les institutions politiques, les cultes religieux, différences qui ne détruisent pas le sentiment de l’unité, lequel s’exprime d’une part dans des cérémonies et des jeux sacrés auxquels tous ont accès, d’autre part dans la lutte commune contre les adversaires de tous les Grecs. De plus, dans le cadre des cités, particulièrement à Athènes, la volonté d’éliminer la violence dans les rapports entre citoyens produit des formes juridiques qui doivent permettre de trancher les différends de telle façon que tous soient convaincus de leur justesse (et justice), ce qui ne peut être réalisé qu’à la condition que les partis opposés développent des arguments raisonnables, c’est-à-dire convaincants pour les juges, représentants de la communauté, sans qu’interviennent des facteurs qui ne seraient pas soumis à un contrôle de la rationalité, comme le seraient des décisions appuyées sur un savoir réservé traditionnellement à telle famille, à une inspiration divine, etc.
Ici comme partout, les conditions historiques n’indiquent cependant que les conditions nécessaires, celles en l’absence desquelles tel événement n’aurait pas pu avoir lieu; elles n’indiquent pas les conditions suffisantes: parler du miracle grec n’est pas simplement une formule rhétorique. C’est un fait dû à la liberté que les Grecs, disciples de l’Orient plus souvent qu’ils n’aimaient l’admettre, ont les premiers créé une science qui, ne se contentant pas d’accumuler des connaissances positives, exige que toutes les vérités particulières soient liées entre elles et fondées sur des axiomes, des principes premiers, à partir desquels tout le contenu puisse être développé dans un discours cohérent et logiquement contraignant, universel et nécessaire, universel parce que logiquement nécessaire, un discours raisonnable .
Il n’est que naturel qu’un tel développement de l’esprit rationnel ne se limite pas au champ de la mathématique, où il a pris origine; ce n’est là que le phénomène historique le plus frappant pour nous, il n’est pas partout antérieur dans l’ordre du temps. L’intérêt passionné pour la géographie, l’ethnologie, l’histoire des peuples non grecs d’un Hérodote, par exemple, fait que l’on cherche à comprendre les autres et essaie de découvrir un fonds commun (ni les Troyens d’Homère ni les Perses d’Eschyle ne sont des «primitifs» d’une nature «tout autre»). C’est la raison qui constitue ce fonds auquel tous les êtres humains participent, même si tous n’y participent pas au même degré. Ce qui les sépare est accidentel, non essentiel, certes réel mais à écarter: il s’agit de déceler à l’aide de la raison ce qui est le même pour tous, un, nécessaire et ainsi fondement du discours un dans lequel cela est dit.
De là, toutes les tentatives de la spéculation ionienne pour réduire les phénomènes observés à une seule substance sous-jacente, qu’elle soit l’air, l’eau, le feu, l’indéterminé initial: on veut comprendre l’origine et, avec l’origine, la nature du monde des sens, monde qui, fluctuant et en apparence déraisonnable, doit posséder sa raison d’être, doit être raisonnable, doit pouvoir s’énoncer dans un discours cohérent.
On ira plus loin. Ce ne sera plus la découverte d’un élément fondamental qui importe, quoique cette recherche garde toute sa valeur négative, celle d’avoir éliminé les «explications» mythiques et les généalogies des dieux. On se lance à la recherche de la raison même, d’un discours qui ait sa vérité en lui-même et ne la tire pas d’un donné qui lui reste extérieur. Les pythagoriciens verront dans le nombre la vérité des choses: le nombre, en effet, est rationnel, logique en lui-même, ce qui signifie qu’il constitue un domaine dans lequel tout peut être énoncé dans un logos (et la découverte des nombres non rationnels, non énonçables dans un simple rapport de deux nombres «naturels», après avoir constitué le scandale du pythagorisme, constituera le ressort de la recherche mathématique ultérieure, tout entière vouée à un travail qui doit soumettre l’ir-rationnel à la raison). Il est vrai que, dans leur morale et leur politique, ils n’ont pas éliminé tous les facteurs magico-religieux et que l’autorité du fondateur demeure d’un grand poids; il n’en reste pas moins que leur œuvre a joué un rôle décisif pour la construction d’une mathématique cohérente, qui ne se contente pas de transmettre des méthodes de calcul ou des constatations exactes mais isolées.
Avec Xénophane, le même esprit se fait jour dans un domaine tout autre: les religions des peuples, grecs ou barbares, sont également inadmissibles et absurdes; l’anthropomorphisme des dieux homériques est l’équivalent d’une religion des bœufs qui se figureraient leurs divinités sous les espèces de leur race. Dieu est tout entier pensée, il met en mouvement par la seule force de son esprit, il est toujours lui-même, reposant en lui-même, il exerce son pouvoir absolu sans effort. Le Noûs , l’intellect pur, dirige le monde et en garantit la rationalité, cette rationalité fût-elle dans le détail de son organisation inaccessible à la connaissance des hommes.
Le discours humain et la vérité de l’Être
Ce qui importe, ce n’est pas telle ou telle forme de cette pensée présocratique (il serait facile de citer d’autres auteurs aussi intéressants), mais de suivre sur des cas exemplaires l’évolution du concept de raison. On observe alors la tension entre une conception objective de la raison (le monde est raisonnable, c’est-à-dire exprimable dans un discours cohérent) et une conception subjective, selon laquelle la raison est discours humain qui révèle, opposé aux discours trompeurs; le révélé et le révélant, inséparables en soi, se présentent comme des perspectives distinctes: si les philosophes chercheurs d’un élément premier disent ce qu’ils pensent avoir découvert, Héraclite (comme, sur un plan tout autre, Démocrite) s’intéressant au savoir même, affirme que les hommes ne savent pas ce qu’ils disent, qu’ils vivent, comme dans un rêve, chacun de son côté dans un monde à lui, et qu’ils sont incapables de saisir le discours vrai même si le penseur le leur offre. Le monde est raison et justice (son logos ne permet pas aux parties de dépasser les limites qui leur sont assignées), mais au discours vrai s’opposent les discours faux, comme aux yeux de Xénophane la vraie conception de la divinité se trouvait en face des inventions des poètes et des faiseurs de mythes. L’unité du discours raisonnable et de la réalité également raisonnable est affirmée, mais comme exigence absolue, non dans un discours qui développe cette unité subjective-objective.
Parménide, qui a exercé une influence décisive sur Platon et, à travers lui, sur tout le développement de la philosophie, voit cette tension entre le discours humain et l’être de ce qui est vraiment, et il veut la dépasser: l’unité est indissoluble entre pensée et Être. Il en tire toutes les conséquences: puisque l’on ne peut penser que ce qui est, puisque, d’autre part, ce qui se présente aux sens et est énoncé dans les discours du vulgaire est fuyant, changeant, inconsistant, n’est pas vraiment, on ne peut penser que l’Être même en son unité et son unicité. Sans doute, le monde des apparences ne cesse pas pour autant d’exister pour le commun des mortels: il est même possible de lui découvrir une sorte de cohérence; mais ce monde et ce discours ne sont pas vrais au seul sens que peut avoir ce terme aux yeux de Parménide, puisque, dans les deux, il ne s’agit pas du seul Être un, unique, uniforme, fermé sur lui-même et qu’on y présuppose la possibilité de penser ce qui n’est pas. Il en découle que la raison (on ferait mieux de parler d’intellect , faculté de saisie immédiate opposée à une raison inférieure, raisonnante, discursive, ratiocinante, la raison du monde des apparences) ne parle plus; elle énonce et annonce la vérité absolue qui est Être, l’Être absolu saisi en sa vérité, elle ne peut, tout au plus, que réfuter les affirmations de ce pseudo-savoir qui consiste entièrement en jugements particuliers et particularisants qui détruisent l’unité de l’Être, puisque tout jugement oppose des concepts différents qu’il essaie sans succès de lier par la suite et puisqu’il introduit ainsi, en ce qui est et ne peut être qu’Un, éternel, immuable, la séparation, le déchirement, la contradiction, la négation.
On n’a jamais affirmé avec plus de vigueur la prééminence du discours cohérent, raisonnable. Ce qui ne peut pas être dit sans que le discours en perde sa cohérence, cela n’est pas. Le mouvement et le changement n’existent pas, déclare Zénon, le disciple de Parménide, parce qu’une chose en mouvement serait et ne serait pas à la même place, et qu’à chaque instant la flèche se trouve à un point déterminé et non à un autre et qu’ainsi elle ne peut pas progresser. Toute affirmation portant sur le monde des sens et de l’expérience commune est fausse, pire que fausse: insensée. Seul le discours sur l’Être serait vrai; mais ce discours ne peut pas s’élaborer, puisque cette élaboration même, se faisant au moyen de concepts séparés et séparants, serait inévitablement destructrice de l’unité.
2. La raison et l’expérience
On raconte que Diogène, pendant l’exposé d’un philosophe de l’école de Parménide, se serait tranquillement mis à marcher à travers la salle. Sans doute n’est-ce pas là une réfutation digne d’une philosophie, laquelle exige d’être traitée sur son plan, celui du discours cohérent et de la raison; la réaction n’en est pas moins compréhensible: elle indique que la cohérence du discours, surtout lorsqu’elle signifie la fin de tout ce que les hommes ont habitude de considérer comme discours, n’est pas, à elle seule, capable de constituer le critère de ce qu’on appelle raisonnable. Aussi à l’absolutisme de la raison ainsi conçue s’opposera, profitant d’ailleurs de cet enseignement, une philosophie (antiphilosophie du point de vue de l’éléatisme), une pensée qui se veut de ce monde, du monde de tous les jours, celui de la conscience commune et des intérêts de tout le monde.
Des sophistes à Socrate
Les sophistes expriment cette façon de penser. D’une part, ils s’adonnent à l’enseignement des techniques au sens le plus large (l’un d’eux se présente à Olympie dans un costume d’apparat dont il a façonné lui-même toutes les pièces, jusqu’à la bague qu’il porte à son doigt); d’autre part, ils se présentent comme maîtres du discours, non de celui de la vérité absolue, mais du discours efficace, utile à celui qui veut gagner le peuple, les dirigeants, les juges populaires. Quant à l’Être, quant à ce qui est vraiment, Gorgias, précisément en acceptant les thèses éléatiques, s’en débarrasse: rien n’existe, déclare-t-il, en prenant pour critère celui de Parménide; si quelque chose existait, nous ne pourrions le saisir; si quelqu’un pouvait le saisir, son savoir serait incommunicable. Ce qui signifie, non point que Gorgias ait nié toute réalité, mais qu’au contraire il rejette ce qui s’oppose à la reconnaissance de la réalité de la vie ordinaire et qu’il fait de la fausse réalité de Parménide la seule qui compte.
Rhétorique et politique, les discours de celui qui a un litige et de l’homme politique chassent ainsi la recherche de toute vérité désintéressée, c’est-à-dire qui soit sans effet sur le plan de l’action. Ce n’est pas que les sophistes soient ennemis de tout enseignement; au contraire, ils se présentent comme maîtres de sagesse (et se font payer cher leur enseignement, ce qui les exposera au mépris de Platon). Mais cette sagesse s’éprouve et se prouve dans l’action devant les tribunaux et à l’Assemblée. L’homme, certes, est doué de raison, il n’agit pas instinctivement comme l’animal, il fait des plans, il distingue entre un bien et un mal, il pense. Mais le ressort de cette pensée n’est pas la pensée elle-même, le pur désir de connaître ce qui est, c’est la passion, c’est la volonté de puissance et de jouissance. Il est vrai que seuls les extrémistes prêchent l’évangile de la violence et de la ruse, réservées aux natures supérieures; les grands maîtres affirment qu’ils défendent la morale civique et travaillent pour le bien des cités: ils ne fournissent que les moyens de convaincre les hommes de leurs vrais intérêts, et tel d’entre eux déclare que son frère médecin, seul qualifié pour guérir un malade, a cependant besoin de lui et de sa technique pour convaincre ce malade de se soumettre au traitement, d’agir raisonnablement; ils tâchent, non toujours avec succès, de ne pas froisser les sentiments religieux, quoique cultes d’État, lois particulières, traditions morales ne soient pour eux que des conventions humaines toujours modifiables et sans fondement dans la nature. Seul est naturel le désir; mais le désir non éclairé par la raison est toujours en danger de se fourvoyer sous l’influence de la passion aveugle et d’aller contre ses propres fins.
Socrate, le pourfendeur des sophistes selon Platon (qui ne l’a connu qu’à la fin de sa vie), pourrait tout aussi bien être appelé le plus grand d’entre eux: comme eux, il ramène, ainsi qu’on a dit, la philosophie du ciel sur la terre (après s’être occupé de philosophie naturelle, sinon la caricature que présente de lui Aristophane aurait été incompréhensible au public athénien); comme eux, il voit le problème essentiel dans la politique; il semble s’être adressé, comme eux encore, principalement aux couches dirigeantes et avoir voulu former les jeunes au service de la communauté. Mais la parenté ne va pas plus loin: il ne prétend pas transmettre un savoir ni même en posséder pour lui-même (il convient cependant de noter que le mot grec d’eironeia désigne la qualité d’un homme qui fait semblant d’ignorer ce que, en fait, il sait très bien); il n’est pas, comme ils le sont, professionnel, n’exige pas de salaire, ne va pas de cité en cité pour offrir ses services. Ce qui est infiniment plus important, c’est qu’il se tient à l’opposé du rhéteur: il ne fait pas de discours d’apparat, il ne fait pas de discours tout court; il vit en dialogue. C’est que la cité est malade parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, et elle ne le sait pas parce que ses citoyens ne se connaissent pas eux-mêmes, ne connaissent pas leur vrai bien, leur vrai désir, ne savent pas ce qu’ils disent ni de quoi ils parlent. Et comme lui-même est l’un d’entre eux, moins ignorant cependant parce qu’il se sait ignorant, il lui faut essayer d’élucider le sens des mots et des discours. À cela, il n’existe qu’une seule voie, celle de la discussion continue, du dialogue incessant, de la confrontation des opinions: si l’interlocuteur finit par se contredire, c’est la preuve qu’il est ignorant, ignorant même de sa propre ignorance. Constamment, il faut essayer de fixer le sens des mots à l’aide de définitions et d’analyses, chercher les concepts qui saisissent ce qui se présente comme possédant une qualité ou une nature communes et faire attention à ce que n’y entre que ce qu’on a en vue et que cela y entre tout entier. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut espérer que les hommes dans la cité se comprendront et, se comprenant, s’entendront sur ce qu’ils veulent, sur leur morale, sur ce que sont vraiment la piété, la justice, le droit. La raison est cela: savoir de quoi l’on parle, savoir ensuite ce que l’on veut, ce que l’on peut vouloir sans se contredire. Socrate n’a rien à enseigner en dehors de cette purification du discours, plutôt des discours multiples et incohérents entre eux; cela fait, tout sera sauvé et sauf: Socrate ne conçoit pas que les hommes devenus raisonnables, c’est-à-dire conscients de leurs vrais intérêts, puissent encore errer ou pécher (tel est l’intellectualisme, ou rationalisme, socratique). Il ne prétend pas indiquer ce qui est positivement raisonnable, il peut montrer ce qui ne l’est pas. Il ne vise pas un savoir absolu, une sagesse dépassant toute expérience et portant sur un fondement qui, serait-il découvert, n’apporterait rien aux hommes dans leur vie; il s’agit d’établir un accord entre eux, condition de toute vie morale et politique qui ne se détruise pas elle-même.
La dialectique platonicienne
De l’enseignement de son maître, Platon retiendra toujours la méthode dialectique (du dialogue) et l’exigence de la cohérence du discours. Mais il ne s’en tiendra pas là. D’abord, l’homme politique doit prendre des décisions, le législateur doit donner une forme à la vie en commun; ils ne peuvent pas passer leur temps en un dialogue incessant; ils ont besoin d’un fondement positif. Bien plus, l’accord de tous, même s’il pouvait être réalisé, n’offre aucune garantie de valeur et de validité: toute une communauté peut être unanime pour refuser telle mesure indispensable, se lancer dans telle entreprise pernicieuse, condamner à mort un Socrate. L’accord doit être fondé sur une réalité qui en garantisse la valeur, sur un savoir qui soit inébranlable. Le discours de la raison sera en accord avec lui-même, mais parce qu’il le sera avec une réalité qui ne change pas.
Il s’agit donc, et Platon en a la conscience la plus claire, d’un retour à Parménide; mais ce ne sera pas une pure et simple répétition: entre lui et Platon, il y a eu les sophistes et il y a eu Socrate. Si la vie humaine, la morale, la politique sont ce qui concerne l’homme essentiellement, le monde des apparences, rejeté par Parménide, doit être sauvé et justifié, rendu accessible au discours de la raison. Ce n’est pas que ces phénomènes, ces «apparences», qu’il s’agit de sauver aient une consistance en eux-mêmes; ils sont essentiellement fuyants, ne persistent pas, ne sont pas au sens fort de ce mot; ils n’en possèdent pas moins une quasi-existence, caractérisée par le mélange d’être et de non-être qui est la caractéristique du devenir et du changement. Ils ne sont pas déterminés comme l’est ce qui existe en soi et par soi, mais ils sont déterminables: ils le sont parce qu’ils sont soumis aux concepts, aux formes fondamentales dont ils constituent comme des copies floues et infidèles, reconnaissables cependant. Au sens plein n’existent que les originaux, les idées , les formes vues par l’esprit, la forme du beau lui-même, de la justice, du lion; elles seules sont authentiquement perçues, ce qui vient de la sensation ne prend sens et consistance que dans la mesure où il peut être rapporté aux formes.
C’est à ces formes qu’aboutit l’effort du dialecticien Platon, élève révolté de Parménide et disciple de Socrate dépassant son maître. Il faut découvrir ce qui existe lui-même en lui-même; mais nous ne le découvrons qu’en partant de l’expérience commune, expérience de validité toute relative, mais que nous ne rejetons pas en bloc: au contraire, il faudra penser le non-être parménidéen, penser positivement la négation si nous ne voulons pas aboutir au silence parce que nous nous serions refusés à joindre ce qui ne peut pas l’être si l’on écarte toute altérité: tout jugement affirme une identité dans l’altérité, aucun sujet de proposition n’est identique au prédicat, ou ce jugement, vraiment identique, est dénué de toute valeur et tombe dans la pure répétition verbale. Les formes elles-mêmes ne sont pas placées les unes à côté des autres comme autant de statues, elles s’interpénètrent dans un mouvement intemporel, de même que le discours humain procède en découvrant les liens entre ce qui n’est pas identique et est pourtant inséparablement lié.
On comprend pourquoi la mathématique apparaît à Platon (avec la musique, qui selon la tradition pythagoricienne en fait partie) d’une si grande importance pour la libération d’une raison humaine d’abord prise dans le jeu des ombres du sensible. Certes, la mathématique se situe encore sur le plan du multiple, mais ce multiple, elle le voit dans son unité, traitant tout triangle comme représentant le triangle, retirant aux figures ce qu’elles ont de matière, le fer du cercle, le bois ou les pierres de la pyramide. Ce n’est pas encore la raison elle-même qui y est à l’œuvre; du moins ne l’est-elle pas encore sous les espèces qui sont proprement les siennes; elle y agit cependant et, agissant dans l’homme, elle le détache du sensible à l’intérieur du champ sensible, de même que la dialectique socratique l’affranchissait du désir inconscient et de l’ignorance insoupçonnée sur le plan du désir et du discours courant. Il y a un savoir de ce monde et dans ce monde; mais ce savoir ne sera fondé que lorsqu’il sera ramené à ce qui ne connaît pas le changement, le devenir et la destruction.
Or, si la raison saisit l’éternel, elle est de l’ordre de l’éternel. Elle est dans l’homme, elle n’est pas de l’homme sensible, corporel, changeant. L’âme est immortelle et elle vit au contact de l’immortel. Elle est cependant dans l’homme, dans un corps qu’elle anime; elle peut s’en affranchir, elle doit le faire, mais c’est ici-bas qu’elle commence la pérégrination vers sa patrie. De là, un dédoublement de la raison: l’une, discursive, doit «courir» de l’un à l’autre (on l’appellera plus tard entendement); l’autre, qui est faculté de saisie immédiate de ce qui est en soi, totalement révélé, est l’intellect. Les deux, pourtant, ne se séparent pas: la raison dans l’homme ne peut pas s’élever immédiatement à ce qui est «au-dessus du ciel [du monde]», elle ne peut pas se dispenser du long et lent travail qui consiste à pénétrer le donné sensible; ce n’est que tout à la fin qu’elle voit, comme dans un éclair, ce qui est au-dessus de tout, même de l’Être, ce qui est présence du sens (de ce que Platon appelle le bien et l’un). Alors seulement, la raison, devenue pure vue (théôria ), coïncide avec ce qu’elle saisit de manière indicible; à l’aide du discours, elle a dépassé tout discours et est apaisée et contentée: elle s’est trouvée en trouvant ce qui n’est plus un objet et un autre pour elle, mais elle-même.
La raison discursive et l’intellect aristotéliciens
Le plus grand parmi les platoniciens, Aristote, a donné des réponses différentes de celles de son maître, parfois diamétralement opposées, mais il les a données aux mêmes problèmes. Il nie l’existence supra-sensible des idées-formes, il ne pense pas qu’une définition universelle du concept de vertu puisse être très utile quand il s’agit de comprendre et, par la suite, de régler la vie des individus et des communautés. En particulier, il voit le début de tout savoir dans l’expérience, fait reconnu également par Platon, mais seulement comme fait initial à dépasser au plus vite: c’est la réalité de tous les jours, la réalité naturelle, historique, politique qu’il s’agit de saisir en elle-même, non par référence à une autre réalité transcendante, seulement alléguée: ce qui est réel, c’est ce qui existe ici et maintenant, et la substance ne se trouve que dans les objets individuels. Il ne s’ensuit pas, cependant, ce qu’on serait tenté d’appeler un sensualisme: dans le donné, dans les données, déjà les sens saisissent l’universel des formes-espèces qui y sont présentes, et la raison y trouve son tremplin pour s’élancer vers la construction d’un discours qui organise l’expérience et ainsi le monde comme unité cohérente: le sensible ne se comprend qu’en raison; et il peut se comprendre parce que la raison gouverne le monde, parce que le monde imite l’unité d’un principe supra-sensible, dont la réalité est assurée parce qu’elle est le principe de toute compréhension: ce que la raison doit penser si elle veut être elle-même et saisir dans l’unité de son discours une réalité qui doit être une en son fond pour être saisissable en sa structure, elle est en droit d’en affirmer la réalité, plus précisément la sur-réalité, au-dessus (ou comme fondement) de toute réalité sensible.
Compréhension subjective autant qu’objective: comme Platon, Aristote distingue une raison raisonnante, un entendement discursif, d’une raison qui saisit immédiatement, non pas des objets, même pas un objet unique, mais ce en quoi elle se retrouve elle-même: l’intellect est à la fois ce qui fait que le monde soit monde, et non seulement un amas de faits incohérents et incompréhensibles, et ce qui fait que la raison humaine, la raison dans l’homme, soit éclairée et activée par une lumière, par une force qui entre dans notre entendement «comme par la porte». De même que le monde tendant vers l’unité (c’est cette tendance-tension qui en fait un cosmos ), la raison humaine ne peut aller vers son unité qu’à l’aide de l’intellect sur-humain, sur-mondain: c’est grâce à lui qu’elle peut découvrir les principes premiers et derniers, qui sont ceux du discours aussi bien que de toute expérience cohérente. En tant que nous appartenons à ce monde-ci (et nous y appartenons tout entiers en ce qui concerne notre action, notre savoir, notre discours particulier et particularisant), nous ne sommes pas raison, mais raisonnables; en tant que l’intellect agit en nous, nous sommes d’essence divine et pouvons aspirer à une divinisation, toujours imparfaite puisque des instants pendant lesquels nous nous sommes unis au principe de tout être et de toute pensée nous retombons inévitablement dans notre condition terrestre; mais tout instant de pure vision, ne serait-ce que la saisie de la forme du plus bas des vivants, nous élève au-dessus de cette condition et nous affranchit de tout souci et de tout désir. C’est dans la raison, c’est dans l’activité de l’intellect que l’homme se réalise vraiment et pleinement; le reste est condition nécessaire, condition dans laquelle le commun des mortels demeure et trouve son contentement tout relatif, mais n’est que condition en vue de l’inconditionné.
3. Raison et révélation
Pour les Grecs, même pour Épicure qui ne voit dans la raison qu’un moyen d’atteindre un bonheur sensible qui soit stable parce que défendu contre les erreurs d’une passion aveugle, le monde est raisonnable, compréhensible sinon dans tous ses détails, du moins dans son unité. Sans doute, des accidents se produisent, la matière ne permet pas toujours que la forme domine entièrement ce en quoi elle doit être imprimée pour exister; le cours de la nature, digne de notre confiance, comme il l’est aux yeux d’Épicure, produit aussi des maladies, des souffrances, des malheurs; et même si nous affirmons avec les stoïciens que tout a sa raison et que le Tout est entièrement raisonnable, l’événement particulier peut nous apparaître comme absurde quand nous le considérons de notre point de vue limité, comme nous ne pouvons pas éviter de le faire si nous ne sommes pas des sages. Il n’en est pas moins vrai que le monde est immédiat à l’homme, qu’il est pénétrable, ne serait-ce qu’en principe, et que ce qui nous arrête n’est pas un gouffre séparant raison humaine et raison cosmique, mais une difficulté qui ne se montre que lorsque nous voulons relier le fond des choses et leur surface: la chaîne des causes et/ou des raisons se fait trop longue pour nos capacités (Démocrite, qui pourtant sait comment tout au fond doit être expliqué, déclare aussi qu’il aimerait mieux découvrir une seule chaîne de causes expliquant tel phénomène donné que gagner le trône de l’empire des Perses). En soi, sinon pour nous, le monde est toujours accessible, pénétrable, ouvert comme raison cosmique à la raison humaine.
La raison pervertie et la foi
Un changement radical intervient avec l’avènement des religions révélées. Certes, le monde est l’œuvre d’un Dieu créateur et, en tant que tel, il est parfait et entièrement raisonnable. Mais la chute du premier homme a tout bouleversé: non seulement la vue immédiate du monde en son unité et sa beauté est refusée à la raison humaine déchue par sa propre faute, mais le monde lui-même en a pâti en sa structure. La mort, la peine, le travail, la lutte des créatures entre elles, le fratricide parmi les hommes ont fait leur apparition; le cœur de l’homme est inique, sa raison est obscurcie, son désir l’égare et le pousse vers sa perdition. Seule la révélation divine lui indique les voies de son salut, soit en ce monde, soit dans un monde qui ne s’ouvrira à lui qu’après que son âme se sera séparée de son corps mortel.
La tradition chrétienne a toujours hésité entre une interprétation pessimiste de ce qui est resté de raison à l’homme et une autre qui, tout en affirmant que l’homme a perdu avec son innocence une grande partie du pouvoir de sa raison, reconnaît cependant la présence d’une lumière naturelle, insuffisante sans la révélation, mais réelle dans ses limites: entre saint Thomas et Luther, pour ne citer que deux représentants de tendances permanentes, il y a la différence de celui qui enseigne que l’homme non éclairé par la foi peut acquérir tout un système, seulement mondain assurément, de connaissances vraies portant sur la nature et l’orientation de sa vie terrestre, d’avec celui qui traite la raison humaine de fille publique s’abandonnant à toutes les thèses et toutes les attitudes. Le fonds n’en reste pas moins commun: la raison est en Dieu et ce n’est qu’en Lui qu’elle est pure et purement agissante; l’homme n’en connaît tout au plus qu’un simulacre. Aussi n’est-ce pas la raison qui importe, ce n’est pas d’elle que dépend le salut: l’homme se sauve par la foi et les œuvres qui en naissent, il va à sa perte dès qu’il essaie de s’en remettre à sa propre pensée.
Une opposition toute nouvelle naît ainsi. Pour la pensée antique, il y avait sans doute lutte entre les passions et la raison; l’universel, c’était aussi la lutte de la raison contre le sensible immédiat et pour la domination de ce sensible, qu’elle seule pouvait sauver en y découvrant une cohérence cachée aux sens; mais les forces de la raison, si elles ne l’emportaient pas dans chaque cas, étaient toujours suffisantes. À présent, la lutte est entre la foi et le cœur perverti, ensemble d’intentions et de sentiments qui fait dévier la raison. Les moyens à la disposition de l’homme pécheur ne suffisent pas pour le libérer; il s’affranchira du mal, qui est radical en lui, à l’aide de la révélation, dans l’obéissance à la parole divine que sa raison ne comprend pas entièrement, mais à laquelle il adhère – avec une volonté bonne qui, elle non plus, ne dépend pas de lui, mais d’une grâce divine qui lui est accordée ou refusée.
Pour la pensée de ce monde, le contenu de la foi est cependant pierre d’achoppement, scandale. L’homme est responsable, il l’est parce qu’il est libre; et il dépend entièrement de la volonté divine et est élu ou rejeté de toute éternité; Dieu veut sauver tous les hommes, et il y a des réprouvés; le plan divin garantit le sens de la nature et de l’histoire, mais Ses voies sont incompréhensibles pour l’homme dans cette vie; Dieu est unique et Il est unique en trois hypostases; en mourant, le Christ a vaincu la mort et le péché, et les hommes continuent de mourir pécheurs. Tout ce qui décide de notre sort, tout ce qui pourrait le rendre compréhensible est mystère, fait affirmé dans la Révélation, folie selon les non-croyants, sagesse pour la foi qui veut adhérer et qui croit ce qui à sa nature purement humaine et mondaine apparaît comme absurde.
La théologie et le mystère
Pourtant, ce mystère sera pensé, ne serait-ce que parce que la prédication exige que la bonne nouvelle soit rendue, sinon accessible à l’entendement, du moins acceptable: la théologie naît de là, tentative de penser le mystère, de le penser dans le seul discours que l’on ait à sa disposition, celui de la philosophie platonico-aristotélicienne (et stoïcienne). La foi ne veut pas rester pure répétition de formules, elle veut se transformer en compréhension de ses contenus. De là, les grandioses entreprises de déduction des affirmations fondamentales: de l’existence de Dieu, chez saint Anselme par exemple, lequel cherche une preuve qui ne procède pas de la Révélation, mais prépare à son acceptation; de la non-contradiction entre les thèses de la philosophie et celles de la religion (chez saint Thomas), ou de l’incapacité de la raison humaine à comprendre seulement le monde de l’expérience à moins qu’elle ne fonde toute solidité du savoir sur l’immutabilité des décrets divins (Descartes), ou ne conçoive toute universalité de la pensée comme participation à la pensée divine, pensée en Dieu (Malebranche ou Berkeley). Mais, précisément, dans la mesure où l’on veut penser la foi (ce qui n’est pas le fait de tout le monde, il suffit de penser à saint Bernard), on se trouve obligé de penser également le monde, lequel est autre que Dieu, mais qui en tant que création est aussi expression de la volonté et de la raison divines. Donc, plus on affirme la transcendance divine, plus on adore ses décisions insondables, et plus l’étude du monde de l’expérience gagne en extension et en intensité: ce n’est pas un hasard si précisément l’école nominaliste s’adonne aux études de physique et de cosmologie. Plus la religion s’affranchit des interprétations mythiques et magiques, et plus la science devient neutre par rapport à la foi. L’homme ne peut pas pénétrer les mystères divins; il est parfaitement capable de pénétrer ce qui avait longtemps semblé le mystère de la nature. Newton, pourtant homme profondément religieux (et hérétique), n’a plus besoin de Dieu en physique sinon pour expliquer pourquoi les planètes sont placées comme elles le sont et pourquoi elles ne tombent pas dans le Soleil, comme elles devraient le faire. Sans doute, la raison n’abdique pas dans le domaine de la foi, et la théologie connaît un renouveau révolutionnaire avec et après la Réformation. Elle se fait alors, si une telle expression est permise, rationaliste contre la raison, en démontrant l’insuffisance de la raison avec les moyens de la raison: les contenus spécifiques du dogme sont mis à l’abri des attaques qui pourraient venir (et sont venues dès le XIIIe siècle) d’une interprétation immanentiste de la nature; ils sont organisés en de puissants systèmes (Calvin, Melanchthon, Suárez). Mais précisément, de cette façon, la foi se sépare du savoir intramondain: la nature est bien œuvre du Créateur, mais le doigt de Dieu ne se montre plus dans les événements naturels particuliers. Il en résulte, surtout mais non seulement en pays protestant, que la religion se retire dans l’intérieur de l’homme, cesse d’être, pour une grande partie des croyants, une construction conceptuelle, et est vécue, dans le sentiment, le cœur, dans la vie intérieure, comme illumination et présence indicible, le plus souvent non en lutte contre le dogme, mais à côté d’un dogme que l’on reconnaît et qu’en même temps l’on sait ne pas pouvoir vivre.
4. La raison constructive et ses critiques
Raison et antiraison, souvent raisonnante, entrent ainsi en conflit. Foisonnement des sectes, affaiblissement, sinon du dogme, du moins de son rôle, concentration sur un domaine qui est considéré comme propre à la religion, tout cela exprime un antirationalisme tantôt inconscient ou larvé, tantôt hautement proclamé. De l’autre côté, s’affirme le pouvoir de la raison, mais d’une raison qui, comme la religion, a son domaine à elle, dont elle ne sort que pour s’égarer. C’est à cette situation que la grande métaphysique des XVIe et XVIIe siècles veut répondre.
Le discours métaphysique
Elle le fait, à partir de Descartes, en essayant de déterminer les limites à l’intérieur desquelles elle peut être sûre d’elle-même et de ses résultats. Elle peut douter, elle doit le faire si elle veut s’assurer des fondements sur lesquels elle se propose de bâtir. Ce qu’elle découvre alors comme fondement, c’est la raison même: le doute raisonnable implique déjà la raison. À partir de là, tout devient possible. La raison se découvre finie, mais aussi capable de penser l’infini: preuve de l’existence d’un infini qui l’éclaire. Elle remarque sa différence fondamentale avec tout ce qui est matériel, donnée des sens: preuve qu’elle est une substance à part, indépendante en son essence du périssement qui caractérise tout ce qui est étendue. Elle sait qu’un être infini ne peut pas être menteur: les décrets divins, à découvrir dans la création, donnent solidité et consistance aux principes de la science. Les contenus du christianisme en tant que religion historique ne sont ni critiqués ni affirmés (Descartes se contente de la religion de sa nourrice), mais les principes absolus (ce que certains appelleront la religion naturelle, celle qui peut être développée par la raison humaine sans l’aide de la Révélation et qui sera naturelle parce qu’elle est, en droit, acceptable pour tout homme) peuvent être atteints par la pensée rationnelle, à tel point qu’un schéma du monde tel qu’il est en lui-même, c’est-à-dire dans l’esprit divin, peut être tracé.
Ce qui donne à la raison tant de confiance en elle-même c’est la série ininterrompue des succès que, en tant que calculatrice, elle remporte en physique et en cosmologie. Le monde naturel n’est pas seulement rationnel en soi en tant qu’œuvre d’une sagesse absolue; sa rationalité peut être montrée et démontrée dans tous les détails, et, si certains domaines restent encore obscurs, ils ne sauraient résister à l’effort de la recherche, devenue consciente de sa méthode et se sachant en progrès constant. Peu importe ici (pour important que cela soit dans d’autres perspectives) que les successeurs de Descartes se séparent de lui, en particulier en soulevant le problème du rapport entre substance pensante et substance étendue, qu’un retour à la philosophie antique conduise Spinoza à affirmer l’identité de la raison cosmique et de la raison en l’homme (éliminant ainsi tout Dieu personnel en faveur d’une piété «cosmique»), que Leibniz veuille préserver à la fois l’unité entre monde de la physique et monde de la pensée tout en sauvegardant la conscience individualisée, que Malebranche et, à sa suite, Berkeley veuillent libérer la philosophie de tout matérialisme substantialiste: ce qui est commun à tous, c’est la confiance inébranlable en la force de la raison, suffisante pour découvrir le fond des choses dans un discours cohérent, puisque guidée par l’idéal d’une méthode qui, après avoir analysé, saura à présent construire un système qui soit en même temps système du discours mettant à nu le système du monde, fondement et canevas de toutes les connaissances.
Or la science moderne se distingue par le caractère vérifiable de ses thèses. Des systèmes du monde et des discours cohérents avaient existé depuis longtemps, depuis toujours. Ce qui est nouveau, c’est qu’on exige de toute affirmation qu’elle soit vérifiée par expérience, dans une expérience arrangée (expérimentation) ou par la simple observation. Le discours métaphysique, inspiré de celui de la physique, doit donc être vérifiable – et il ne l’est pas, pour la simple raison que ce qu’il contient n’appartient pas au domaine de l’expérience, ne peut même pas y appartenir: l’âme immortelle, Dieu, le Tout du monde ne se constatent pas. Aussi n’est-il pas surprenant que les discours des uns et des autres se contredisent, et de la façon la plus inquiétante en ce qu’il ne s’agit pas de l’opposition entre une affirmation et une négation qui se correspondraient, mais d’une non-coïncidence qui ne laisse rien à trancher, vu que chaque discours est cohérent en lui-même (du moins idéalement) et diffère simplement de l’autre, un peu comme une couleur diffère d’un son sans le réfuter ni être réfutée par lui.
Sensualisme et scepticisme
Il en résulte ce qui se présente tantôt comme sensualisme, tantôt comme scepticisme, deux désignations également dangereuses, puisque les deux mouvements sont loin de vouloir écarter la raison calculatrice ou la science moderne (Locke est l’ami de Newton) et de douter de la possibilité de raisonner efficacement sur les données immédiates de l’expérience (Hume). Ce qui les distingue du rationalisme, c’est qu’ici la raison cesse d’être toute-puissante, même en son principe: il n’y a de connaissable pour nous que ce monde des sens, il n’existe aucun au-delà de pensée «pure»; nous nous orientons très bien, et très raisonnablement, dans notre vie aussi longtemps que nous n’oublions pas que cette vie est une vie active, agissante, produisant des biens, demandant une organisation de l’État et de la société qui permette la collaboration de tous en vue de buts terrestres qui, une fois qu’on ose l’avouer, se montrent être ceux de tous. Ce que nous faisons, nous pouvons aussi le comprendre (Vico et, avant lui, Bayle en tirent la conséquence en plaçant au premier plan l’histoire, science vraiment humaine puisque science des actions humaines); nous nous perdons dès que nous prétendons à une connaissance des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, c’est-à-dire telles qu’elles sont (ou seraient) en dehors de toute connaissance humaine. Non qu’on nie nécessairement l’existence d’un Dieu personnel, d’un au-delà, de l’immortalité de l’âme (on ne le fait qu’exceptionnellement) ou qu’on engage la lutte contre la religion naturelle (il en est autrement, par exemple, pour Voltaire et Rousseau, en ce qui concerne les dogmes révélés et les Églises constituées en organismes de droit public); on reconnaît même volontiers la valeur morale et éducative de la religion, et les matérialistes, comme Helvétius, sont rares. Mais toute thèse positive, historique, qui ne découle pas du pur concept de la religion est regardée comme en dehors de la discussion raisonnable, pure et simple expression d’un sentiment personnel ou, dans le pire des cas, invention intéressée. On est sensualiste et sceptique sur tous les points où il est impossible d’instituer une discussion raisonnable qui puisse aboutir à l’aide de la cohérence formelle, certes, mais aussi et surtout par renvoi à une expérience méthodiquement conduite. On l’est parce que l’on est raisonnable et que, raisonnable, on veut protéger l’humanité des guerres de religion, des persécutions, des souffrances provoquées par des discussions sans objet assignable. Hobbes, Spinoza, Locke, Bayle, Voltaire, et tant d’autres sont d’accord sur ce point: aucune autorité, religieuse ou non, ne saurait invoquer la simple tradition ou des lumières particulières devant le tribunal de la raison souveraine.
5. La raison transcendantale
Cette raison s’abstient donc, elle se déclare sceptique, dès qu’il est question de ce qui est au-delà du sensible, du donné. Or la saisie pensante du donné n’est pas donnée elle-même, elle est élaborée. Cela est vrai de la science même, qui parle réellement de la nature, mais à l’aide de la mathématique qui est une création de l’esprit humain. Cela est vrai, et plus visible, quand on regarde des concepts comme ceux de substance, de cause, de réalité, qui, loin d’être tirés des données sensibles, en rendent seulement possible la structuration. Bien plus, et en un sens bien plus important, cela est vrai dans un domaine qui nous concerne au plus profond de notre existence: nous ne pouvons nous empêcher de chercher un sens à notre vie et au monde dans lequel nous vivons – et ce sens des faits n’est pas un de ces faits: nous sommes bien obligés de nous orienter, de prendre des décisions en cherchant, consciemment ou non, non une des règles qu’offrent les différentes traditions existant empiriquement, mais une règle qui soit la même pour tous, afin qu’une morale raisonnable, c’est-à-dire universelle, puisse nous guider vers un bonheur qui ne dépende pas des accidents de ce monde et que nous soyons en droit d’espéré en proportion avec notre effort moral, dans un monde situé au-delà de celui de l’expérience sensible.
Kant et l’universalité de la raison
On a dit avec juste raison que tous les motifs de l’histoire de la pensée philosophique se rejoignent dans la pensée de Kant, qui est déterminée par cette tension-unité du sensible et du suprasensible. En effet, non satisfait de l’empirisme sensualiste et sceptique, Kant en maintient toutes les affirmations, rejetant seulement ses négations. Il est convaincu que la métaphysique traditionnelle, celle des XVIe et XVIIe siècles, est intenable, que c’est elle-même qui pousse au scepticisme, et il soutient en même temps qu’aucune pensée humaine qui veut se comprendre ne peut renoncer à la recherche d’un inconditionné, d’un absolu, d’un fondement inaccessible au discours discursif, à la science du sensible, et pourtant plus réel que tout ce qui est donné à nos sens et à une pensée qui ne fait qu’organiser ce donné. L’homme est un être qui agit dans le monde, qui s’organise dans des sociétés et des États, parce qu’il a des intérêts concrets, parce qu’il est intéressé; et ce même être aspire à une justice qui soit vraiment divine, divine déjà sur terre en ce qu’elle reconnaisse la valeur absolue de tout individu, divine dans un au-delà qui apporte la récompense à celui qui, au mépris de ses intérêts, de ses penchants, de cette nature sensible dont il ne se défera jamais, a cherché cette justice dans cette vie. Science, morale, religion, politique, cosmologie, tout doit être pensé par la raison dans un système qui ne néglige aucune des expressions qu’ont trouvées les aspirations les plus profondes des hommes.
Si l’humanité ne s’est pas comprise jusqu’ici, si elle ne s’est pas entendue avec elle-même, c’est qu’elle avait employé un concept doublement ambigu de la raison. Sans doute, la raison est une; mais elle l’est sous des aspects différents. Elle pense le monde, elle vise l’action. Théorique , elle est discursive et est installée, sous le nom d’entendement, dans le fini des connaissances scientifiques, toujours particulières et partielles; elle serait vide si elle ne recevait pas des sens une matière qu’organisent ses concepts en objets de connaissance, mais qu’ils ne créent pas: son activité, en soi pure spontanéité, ne devient effective que sur fond de passivité. Il n’en est pas de même quand elle ne cherche plus les déterminations des objets particuliers à l’intérieur du monde, mais se met à penser ce monde même, la Totalité-Unité (qu’elle doit viser si elle veut établir ordre et cohérence parmi les résultats de l’entendement); elle est alors raison au sens fort, mais elle n’a plus d’accès direct au sensible; elle doit s’appuyer sur l’entendement, comme celui-ci s’appuyait sur la sensibilité, pour parvenir à cette unité en elle-même, d’un côté, à celle de son objet, de l’autre, unité sans laquelle aucune science ne serait vraiment fondée. Pratique , elle a affaire, non à ce qui est, mais à ce qui doit être, à un sens du monde et de la vie humaine et aux conditions morales de la réalisation de ce sens dans une nature qui, pur fait, n’en a pas en elle-même et ne peut en recevoir que par rapport à un bien absolu que seule la raison pratique est à même de penser, dont elle est la pensée. Si la métaphysique s’est effondrée dans le scepticisme, c’est qu’elle avait prétendu à une connaissance de type scientifique – seule possible là où il y a observation et expérience et, partant, passivité – dans un domaine où la tâche est de penser , par sa pure spontanéité, la totalité qui est parfaitement concevable par concepts purs, mais ne peut pas être donnée comme fait parmi les faits, comme un de ces faits dont elle vise l’unité jamais atteinte; confondant l’aspect théorique avec l’aspect pratique de la raison une, la métaphysique avait voulu fonder la morale, la religion, le sens de la nature et de la vie sur un fait, celui de l’existence d’un Dieu cosmique, d’un grand architecte, d’un être plus grand, plus puissant que les autres, mais de leur nature: aucun chemin ne mène cependant d’un fait à un sens; et c’est le sens (ou, selon un terme à la mode, la valeur) qui fait qu’il y ait des faits, puisque ne peut être considéré comme fait que ce qui possède un sens, pour théorique que celui-ci puisse apparaître.
Autonomie et limites de la raison
Partout, il s’agit d’universalité, en science autant qu’en morale; mais elle n’est pas partout de même rang. Il s’agit toujours d’autonomie de la raison, mais d’une autonomie qui n’est pas toujours de même étendue. Pris en lui-même, le discours de la science est universel et postule l’adhésion de tous ceux qui y prennent part; mais il ne l’est qu’à cette condition: une autre universalité infiniment plus profonde existe, celle du discours qui porte sur le bien et le mal, sur le sens et la fin de l’existence humaine, qui dit pour tout être humain comment il doit se décider s’il veut être raisonnable, s’il ne veut pas vivre sous la poussée des instincts et des passions de l’animal, discours qui est à la fois fondement et aboutissement de la première universalité, née du travail d’esprits humains, mais qui ignore la question essentielle qui constitue l’humanité de l’homme, celle du sens de toute entreprise. Partout, la raison est autonome: qui prescrirait, comme du dehors, des règles raisonnables à la raison? Si la faculté telle qu’elle existe empiriquement, psychologiquement, historiquement dans l’être fini qu’est l’homme se fourvoie et a besoin d’une critique, seule la raison qui peut la formuler: elle ne fait rien d’autre quand elle limite les prétentions de l’entendement discursif et calculateur, quand elle s’oppose à sa tentative de transformer en objet ce qui ne peut jamais être observé, mesuré, situé dans l’espace et le temps, mais se révèle à une pensée qui veut découvrir, par une analyse régressive, les conditions de tout discours cohérent, les concepts qui le constituent, les principes qui lui permettent, d’une part, de connaître la réalité sensible et, de l’autre, de penser le sens qui doit être, le devoir, et les conditions sous lesquelles l’homme peut espérer atteindre un bonheur auquel, être indigent, il aspire naturellement, qu’aucune science ne peut lui promettre, que la morale ne vise pas, mais que cette même morale, s’il s’en rend digne, l’autorise à espérer dans un au-delà de toute connaissance possible, en une espérance qui n’est ni en contradiction ni en accord avec une connaissance théorique incapable de se prononcer en dehors de son domaine.
Ainsi, la raison autonome n’est pas toute-puissante. Comme entendement, elle fournit les concepts (catégories) et les principes fondamentaux de toute science naturelle possible, mais elle est incapable de construire concrètement cette science, ayant besoin de données matérielles, sensibles qui lui viennent du dehors; raison pratique, elle constitue toute morale qui ne soit pas arbitraire, c’est-à-dire la morale tout court quant à son fondement; et elle peut le faire parce que la loi qu’elle prescrit, elle se la donne à elle-même et est ainsi libre dans l’universalité de sa règle absolue; mais elle ne saurait pas particulariser ces règles si elle n’apprenait pas d’ailleurs, de l’expérience commune de l’humanité, comment est constitué l’être en lequel cette raison réside et qui doit seulement se faire raisonnable et moral, qui ne l’est pas puisqu’il est aussi être de besoins et de désirs: elle purifie les maximes selon lesquelles nous agissons, elle ne les invente pas, elle les trouve. Elle ne pense pas seulement une totalité en même temps cosmique et sensée, elle peut même montrer que cette pensée est justifiée par les intérêts de la raison, par le fait qu’il n’y a possibilité de cohérence qu’à cette condition; mais elle ne pense les structures sensées que comme des quasi-faits, dans le mode du « comme si », comme si un Dieu moral était le créateur de cette unité de réalité et de sens, comme si une finalité intérieure expliquait la particularité de l’organisme vivant et de la nature entière regardée comme si elle formait un organisme comme si la beauté de certains objets naturels était une sorte de faveur faite aux facultés humaines pour préparer l’humanité par une joie désintéressée à l’attitude désintéressée qui fait l’universalité de la morale. Ce n’est pas que ce «comme si» dévalue ce qu’il révèle; au contraire, il le garantit de tout scepticisme; mais pour cette raison même, il est aussi nécessaire de l’introduire afin d’empêcher le retour de la chosification scientiste, qui transforme en affirmation pseudo-scientifique ce qui se justifie seulement dans la pensée du Tout: ce qui rend possible toute compréhension cohérente du donné n’est pas et ne peut pas être de l’ordre du donné.
6. La raison absolue
C’est ce qu’on a appelé le dualisme kantien, entendement et sensibilité, raison théorique et entendement, raison théorique et raison pratique, connaissance des phénomènes et pensée d’un absolu non empirique (chose en soi), monde de l’expérience et monde de la loi de la raison, finitude de l’homme et infinité de la liberté. Ce dualisme a été la source et le moteur de toute la discussion ultérieure qui se développe sur le sol du kantisme. Fichte, Schelling, Hegel, malgré toutes les différences (et les différends) qui existent entre eux, cherchent à constituer un discours unique, saisie d’un Tout unique de la réalité naturelle et de la réalité intellectuelle, discours qui, sans qu’un extérieur le limite et s’oppose à lui, in-fini et sans un «autre» qui lui fasse obstacle, sans passivité, se tienne et se soutienne en lui-même.
Hegel et la raison sans extériorité
La tentative a été menée à son aboutissement (ou, selon un autre point de vue, à son échec définitif) par Hegel. Pour lui, le fini n’est pas en face de l’infini à la manière de deux partenaires ou adversaires: l’infini n’est pas vrai infini s’il est opposé à un fini, précisément parce qu’il serait déterminé, limité par celui-ci; l’infini ne peut être que la totalité structurée du fini. Il en découle que ce qui est fini n’a pas de consistance vraie: sur le plan du concept comme sur celui de l’existence, il se défait et s’annihile lui-même, non point pour disparaître, mais pour être compris comme aspect particulier sans lequel ce Tout ne serait pas, mais aussi comme aspect qui ne peut pas être transformé en substance existant par elle-même; kantien sur ce point décisif, Hegel s’oppose à son grand prédécesseur en affirmant que la raison est parfaitement capable de penser par elle-même le sensible, du moins en ce qu’il possède de structure et de raison. Ce n’est pas «comme si» le monde était raisonnable: s’il convient de parler d’un «comme si», c’est «comme si» le fait ou le concept isolés étaient compréhensibles en eux-mêmes sans être ramenés par la dialectique à leur rôle de simple aspect (moment), pourtant essentiel à sa place. Il suffit, pour s’en convaincre, d’essayer de maintenir tel concept particulier en lui-même: il se retournera, et l’Être pur, parce que pur de toute détermination, se montrera comme Néant; la cause, n’étant que dans ses effets, aura son être en ceux-ci.
Cette dialectique n’est cependant pas ce qu’on appelle une méthode, un procédé inventé pour obtenir certains résultats auparavant envisagés et déclarés souhaitables. Elle n’est pas, non plus, exigence d’un discours qui voudrait parler d’un point de vue qui serait situé en dehors de la réalité – entreprise insensée puisqu’un tel point de vue ne saurait exister. Elle est l’exposition du processus intemporel dans lequel le discours de la raison expose et explicite (dé-veloppe) ce qui est en tant qu’il est, et où s’expose la situation de tout particulier à l’intérieur de ce processus. Elle est en même temps et inséparablement le mouvement intemporel de la réalité même, qui se dit dans le discours de la raison, se dit elle-même, puisqu’un être qui ne serait pas pensé, une pensée qui ne serait pas pensée de ce qui est, qui ne serait pas dans l’Être et de l’Être, seraient autant d’impossibilités. Le philosophe n’invente rien, il n’apporte rien, il assiste simplement à un développement, au spectacle dans lequel toute particularité qui veut se maintenir se retourne en son contraire sans pourtant disparaître, où le nouveau est justement le renversement du précédent, ne se comprend qu’en tant que tel, est donc cet antérieur qui, sublimé, dure dans cette négation, non de lui-même, mais de sa prétention à la réalité inconditionnée (aufgehoben ). La raison incarnée dans les structures sensées et compréhensibles de la réalité naturelle, historique, morale, politique, religieuse, dans tous ses aspects sans exception, ne se refuse pas à la raison consciente d’elle-même, à celui qui, en accédant à ce savoir de la raison, cesse d’être philosophe, éternel chercheur de vérité, pour devenir celui qui sait, sage.
La raison est donc tout et en tout. Elle l’est encore quand il s’agit de l’individu humain, qui n’est plus, comme c’était le cas aux yeux de Kant, le centre d’une philosophie qui devait donner sens et direction à la vie des hommes: le seul objet, le seul sujet est la raison, le discours devenu absolument cohérent puisque sans extérieur qui lui résisterait. L’individu en son individualité doit être pensé, ce n’est pas lui en tant qu’individu déterminé qui pense, mais la raison en lui; le sens de son existence n’est pas à créer: pensant, il n’a qu’à le découvrir, puisqu’il existe dans l’histoire, la société, l’État, auxquels l’individu appartient, où il est universalisé dans et par les institutions. Seuls la révolte contre la raison immanente et le refus de se penser à sa place dans le monde peuvent conduire à une affirmation, arbitraire et en tant que telle comprise par la philosophie (et par les institutions raisonnables qui garantissent la liberté de l’individu, mais dans la mesure où il est raisonnable), d’une individualité empirique, originale, indépendante, c’est-à-dire fausse, à moins que la passion qui la pousse ne la dirige, sans qu’elle le veuille ou sache, dans la direction de ce que, objectivement, la raison a voulu, à un résultat à partir duquel l’entreprise se montrera comme ayant été requise pour une réalisation plus ample et plus profonde de la liberté raisonnable, de la raison qui est ce qui libère de l’inconscient des passions égocentriques et destructrices.
Sur le plan de l’individualité historique comme sur celui de la nature, le déraisonnable, l’a-raisonnable existent donc: le concept, lorsqu’il s’agit des détails de la nature ou de l’organisation sociale, ne pénètre pas l’«écorce extérieure». Mais cette limite n’est limite que là où le fini est en question en sa finitude, précisément en sa non-consistance, en ce qu’il a de fortuit, de caduc, d’accidentel – de cet accidentel qui est compris par la raison comme accidentel nécessaire. C’est une nécessité ontologique que l’individuel empirique existe en tant que tel: le discours de la raison n’en est ni limité ni réfuté. Encore ce qui se refuse à la pensée est pensé en sa fonction et à sa place dans le discours. Ce qui est, c’est la raison du monde dans toutes les dimensions du cosmos naturel et intellectuel, et c’est, inséparablement, la pensée de cette raison cosmique dans la pensée consciente d’elle-même, raison subjective-objective qui, lorsqu’elle prend son départ du subjectif, finit par comprendre qu’elle ne se comprend elle-même qu’en reconnaissant qu’elle est dans le monde et du monde, qui, en prenant son départ de ce que, pour commencer, elle voit comme son extérieur, finit par admettre que cet extérieur ne serait pas s’il n’était pas pensé comme extérieur pour et dans la pensée: ontologie et logique coïncident dans une onto-logique.
La tâche que, inconsciemment, la raison s’était donnée depuis qu’elle avait commencé de parler (et de parler d’elle-même), elle paraît donc l’avoir accomplie. Aucun inconnaissable, aucun indicible ne limite plus son empire; aucune foi, pour raisonnable qu’elle soit, n’est plus requise pour achever ce qui autrement aurait été inachevable; aucun au-delà inaccessible à la pensée n’existe plus; il ne subsiste aucune pensée subjective, limitée par une passivité inhérente à l’esprit humain, qui se trouverait renvoyée à un pur «comme si» – comme si elle était incapable de penser cette totalité que, en fait, elle pense à l’aide de son «comme si», maintenant reconnu comme réserve superflue et injustifiable d’un entendement qui se prend pour la raison (à l’intérieur de laquelle il reçoit la reconnaissance de tous ses droits, mais en tant que moments et aspects particuliers): il ne s’agit plus du penser de l’individu limité, fini, il s’agit de ce qui est pensé dans toute pensée, de la pensée à laquelle se révèle la réalité, dans laquelle la réalité se montre en sa vérité, cette vérité n’étant pas celle de l’entendement et de la simple non-contradiction, mais l’Être même tel qu’il se déploie dans ses manifestations particulières, reprises dans le Tout qui est Raison-Être, devenu conscient de lui-même dans une conscience de soi non individuelle, celle du discours absolument cohérent. Toute particularité est contradictoire avec toute autre et en elle-même; la totalité des contradictions, totalité organisée sans qu’un sujet organisateur ait eu à y intervenir, est la réconciliation absolue du sujet avec l’objet, de la pensée avec une réalité qui ne lui est plus extérieure, l’unité de la pensée finie et réfléchissante avec la pensée absolue en laquelle elle se pense en pensant son monde comme informé par la raison (dans l’idée absolue ).
Le débat contemporain
La situation contemporaine est caractérisée, d’une part, par la persistance d’une tradition qui remonte à Platon, Aristote, Kant et Hegel; d’autre part, par celle d’une protestation contre les prétentions d’une raison qui se veut autonome et irréductible, d’une critique qui est aussi ancienne que la thèse qu’elle combat: la sophistique, l’empirisme, le scepticisme (mondain ou religieux) sont aussi vieux que ce qu’on appelle le rationalisme. Il est cependant évident que le débat contemporain se présente sous des formes et dans des perspectives qui appartiennent en propre à l’époque actuelle.
Les positions rationalistes semblent être défendues surtout par des philosophes qui, consciemment, se considèrent comme continuateurs de la tradition, tandis que leurs adversaires visent à renouveler les problèmes autant que les réponses, sans cependant repousser tout lien avec le passé, de telle façon que l’on rencontre certaines attitudes intermédiaires. Le positivisme logique, tout en niant la possibilité d’une pensée qui dépasse les limites de la connaissance scientifique, maintient que seul un discours cohérent peut être reconnu comme scientifique: Wittgenstein, développant (dans sa première façon de penser, telle qu’elle s’exprime dans le Tractatus logico-philosophicus ) la structure idéale d’un discours à la fois cohérent et vérifiable, reconnaît l’existence d’une pensée tout autre, mais dont on ne peut pas parler dans le seul langage sensé qu’il admette. Une position analogue, mais non identique, est celle du pragmatisme positiviste qui, lui aussi, limite la raison à ce que Kant appelait l’entendement, la faculté de s’orienter dans le monde donné à l’aide du calcul appuyé sur l’expérience et l’organisant; mais, tandis que le positivisme logique (de même que la logistique moderne) ne s’intéresse qu’au discours correctement formé, le positivisme pragmatique situe le critère au plan de l’action efficace. L’analyse linguistique (linguistic analysis ) de l’école d’Oxford (à la suite de Wittgenstein, qui en a été un des inspirateurs, surtout dans la seconde phase de son évolution) veut éliminer les faux problèmes nés d’un usage irréfléchi et inconsidéré du parler de tous les jours, en en décelant, à l’aide du critère de la cohérence, les contradictions et absurdités cachées.
L’opposition se montre plus tranchée, parfois fondamentale, là où la raison n’est plus tenue pour autonome, ne serait-ce que dans certaines limites. De telles «critiques de la raison pure» procèdent de différentes conceptions de la nature de l’homme: on voit son fond dans d’autres facultés, plus profondes, plus authentiques, plus puissantes. Des interprétations religieuses iront facilement dans cette direction: l’homme est déchu parce qu’il est d’abord désir aveugle, exposé à la tentation, incapable de sonder son propre cœur; seules la foi, d’un côté, la grâce, de l’autre, non la raison impuissante, disent ce qu’il est et ce qu’il doit être, et ce n’est que dans une illumination qui ne dépend pas de lui qu’il peut entrer en contact avec ce qui est au-delà de toute pensée abstraite (K. Barth). Ce n’est un paradoxe qu’en apparence si des vues identiques sont développées par des penseurs qui se situent loin de toute religion révélée: aux yeux de Schopenhauer, l’homme est volonté se servant d’une raison trompée comme d’un outil afin de poursuivre une fin insensée, jusqu’au moment où cette même raison se retourne sur elle-même et sur la force aveugle qui la pousse, pour s’abolir en même temps que la volonté. Si Nietzsche, avec une sorte d’héroïsme intellectuel, dit «oui» à cette volonté (de puissance) tout en accordant que son «oui» signifie l’acceptation de la souffrance, si cette acceptation devient chez lui affirmation joyeuse, il ne fait que changer le signe de l’équation schopenhauerienne: pour les deux, la raison est à l’opposé de la vie voulue par l’un, refusée par l’autre.
Le problème de la valeur de la vie ne se pose pas pour Bergson, qui oppose rationalité (spatialisation) et intuition de la durée intérieure: la raison, conçue comme raison scientifique, est à la surface, superficielle, cachant ce qui n’est accessible que dans une saisie immédiate, vécue. De telles vues ont exercé une grande influence sur la poésie et la littérature, du romantisme au surréalisme, de même que ces mouvements ont agi à leur tour sur une pensée qui cherche au-delà du calcul et de l’impersonnel d’un discours, qui, étant celui de tout le monde, n’est celui de personne: l’existentialisme, soit chrétien à la suite de Kierkegaard, soit athée avec Nietzsche et Sartre, en appelle à une liberté de la décision radicalement personnelle, essentiellement non universelle. Heidegger, dans sa première philosophie, a marché dans cette direction, avant que son antirationalisme ne l’ait conduit à se détourner des étants (et de l’homme comme étant) pour penser, avec les poètes et de manière non discursive, l’Être même, inaccessible à toute raison raisonnante.
Les écoles qu’on pourrait appeler celles de l’interprétation (ou de la réduction) de la rationalité maintiennent un idéal de raison, quoique non toujours de manière clairement exprimée. La psychanalyse (Freud, Jung...) constate que les discours et les actions des hommes se contredisent, quoique les discours se donnent pour cohérents en eux-mêmes et avec la réalité: au lieu de vraie rationalité, il s’agit de pseudo-rationalisations que, cependant, la raison parvient à démasquer et à ramener à la vraie cohérence, laquelle reste ainsi l’idéal et le point cardinal sur lequel s’oriente l’entreprise. Il n’en est pas autrement des explications historiques, sociologiques, politiques de la fausse conscience de certains groupes, de ces idéologies , systèmes d’autodéfense d’intérêts particuliers qui se présentent comme des intérêts universels, mais révèlent leur vrai caractère dans la contradiction entre leurs principes affirmés et leurs actions; ici encore, l’attaque porte sur la fausse raison et est menée au nom de la vraie, celle de l’universalité véritable.
D’autres thèses, de même provenance et de même inspiration, vont plus loin, en considérant l’idéal de raison et de discours cohérent comme historiquement particulier et parlent alors d’ ethnocentrisme : la raison et tout ce qui s’y rattache comme problématique ou axiomatique n’a de sens que dans notre civilisation méditerranéenne et n’a aucun droit à une validité concrètement universelle (ce qui ne signifie pas que les tenants de la thèse refusent, avec les antirationalistes extrémistes, la discussion raisonnable en ce qui concerne leur propre travail).
On ne saurait ainsi guère parler de fronts clairement tracés, d’autant que peu parmi les antirationalistes semblent prêts à aller jusqu’à la conséquence ultime, l’acte destructeur gratuit, quoique de tels cas se soient produits dans certains groupes qui refusent non seulement la raison, mais encore toutes ses incarnations historiques (société organisée, État, exclusion de la violence).
raison [ rɛzɔ̃ ] n. f.
• 980; lat. ratio, onis
I ♦ Pensée, jugement.
A ♦
1 ♦ La faculté pensante et son fonctionnement, chez l'homme; ce qui permet à l'homme de connaître, de juger et d'agir conformément à des principes. ⇒ compréhension, connaissance, entendement, esprit, intelligence , 1. pensée. Doctrines, attitudes philosophiques fondées sur la raison. ⇒ rationalisme. « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison » (Descartes). « Nos théories scientifiques, liées aux règles de fonctionnement de notre esprit, à la structure de notre raison » (Broglie). Philos. Être de raison.
2 ♦ La faculté de penser, en tant qu'elle permet à l'homme de bien juger et d'appliquer ce jugement à l'action. ⇒ discernement, jugement, sagesse (cf. Bon sens). « La raison habite rarement les âmes communes et bien plus rarement encore les grands esprits » (France). Conforme à la raison. ⇒ raisonnable, rationnel. Contraire à la raison. ⇒ déraisonnable. L'âge de raison : l'âge auquel on considère que l'enfant a l'essentiel de la raison (environ 7 ans). Ramener qqn à la raison, à une attitude raisonnable. Revenir à la raison. Mettre à la raison : rendre plus raisonnable par la force ou l'autorité.
♢ Spécialt (opposé à instinct, intuition, sentiment) Pensée discursive, logique. « Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour » (Molière). « Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison » (A. Gide). La raison et la passion. Un mariage de raison.
3 ♦ Les facultés intellectuelles (d'une personne), dans leur fonctionnement. J'ai peur « du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m'échappe » (Maupassant). « La raison de Rousseau avait déjà reçu des altérations profondes » (Sainte-Beuve).
♢ État normal des facultés intellectuelles. ⇒ lucidité. Perdre la raison : devenir fou. Il n'a plus toute sa raison.
4 ♦ (Dans des loc.) Ce qui est raisonnable. Plus que de raison : au-delà de la mesure raisonnable. Sans rime ni raison. Il ne veut pas entendre raison.
5 ♦ Philos. Connaissance naturelle (opposé à ce qui vient de la révélation ou de la foi). « Qu'entendez-vous par mystique ? — Ce qui présuppose l'abdication de la raison » (A. Gide). — Spécialt (au XVIIIe) Les lumières naturelles, la philosophie. « La raison finira par avoir raison » (d'Alembert). Culte de la Raison, institué en 1793.
♢ Système de principes a priori qui règle la pensée (opposé à expérience). La raison pure (théorique ou pratique),dans la philosophie kantienne. « Si la raison est sortie de l'expérience, elle lui est devenue transcendante » (Benda).
♢ Faculté (conçue comme naturelle ou octroyée à l'homme) de connaître le réel et l'absolu à travers l'apparence et l'accident. « La raison est bien une faculté innée à l'âme humaine, c'est la faculté de l'absolu » (Maine de Biran).
B ♦ (Dans des loc., opposé à tort) Jugement en accord avec les faits, comportement que l'on approuve. « On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir pas raison de se plaindre » (Hugo). Loc. AVOIR RAISON : être dans le vrai, ne pas se tromper. « Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort » (Beaumarchais). Vous avez bien raison. Il a eu raison de partir. — Donner raison à qqn. — À tort ou à raison.
C ♦ Vx Ce qui est juste, ce qui est de droit. Faire, rendre raison à qqn, lui rendre justice. Tirer raison : obtenir satisfaction. — Dr. Comme de raison : comme de juste. Pour valoir ce que de raison : ce à quoi on peut prétendre selon le droit.
II ♦ Compte, proportion (dans l'expr. livre de raison).
1 ♦ À RAISON DE... : en comptant, sur la base de... Trois mille feuilles « qui lui rapportèrent, à raison de deux sous pièce, trois cents francs » (Balzac).
2 ♦ (XVIIIe) Vx Part sociale, intérêt de chacun des associés. — (déb. XIXe) Mod. RAISON SOCIALE : désignation d'une société. « Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale ? » (Balzac).
3 ♦ (XVe) Rapport entre deux grandeurs, deux quantités. Raison d'une progression : terme positif constant, qui, multiplié par un terme d'une progression ou additionné avec lui, donne le terme suivant (2, dans 2, 4, 8, 16 et 1, 3, 5, 7). Raison directe de deux quantités : rapport tel que quand l'une des quantités augmente, l'autre augmente aussi. Raison inverse : rapport tel que quand l'une des quantités augmente, l'autre diminue. ⇒ proportion. Loc. prép. En raison inverse de.
♢ Loc. prép. À RAISON DE : à proportion de, suivant. ⇒ selon. « Je désirais surtout être jugé à raison des services que je pouvais rendre » (Duhamel).
III ♦ Principe, cause.
1 ♦ Philos. Principe d'explication; ce qui permet de comprendre l'apparition (d'un événement, d'un objet nouveau). ⇒ cause, explication, origine, pourquoi(n.), principe. La raison d'un phénomène, d'un être. Le principe de raison suffisante, selon lequel rien n'arrive sans qu'il y ait une cause. — Dr. Raisons de fait, de droit. Raison d'État .
♢ Cour. La cause, ce qui permet d'expliquer (un acte, un sentiment). ⇒ motif . « Ces accès d'impatience dont il est impossible de dire la raison » (Musset). « Une raison qui détermine, et cette raison est une raison d'intérêt » (Montesquieu).
♢ Loc. (avec PAR, POUR) « S'ils n'ont pas été publiés, c'est par une raison bien simple » (Hugo). « Par la raison que les contraires s'attirent » (Musset). ⇒ parce que. Pour quelle raison ? pourquoi ? Pour une raison ou pour une autre : sans raison bien déterminée. Si, pour une raison ou pour une autre vous reveniez sur votre décision. « Pour la seule raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne » (Proust).
♢ EN RAISON DE... : en tenant compte de, en considération de... (cf. À cause de, eu égard à). On l'épargna en raison de son grand âge.
♢ Vx Demander, faire, rendre raison de qqch., en demander, en donner l'explication. — Mod. Se faire une raison : se résigner à admettre ce qu'on ne peut changer (cf. Prendre son parti). « Si, il le faut [...] je me ferai une raison » (Zola).
2 ♦ Cause ou motif légitime qui justifie (qqch.) en expliquant. ⇒ fondement, justification, motif, 3. sujet. Une raison d'agir, d'espérer. Cet enfant est sa raison d'être, de vivre, ce qui à ses yeux justifie son existence. ⇒ but, destination. Avoir de bonnes, de fortes raisons de penser que... « La raison du plus fort est toujours la meilleure » (La Fontaine). « Une liaison sérieuse avec moi n'est pas, pour des raisons de famille, possible » (Huysmans). « Si je ne suis pas avec vous, c'est que j'ai mes raisons » (Camus). C'est une très mauvaise raison. Ce n'est pas une raison ! Ce n'est pas une raison pour accepter ! Raison de plus : c'est une raison de plus.
♢ Loc. Avec raison; avec juste raison : en ayant une raison valable, un motif légitime (cf. À juste titre). À plus forte raison : avec des raisons encore plus fortes, encore meilleures. ⇒ a fortiori. Sans raison : sans motif, sans justification raisonnable (cf. À plaisir). Non sans raison.
3 ♦ Argument destiné à prouver. ⇒ allégation, preuve. Des raisons puissantes. Il s'était rendu à mes raisons : il avait admis mon argumentation. « Il est juste de savoir reconnaître les raisons de l'adversaire » (Camus).
♢ Mod. AVOIR RAISON DE QQN, vaincre sa résistance. « Elle sentit que la terreur allait avoir raison d'elle » (Green). Avoir raison des difficultés, des obstacles, en venir à bout.
⊗ CONTR. Déraison, folie, instinct; cœur, sentiment. Tort.
● raison nom féminin (latin ratio, -onis, compte) Faculté propre à l'homme, par laquelle il peut connaître, juger et se conduire selon des principes : La raison considérée par opposition à l'instinct. Ensemble des principes, des manières de penser permettant de bien agir et de bien juger : Une décision conforme à la raison. Ensemble des facultés intellectuelles, considérées dans leur état ou leur fonctionnement normal : N'avoir plus toute sa raison. Ce qui explique, justifie un fait, un acte : Connaissez-vous la raison de son départ ? ● raison (citations) nom féminin (latin ratio, -onis, compte) Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 […] Un sage se distingue des autres hommes, non par moins de folie, mais par plus de raison. Idées, Étude sur Descartes Flammarion Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 Nous respectons la raison, mais nous aimons nos passions. Propos Gallimard Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 La raison est virile devant l'objet, puérile devant le récit. Vigiles de l'esprit Gallimard Jean Le Rond d'Alembert Paris 1717-Paris 1783 La nature de l'homme, dont l'étude est si nécessaire, est un mystère impénétrable à l'homme même, quand il n'est éclairé que par la raison seule. Discours préliminaire à l'« Encyclopédie » Henri Frédéric Amiel Genève 1821-Genève 1881 Le dégoût est une chose curieuse. Il fait prendre en grippe jusqu'à la raison et au bon sens, par antipathie pour la vulgarité. Journal intime, 20 janvier 1866 Jacques Ancelot Le Havre 1794-Paris 1854 Académie française, 1841 Oui, mieux que la raison l'estomac nous dirige. L'Important Louis Aragon Paris 1897-Paris 1982 À toute erreur des sens correspondent d'étranges fleurs de raison. Le Paysan de Paris Gallimard Marcel Aymé Joigny 1902-Paris 1967 Dès qu'on s'écarte de deux et deux font quatre, les raisons ne sont que la façade des sentiments. Uranus Gallimard Maurice Barrès Charmes, Vosges, 1862-Neuilly-sur-Seine 1923 Ce n'est pas la raison qui nous fournit une direction morale, c'est la sensibilité. La Grande Pitié des églises de France Plon Pierre Bayle Le Carla 1647-Rotterdam 1706 La raison ne peut tenir contre le tempérament, elle se laisse mener en triomphe ou en qualité de captive, ou en qualité de flatteuse. Réponse aux questions d'un provincial Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Paris 1732-Paris 1799 Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Le Mariage de Figaro, I, 1 Nicolas Boileau, dit Boileau-Despréaux Paris 1636-Paris 1711 Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. L'Art poétique Nicolas Boileau, dit Boileau-Despréaux Paris 1636-Paris 1711 Maudit soit le premier dont la verve insensée Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée, Et, donnant à ses mots une étroite prison, Voulut avec la rime enchaîner la raison. Satires André Breton Tinchebray, Orne, 1896-Paris 1966 C'est avant tout la poursuite de l'expérience qui importe : la raison suivra toujours, son bandeau phosphorescent sur les yeux. Le Surréalisme et la Peinture Gallimard José Cabanis Toulouse 1922-Balma, Haute-Garonne 2000 Académie française 1990 Connaissant les hommes, je donne toujours raison aux femmes. Plaisir et lectures Gallimard Albert Camus Mondovi, aujourd'hui Deraan, Algérie, 1913-Villeblevin, Yonne, 1960 Le besoin d'avoir raison, — marque d'esprit vulgaire. Carnets Gallimard Paul Claudel Villeneuve-sur-Fère, Aisne, 1868-Paris 1955 L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l'imagination. Le Soulier de satin, Avertissement Gallimard Pierre Corneille Rouen 1606-Paris 1684 Seigneur, si j'ai raison, qu'importe à qui je sois ? Nicomède, I, 2, Nicomède Pierre Corneille Rouen 1606-Paris 1684 La raison et l'amour sont ennemis jurés. La Veuve, II, 3, la nourrice Charles Cros Fabrezan, Aude, 1842-Paris 1888 Elles ne sont vraiment pas belles Les personnes qui ont raison. Le Collier de griffes, Ballade des mauvaises personnes André Isaac, dit Pierre Dac Châlons-sur-Marne 1893-Paris 1975 Si tous ceux qui croient avoir raison n'avaient pas tort, la vérité ne serait pas loin. L'Os à moelle Julliard Jean-François Casimir Delavigne Le Havre 1793-Lyon 1843 Académie française, 1825 Quoi que fasse mon maître, il a toujours raison. Louis XI René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 On pourrait s'étonner que les pensées profondes se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que des philosophes. La raison en est que les poètes écrivent par les moyens de l'enthousiasme et de la force de l'imagination : il y a en nous des semences de science, comme dans le silex, que les philosophes extraient par les moyens de la raison, tandis que les poètes, par les moyens de l'imagination, les font jaillir et davantage étinceler. Cogitationes privatae René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée […] La puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens, ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. Discours de la méthode René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 Car quiconque a une volonté ferme et constante d'user toujours de la raison le mieux qu'il est en son pouvoir, et de faire en toutes ses actions ce qu'il juge être le meilleur, est véritablement sage autant que sa nature permet qu'il le soit. Principes de la philosophie Denis Diderot Langres 1713-Paris 1784 Si la raison est un don du Ciel et que l'on en puisse dire autant de la foi, le Ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. Addition aux Pensées philosophiques Denis Diderot Langres 1713-Paris 1784 Plus vous trouverez de raison dans un homme plus vous trouverez en lui de probité. Encyclopédie Denis Diderot Langres 1713-Paris 1784 Tout Paris m'assurerait qu'un mort vient de ressusciter à Passy, que je n'en croirais rien. Une seule démonstration me frappe plus que cinquante faits. Pensées philosophiques Anatole François Thibault, dit Anatole France Paris 1844-La Béchellerie, Saint-Cyr-sur-Loire, 1924 Académie française, 1896 Je tiens à mon imperfection comme à ma raison d'être. Le Jardin d'Épicure Calmann-Lévy Anatole François Thibault, dit Anatole France Paris 1844-La Béchellerie, Saint-Cyr-sur-Loire, 1924 Académie française, 1896 La raison est ce qui effraie le plus chez un fou. Monsieur Bergeret à Paris Calmann-Lévy Anatole François Thibault, dit Anatole France Paris 1844-La Béchellerie, Saint-Cyr-sur-Loire, 1924 Académie française, 1896 La raison habite rarement les âmes communes et bien plus rarement encore les grands esprits. Le Petit Pierre Calmann-Lévy André Gide Paris 1869-Paris 1951 « Avoir raison »… Qui donc y tient encore : quelques sots. Journal Gallimard André Gide Paris 1869-Paris 1951 Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Journal Gallimard Sacha Guitry Saint-Pétersbourg 1885-Paris 1957 Redouter l'ironie, c'est craindre la raison. In l'Esprit de Guitry Gallimard Claude Adrien Helvétius Paris 1715-Paris 1771 Rien n'est plus dangereux que les passions dont la raison conduit l'emportement. Notes, maximes et pensées Édouard Herriot Troyes 1872-Saint-Genis-Laval, Rhône, 1957 Académie française, 1946 De tout temps, un homme d'État est celui qui réalise en lui la raison et l'impose au-dehors par une croyance. Dans la forêt normande Hachette Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 Grands hommes ! Voulez-vous avoir raison demain ? Mourez aujourd'hui. Littérature et philosophie mêlées Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 La raison, c'est l'intelligence en exercice ; l'imagination c'est l'intelligence en érection. Tas de pierres Éditions Milieu du monde Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 La raison du meilleur est toujours la plus forte. Tas de pierres Éditions Milieu du monde Eugène Ionesco Slatina 1912-Paris 1994 Ce n'est que pour les faibles d'esprit que l'Histoire a toujours raison. Notes et Contre-notes Gallimard Jean de La Fontaine Château-Thierry 1621-Paris 1695 La raison du plus fort est toujours la meilleure. Fables, le Loup et l'Agneau Jean de La Fontaine Château-Thierry 1621-Paris 1695 Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse. La raison décide en maîtresse. Fables, Un Animal dans la Lune François, duc de La Rochefoucauld Paris 1613-Paris 1680 Les gens heureux ne se corrigent guère : ils croient toujours avoir raison quand la fortune soutient leur mauvaise conduite. Maximes François, duc de La Rochefoucauld Paris 1613-Paris 1680 La jeunesse est une ivresse continuelle : c'est la fièvre de la santé ; c'est la folie de la raison. Maximes Isidore Ducasse dit le comte de Lautréamont Montevideo 1846-Paris 1870 Nul raisonneur ne croit contre sa raison. Poésies, II Gustave Le Bon Nogent-le-Rotrou 1841-Paris 1931 Beaucoup d'hommes sont doués de raison, très peu de bon sens. Hier et demain Flammarion Gustave Le Bon Nogent-le-Rotrou 1841-Paris 1931 Ce n'est pas avec la raison, et c'est le plus souvent contre elle, que s'édifient les croyances capables d'ébranler le monde. Hier et demain Flammarion Ponce Denis Écouchard Lebrun Paris 1729-Paris 1807 Académie française, 1803 C'est avoir déjà tort que d'avoir trop raison. À M. de Brancas Pierre Lecomte du Noüy Paris 1883-New York 1947 Dans la vie courante, dans ses relations avec ses pareils, l'homme doit se servir de sa raison, mais il commettra moins d'erreurs s'il écoute son cœur. L'Homme et sa destinée La Colombe Jules Lemaitre Vennecy, Loiret, 1853-Tavers, Loiret, 1914 Académie française, 1895 Notre poésie a toujours trop ressemblé à de la belle prose. Ceux mêmes qui y ont mis le moins de raison en ont encore trop mis. Les Contemporains S.I.L. Claude Lévi-Strauss Bruxelles 1908 La langue est une raison humaine qui a ses raisons, et que l'homme ne connaît pas. La Pensée sauvage Plon Charles Joseph, prince de Ligne Bruxelles 1735-Vienne 1814 Malheur aux gens qui n'ont jamais tort ; ils n'ont jamais raison. Mes écarts Robert Mallet 1915 Combien d'esprits pessimistes finissent par désirer ce qu'ils craignent, pour avoir raison. Apostilles Gallimard Robert Mallet 1915 J'ai toutes les raisons de t'aimer. Il me manque la déraison. Apostilles Gallimard Robert Mallet 1915 S'il faut savoir avoir raison sans choquer, il faut aussi savoir se tromper sans commettre d'erreur. Apostilles Gallimard André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 Le difficile n'est pas d'être avec ses amis quand ils ont raison, mais quand ils ont tort. L'Espoir Gallimard Louis Carette, dit Félicien Marceau Cortemberg, Belgique, 1913 Académie française, 1975 Quiconque se met à vivre avec des raisons, c'est qu'il est mûr pour la péripétie. Chair et cuir Gallimard Charles Maurras Martigues 1868-Saint-Symphorien 1952 Académie française, 1938 Il n'y a point de majesté qui tienne devant les certitudes de la raison comme devant les règles du goût. De Démos à César Le Capitole Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 Raisonner est l'emploi de toute ma maison, Et le raisonnement en bannit la raison. Les Femmes savantes, II, 7, Chrysale Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour. Le Misanthrope, I, 1, Alceste Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété. Le Misanthrope, I, 1, Philinte Gustave Nadaud Roubaix 1820-Paris 1893 Deux gendarmes, un beau dimanche, Chevauchaient le long d'un sentier ; L'un portait la sardine blanche, L'autre, le jaune baudrier. Le premier dit d'un ton sonore : « Le temps est beau pour la saison. — Brigadier, répondit Pandore, Brigadier, vous avez raison. » Chansons, Pandore ou les Deux Gendarmes Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. Pensées, 277 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Pensées, 267 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison. Pensées, 253 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 On se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les raisons qu'on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres. Pensées, 10 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Plaisante raison qu'un vent manie, et à tout sens ! Pensées, 82 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme. Pensées, 269 Commentaire Chaque citation des Pensées porte en référence un numéro. Celui-ci est le numéro que porte dans l'édition Brunschvicg — laquelle demeure aujourd'hui la plus généralement répandue — le fragment d'où la citation est tirée. Charles Péguy Orléans 1873-Villeroy, Seine-et-Marne, 1914 Aimer, c'est donner raison à l'être aimé qui a tort. Note conjointe sur M. Descartes Gallimard Raymond Queneau Le Havre 1903-Paris 1976 Comment ne pas avoir peur devant cette absence de raison dénuée de toute folie ? Les Temps mêlés Gallimard Jean Racine La Ferté-Milon 1639-Paris 1699 Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison. N'en doutez point, il l'aime. Instruits par tant de charmes, Ses yeux sont déjà faits à l'usage des larmes. Britannicus, II, 2, Narcisse Raymond Radiguet Saint-Maur-des-Fossés 1903-Paris 1923 Si le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, c'est que celle-ci est moins raisonnable que notre cœur. Le Diable au corps Grasset Ernest Renan Tréguier 1823-Paris 1892 Le but du monde est de produire la raison. Dialogues et fragments philosophiques Lévy Ernest Renan Tréguier 1823-Paris 1892 C'est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais nous serions tous brûlés vifs. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, II, Prière sur l'Acropole Lévy Antoine Rivaroli, dit le Comte de Rivarol Bagnols-sur-Cèze 1753-Berlin 1801 La raison se compose de vérités qu'il faut dire et de vérités qu'il faut taire. Fragments et pensées politiques Jean Rostand Paris 1894-Ville-d'Avray 1977 Académie française, 1959 Le cœur ne mène pas si vite à l'absurde que la raison à l'odieux. Julien ou Une conscience Fasquelle Jean-Jacques Rousseau Genève 1712-Ermenonville, 1778 Si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit. Julie ou la Nouvelle Héloïse Paul-Jean Toulet Pau 1867-Guéthary 1920 Quand on a raison, il faut raisonner comme un homme ; et comme une femme, quand on a tort. Les Trois Impostures Émile-Paul Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues Aix-en-Provence 1715-Paris 1747 La raison nous trompe plus souvent que la nature. Réflexions et Maximes Boris Vian Ville-d'Avray 1920-Paris 1959 Les prophètes ont toujours tort d'avoir raison. L'Herbe rouge Toutain Sénèque, en latin Lucius Annaeus Seneca, dit Sénèque le Philosophe Cordoue vers 4 avant J.-C.-65 après J.-C. La raison veut décider ce qui est juste ; la colère veut qu'on trouve juste ce qu'elle a décidé. Ratio id judicare vult quod aequum est : ira id aequum videri vult quod judicavit. De la colère, I, 18 Térence, en latin Publius Terentius Afer Carthage vers 185-159 avant J.-C. Tu ne peux pas gouverner par raison une chose qui n'a en soi ni raison ni mesure. Quae res in se neque consilium neque modum Habet ullum, eam consilio regere non potes. L'Eunuque, I, 1 cette « chose » est la femme Edmund Burke Dublin vers 1729-Beaconsfield 1797 Ce que je peux faire, ce n'est pas ce que me dit un homme de loi ; mais ce que l'humanité, la raison et la justice me disent que je devrais faire. It is not what a lawyer tells me I may do ; but what humanity, reason, and justice tell me I ought to do. Resolutions for Conciliation with America, 1775 William Cowper Great Berkhampstead, Hertfordshire, 1731-East Dereham, Norfolk, 1800 De temps à autre, un sot, par hasard, doit avoir raison. A fool must now and then be right by chance. Conversation, 96 Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski Moscou 1821-Saint-Pétersbourg 1881 Ce n'est pas en enfermant ton prochain dans une maison de santé que tu prouveras ta raison. Bobok Henrik Ibsen Skien 1828-Christiania 1906 La minorité a toujours raison. Un ennemi du peuple Miguel de Unamuno y Jugo Bilbao 1864-Salamanque 1936 Il n'est pire intolérance que celle de la raison. La peor intolerancia es la de eso que llaman razón. Mi religión y otros ensayos breves ● raison (difficultés) nom féminin (latin ratio, -onis, compte) Accord On écrit au singulier non sans raison et pour raison de santé. → santé. Emploi À raison de / en raison de. Ne pas employer ces deux locutions l'une pour l'autre. 1. À raison de = en proportion de, en fonction de, selon telle quantité. Être remboursé à raison de ses frais. La colonne de secours progresse à raison de vingt kilomètres par jour. 2. En raison de = à cause de, en considération de. En raison d'un mouvement de grève du personnel, le trafic ferroviaire sera perturbé. En raison directe de, en raison inverse de = de façon directement proportionnelle à, inversement proportionnelle à. Les corps s'attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré des distances. Registre Comme de raison (= comme il est normal, comme il est juste) est aujourd'hui admis dans tous les registres. ● raison (expressions) nom féminin (latin ratio, -onis, compte) À plus forte raison, introduit ou souligne un motif que l'on juge encore plus décisif. À raison de, sur la base de tant, selon ce compte : Un terrain vendu à raison de cinq euros le mètre ; du fait de, en considération de, pour : Vouloir être jugé à raison de ses capacités. Avec (juste) raison, de façon fondée, à juste titre. Avoir raison, être dans le vrai, ne pas commettre d'erreur ; être fondé à agir, à parler d'une certaine façon : Tu as raison de te plaindre. Avoir raison de, vaincre la résistance de quelqu'un, venir à bout de quelque chose. Ce n'est pas une raison, ce n'est pas un motif suffisant. Littéraire. Demander raison (de quelque chose) à quelqu'un, lui demander réparation d'une offense par les armes. Donner raison à quelqu'un, dire qu'il est dans le vrai, approuver son point de vue, son attitude : Il donne toujours raison à son fils ; être conforme, correspondre à ce que quelqu'un avait dit, prédit : Les événements lui ont donné raison. En raison de, à cause de, eu égard à quelque chose : En raison des circonstances ; en proportion de : Une production qui croît en raison des besoins. En raison directe, inverse de, de façon proportionnelle, inversement proportionnelle à. Entendre raison, se rendre à la raison, finir par comprendre et admettre ce qui est raisonnable ou judicieux. Il n'y a pas de raison, rien n'exige ou ne justifie ceci (refus poli). Livre de raison, livre de comptes que tient le père ou la mère de famille, dans lequel sont notés les dépenses du ménage, les événements familiaux auxquels elles sont liées, etc. Mariage de raison, fondé sur des considérations matérielles, par opposition au mariage d'amour. Mettre quelqu'un à la raison, le réduire par force ou par persuasion. Plus que de raison, au-delà de ce qui est raisonnable, de façon excessive. Pour (par) la raison que, parce que. Raison d'être, de vivre, ce qui justifie l'existence de quelqu'un à ses propres yeux : Cet enfant était sa seule raison de vivre. Raison d'être de quelque chose, ce qui en constitue la justification ou l'explication. Raison de plus, c'est un motif, un argument supplémentaire pour continuer dans la même voie. Se faire une raison, se résigner à une situation qu'on n'admet qu'à contrecœur. Se rendre aux raisons de quelqu'un, admettre son point de vue, se laisser persuader. Raison sociale, dénomination de certaines sociétés comportant exclusivement le nom de tout ou partie des associés suivi de « etCie » et qui figure dans ses statuts. Culte de la Raison, culte organisé par les hébertistes dans une intention de déchristianisation (1793-1794). [Sa manifestation la plus spectaculaire fut la célébration, le 10 novembre 1793, à Notre-Dame de Paris, d'une fête en l'honneur de la Raison.] Raison d'une suite arithmétique (Un), réel r tel que, pour tout n, Un+1 − Un = r. Raison d'une suite géométrique, réel r tel que, pour tout n, Un+1 = r Un. ● raison (synonymes) nom féminin (latin ratio, -onis, compte) Faculté propre à l'homme, par laquelle il peut connaître, juger...
Synonymes :
Contraires :
- instinct
Ensemble des principes, des manières de penser permettant de bien...
Synonymes :
- bon sens
- jugement
- jugeote (familier)
- sagesse
Contraires :
- déraison
Ensemble des facultés intellectuelles, considérées dans leur état ou leur...
Synonymes :
- sens
- tête
Contraires :
- démence
Ce qui explique, justifie un fait, un acte
Synonymes :
- cause
- origine
- pourquoi (familier)
Ce n'est pas une raison
Synonymes :
- excuse
- mobile
- motif
- prétexte
raison
n. f.
rI./r
d1./d Faculté propre à l'homme de connaître et de juger. Cultiver sa raison.
|| Ensemble des facultés intellectuelles. Perdre la raison. Syn. esprit, intelligence.
d2./d Faculté de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, et de régler ainsi sa conduite. "La parfaite raison fuit toute extrémité" (Molière). âge de raison.
|| Ce qui est sage, raisonnable. Se rendre à la raison. Entendre, parler raison.
— Plus que de raison: plus qu'il n'est raisonnable.
— Se faire une raison: accepter, se résigner.
|| Ce qui est le fait d'un raisonnement (par oppos. à sentiment, à instinct, etc.). Mariage de raison.
|| Ce qui est juste et vrai (par oppos. à tort). Avoir raison. à tort ou à raison.
|| Avoir raison de qqn, triompher, avoir l'avantage sur lui.
rII./r
d1./d Sujet, cause, motif. "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point" (Pascal).
|| Raison de plus, à plus forte raison: par un motif d'autant plus fort.
|| La raison d'état: l'ensemble des considérations qui font primer l'intérêt supérieur de l'état sur l'équité à l'égard des individus.
d2./d Argument. Il s'est enfin rendu à nos raisons.
d3./d MATH Rapport de deux quantités. Raison directe: rapport de deux quantités dont l'une varie proportionnellement à l'autre. Raison inverse: rapport de deux quantités dont l'une varie de manière inversement proportionnelle à l'autre.
|| Raison d'une progression arithmétique (ou géométrique): nombre constant auquel on ajoute (ou par lequel on multiplie) un terme de la progression pour obtenir le terme suivant.
d4./d Loc. Prép. à raison de: à proportion de.
|| En raison de: à cause de, en considération de.
rIII/r DR et cour. Raison sociale: désignation d'une société, formée par la liste des noms de tous les associés ou par le nom d'un ou de plusieurs d'entre eux suivi de et compagnie.
⇒RAISON, subst. fém.
I. — Sens subjectif, toujours au sing., le plus souvent avec art. déf.
A. — Principe pensant; mode de pensée.
1. [P. oppos. à l'instinct de l'animal] Faculté qu'a l'esprit humain d'organiser ses relations avec le réel; son activité considérée en général tant dans le domaine pratique que dans le domaine conceptuel. Synon. pensée, intelligence, esprit, connaissance. Si l'on prétend que l'homme a une ame et que les autres animaux n'en ont point, quelle différence caractéristique trouve-t-on entre la raison humaine et la raison des bêtes? En existe-t-il quelqu'autre que celle du plus au moins? (SENANCOUR, Rêveries, 1799, p. 249). S'il était dépourvu de toute faculté de raison, Macaron [un chat] semblait doué de réactions et de sentiments humains: la tendresse, l'amour, l'indifférence, la jalousie, la tristesse (Alma, avr. 1987, n ° 6, p. 109, col. 1). V. asymptote ex. 2, intelligence I A 1 a ex. de Flaubert:
• 1. Si les sociétés humaines se distinguent des sociétés animales, c'est à cause justement de l'existence préalable chez les hommes de la faculté d'abstraire et de généraliser et par-delà de l'attention volontaire. Si la raison est fille de la cité, c'est donc parce que d'abord la cité a été fille de la raison.
Traité sociol., 1967, p. 67.
2. Ensemble des facultés intellectuelles considérées du point de vue de leur état et de leur usage (capacité, force, intensité) par rapport à la normale. Synon. esprit. Sentir sa raison chanceler, vaciller, chavirer, sombrer; douter de sa raison; la raison s'altère, s'affaiblit, diminue, s'obscurcit, s'égare; une lueur, une étincelle de raison. J'ai fait un déjeûner délicieux avec ce galant homme! J'en suis encore tout égrillard, je sens encore ma raison endommagée par le vin d'Espagne (BOREL, Champavert, 1833, p. 169). Une minute, ils se dévorèrent des yeux. Le Roux n'osait descendre sa main vers sa poche. Il vit lentement la raison revenir aux yeux de Zidore. Il comprit qu'on ne se battrait pas (VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p. 174):
• 2. Elle affligea mon enfance par des accès de mélancolie et des crises de larmes. Sa tendresse pour moi allait jusqu'à troubler sa raison, si lucide et si ferme en toutes choses.
A. FRANCE, Pt Pierre, 1918, p. 10.
— Loc. verb.
♦ Avoir, garder, conserver (toute) sa raison. Jouir de (toutes) ses facultés intellectuelles. Synon. avoir (toute) sa tête, sa lucidité. Il a toute sa raison. Il m'a fait approcher, et m'a prié d'une voix faible de prendre les arrangemens nécessaires pour qu'il pût être enterré sur une colline voisine, d'où la vue porte sur la Lombardie (KRÜDENER, Valérie, 1803, p. 268). Eux les pas fous, qui avaient toute leur raison, qu'ils disaient (CÉLINE, Voyage, 1932, p. 77).
♦ Perdre la raison. Perdre l'usage de ses facultés intellectuelles ou devenir fou. Marguerite: (...) Vous êtes jaloux, mon beau gentilhomme. La Môle: Oh! à en perdre la raison (DUMAS père, Reine Margot, 1847, III, 7e tabl., 8, p. 101). Mon petit garçon a perdu la raison à l'âge où l'on n'en a pas encore (A. FRANCE, Livre ami, 1885, p. 68). En 1788, Georges III perdit la raison (LEFEBVRE, Révol. fr., 1963, p. 221). P. exagér. Suivre un parti déraisonnable, hors du bon sens. Quoi! Vous avez fait ce mauvais marché? il faut que vous ayez perdu la raison (Ac. 1798-1878).
♦ Recouvrer la/sa raison. Retrouver sa lucidité. Roulant au hasard, je me rappelle les signaux que j'avais semés pour retrouver la route de ce dédale incliné. Je les cherchais vainement. Le désespoir me saisit (...). Mais j'aperçois l'une de ces marques qui me conduit à une autre. Il n'en fallut pas davantage pour relever mes esprits abattus. Dès-lors je recouvre ma raison et mes forces (DUSAULX, Voy. Barège, t. 1, 1796, p. 141).
3. a) [P. oppos. au cœur en tant que siège de l'affectivité, source du sentiment, de la passion et p. oppos. à la volonté en tant que source du caprice] Faculté de bien juger, de discerner le vrai du faux, le bien du mal; ensemble des qualités de celui ou de celle qui sait se rendre maître de ses impulsions, de son imagination, notamment dans son comportement, dans ses actes. Synon. sagesse, bon sens, discernement, jugement, mesure. Que sont l'éloquence et la raison à l'imbécillité suffisante, et au parti pris de l'orgueil? (CHATEAUBR., Mém., t. 1, 1848, p. 626). J'essayai alors de lui expliquer [à ma femme] qu'il n'y a rien de plus sérieux au monde que la poésie (...). Je me butais perpétuellement à ce qu'elle appelait le bon sens, la raison, cette excuse éternelle des cœurs secs et des esprits étroits (A. DAUDET, Femmes d'artistes, 1874, p. 105). V. avertir ex. 9, entendre ex. 16, fierté ex. 3, inébranlable ex. 2, mépriser A ex. de Stendhal, raisonneur A 1 ex. de Sainte-Beuve:
• 3. C'est cette proportion de froide raison et de passion, de fougue et de logique, d'ivresse joyeuse et de travail douloureux dont tous les maîtres nous donnent l'exemple, qui constitue la force du génie.
Arts et litt., 1935, p. 84-7.
SYNT. a) Écouter, suivre la/sa raison; être guidé, éclairé par la raison; se fier, obéir à la/sa raison; abdiquer sa raison; manquer de raison; invoquer, faire valoir la raison; avoir recours, faire appel à la raison (pour convaincre qqn); s'adresser à la raison de qqn. b) Qqc. choque, offense, insulte, outrage la raison; la raison commande, désapprouve, réprouve qqc., s'oppose à qqc. c) Jugement, langage, voix, yeux de la raison; (faire qqc.) au nom de la raison; (dépasser les, sortir des) limites de la raison; la droite, ferme, sage, saine, solide raison. d) Conforme, contraire à la raison.
— [Avec la fonction de déterm.] Mariage de raison. Mariage dans lequel l'intérêt, les considérations matérielles, les convenances sociales priment le sentiment. Ce que le monde appelle un mariage de raison, c'est-à-dire un mariage où le cœur n'est pas plus consulté que les yeux (...) je l'appelle un mariage d'aliéné (AUGIER, Post-scriptum, 1869, p. 124). Il se marie, c'est vrai, mais je crois que ça, c'est plutôt un mariage de raison! et que celle qu'il a, comme on dit, dans la peau, c'est la petite qui était avec vous (FEYDEAU, Dame Maxim's, 1914, I, 21, p. 24). P. métaph. Les centristes expliquent en privé que Barre leur « pompe l'air ». « Broutilles, affirme un proche de Barre, ils ont beau s'envoyer des piques en permanence, ils sont d'accord sur le fond et ont besoin les uns des autres. C'est un mariage de raison par énervement mutuel. » (Le Nouvel Observateur, 3-9 nov. 1988, p. 55, col. 3).
— Loc. diverses
♦ Contre toute raison. D'une manière complètement déraisonnable, contraire à la logique, au bon sens. Une preuve d'aveuglement des gens qui, contre tout bon sens et contre toute raison, préfèrent tout à l'aveu de l'iniquité commise (Affaire Dreyfus, 1899, p. 242). Quand un homme est en prison, au secret, incapable de se défendre, abandonné de tous parce que toute tentative pour le sauver serait vaine, il n'y a qu'une femme amoureuse qui puisse, contre toute raison, tenter quand même quelque chose... et réussir (VAILLAND, Drôle de jeu, 1945, p. 25).
♦ (Il faut, qqn sait, veut) raison garder. Rester dans les limites du bon sens, de la mesure, de la sagesse. [Philippe le Bel] jugea bientôt que cette affaire de Sicile était épuisante et sans issue et il s'efforça de la liquider avec avantage et avec honneur. Il appliquait déjà sa maxime: « Nous qui voulons toujours raison garder » (BAINVILLE, Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 76). Ce premier film d'une série d'« Histoires vraies », proposée par Pascale Breugnot, laisse bien augurer de la suite. Si toutefois les auteurs et réalisateurs savent, comme ce soir, raison garder en traitant la réalité avec réserve et surtout sans se croire obligés d'y mêler leurs propres commentaires (Le Figaro, 23 avr. 1987, p. 36, col. 5).
♦ Entendre raison. Se laisser convaincre de prendre un parti raisonnable. Puisque tu ne veux entendre raison, je saurai bien te soustraire à cette influence (LACRETELLE, Silbermann, 1922, p. 145). V. entendre I B 2 a ex. de Lacretelle. [Le plus souvent dans une tournure factitive] Faire entendre raison à qqn. Ils n'en pouvaient plus. Ils s'étaient emballés, disputés. L'un voulait retourner à Clermont pour sauver son Évelyne, l'autre ne parvenait pas à lui faire entendre raison. Ils avaient failli rompre, se quitter. Ils en étaient venus aux mains, aux coups (J. LANZMANN, Le Jacquiot, 1986, p. 185).
♦ Se rendre à la raison. Même sens. Voilà brièvement ce que j'avais à dire, Et si tu ne veux pas te rendre à la raison, Moi, je saurai du moins gouverner ma maison (MORÉAS, Iphigénie, 1900, I, 4, p. 34).
♦ Revenir à la raison. Revenir à une attitude raisonnable. Ce soir, le terrible facteur a jeté dans notre boîte une longue lettre d'un crétin grec, d'un idiot d'Athènes qui veut bien me faire des réprimandes historiques [à propos d'un article sur le sultan Abdul-Hamid] et me donner le conseil de revenir à la raison en lâchant une religion d'imposture (BLOY, Journal, 1903, p. 205).
♦ Parler raison (à qqn). Tenir des propos raisonnables; essayer de convaincre quelqu'un de prendre un parti raisonnable. Quand cette fille-là riait, il n'y avait pas moyen de parler raison. Tout le monde riait avec elle (MÉRIMÉE, Carmen, 1845, p. 60). [Le fermier:] C'en est encore deux des Combettes, qui ont une discussion à propos d'une borne (...) de père en fils, les Lenfant et les Yvonnot sont toujours à se chamailler (...). J'ai eu beau leur parler raison, vous les avez entendus, ils se mangent (ZOLA, Travail, t. 1, 1901, p. 118). P. ext. [Sans compl.] Devenir accommodant; revenir à une attitude raisonnable. Voilà parler raison. C'est parler raison cela (Ac.).
♦ Mettre qqn à la raison. Faire revenir quelqu'un à une attitude raisonnable, conforme au bon sens. Du ton qu'il eût pris pour mettre à la raison un enfant têtu: — Qu'avez-vous tous, toi et les autres? fit-il (BERNANOS, Joie, 1929, p. 650). P. anal. Réduire quelqu'un par la force. Cette laide populace a été mise à la raison (BOREL, Champavert, 1833, p. 70).
♦ Ramener, rappeler qqn à la raison. Faire revenir quelqu'un à une vision raisonnable, normale des choses. Il fallait que des gens (...) vinssent le rappeler à la raison, au présent, aux présences (JACOB, Cornet dés, 1923, p. 112). L'article d'information [dans la presse] reflète presque toujours le milieu où l'on a convié son auteur. Les erreurs sont imputables d'abord au théâtre. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne doive pas ramener parfois à la raison l'amateur de scandale ou le diffamateur (VILAR, Tradition théâtr., 1963, p. 116).
— En partic. [La raison en tant que faculté des grandes personnes et qui ne vient aux enfants que plus tard, progressivement] Croître en force et en raison; âge de raison. Quelle jouissance que celle d'avoir des enfans, qui resserrent encore ces nœuds [entre un homme et une femme dans le mariage], que celle de les voir croître, et de guider leurs premiers pas, de développer leur raison! (CRÈVECŒUR, Voyage, t. 2, 1801, p. 370). Sa petite, âgée de deux ans, une enfant (...) qui avait déjà de la raison comme une femme. On pouvait la laisser seule (ZOLA, Assommoir, 1877, p. 509).
b) P. méton. Caractère de ce qui est conforme à la logique, au bon sens; signification raisonnable de quelque chose. Synon. sens. Cette critique, pleine de raison, de sel et d'esprit (JOUY, Hermite, t. 4, 1813, p. 38). Toutes les paroles de Jeanne [d'Arc] qui nous ont été transmises respirent la plus ardente pitié, mais sont empreintes aussi d'un bon sens exquis, d'une raison parfaite (COPPÉE, Bonne souffr., 1898, p. 147). Il n'y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites (DUHAMEL, Suzanne, 1941, p. 76):
• 4. Comment s'étonner si le public reste indifférent et froid devant des œuvres vides d'idées, trop souvent dépourvues de raison, et que l'on ne saurait estimer qu'au prix qu'elles ont coûté? « C'est fort cher, donc ce doit être beau. »
VIOLLET-LE-DUC, Archit., 1863, p. 450.
— Loc. Sans rime ni raison.
4. Le plus souvent en log. et dans le lang. des sc. [P. oppos. à l'intuition, à la connaissance intuitive] Intelligence en tant que source de l'activité conceptuelle et visant à la connaissance discursive; faculté qui ordonne discursivement les faits et les notions, qui démontre, qui calcule. En employant le mot raison (...), nous entendrons désigner principalement la faculté de saisir la raison des choses, ou l'ordre suivant lequel les faits, les lois, les rapports, objets de notre connaissance, s'enchaînent et procèdent les uns des autres (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 21). Le savoir scientifique vaut pour tous, parce qu'il est en nous l'œuvre de ce qu'il y a de plus impersonnel, de ce qui est commun à tous: la raison (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 97). V. intelligence I A 1 b ex. de FOULQ.-ST-JEAN 1962, I A 1 d ex. de P. Guillaume, et ex. 16, 17:
• 5. Comment attribuerez-vous telle partie des connaissances humaines à la mémoire, à l'imagination, à la raison, si lorsque vous demandez par exemple à un enfant de démontrer sur une planche une proposition de géométrie, il ne peut y parvenir sans employer à la fois sa mémoire, son imagination et sa raison?
CONDORCET, Organ. instr. publ., 1792, p. 466.
— [En relation de type synon.] Raison raisonnante, démonstrative, spéculative. La raison discursive (l'intelligence des rapports) (S. WEIL, Pesanteur, 1943, p. 61).
— [Avec la fonction de déterm.] Être de raison. V. être2 II A.
— [P. allus. littér. à MOLIÈRE, Les Femmes savantes, II, 7: Et le raisonnement en bannit la raison] V. raisonnement I A 1.
— P. anal., notamment dans le domaine de la création artist. [P. oppos. à la sensibilité] Synon. de réflexion, logique, intelligence. La raison n'est, dans aucun art, l'ennemie de l'inspiration; elle en est, au contraire, le régulateur nécessaire et l'alliée la plus sûre (VIOLLET-LE-DUC, Archit., 1872, p. 109). Le mariage équilibré des sens et de la raison, cher aux méditerranéens (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 136).
5. PHILOS. Faculté des principes.
a) [S'oppose à l'expérience] Pouvoir de former les principes; p. méton., ensemble de ces principes, indépendants de l'expérience et que l'on peut connaître par le raisonnement, par la réflexion. Il n'en est pas d'un principe de jurisprudence, d'un axiome de la raison, comme d'un fait accidentel et contingent (PROUDHON, Propriété, 1840, p. 201). Dans les thèses classiques [comme celles de Descartes et de Kant], se perpétuait une sorte d'équilibre instable entre l'homme comme liberté et l'homme comme raison, entre l'homme comme pur principe d'initiative et l'homme comme compréhension d'un ordre aperçu et accepté (F. ALQUIÉ, Solitude de la Raison, 1966 [1946], p. 11). V. absolu ex. 69, 76, 81:
• 6. Les Grecs ont parlé du dialogue comme du lieu où se pratique la Raison. Dans cet esprit, la logique du dialogue devrait déterminer l'épistémologie, la Raison qui se dévoile à elle-même, la première philosophie, toute la philosophie. Fidèle à cette tradition très occidentale, lorsque Hegel croyait trouver la Raison dans l'Histoire, il s'empressait de la décrire en termes dialogiques: l'Esprit du Monde se concrétise dans les institutions par une alternance de thèses, d'antithèses et de synthèses.
G. DISPAUX, La Log. et le Quotidien, 1984, p. 8.
— En partic.
♦ [Chez Kant]
Raison ou raison pure ou raison spéculative ou raison théorique. Tout ce qui dans la pensée est a priori, indépendant de l'expérience (s'oppose à expérience); en partic., faculté qui ramène à l'unité les règles de l'entendement sous des principes, qui recherche l'inconditionné, qui prétend à la synthèse totale (s'oppose à expérience et à entendement). Les idées de la raison; les paralogismes de la raison pure. La faculté en nous, à laquelle se rapportent les principes marqués des caractères d'universalité et de nécessité, les principes purs a priori, est la raison, la raison pure (COUSIN, Philos. Kant, 1857, p. 43). Un « fait de la raison » est un véritable monstre dans une philosophie comme la sienne [celle de Kant], où tout ce qui est « fait » appartient au monde des phénomènes, et tout ce qui est « raison » au monde intelligible (LÉVY-BRUHL, Mor. et sc. mœurs, 1903, p. 58). Pour la raison spéculative, Dieu n'est pas un être ou un objet, mais d'abord un idéal, en ce sens qu'il représente l'unité suprême et stimule ainsi la tendance synthétique de l'esprit, puis une idée (Théol. cath. t. 4, 1 1920, p. 1262).
Raison pure pratique ou raison pratique. Raison pure dans son usage pratique, c'est-à-dire en tant qu'elle détermine la volonté. Les postulats de la raison pratique. C'est par la loi que se révèle à nous la raison pure pratique, et cette loi a pour caractère d'exclure des maximes de la volonté toute règle qui repose soit sur l'expérience, soit sur une volonté extérieure, de ne laisser subsister pour elles d'autre règle que la forme objective d'une loi en général (V. DELBOS, La Philos. prat. de Kant, 1926, p. 430). Établissant entre la raison théorique et la raison pratique une différence de niveau au profit de la seconde, il [Kant] privilégiait en un sens le fidéisme aux dépens du rationalisme (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 96).
♦ [Chez Lalande] Raison constituante. Intelligence créatrice, intuitive, immuable, commune à tous. Raison constituée. Ensemble de règles, de principes, variables selon les personnes et selon les époques, sur lesquels se fondent nos raisonnements. Il faut distinguer dans la raison (...) la raison constituée et la raison constituante. — La première, certainement variable (...), est la raison telle qu'elle existe à un moment donné (LALANDE, Raison et normes, 1948, p. 16). La raison constituée définit le piège où perpétuellement la raison constituante risque de se prendre au mot de sa propre sagesse (G. GUSDORF, Traité de Métaphys., 1956, p. 455).
— P. anal. Ensemble des principes directeurs qui régissent une activité intellectuelle, notamment scientifique. Confronter, étape par étape, les exigences si rigoureuses de la raison historique avec la pratique, combien hésitante, incertaine ou aventurée, qui a été et demeure encore trop souvent celle des historiens (MARROU, Connaiss. hist., 1954, p. 235).
b) [Le plus souvent avec adj.] Faculté de concevoir l'infini, l'absolu; p. méton., l'infini lui-même, la norme absolue (généralement identifiés à Dieu ou personnifiés par Dieu). Synon. absolu, logos, Verbe. Raison divine, première, suprême, éternelle, infinie. La souveraine raison, l'omni-science, et la suprême vérité, ne sont qu'une seule et même manière d'être (BONALD, Législ. primit., t. 1, 1802, p. 269). Les stoïciens interprètent l'ordre social comme un aspect de la raison universelle qui régit le monde (Hist. sc., 1957, p. 1557). V. intelligence I A 1 d ex. de Cournot, logos A 1 ex. de Maine de Biran:
• 7. Les choses créées sont la splendeur de l'idée immuable que le Père engendre et qu'il aime sans fin: idée, raison, Verbe sacré, lumière qui (...) rayonne de créatures en créatures, de causes en effets, jusqu'à ne plus produire que des phénomènes contingens et passagers...
OZANAM, Philos. Dante, 1838, p. 197.
♦ (Théorie de la) raison impersonnelle.
6. PHILOS., HIST. DES IDÉES. Raison (naturelle) (s'oppose à la foi en tant que source de la connaissance révélée). Principe universel, source de toute connaissance véritable, juste. Vouloir déprimer l'orgueil de la raison pour relever le bienfait de la révélation (BONALD, Législ. primit., t. 1, 1802, p. 50). Le concile a défini que l'homme en général, c'est-à-dire l'homme qu'étudie la philosophie, est constitué de telle sorte que par sa raison naturelle il peut connaître Dieu avec certitude (Théol. cath. t. 4, 1 1920, p. 864):
• 8. C'est fatalement que l'humanité cultivée a brisé le joug des anciennes croyances; elle a été amenée à les trouver inacceptables; est-ce sa faute? Peut-on croire ce que l'on veut? Il n'y a rien de plus fatal que la raison.
RENAN, Avenir sc., 1890, p. 333.
— [Au XVIIIe s., éventuellement avec une majuscule, la raison considérée comme idéal de progrès intellectuel, moral, scientifique visant le bonheur de l'humanité] Le triomphe, le règne de la raison; le flambeau, les lumières de la raison; le siècle de la raison. Le vaisseau de la raison doit avoir son gouvernail: c'est la saine politique (DANTON, 1793 ds Doc. hist. contemp., p. 66). D'autres valeurs de guerre permirent à la Raison de remplacer l'absolu par l'exaltation: le peuple, la nation, qui, dans le combat au moins, sont aussi des communions (MALRAUX, Voix sil., 1951, p. 480). Malgré tant de schémas qui glorifient en cette époque [la première moitié du XVIIIe s.] « l'âge de la raison » et le triomphe d'un discours qui théorise le vaste champ du savoir, un certain enchantement naît d'une sensibilité toute neuve qui, déjà, s'exacerbe en développant une métaphysique du sentiment et des ombres (L. JERPHAGNON, Hist. des gdes philos., 1980, p. 203).
♦ [La Raison divinisée sous la Convention en 1793] Déesse de la Raison. Lorsque la République aura institué le culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion si sage (A. FRANCE, Dieux ont soif, 1912, p. 79). Une « fête de la Liberté » était prévue le 20 brumaire (10 novembre): afin de célébrer la victoire de la philosophie sur le fanatisme, la Commune s'empare de Notre-Dame; une montagne s'édifie dans le chœur; une actrice personnifie la Liberté; la Convention, mise au courant, se rend à la cathédrale, baptisée « temple de la Raison », et assiste à une nouvelle célébration de la fête civique (LEFEBVRE, Révol. fr., 1963, p. 377).
— [Notamment dans des ouvrages didact. de sc. hum., gén. suivi d'un adj., la raison en tant que norme de pensée collective] Ensemble des idées morales et politiques, des faits relatifs aux sciences et aux arts, propre à une époque, à un pays, à une civilisation. Synon. culture, civilisation. Raison moderne. Avant de détourner nos regards de Kant, remarquons que c'est beaucoup d'avoir dit que l'homme n'est pas fait seulement pour apprendre, qu'il n'agit pas uniquement en vertu de ce qu'il sait, mais qu'il recèle en lui des pouvoirs qui lui communiquent des impulsions. Nous trouvons là un des jalons qui marquent les progrès de la philosophie jusqu'au point culminant où la phrénologie a permis d'établir cette science sur des bases solides et conformes à la raison contemporaine (BROUSSAIS, Phrénol., leçon 1, 1836, p. 23). Les formes de sensibilité que l'art d'Extrême-Orient exprime sont entrées si avant dans la raison occidentale, qu'elles déterminent aujourd'hui l'un des aspects les plus splendides de son symbolisme régénéré (FAURE, Hist. art, 1921, p. 228).
B. — [En constr. syntagm. ou dans des loc.] Ce qui s'accorde avec ce mode de pensée.
1. [P. oppos. à tort, exprime qu'une pensée ou qu'un acte est conforme à une norme de vérité]
♦ À raison. En étant dans le vrai; sans se tromper. Il faudra trois jours à un spécialiste pour parvenir à ouvrir ce coffre blindé, réputé — à raison — inviolable (Le Figaro, 6 mars 1987, p. 9, col. 2). À tort ou à raison.
♦ Avoir raison (de faire qqc.). Être fondé à penser ou à agir comme on le fait. Avoir bien, infiniment, joliment, parfaitement, mille fois raison (de faire qqc.). Ce que vous n'avez pas voulu pour vous, ce que vous avez eu raison de repousser (GAMBETTA, 1873 ds Fondateurs 3e Républ., p. 300). La doctrine la plus moderne a respecté cet illogisme apparent, et elle a eu raison (VEDEL, Dr. constit., 1949, p. 7). [Le plus souvent dans des propos rapportés au style dir.] Avoir raison (contre qqn). Être dans le vrai, voir juste (sur un point particulier). Vous aviez raison, monsieur, cette fille était un ange. Tenez, me dit-il, lisez cette lettre (DUMAS fils, Dame Cam., 1848, p. 33). [Sénèque] affirme que la postérité s'étonnera que son âge ait méconnu des vérités si palpables. Il avait raison contre le genre humain tout entier, ce qui équivaut à peu près à avoir tort (FLAMMARION, Astron. pop., 1880, p. 617). En partic., fam. Avoir le dernier mot dans une discussion. Il arrive que l'exercice du commandement absolu, l'habitude d'avoir toujours raison à tout prix, pervertisse certains esprits et les pousse à s'arroger l'omnipotence dans l'État (CLEMENCEAU, Vers réparation, 1899, p. 235):
• 9. — Vous êtes d'une incroyable imprudence, reprit le comte avec aigreur, vous l'exposez [un enfant malade] au froid de la rivière et l'asseyez sur un banc de pierre. — Mais, mon père, le banc brûle, s'écria Madeleine. — Ils étouffaient là-haut, dit la comtesse. — Les femmes veulent toujours avoir raison! dit-il en me regardant.
BALZAC, Lys, 1836, p. 67.
♦ Donner raison à qqn (contre qqn). Approuver son point de vue ou sa conduite. Elle confessait sa mobilité et la facilité de caractère qui la porte à donner toujours raison au dernier qui lui parle (DELACROIX, Journal, 1854, p. 149). Lui donner raison [à la bonne] contre sa femme, était (...) impossible (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, M. Parent, 1886, p. 589). En partic. [Le suj. désigne un fait, un phénomène] Correspondre aux options, aux prédictions d'une personne. Les désastreux progrès de l'érosion des sols sur les pentes parfois infimes des plaines américaines semblent avoir donné raison aux tenants des champs perpendiculaires à la pente (MEYNIER, Paysages agraires, 1958, p. 92).
2. [Exprime qu'une pensée ou qu'un acte est équitable, conforme à une norme, à une juste mesure]
♦ Comme de raison. Comme il est juste, normal, comme il convient (de procéder dans un cas précis). Léon [Daudet] donne le bras à son père, qui a besoin d'être soutenu; moi, comme de raison, j'offre mon bras à Mme Daudet (GONCOURT, Journal, 1894, p. 702). Il a dit tout à coup au boss qu'il allait partir pour venir passer les fêtes au lac Saint-Jean (...). Le boss ne voulait pas, comme de raison; quand les hommes se mettent à prendre des congés de dix et quinze jours en plein milieu de l'hiver, autant vaudrait casser le chantier de suite (HÉMON, M. Chapdelaine, 1916, p. 138).
♦ Plus que de raison. Plus qu'il est juste, normal, convenable ou sage. Ça c'est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plus que de raison (MAUPASS., Une Vie, 1883, p. 223). Une race militaire, plus sensible que de raison au prestige physique d'une haute taille (AMBRIÈRE, Gdes vac., 1946, p. 320).
♦ Vieilli. C'est (bien) raison que. C'est (bien) juste, normal, naturel que. C'est bien raison que chacun soit maître chez soi (Ac.).
— Dans le lang. jur.
♦ À telle fin que de raison. [Indique que ce qu'on fait peut être utile sans préciser à quoi] Synon. de à toutes fins utiles (v. fin1 B 1). L'imposture est visible; peu de personnes, je crois, y ont été trompées. Cependant je vous prie, à telle fin que de raison, de vouloir bien déclarer que cet écrit n'est pas de moi (COURIER, Pamphlets pol., À réd. Courrier français, 1823, p. 200).
♦ (Pour valoir, pour servir, pour être ordonné) ce que de raison. Pour valoir, pour servir, pour être ordonné ce qui sera conforme à la justice, à l'équité. (Dict. XIXe et XXe s.).
— Vieilli. Raison écrite. Droit romain considéré comme modèle du droit rationnel. Depuis que Rome ne commandait plus au monde par l'épée des légions, elle le régentait avec deux textes, le droit canonique et le droit romain. Elle recommandait ce droit non-seulement comme vérité, comme raison écrite, mais aussi comme autorité. Elle lui cherchait une légitimité dans l'ancienne domination de l'Empire, dans son histoire (MICHELET, Hist. romaine, t. 1, 1831, p. I).
II. — Sens objectif, souvent au plur., notamment sous infra II A 2 et 3.
A. — 1. Ce qui rend compte d'un fait, d'un phénomène. Synon. cause, explication, origine, fondement, (le) pourquoi, principe.
a) Notamment en philos., et dans le lang. des sc. Chercher, donner, fournir, trouver la raison exacte, la principale raison d'un phénomène, une raison satisfaisante à un événement; analyser, comprendre, expliciter, ignorer les raisons de quelque chose. Vous êtes-vous demandé la raison du charme qu'on trouve parfois à fouiller ces annales de la luxure [les estampes libertines], enfouies dans les bibliothèques ou perdues dans les cartons des marchands (...)? (BAUDEL., Salon, 1846, p. 132). Les recherches qui ont été faites sur l'Allemagne nazie et les raisons profondes de l'hitlérisme (Traité sociol., 1968, p. 412). V. supra I A 4 ex. de Cournot:
• 10. Nous ne pouvons nous contenter de formules simplement juxtaposées et qui ne s'accorderaient que par un hasard heureux; il faut que ces formules arrivent pour ainsi dire à se pénétrer mutuellement. L'esprit ne sera satisfait que quand il croira apercevoir la raison de cet accord, au point d'avoir l'illusion qu'il aurait pu le prévoir.
H. POINCARÉ, Mécan. nouv., Mém., 1905, p. 21.
♦ Raison d'être (de qqc.). V. être1 1re Section II A 2.
♦ Raison dernière ou dernière raison (des choses). Explication parfaite. Les sciences positives prétendraient vainement saisir l'essence divine ou raison dernière des choses (E. BOUTROUX, Contingence, 1874, p. 154).
— HIST. DE LA PHILOS. [Chez Leibniz et chez ses héritiers] (Principe de la) raison suffisante. Principe selon lequel tout ce qui arrive a une cause, une raison d'être a priori. [Leibnitz] entreprenait de rattacher toute sa doctrine au principe de la raison suffisante, c'est-à-dire à cet axiome: qu'une chose ne peut exister d'une certaine manière s'il n'y a une raison suffisante pour qu'elle existe de cette manière plutôt que d'une autre (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 32).
— Didact. [Avec adj. indiquant la nature de la cause] Il n'existe pas de raison climatique apparente qui expliquerait pourquoi ces indigènes [australiens] ont la peau si foncée et le nez si large (HADDON, Races hum., trad. par A. Van Gennep, 1930, p. 280). La segmentation des sociétés primitives en un grand nombre de petits agrégats particuliers, reposant sur le sexe, l'âge, des raisons économiques, magiques ou religieuses (Hist. sc., 1957, p. 1582).
b) Dans des loc., dans le lang. cour.
♦ Demander raison de qqc. à qqn. Demander l'explication de quelque chose. Ses deux enfants [de madame Willemsens] trottaient à travers le clos, grimpaient sur les terrasses (...) ils admiraient des graines, des fleurs, étudiaient des insectes, et venaient demander raison de tout à leur mère (BALZAC, Grenadière, 1842, p. 238).
♦ Faire raison de qqc. Donner l'explication d'un phénomène. [Mon père] faisait raison de la baleine de Jonas, du haut de ses certitudes biologiques (AYMÉ, Vaurien, 1931, p. 17). Faire raison de qqc. à qqn. [Par recoupement de infra II B 1] Rendre compte de ce qu'on fait. Tout mandataire est tenu de rendre compte de sa gestion, et de faire raison au mandant de tout ce qu'il a reçu en vertu de sa procuration (Code civil, 1804, art. 1993, p. 358).
♦ Se faire une raison. [Gén. dans des propos rapportés au style dir.] Fam. Accepter une situation, fût-ce à contre-cœur, dès l'instant qu'on n'y peut rien changer. Synon. se résigner. Si vous vouliez faire de ma fille une couveuse, il fallait le dire [dit madame Fitz-Gérald à son gendre] (...). Au reste, il paraît que ça lui convient. — Ça ne me convient pas, maman, dit madame de Rias, mais je me fais une raison! (FEUILLET, Mariage monde, 1875, p. 118). Allons, la patronne, disait un ouvrier, faut vous faire une raison, votre boîte, elle est vieille (DABIT, Hôtel Nord, 1929, p. 240).
♦ Rendre raison de qqc. (à qqn). Donner, fournir une explication rationnelle de quelque chose. Ce fait [la chute, le péché] dont il s'agit de rendre raison (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t. 1, 1846, p. 344). [Charles et Claude Perrault et leurs amis] prièrent leur frère le docteur de leur rendre raison de cette question si obscure [de la Grâce] (SAINTE-BEUVE, Caus. lundi, t. 5, 1851, p. 257). [Fréq. avec nom de chose comme suj.] Toute la suite des faits qui composent sa vie [de Jeanne d'Arc] ne nous rendent pas complètement raison de son héroïsme (BARRÈS, Mystère, 1923, p. 180). Le hasard ne peut rendre raison de l'anti-hasard (RUYER, Cybern., 1954, p. 139). [Par recoupement de infra II B 1] Rendre des comptes; se justifier. On veut que le désert ait été pour lui [Jésus] une autre école (...). Mais le Dieu qu'il trouvait là n'était pas le sien. C'était tout au plus le Dieu de Job, sévère et terrible, qui ne rend raison à personne (RENAN, Vie Jésus, 1863, p. 72).
2. Ce qui légitime, justifie une manière d'être, d'agir ou de penser. Synon. mobile, motif. Les premiers petits succès qu'on a, nous donnent une joie infinie (...) parce qu'on acquiert des raisons de s'estimer soi-même (STENDHAL, Corresp., 1808, p. 321). Être jolie et avoir dix-huit ans, ce sont de fortes raisons d'optimisme (R. BAZIN, Blé, 1907, p. 133):
• 11. La peine d'Olivier s'atténuait; mais il ne faisait rien pour cela, il s'y complaisait presque: ce fut pendant longtemps sa seule raison de vivre.
ROLLAND, J.-Chr., Buisson ard., 1911, p. 1256.
SYNT. a) Raison d'un acte, d'une attitude, d'un choix, d'une colère, d'une conduite, d'une démarche, d'un échec, d'un refus; raison d'agir, d'espérer. b) [Le plus souvent au plur.] Connaître, savoir les raisons de qqn; indiquer, donner ses raisons à qqn; s'inventer des raisons; avoir, se trouver cent, mille raisons de faire qqc.; se sentir toutes les raisons du monde de faire qqc.; des raisons qui amènent, conduisent, déterminent, obligent qqn à faire qqc., empêchent qqn de faire qqc.; les raisons qui tiennent à qqc., échappent à qqn.
♦ Raison + adj. déterminatif indiquant son degré de vérité, de crédibilité ou son intensité. Raison acceptable, (peu) avouable, contestable, plausible, valable; raison bizarre, cachée, confuse, évidente, frappante, futile, grave, impérieuse, majeure, obscure, patente, précise, tangible; fausse, forte, puissante, solide raison. Lorsqu'elle avait de bonnes raisons, elle les donnait plutôt que d'en inventer de mauvaises (A. FRANCE, Putois, 1904, p. 60). V. supra ex. de R. Bazin:
• 12. Son état d'esprit devint semblable à celui d'un homme surpris à l'aube par son unique maîtresse dans le lit d'une fille ignoble, et qui ne pourrait pas s'expliquer à lui-même comment il a pu se laisser tenter la veille. Il ne trouvait ni excuse, ni même une raison sérieuse.
, Aphrodite, 1896, p. 100.
Expr. Ce sont de mauvaises raisons. Ce sont des prétextes. Mademoiselle de Mussy : (...) Pourquoi n'aidez-vous pas votre fille de boutique, au lieu de faire des jabots? Est-ce que j'ai besoin de jabots, moi? Madame Mairet : On ne peut pas travailler à deux sur votre garniture. Mademoiselle de Mussy : Ce sont de mauvaises raisons que cela. J'ai vu quelquefois chez mademoiselle Juliette plus de cinq ouvrières occupées à la même robe (LECLERCQ, Prov. dram., Mariage manqué, 1835, 5, p. 78).
♦ Raison + adj. déterminatif ou, plus rarement, compl. prép. de indiquant son origine ou sa cause. Raison administrative, disciplinaire, humanitaire, matérielle, officielle, particulière, tactique, technique, utilitaire. Il y avait eu (...), pour faire l'expédition [la grande expédition de Tadémaït], des raisons diplomatiques, des raisons que les gens qui savent se racontent à Paris, en déjeunant (MILLE, Barnavaux, 1908, p. 136). [Des candidats à une formation] peuvent cependant exprimer, dans leur demande, une préférence pour une autre désignation, à condition de la motiver (raisons de famille, facilités de logement) (Encyclop. éduc., 1960, p. 367).
— Loc. et expr.
♦ Raison d'État. Principe selon lequel le salut de l'État prime toutes les normes de la société y compris celles de la morale et du droit. Faire intervenir, objecter la raison d'État; arguer de la raison d'État (pour); agir au nom de la raison d'État; condamner pour raison d'État. Messieurs, j'examine la raison d'état (...) Marat l'invoquait aussi bien que Louis XI; elle a fait le deux septembre après avoir fait la Saint-Barthélemy; (...) c'est elle qui a dressé les guillotines de Robespierre et c'est elle qui dresse les potences de Haynau! (HUGO, Actes et par., 1, 1875, p. 349). La raison d'État, le « fait du prince » (FARRÈRE, Homme qui assass., 1907, p. 39):
• 13. ... la raison d'État n'est pas autre chose que le mensonge invoqué pour la protection des castes fondées sur l'exploitation de la patrie, contrairement à l'intérêt général de tous les Français, qui, après tout, constituent la France elle-même, la France de pensée, la France d'action, la France d'idéal.
CLEMENCEAU, Vers réparation, 1899, p. 61.
P. méton., rare, au plur. Motifs invoqués au nom de la raison d'État. Elle ne serait pas la première que les terribles raisons d'État auraient fait trembler et pleurer (A. DAUDET, Rois en exil, 1879, p. 312).
Au fig. Les sots croient que plaisanter, c'est ne pas être sérieux, et qu'un jeu de mots n'est pas une réponse (...) il est de leur intérêt qu'il en soit ainsi. C'est raison d'État, il y va de leur existence (VALÉRY, Tel quel I, 1941, p. 46).
P. anal. Raison(s) de famille. C'est une raison de famille qui a fait ce mariage (Ac.).
♦ Raison d'être (d'une pers.). V. être1 1re Section II A 2.
♦ Raison de plus pour + inf.; p. ell., raison de plus! [Dans des propos rapportés au style dir., sert à enchérir sur un argument] Éva: Voici une belle occasion... mon séjour ici, ne fût-il que de quinze jours... Le Prince: Comment quinze jours? Nous sommes convenus d'un mois! Éva: Raison de plus!... Ce séjour est préjudiciable à mes intérêts (SARDOU, Rabagas, 1872, IV, 4, p. 174). — C'est très difficile de trouver une chambre à Chicago, dit-il. — Raison de plus pour en chercher une tout de suite (BEAUVOIR, Mandarins, 1954, p. 312).
♦ À raison de + subst. Pour un motif précisé, explicite. Un taupin, dans la mauvaise acception du terme, est esclave de l'algorithme dont il se croit maître à raison de sa seule virtuosité technique (Gds cour. pensée math., 1948, p. 342). Le Président de la République ne peut pour les actes de sa fonction être poursuivi à raison de crimes ou de délits, sauf si ceux-ci offraient matière à l'accusation de haute trahison (VEDEL, Dr. constit., 1949, p. 430). [Avec valeur causale seule, par recoupement de supra II A 1] J'ai peur de cette justice qui ne vaut pas mieux que la nôtre, et où votre adversaire a des intelligences, à raison de ses anciennes fonctions (BALZAC, Lettres Étr., t. 2, 1842, p. 77). Le préfet de police [à Paris] exerce aussi des attributions de police judiciaire normalement confiées aux préfets (...) à raison de l'abondance et de la multiplicité des cas de criminalité dans la région parisienne (BELORGEY, Gouvern. et admin. Fr., 1967, p. 406). À raison de + pron. À raison de quoi (vieilli). On l'accusait (...) d'avoir en même temps offensé la personne du roi, et, de ce non content, provoqué à offenser ladite personne. À raison de quoi Jacquinot proposait de le mettre en prison et l'y retenir douze années (COURIER, Pamphlets pol., Procès, 1821, p. 91).
♦ En raison de + subst. [Par recoupement de supra II A 1] Synon. de à cause de ou, p. ext., synon. de en considération de, eu égard à, vu. Sous la monarchie constitutionnelle et surtout sous l'empire de la constitution de 1848, la loi tendait à les composer [les conseils institués pour servir d'organes au public] de membres élus ou qui étaient appelés, de droit, en raison de fonctions particulières dont ils étaient investis (VIVIEN, Ét. admin., t. 1, 1859, p. 83). Le métal le plus convenable pour le doublage des navires est le cuivre, mais en raison de son prix élevé on le remplace souvent par le laiton, la tôle galvanisée ou le zinc en feuilles (BOURDE, Trav. publ., 1929, p. 217). Le pin maritime, qui a un assez grand nombre de partisans, en raison de (...) la facilité de la reprise des plantations et des semences dans les sols arides, de la rapidité de sa croissance (Forêt fr., 1955, p. 36).
♦ À plus forte raison. V. fort1 III B 1.
♦ Avec (juste, quelque) raison. Avec un motif légitime ou (par recoupement de supra I B 1) en étant fondé (à faire ce qu'on fait, à dire ce qu'on dit), sans se tromper. Buridan: Le roi a appris avec peine les massacres qui désolent sa bonne ville de Paris; il suppose avec quelque raison, que les meurtriers se réunissent à la tour de Nesle (DUMAS père, Tour Nesle, 1832, IV, 7e tabl., 10, p. 81). On a dit avec raison que la base de la société chinoise est la famille (VIDAL DE LA BL., Princ. géogr. hum., 1921, p. 204). V. juste I A 2 b ex. de Courier.
♦ Sans raison. Sans aucun motif ou sans motif apparent. Quand la taxe varie avec elle [la loi, le règlement], c'est de la justice, mais quand la taxe ne change pas, que l'impôt s'élève ou s'abaisse sans raison, c'est de l'arbitraire (E. DE GIRARDIN, 1847 ds PRADELLE, Serv. P.T.T. Fr., 1903, p. 165). [Également fréq. dans les tours sans raison aucune, non sans raison, non sans quelque raison] Et (...) la presse de recommencer ses incursions contre le pouvoir, l'accusant, non sans raison du reste, ici de favoritisme, là de routine (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t. 1, 1846, p. 293). [Avec valeur causale seule, par recoupement de supra II A 1] Parfois (...) l'enfant qui se plaint d'avoir mal à la tête se met à vomir sans raison (QUILLET Méd. 1965, p. 360).
♦ Pour ou, plus rarement, par la/cette raison que + ind. Pour un motif précis, explicite ou (par recoupement de supra II A 1, avec simple valeur causale) synon. de parce que, à cause de, puisque. Par cette seule raison que, pour la simple, la bonne, l'excellente raison, la raison évidente que. Elle n'aurait pas eu de grâce (...) que j'en serais toujours devenu amoureux, par la raison que j'avais dix-huit ans, que mon cœur était affamé (GOBINEAU, Pléiades, 1874, p. 37). C'est de ce point de vue et pour cette raison [l'exactitude dans la description des phénomènes sociaux] que les grands romans [de Balzac et de Hugo notamment] de ce temps [le XIXe s.] peuvent être considérés comme d'importants documents d'histoire sociale (Traité sociol., 1967, p. 300).
♦ Le plus souvent au plur.
Pour ou, plus rarement, par une/des raison(s) + adj. déterminatif ou + de suivi d'un subst. Pour raison médicale; pour raison de santé; pour des raisons pratiques; pour des raisons de commodité, de convenances personnelles, d'efficacité, d'hygiène, d'opportunité, de sécurité, de service. Si, par une raison d'économie, on ne peut faire un canal de drainage, faut-il au moins descendre les fondations du mur d'amont plus bas que celles du mur d'aval (VIOLLET-LE-DUC, Archit., 1872, p. 21). Des enfants dont la situation est particulière pour des raisons physiologiques, psychiques, sociales ou familiales (Encyclop. éduc., 1960, p. 88).
[Sert à exprimer l'idée de la multiplicité des motifs d'un acte ou des causes d'un phénomène, sans obligatoirement les préciser] Pour diverses, maintes raisons; pour une quantité, (tout) un tas de raisons; pour de multiples raisons; pour toute une série, toutes sortes de raisons; pour bien des raisons; pour telle et telle raison; pour cette raison et pour beaucoup, bien d'autres. Je ne puis rester ici par une foule de raisons (BALZAC, Cous. Bette, 1846, p. 318). Si jamais, pour une raison quelconque, il y avait conflit entre l'Allemagne et l'Angleterre (Affaire Dreyfus, 1899, p. 257). Il existe sur le papier des clubs [d'athlétisme] qui ne sont pas viables, pour des raisons variées, alors que certains centres populeux n'ont jamais songé à former une société (Jeux et sports, 1967, p. 1246).
♦ Pour une raison ou pour une autre. Pour un motif quelconque dont l'importance n'est pas précisée. Et si ma femme, pour une raison ou pour une autre, télégraphiait (GYP, Souv. pte fille, 1928, p. 10).
♦ Pour une raison ou des raisons à qqn connue(s); pour une/des raison(s) à moi/à lui connue(s). Pour un motif précis que je ne peux/qu'il ne peut communiquer. Pour des raisons à moi connues, je désirerais avoir des renseignements certains sur un étranger de distinction qui se trouve actuellement à Paris (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 3, 1859, p. 385). Le 30 juillet, après la défection des troupes royales, alors que le feu avait partout cessé et que le drapeau tricolore flottait sur les Tuileries, notre homme mit le nez dehors et désira se rendre, pour une raison à lui connue, au coin de la Bastille et du faubourg Saint-Antoine (A. FRANCE, Pt Pierre, 1918, p. 185). Pour raison à vous connue. ,,Pour un sujet, pour un motif que je n'ai pas besoin de vous dire`` (Ac.). Je n'en dirai pas davantage, pour raison à vous connue (Ac.).
♦ Pour raison de quoi. [Par recoupement de supra II A 1] Synon. de à cause de quoi. (Dict. XIXe et XXe s.).
♦ Avoir ses raisons (de + inf.). Savoir pourquoi on fait quelque chose sans se sentir obligé de communiquer ses motifs. Ne touchez pas au texte. Si l'auteur a écrit ça, c'est qu'il a ses raisons (RENARD, Journal, 1900, p. 571). Tchen pouvait avoir ses raisons de se taire (MALRAUX, Cond. hum., 1933, p. 188).
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. V. cœur II A 3.
♦ Ce n'est pas une raison pour + inf. ou pour que ou il n'y a pas de raison pour + inf. ou pour que. Ce n'est pas un (ou il n'y a pas de) motif suffisant pour + inf. ou pour que. Il s'agit souvent de construire à grands frais un canal de plusieurs kilomètres pour porter de l'eau à trente ou quarante propriétaires possédant à eux tous 200 ou 300 hectares et devant retirer chacun de l'opération un bénéfice immédiat et réalisable de plusieurs milliers de francs. Vraiment il n'y a pas de raison pour que tous les contribuables de France ne réclament pas des cadeaux de ce genre (CHARDON, Trav. publ., 1904, p. 165). L'histoire n'est pas encore telle qu'elle devrait être. Ce n'est pas une raison pour faire porter à l'histoire telle qu'elle peut s'écrire le poids d'erreurs qui n'appartiennent qu'à l'histoire mal comprise (M. BLOCH, Apol. pour hist., 1944, p. 27). Fam. Ce n'est pas une raison! Oh, oh, mon ami, voici une charge qui est bien mal installée! Vous êtes nouveau venu au régiment, c'est vrai, mais ce n'est pas une raison! (COURTELINE, Train 8 h 47, 1888, 1re part., 2, p. 22).
3. Gén. au plur.
a) Argument pour convaincre, preuve pour démontrer, notamment dans le cours d'une discussion. Raison pertinente, péremptoire, probante; de sottes raisons; énoncer, énumérer, étaler, exposer ses raisons; être ébranlé par les raisons de qqn. Nous ne disputons pas, nous ne réfutons personne, nous ne contestons rien, nous acceptons comme bonnes toutes les raisons alléguées en faveur de la propriété (PROUDHON, Propriété, 1840, p. 153). Elle était très maternelle, elle trouvait des raisons très convaincantes (ZOLA, Ventre Paris, 1873, p. 695):
• 14. M. Marc Ribert m'enseignait que Racine était une perruque et une vieille savate. J'embrassai cette opinion aveuglément parce qu'elle était contraire à celle de M. Bonhomme, mon professeur. C'était pour moi une raison décisive.
A. FRANCE, Vie fleur, 1922, p. 374.
— Loc. et expr.
♦ Entrer dans les raisons de qqn. ,,Admettre son point de vue; se laisser convaincre`` (ROB.).
♦ Se rendre aux raisons de qqn. Être convaincu par ses arguments. Je ne puis contester ces avantages (...), je me rends à vos raisons; (...) je me décide définitivement à continuer l'usage de mon fusil à pierre (LA HÊTRAIE, Chasse, vén., fauconn., 1945, p. 165).
♦ Comparaison n'est pas raison.
♦ La raison du plus fort est toujours la meilleure. V. fort2 I B.
♦ Fam. [Dans des propos rapportés au style dir.; exprime l'irritation d'une personne face aux objections incessantes de son interlocuteur] Pas de raisons! Pas tant de raisons! — (...) mais (...) vous allez abîmer votre châle... — Pas tant de raisons!... la terre est fraîche — dit la Louve (SUE, Myst. Paris, t. 9, 1843, p. 168). — « D'abord qui êtes-vous, pour que je vous dresse procès? » Pécuchet se rebiffa, criant à l'injustice. — « Pas de raisons! Suivez-moi! » (FLAUB., Bouvard, t. 1, 1880, p. 87).
b) P. ext., dans des loc. figées, vieilli
) Propos, arguments (pour plaider sa cause). Un pèlerin agenouillé près d'elle [une jeune femme] lui chuchote à l'oreille de galantes raisons [dans l'Embarquement pour Cythère] (GAUTIER, Guide Louvre, 1872, p. 178).
♦ Dire ses raisons à qqn. Dire ce qu'on a sur le cœur. C'était là qu'elle allait souvent dire ses raisons au bon Dieu, parce qu'elle n'y était pas dérangée et qu'elle pouvait s'y tenir cachée derrière les grandes herbes folles (SAND, Fr. le Champi, 1848, p. 79).
) Fam. [Le plus souvent dans des propos rapportés au style dir.] Discussion qui s'envenime; querelle.
♦ Avoir des raisons (avec qqn). Avoir un démêlé, une altercation avec quelqu'un. Synon. avoir des paroles (v. parole II A). Le vieux Claude en me voyant s'était levé, devinant à ma tête que j'allais encore avoir ce qu'il appelait « des raisons » (GYP, Pot de réséda, 1892, p. 219). Un laquais parut. C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente (PROUST, Guermantes 1, 1920, p. 587).
♦ Chercher des raisons à qqn. Chercher querelle. Madame Laure: (...) Ils sont creux vos radis. Crainquebille: Aujourd'hui, vous me cherchez des mauvaises raisons. Vous êtes mal réveillée (A. FRANCE, Crainquebille, 1905, 1er tabl., 2). C'est Paul Flan, qui me cherche des raisons, à cause de mon absence de trois jours (L. DAUDET, Entremett., 1921, p. 81). Empl. pronom. réfl. indir. — (...) On ne te bat donc pas? — Si quelquefois (...). Mon père en est tout embêté, et ils se cherchent des raisons avec ma mère (VALLÈS, J. Vingtras, Enf., 1879, p. 175).
4. Constr. en loc. Satisfaction que l'on demande, que l'on obtient; réparation d'un tort.
a) Avoir raison de qqn. Vaincre sa résistance; triompher de lui au cours d'une lutte (avec ou sans violence physique) ou dans le cadre d'une compétition. Ah! la Providence me prépare une vieillesse bien triste, entre l'ingratitude et la révolte de tous les miens... Du reste, mes petits amis, il ne faudrait pas croire que vous aurez raison de moi par des moyens pareils (MIOMANDRE, Écrit sur eau, 1908, p. 188). [Le lieutenant:] Ça chauffe, et bien. Les Franzoses résistent avec courage, mais les nôtres en auront raison (L. DAUDET, Ciel de feu, 1934, p. 186):
• 15. Il eut beau danser et regarder de travers, ainsi qu'on le disait, Polycarpe Balandrin de Lyon [un lutteur] ne fut pas assez grand pour avoir raison du « petit crapaud d'Espagne », qui le battit en un clin d'œil et fit ensuite mordre coup sur coup la poussière aux trois autres furibonds: Simplice Agné, Kapdal et l'Anglais Hill, encore intacts.
CLADEL, Ompdrailles, 1879, p. 65.
— Au fig. Avoir raison d'un caprice, de la routine. J'aime et j'admire au delà de toute expression les personnes qui, par leur esprit d'à-propos (...) ont raison de la bêtise des choses et de la méchanceté des hommes (COURTELINE, Client sér., Ami des lois, 1894, p. 201). Personne n'a jamais eu raison de la terreur d'un enfant (BERNANOS, M. Ouine, 1943, p. 1452).
— Vieilli. Avoir raison d'une offense. En obtenir réparation (par un duel). Francisque lui montrant un ordre: L'ordre est signé par elle [la vice-reine] de vous tenir chez vous jusqu'à l'heure où le secrétaire pourra vous parler. Mes gens sont en bas qui attendent. Lopez: J'aurai raison d'une telle offense; je vous suis (LEMERCIER, Pinto, 1800, III, 13, p. 101).
— [Le suj. désigne une chose] Ce fut la faim et la névrose, qui finalement eurent raison de ce brave garçon (VERLAINE, Œuvres compl., t. 4, L. Leclercq, 1886, p. 153). Son indifférence a eu raison de moi et peut-être de mon amour (J. BOUSQUET, Trad. du sil., 1936, p. 202).
♦ P. anal. [L'obj. désigne une chose] Venir à bout de quelque chose. L'air vif de la nuit, quelques ablutions à la pompe de la cour eurent vite raison de ce petit malaise (A. DAUDET, Nabab, 1877, p. 27). Le bois est un des matériaux qui résiste le moins à l'injure du temps. L'eau, le feu, les transports ont eu vite raison des rares spécimens [de mobilier français du haut moyen âge] qui auraient pu nous parvenir (VIAUX, Meuble Fr., 1962, p. 31).
b) Vieilli
) Demander raison à qqn ou de qqc. à qqn. Demander réparation d'un affront, d'une insulte, d'une lâcheté, autrefois par les armes. Ce n'est pas à vous, homme de soixante-sept ans, que je demanderai raison des insultes faites à mademoiselle Mirouët, mais à votre fils (BALZAC, U. Mirouët, 1841, p. 231). Vous avez devant vous le capitaine Frémizon des troupes coloniales! Au nom de mes camarades et des passagers de ce bateau justement indignés par votre inqualifiable conduite, j'ai l'honneur de vous demander raison! (CÉLINE, Voyage, 1932, p. 149). [Par recoupement de supra II A 2] Demander l'explication, le motif d'une conduite, d'un acte. Vous pensiez trouver votre belle-mère ici (...) mais elle nous a abandonnés, ainsi que votre père, et je vais leur en demander raison (AUGIER, Fils Giboyer, 1862, p. 73).
♦ Rendre raison à qqn. Réparer une offense par le duel. Monsieur, vous êtes un insolent, et vous me rendrez raison (STENDHAL, L. Leuwen, t. 3, 1835, p. 126).
) Faire raison à qqn ou de qqc. à qqn. Réparer une offense ou un préjudice. On alla se battre (...) trois contre trois. Potel et Renard ne voulurent jamais permettre que Masence Gilet fît raison à lui seul aux officiers (BALZAC, Rabouill., 1842, p. 374). V. apport ex. 5.
♦ Faire raison de qqn ou, p. anal., d'un animal. En venir à bout; triompher de lui. Un loup ou un renard, les reins à moitié cassés, montre aux chasseurs ses dents blanches et sa gueule noire: les chiens font raison du blessé (CHATEAUBR., Voy. Amér. et Ital., t. 1, 1827, p. 220).
♦ Se faire raison (soi-même). Se faire justice par sa propre autorité. Il n'est pas permis de se faire raison soi-même (Ac.).
♦ Faire raison (à qqn d'une santé qu'il a portée). Lever son verre et boire à la santé de celui qui vient de boire à la vôtre. Du bras droit il me faisait raison des santés que je portais à sa famille (RABAN, MARCO SAINT-HILAIRE, Mém. forçat, t. 1, 1828-29, p. 93). Vous ne refuserez pas de me faire raison encore une fois, dit-il en versant encore à boire et en forçant le créancier à trinquer avec lui (MURGER, Scènes vie boh., 1851, p. 240).
B. — 1. Synon. de compte.
a) Livre de raison. V. livre1 III A 1 b.
b) DROIT
) Vieilli. Part d'un associé dans une société commerciale. Synon. intérêt. Sa raison est d'un tiers, d'un cinquième (Ac.).
) Raison sociale. Nom d'une société constitué, dans le cas d'une société de personnes, des noms des associés personnellement responsables ou du nom de quelques-uns ou d'un de ces associés suivi(s) de la mention et Cie, et sous lequel sont souscrits les engagements sociaux et professionnels de la société. Une fabrique est placée sous une raison sociale; une société change de raison sociale. Son nom [de Beauchêne] ne figurait plus dans la raison sociale, il avait cédé son dernier lambeau de propriété (ZOLA, Fécondité, 1899, p. 701):
• 16. Rien n'est changé en revanche [au cours d'une nationalisation] à l'apparence juridique des grandes banques de dépôt ou des compagnies d'assurances; ces sociétés continuent à vivre sous leur raison sociale. Mais tout se passe comme si tous leurs actionnaires s'en étaient retirés, cédant leurs titres à un tiers.
CHENOT, Entr. national., 1956, p. 25.
— P. ext., lang. cour. Nom d'une société quelle que soit la forme juridique de celle-ci. Synon. vieilli raison de commerce. À côté de votre nom, il faut un autre nom également populaire; Samazelle est en train de monter en flèche, demain tout le monde parlera de lui: Henri Perron et Jean-Pierre Samazelle, ça c'est une raison sociale (BEAUVOIR, Mandarins, 1954, p. 236).
— Vieilli. Raison de commerce. Synon. de raison sociale. Ne vous avait-il pas réglé votre créance en billets signés de la raison de commerce en faillite (...)? (BALZAC, Gobseck, 1830, p. 388). Prenez par exemple une des collaborations les plus heureuses et les plus fertiles de ce temps-ci: celle de MM. Meilhac et Halévy. Longtemps ce dernier nom nous a fait l'effet du « et Cie » des raisons de commerce (A. DAUDET, Crit. dram., 1897, p. 181).
) Au plur. Synon. de titres, parts, droits. Céder ses droits, noms, raisons et actions; être subrogé aux droits, noms, raisons et actions de quelqu'un (Ac.).
2. a) MATH. Rapport existant entre une quantité et une autre. Le rapport des unités entre elles est ce que nous appellerons la Raison de la série (PROUDHON, Créat. ordre, 1843, p. 188):
• 17. L'homme avoit (...), dès son origine, une connoissance des deux termes extrêmes de l'univers, Dieu et l'homme, la cause et l'effet. Mais pour établir entre eux une proportion qui fût le fondement de l'ordre général et particulier, il falloit un terme moyen, rapport ou raison [it. dans le texte] entre les deux autres...
BONALD, Législ. primit., t. 1, 1802, p. 283.
— En partic. Raison (d'une progression arithmétique ou géométrique). Nombre constant qu'il faut ajouter (progression arithmétique) ou par lequel il faut multiplier (progression géométrique) un nombre quelconque pour obtenir le suivant. Dans le cas qui nous occupe, nous porterons, à intervalles équidistants, les chiffres 2, 7, 28, 112, qui sont en progression géométrique de raison 4 (CLÉRET DE LANGAVANT, Ciments et bétons, 1953, p. 52). La progression [arithmétique] est croissante si la raison est positive, elle est décroissante si la raison est négative (C. LEBOSSÉ, C. HÉMERY, Algèbre et Analyse, Classes terminales C, D et T, 1967, p. 275).
— Locutions
♦ En raison + adj. La loi de 1827 établissait deux sortes de taxes [postales] progressives: 1. celle dont la progression avait lieu en raison combinée de la distance et du poids (...); 2. celle dont la progression avait lieu seulement en raison du poids (PRADELLE, Serv. P.T.T. Fr., 1903, p. 48).
En partic. En raison directe de + compl. prép. [Exprime que deux quantités varient dans la même proportion] L'effet d'une force donnée sur une masse donnée, est en raison directe de la force et en raison inverse de la masse (LAGRANGE, Fonctions analyt., 1797, p. 238). V. inverse I B 3 ex. de Cl. Bernard. En raison inverse de + compl. prép.
P. ext., lang. cour. En raison directe ou inverse de + compl. prép. [Indique que deux choses varient en proportion directe ou inverse] La beauté [d'un livre d'art] n'est jamais en raison directe de la rareté ou des dépenses engagées (Civilis. écr., 1939, p. 30-1). V. inverse I A ex. de Verne et de Teilhard de Chardin.
♦ (Segment divisé) en moyenne et extrême raison. Segment divisé en deux segments de manière que le rapport du segment entier sur le grand segment soit égal au rapport du plus grand sur le plus petit. De même que la diagonale du carré est incommensurable au côté, un rapport comme la « section d'or » est arithmétiquement irrationnel; il s'agit de la proportion continue présente dans le partage d'un segment en moyenne et extrême raison, telle que a/b = (a + b)/a (Encyclop. univ. t. 13 1972, p. 650). Ce serait un long chapitre à ouvrir que de suivre depuis l'Antiquité le calcul de ces proportions « idéales », telle que cette « sectio divina », comme l'appelait Kepler (en moyenne et extrême raison) (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 84).
b) Lang. cour., loc. À raison de ou en raison de + subst. précédé d'un déterm. Synon. de à proportion de, en fonction de, suivant. On paya cet ouvrier à raison de l'ouvrage qu'il avait fait (Ac.). Notre connaissance de ce qui sera (...) est en raison de notre connaissance de ce qui est et de ce qui fut (A. FRANCE, Pierre bl., 1905, p. 178):
• 18. ... dans certains repas [dans la Grèce antique], on en parcourait l'échelle [des vins] tout entière, et, au contraire de ce qui se passe aujourd'hui, les verres grandissaient en raison de la bonté du vin qui y était versé.
BRILLAT-SAV., Physiol. goût, 1825, p. 263.
— En partic. [S'agissant d'une quantité, le plus souvent d'une somme d'argent] Synon. de sur la base de, en comptant et, en partic., au prix de. Il louerait toutes les fenêtres [d'un immeuble, lors d'une cavalcade], ce qui, à raison de trois francs, en moyenne, produirait un joli bénéfice (FLAUB., Éduc. sent., t. 2, 1869, p. 147). Le son voyage en raison de 332 mètres par seconde (dans l'air, à la température de 0) (FLAMMARION, Astron. pop., 1880, p. 115). Cet enseignement intéresse les élèves à partir de l'âge de 13 ans et pendant 4 ans à raison de 150 heures par an (Encyclop. éduc., 1960, p. 185).
Rem. L'usage de en raison de dans ce sens est exceptionnel.
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. Fin Xe s. « parole, langage, récit » vera raizun (Passion, éd. d'Arco Silvio Avalle, 1), en a. et m. fr.; I. A. 1. fin Xe s. « ce qui est conforme à la justice, l'équité » de raizon « à juste titre, à bon droit » (ibid., 445); 1135 « ce qui revient à quelqu'un, son droit » (Couronnement Louis, éd. Y. G. Lepage, rédaction AB, 2100); d'où les expr. a) ca 1130 est resun que « il est juste que » (Lois de Guillaume, éd. J. E. Matzke, 4); 1203 est bien raisons que (CHASTELLAIN DE COUCI, Chansons, éd. A. Lerond, I, 2); 1450 c'est bien la raison que (Myst. vieux Testament, éd. J. de Rothschild, 28179); b) 1532 contre raison (RABELAIS, Pantagruel, éd. V. L. Saulnier, XVIII, ligne 9, p. 145: il a faict follement et contre raison de assaillir ainsi mon pays); 1604 contre toute raison (MONTCHRESTIEN, Les Lacènes, acte I ds Tragédies, éd. L. Petit de Julleville, p. 162); c) 1535 comme de raison « comme il est juste » (J. d'un bourgeois de Paris sous François Ier, éd. V. L. Bourrilly, p. 378); d) 1549 plus que de raison (EST.); e) 1656 à telle fin que de raison (SCARRON, Léandre et Héro, 55 ds Œuvres, Paris, J. F. Bastien, t. 7, p. 289); f) 1690, 4 janv. il n'y a point de raison « cela est sans mesure » (Mme DE SÉVIGNÉ, Corresp., éd. R. Duchêne, t. III, p. 800); g) 1694 dr. pour valoir ce que de raison (Ac.); 2. ca 1170 « ce qui est conforme à la vérité, à la réalité » avoir reison... de + inf. « être fondé à dire ou à faire quelque chose » (CHRÉTIEN DE TROYES, Erec et Enide, éd. M. Roques, 644); a) ca 1180 aveir tort... aveir raison (MARIE DE FRANCE, Fables, 88, 11 ds T.-L.); b) 1775 donner raison à qqn (BEAUMARCHAIS, Barbier, II, 2); c) 1797 à tort ou à raison (SÉNAC DE MEILHAN, Émigré, p. 1585). B. 1. Ca 1170 « faculté de bien juger » reisun entendre (MARIE DE FRANCE, Lais, éd. J. Rychner, Equitan, 307); d'où expr. a) 1544 mettre qqn à la raison (BONAVENTURE DES PÉRIERS, Nlles récréations, éd. K. Kasprzyk, LII, p. 206); en partic. 1673 « réduire quelqu'un par la force » (HAUTEROCHE, Crisp. méd., I, 2 ds LITTRÉ); b) 1690 l'âge de raison (BOSSUET, 8e Avert., 12, ibid. [1534, RABELAIS, Gargantua, éd. R. Calder, XII, ligne 115, p. 92: tu as de raison plus que d'aage]); c) 1692 parler raison (BOUHOURS, Rem. nouv. sur la lang. fr., p. 63); 2. ca 1170 « intelligence discursive » (CHRÉTIEN DE TROYES, op. cit., 10); d'où a) 1641 être de raison « qui n'existe que dans la pensée » (DESCARTES, Réponses aux 2es objections ds Œuvres philos., éd. F. Alquié, t. II, p. 557: Dieu [...] n'est qu'un Etre de raison); b) 1826 mariage de raison (SCRIBE, VARNER, Mariage raison, I, 10, p. 393: je contracterai un mariage de raison); 3. ca 1175 « la connaissance naturelle, ici opposée à l'amour » (CHRÉTIEN DE TROYES, Chevalier Charrette, éd. M. Roques, 365 et 371); apr. 1433 c'est contre Dieu et raison (JEAN REGNIER, Fortunes et adversitez, Le Livre de la prison, éd. E. Droz, 4625, p. 162); en partic. 1665 « au XVIIIe s., les acquisitions de la philosophie des lumières » (SAINT-EVREMOND, Conversation maréchal d'Hocquincourt avec P. Canaye [in GUERLAC] ds ROB.); 4. ca 1200 « règle de la pensée et de l'action humaine qui permet à l'homme de réfléchir, de connaître; bon sens » (Chanson Guillaume, éd. J. Wathelet-Willem, 1479); d'où expr. a) 1559 perdre la raison (GRÉVIN, La Trésorière ds Théâtre compl. et poés. choisies, éd. L. Pinvert, p. 110); b) 1796 recouvrer la raison (DUPUIS, Orig. cultes, p. 208); 5. ca 1210 « ensemble des principes directeurs de la pensée » vivre selonc reson (GUIOT, Bible, 49 ds GDF. Compl.); en partic. a) 1810 raison pure « chez Kant, tout ce qui dans la pensée ne résulte pas de l'expérience » (STAËL, Allemagne, t. 4, p. 121); b) 1831 raison spéculative (LAMENNAIS ds L'Avenir, p. 274); 6. 1677 « faculté qui permet de saisir l'être véritable des choses; l'absolu lui-même » une raison première et universelle (BOSS., Conn., V, 2 ds LITTRÉ). II. A. 1. Ca 1112 « cause, motif d'une action » par quel raisun (St Brendan, éd. I. Short et B. Merrilees, 343); d'où expr. a) ca 1170 sanz reisun (MARIE DE FRANCE, Lais, éd. J. Rychner, Bisclavret, 208); 1647 avec raison (CORNEILLE, Héraclius, I, 4, p. 337); b) 1527 par plus forte raison (ISAMBERT, Rec. gén. des anc. lois fr., t. 12, n ° 151, p. 301); 1580 à plus forte raison (MONTAIGNE, Essais, éd. Villey-Saulnier, II, III, p. 350); c) 1609 la raison d'estat (M. REGNIER, Satyres, XI, 27 ds Œuvres compl., éd. G. Raibaud, p. 131); d) 1789 il n'y a pas de raison pour (SIEYÈS, Tiers état, p. 34); 1802 ce n'est pas une raison pour (BAUDRY DES LOZ., Voy. Louisiane, p. 23); e) 1792 raison de plus (FLORIAN, Fables, p. 199); 2. 1119 « ce qui rend compte de quelque chose, ce qui l'explique » (PHILIPPE DE THAON, Comput, 2203 ds T.-L.); d'où expr. a) déb. XIIIe s. rendre raison [de qqc.] (RAOUL DE HOUDENC, Vengeance Raguidel, 1008 ds Œuvres, éd. M. Friedwagner, t. II, p. 31); b) 1661 faire raison de qqc. « donner l'explication de quelque chose » (MOLIÈRE, Les Fâcheux, II, 2, vers 331); c) av. 1755 se faire une raison (ST-SIM., 296, 42 ds LITTRÉ); d) 1829 raison d'être (COUSIN, Hist. philos. XVIIIe s., p. 553: elles ont leur raison d'être); 3. déb. XIIIe s. « argument, preuve qu'on avance » tantes bieles paroles et tantes bieles raisons (HENRI DE VALENCIENNES, Hist. de l'empereur Henri de Constantinople, éd. J. Longnon, 692, p. 120); d'où expr. a) 1732 entrer dans les raisons de qqn (LESAGE, Guzm. d'Alf., IV, 7 ds LITTRÉ); b) 1811 comparaison n'est pas raison (JOUY, Hermite, t. 1, p. 302); c) 1813 avoir des raisons avec qqn (J.-F. ROLLAND, Dict. mauv. lang., p. 115); 4. apr. 1433 « satisfaction que l'on réclame, que l'on obtient » a) faire raison et justice à qqn (JEAN REGNIER, op. cit., 1re requête au duc de Bourgogne, 132, p. 174); 1604 pronom. se faire raison de qqn (MONTCHRESTIEN, David, acte III ds Tragédies, éd. L. Petit de Julleville, p. 218); b) 1544 avoir la raison de qqn (BONAVENTURE DES PÉRIERS, op. cit., LXXVIII, p. 277); 1819 avoir raison de qqn (COURIER, Lettres Fr. et Ital., p. 887); c) 1580 avoir raison d'une offense (MONTAIGNE, op. cit., I, XXIII, p. 118); d) 1580 demander raison de qqc. (ID., ibid., I, IX, p. 37); e) 1629 tirer sa raison de qqc. « se venger » (CORNEILLE, Mélite, II, 3, vers 491). B. 1. Ca 1200 « compte » (JEAN BODEL, Jeu St Nicolas, éd. A. Henry, 811 [mil. XIIe s. « taxe due » Jeu Adam, éd. W. Noomen, 711]); 1290 livre des Raisons (Charta [...] inter Probat. Hist. Sabol. pag. 346 ds DU CANGE, s.v. ratiocinium); 1551 livre de raison (COTEREAU, trad. COLUMELLE, I, 8 ds HUG.); 2. 1637 « rapport existant entre deux quantités » (DESCARTES, Lettre à Huygens, 5 oct. ds Œuvres et Lettres, éd. A. Bridoux, p. 977: à cause que les circonférences ont même raison entre elles que les diamètres); d'où expr. a) 1734 en raison inverse (VOLTAIRE, Lett. philos., XV ds ROB., s.v. inverse); b) 1805 en raison directe de (CUVIER, Anat. comp., t. 2, p. 447); c) 1834 en moyenne et extrême raison (ds CLARIS, Éc. polytechn., p. 263); d) 1840 la raison d'une progression (PROUDHON, Propriété, p. 246: la progression arithmétique dont la raison est 3); 3. 1675 « part de chaque associé dans une société commerciale » la raison de la société (J. SAVARY, Le Parfait négociant, t. 1, chap. XL, p. 350); 1789 raison de commerce (BEAUMARCHAIS, Époques, p. 89); 1807 raison sociale (Code de comm., Paris, livre premier, p. 5). III. Loc. 1. a) 1466 loc. prép. à la raison de « sur la base de » (JEAN DE BUEIL, Jouvencel, éd. L. Lecestre, t. 2, p. 190); cf. 1534 a raison de cent sols (ISAMBERT, op. cit., n ° 199, p. 385); b) 1514 id. a raison de quoy « à cause de » (Le Grand coutumier de Fr. de 1514, publ. par E. Laboulaye et R. Dareste, Paris, 1868, p. 239); 2. 1546 loc. conj. pour cette raison que (RABELAIS, Tiers Livre, éd. M. A. Screech, XX, ligne 41, p. 146); 3. a) 1748 loc. prép. en raison de « à proportion de » (MONTESQUIEU, Esprit des lois, VII, 1, éd. J. Brethe de La Gressaye, t. I, p. 180); b) 1797 id. « à cause de » (SÉNAC DE MEILHAN, Émigré, p. 1576: en raison de sa sensibilité). Du lat. rationem, acc. de ratio, propr. « calcul, compte » d'où le sens B 1 livre de raison « livre de compte » usuel jusqu'au XVIe s.; à partir du sens du lat. class. « justification, argument qui justifie une action » se développe celui de « dispute, discussion » (testament de 615 ds FEW t. 10, p. 113b) d'où enfin « parole, discours » att. en fr. dès la fin du Xe s. (supra), sens qui s'est maintenu jusqu'au XVIe s. bien qu'en France, le lat. médiév. ne soit pas att. (mais au Xe s. chez Hrotsvitha, v. FEW loc. cit. et FLASCHE, Die begriffliche Entwicklung des Wortes ratio... ds Leipz. Stud. t. 10, p. 57); du sens de « argument, preuve, justification » on arrive à celui de « ce qui est de droit, d'équité », au VIe s. Leges Burgundionum, 163, 4 (FEW t. 10, p. 114a, v. aussi FLASCHE, op. cit., p. 31); de même, à partir du sens de « argument » on trouve déjà en lat. class. (CICÉRON, Pro Murena, 17, 36) celui de « point de vue acceptable, explication d'un phénomène », distinguant par là ratio de causa « cause réelle »; la philos. médiév. confondant ces deux concepts, cette distinction se perd au Moy. Âge et c'est à la Renaissance, à la faveur de l'empr. de cause que raison retrouve le sens utilisé par Cicéron; enfin le lat. class. connaît aussi le sens de « faculté de connaître le vrai », dû au double sens du gr. « compte; faculté de connaître ». On retrouve ce même développement de sens dans les autres lang. rom., v. FEW t. 10, p. 114b. Fréq. abs. littér.:31 296. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 46 699, b) 37 827; XXe s.: a) 41 213, b) 48 197. Bbg. BLOOMBERG (E.). Ét. sém. du mot raison chez Pascal. Orbis Litterarum. 1973, t. 28, pp. 124-137. — FLASCHE (H.). Die begriffliche Entwicklung des Wortes ratio ... Leipzig, 1936, 275 p.; Das Wort raison im 16 Jahrht. Z. rom. Philol. 1964, t. 80, pp. 291-315. — FRANÇOIS (C.). Raison et déraison ds le théâtre de P. Corneille. York, 1980, 180 p. — HOFFMANN (P.). De qq. anomalies ds l'emploi des concepts de raison et de nature ds les livres XV et XVI de l'Esprit des lois de Montesquieu. Ét. sur le XVIIIe s. Strasbourg, 1980, pp. 41-64. — MERK (G.). L'Étymol. de race. Trav. Ling. Litt. Strasbourg. 1969, t. 7, n ° 1, pp. 177-188; Mots fantômes ou obscurs. R. Ling. rom. 1980, t. 44, p. 298. — MERK Lat. -tione 1982 [1978], pp. 146-151, 1359-1360. — RAUHUT (F.). Die Bezeichnungen der Ratio im Zeitalter der frz. Klassik in soziologischer Beleuchtung. In: [Mél. Wandruszka (M.)]. Tübingen, 1971, pp. 270-279. — SCKOMM. 1933, pp. 88-89. — VERNAY (H.). Autour du mot raison au 16e s. Z. rom. Philol. 1964, t. 80, pp. 316-326.
raison [ʀɛzɔ̃] n. f.
ÉTYM. 980, Passion du Christ, au sens III.; les autres acceptions apparaissent au déb. du XIIe; du lat. rationem, accusatif de ratio « calcul, compte; système, procédé », et, par ext. « faculté de calculer, de raisonner; explication, théorie » (de reor « calculer »), mot employé pour traduire le grec logos, à la fois « raison » et « langage ».
❖
———
I Capacité de jugement par laquelle l'homme est capable d'organiser, de systématiser sa connaissance et sa conduite, d'établir des rapports vrais avec le monde. — Dans certaines théories, système de principes qui dirigent l'activité de l'esprit et forment une règle, un modèle idéal de connaissance et d'action. — REM. À la différence d'intelligence et de pensée, raison a généralement une valeur normative et universelle. Le mot ne s'emploie pas dans la langue de la psychologie. ⇒ Intelligence (I., rem.). — Relatif à la raison. ⇒ Rationnel. || Doctrines, attitudes philosophiques concernant la raison. ⇒ Rationalisme. || Théories biologique, pragmatiste, sociologique… de la raison (→ ci-dessous, A., 2.).
1 Raison, selon qu'on envisage surtout, soit le caractère analytique de ses opérations, soit la clarté certaine de ses assertions, s'applique tantôt à la faculté essentiellement discursive, qui, capable d'organiser des expériences ou des preuves, établit ses démonstrations; — tantôt à la faculté d'affirmer l'absolu, de connaître et pour ainsi dire de capter l'être tel qu'il est, et de fournir les principes, d'atteindre les vérités nécessaires et suffisantes à la pensée et à la vie. Dans le premier sens, la raison est un simple instrument (« un instrument universel », disait Descartes) pour servir, aider ou mimer l'œuvre d'une faculté plus haute d'intuition; dans le second sens, elle prend le premier rôle; elle prétend, plus ou moins délibérément, attribuer une valeur réaliste au travail discursif de l'esprit, et restituer le réel à l'aide des fragments artificiels de l'analyse.
1 La faculté pensante et son fonctionnement, chez l'homme; ce qui permet à l'homme de connaître, juger et agir, conformément à des principes (considérés comme plus ou moins stables), mais sans préjuger la valeur de cette connaissance ou de cette action. Spécialt. La pensée discursive. ⇒ Compréhension, connaissance, entendement, esprit; intelligence, pensée; fig. cerveau, cervelle… || « Je suis une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit (cit. 39), un entendement ou une raison » (Descartes). || « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison… ». || La raison, propre de l'homme (→ Animal, cit. 18; bête, cit. 3, Descartes; généraliser, cit. 3, Voltaire). || Être doué de raison. ⇒ Raisonnable. || L'instinct (cit. 9 et 12) et la raison. — Par ext. || L'instinct, raison des bêtes (→ Intelligence, cit. 8, Voltaire). — L'activité de la raison. ⇒ Raisonnement, raisonner; comprendre, connaître, penser; déductif, déduction, démonstration, jugement, logique (cit. 1 et 2). || Les lois, les principes, les règles de la raison (→ ci-dessous, 2.). || Les opérations (cit. 1) de la raison.
2 Ainsi, loin que la véritable raison de l'homme se forme indépendamment du corps, c'est la bonne constitution du corps qui rend les opérations de l'esprit faciles et sûres.
Rousseau, Émile, II.
3 Que nos théories scientifiques soient liées aux règles de fonctionnement de notre esprit, à la structure de notre raison, aux concepts dont nous disposons, c'est certainement un point dont aucun savant doué d'un esprit tant soit peu critique n'a naturellement jamais pu faire entièrement abstraction (…)
L. de Broglie, Physique et Microphysique, p. 130.
♦ ☑ Loc. Raison raisonnante. — Être de raison. ⇒ 2. Être (cit. 31 et 32); entité. — L'abstraction, opposée au réel, au concret (→ Langage, cit. 30). — La spéculation désintéressée, opposée aux activités pratiques (→ Immoralisme, cit. 2).
2 (Dans un sens normatif.). La faculté de penser, considérée d'un point de vue général et abstrait, en tant qu'elle permet à l'homme « de bien juger (cit. 31, Descartes) et de distinguer le vrai du faux », et d'appliquer ce jugement à l'action. ⇒ Discernement, jugement, sagesse, sens (bon sens).
a Didact., philos. || « L'intelligence (cit. 9, Comte), principal attribut pratique de la raison ». || La philosophie (cit. 3), application de la raison aux différents objets. ⇒ Philosophie, science. || Les lumières (cit. 21) de la raison. || Raison et morale. || Justice et bonté (cit. 4), « affections de l'âme éclairée par la raison ». || Le droit (3. Droit, cit. 32, Bossuet) n'est autre chose que la raison même (→ aussi 1. Loi, cit. 49). — L'exercice de la raison, les lois, les principes, les règles de la raison. ⇒ Loi, principe. — La raison, considérée comme modèle pour la pensée et comme instrument de connaissance (Descartes), comme une valeur conventionnelle incarnée dans le langage, dans la logique (Valéry; → ci-dessous, cit. Bergson), comme prise de conscience d'un rapport entre la vérité objective et l'Esprit (Hegel), etc. (→ ci-dessous, les sens 5, 6 et 7).
4 (…) il est certain que la raison des hommes ne s'étend pas si loin que la vérité des choses (…)
5 L'entendement (…) en tant qu'il invente et qu'il pénètre, il s'appelle esprit; en tant qu'il juge et qu'il dirige au vrai et au bien, il s'appelle raison et jugement.
Bossuet, Traité de la connaissance de Dieu, I, VII.
6 (…) je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit : car pour la raison ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes (…)
Descartes, Discours de la méthode, I.
7 Ce que dans l'homme nous appelons la raison n'est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile.
Taine, les Origines de la France contemporaine, II, t. II, p. 56 (→ ci-dessous, 6., le sens philosophique).
8 (…) les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement de l'ancien. On appelle couramment et peut-être imprudemment « raison » cette logique conservatrice qui régit la pensée en commun : conversation ressemble beaucoup à conservation.
H. Bergson, la Pensée et le Mouvant, p. 89.
9 Il y a des choses qu'il faut bien accepter sans les comprendre; en ce sens, nul ne vit sans religion. L'Univers est un fait; il faut ici que la raison s'incline (…)
Alain, Propos, 1er avr. 1908, Aimer ce qui existe.
10 Il y a toujours eu des hommes pour défendre les droits de l'irrationnel. La tradition de ce qu'on peut appeler la pensée humiliée n'a jamais cessé d'être vivante (…) Mais jamais peut-être en aucun temps comme le nôtre, l'attaque contre la raison n'a été plus vive.
Camus, le Mythe de Sisyphe, p. 39.
♦ Spécialt. || La raison intuitive (noêsis) et la raison discursive (dianoia), dans la philosophie antique (⇒ Conscience, intuition).
♦ Abaisser, humilier la raison (→ aussi Abêtir, cit. 2). || La foi et la raison (→ Inculquer, cit. 6). || Le culte de la raison (→ ci-dessous, 5., spécialt). || Le besoin qu'a l'homme de croire (cit. 55) en sa raison.
♦ Vieilli. || La raison, faculté de se conduire suivant les valeurs morales (→ ci-dessous, la Raison pratique de Kant). || L'Être suprême nous a donné la raison pour connaître ce qui est bien. ⇒ Bien, n. m. (→ Grâce, cit. 25).
11 (…) c'est la raison éclairée par le flambeau de la philosophie, qui nous montre ce point fixe dont j'ai parlé; ce point duquel on peut partir pour connaître le juste et l'injuste, le bien et le mal moral.
La Mettrie, Discours préliminaire, in Textes choisis, p. 60.
b Cour. (⇒ Raisonnable). Bon sens, sagesse pour penser sainement et se bien conduire. ⇒ Discernement, entendement, judiciaire (n. f., vx), jugement, justesse (d'esprit), sagesse, sens, tête. || La droite raison (→ 1. Droit, cit. 23). || « Le droit chemin de la raison » (→ Cabrer, cit. 8). || « La parfaite raison fuit toute extrémité » (cit. 14). || La mesure et la raison françaises (→ 1. Étranger, cit. 6). || Chez les Français, le raisonnement tue la raison (→ Esprit, cit. 96, Balzac). — Fig. || Les préjugés sont la raison des sots (→ Conclure, cit. 10), leur tiennent lieu de raison.
12 Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveur de leur raison ?
Beaumarchais, le Mariage de Figaro, Préface.
13 Un gouvernement serait parfait s'il pouvait mettre autant de raison dans la force que de force dans la raison.
Rivarol, Notes, pensées et maximes, t. I, p. 24.
14 La raison habite rarement les âmes communes et bien plus rarement encore les grands esprits.
France, le Petit Pierre, XXXIII.
♦ Conformité à la raison (d'un jugement, d'une opinion…). ⇒ Bien-fondé, justesse, rectitude. || Conforme à la raison. ⇒ Juste, légitime, raisonnable, rationnel, sain, sensé. || Contraire à la raison. ⇒ Absurde, déraisonnable, fou, insane, insensé, irraisonné, irrationnel. || Il serait contre la raison que… (→ 2. Flétrir, cit. 2). — ☑ Loc. Vieilli. Contre toute raison : d'une manière excessive, anormale… ☑ Un outrage à la raison, outrager la raison.
♦ ☑ Faire valoir, employer la raison : persuader au lieu d'employer l'argument d'autorité (cit. 4 et 12). — ☑ Ramener qqn à la raison, à une attitude raisonnable (→ Dépiter, cit. 4). — ☑ (Mil. XVIIe). Mettre qqn à la raison, se mettre à la raison : rendre, devenir plus raisonnable. — Par ext. ☑ Mettre qqn à la raison : réduire (qqn) par la force (→ Malheur, cit. 20, La Fontaine).
15 (…) Jean s'en alla, pendant qu'Élodie, de sa voix blanche de vierge, disait que, si son papa faisait le méchant, elle se chargeait de le mettre à la raison.
Zola, la Terre, V, V.
♦ Consulter (cit. 9 et 10) la raison, sa raison. || Soumettre au jugement de la raison. ⇒ Juger. || Peser à la balance (cit. 10) de la raison. || Les conseils, la voix de la raison. || Appel à la raison. || La raison nous commande plus impérieusement qu'un maître (→ Désobéir, cit. 2). || Suivre la raison. || Des sottises que ma raison désapprouvait (cit. 3). — Renoncer à suivre la raison. || Abdiquer sa raison (→ Plier, cit. 19). || Ne laisser ployer (cit. 9) ni sa raison ni sa probité.
16 Quoi ? j'étouffe en mon cœur la raison qui m'éclaire (…)
Racine, Andromaque, V, 4.
17 L'homme libre est celui qui ne craint pas d'aller jusqu'au bout de sa raison.
J. Renard, Journal, 1901.
♦ La raison, faculté qui se développe le plus tard (→ Difficilement, cit. 2, Rousseau). || La marche de la raison dans l'enfance (→ Présenter, cit. 7). || Croître en raison et en force. — ☑ Loc. (1690). Âge de raison : âge auquel on considère que l'enfant a l'essentiel de la raison, aux environs de sa septième année (→ Faire, cit. 62; idée, cit. 5). || Sitôt que l'homme est en âge de raison (→ Maître, cit. 33).
18 (…) tu es resté un vieil étudiant irresponsable (…) Tu as l'âge de raison, Mathieu, tu as l'âge de raison ou tu devrais l'avoir (…) — Bah ! dit Mathieu, ton âge de raison, c'est l'âge de la résignation, je n'y tiens pas du tout.
Sartre, l'Âge de raison, p. 115.
♦ Une maturité (cit. 6) de raison. — Allus. littér. || « Et puis est revenu, plein d'usage et raison » (→ Âge, cit. 2).
c (Opposé à instinct, intuition). || La raison : faculté de connaître, de raisonner selon des lois, par opposition aux autres moyens de connaissance. — REM. Raison est pris ici au sens de « raison discursive », et exclut l'intuition. — La raison et l'instinct (cit. 9, 31 et 32), et la nature (cit. 58). || La raison opposée au cœur, chez Pascal. ⇒ Cœur (cit. 143, 161 et 162). || Raison et intuition.
♦ La raison, opposée à la pensée irrationnelle, notamment dans le domaine de la création. || Raison et fantaisie, et imagination. ⇒ Imagination (cit. 11). || La raison et l'irrationnel, le rêve, la folie (fig.; cit. 12, 18 et 19). || Se révolter contre la raison (au nom de l'inconscient). → Gratuit, cit. 9. — Place de la raison dans la littérature classique. || « Aimez donc la raison » (→ Écrit, cit. 3, Boileau). || Le romantisme, le surréalisme réduisent le rôle de la raison.
19 Notre pâle raison nous cache l'infini !
Rimbaud, Poésies, V, III.
♦ (Opposé à sentiment). || La raison, réglant et ordonnant le comportement humain. || La raison et le cœur (cit. 152, 153 et 157). || La raison et la passion. → aussi Arrêter, cit. 20; céder, cit. 13; démontrer, cit. 1; frein, cit. 6; homme, cit. 20. || « Les passions (cit. 8, Vauvenargues) ont appris aux hommes la raison ». || La raison et le sentiment (→ Mesquin, cit. 4). || « Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments » (→ Autorité, cit. 37, Corneille). || La raison et l'amour (cit. 44, Pascal). — ☑ Loc. Mariage (cit. 18 et 19) de raison (opposé à mariage d'amour), réglé par les convenances sociales ou l'intérêt et non par les sentiments. || La raison et l'humeur (cit. 4; cit. 22) et l'impulsion (cit. 13), et le tempérament, et le caractère. || Raison et désir. || Raison et sens (→ Gouvernail, cit. 5). || « Ces surprises des sens que la raison surmonte » (→ Assaut, cit. 5, Corneille).
20 Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.
Molière, le Misanthrope, I, 1.
21 Notre raison nous rend quelquefois aussi malheureux que nos passions; et on peut dire de l'homme, quand il est dans ce cas, que c'est un malade empoisonné par son médecin.
Chamfort, Maximes, « Sur les sentiments », XLI.
22 Les grandes pensées viennent de la raison !
Lautréamont, Poésies, II, p. 285 (allusion à la phrase de Vauvenargues, → Cœur, cit. 151).
23 Enfin on se pénètre près d'elle (la femme) de cette idée que les rêves du sentiment et les ombres de la foi sont invincibles, et que ce n'est pas la raison qui gouverne les hommes.
France, le Jardin d'Épicure, p. 39.
24 Mon cœur, si ma raison lui donne tort de battre, c'est à lui que je donne raison.
Gide, les Nouvelles nourritures, p. 208.
25 Il faut admettre que si le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, c'est que celle-ci est moins raisonnable que notre cœur.
R. Radiguet, le Diable au corps, p. 123.
26 Qu'on ne reproche point un trépas de fantaisie à ce souverain qui avait eu une naissance de raison, qui avait fait un mariage, un divorce, un remariage de raison et des enfants par raison d'État. Il s'est rattrapé sur le dernier article, le seul qui lui restât pour se divertir.
A. Arnoux, Suite variée, Le fauteuil, p. 235.
3 Les facultés intellectuelles d'une personne (la raison de quelqu'un, sa raison), considérées quant à leur état actuel, à leur fonctionnement. || Une raison claire, lucide, lumineuse. || Obscurcir les lumières de sa raison. ⇒ Aveugler (→ Épreuve, cit. 16). || Raison vacillante, obscurcie. ⇒ Aveuglement, déraison, déraisonner, égarement, égarer (cit. 8 et 16). || Ma raison chancelle (→ Incertain, cit. 16), s'égare (→ Poison, cit. 3). || Sa raison s'est altérée (→ Fixe, cit. 9). ⇒ aussi Fou (cit. 27). || Sa raison sommeillait (→ Détraquer, cit. 4), s'en allait (→ Impression, cit. 42). || Troubler la raison. — Les malheureux en qui la raison humaine s'est obscurcie (→ Imbécile, cit. 12).
27 La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit ou s'égare, manque (faute) d'avoir tous ses principes présents.
Pascal, Pensées, IV, 252.
28 J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse.
Maupassant, les Sœurs Rondoli, « Lui ».
♦ Absolt. État normal des facultés intellectuelles. — ☑ (1680). Perdre la raison : devenir fou. || Recouvrer la raison. || Intervalles de raison d'un malade mental. ⇒ Lucide, lucidité. || Avoir sa raison. || Il n'a plus toute sa raison. || Lueur de raison.
29 Vous voyez, madame, que notre étourdi faisait comme font tous les hommes : ne pouvant se corriger de sa folie, il tentait de lui donner l'apparence de la raison.
A. de Musset, Nouvelles, « Deux maîtresses », VIII.
4 (V. 1165 : entendre raison). Sens, signification raisonnable. || « …avec la rime enchaîner (cit. 8) la raison » (Boileau). — ☑ N'avoir ni rime ni raison. ☑ Sans rime ni raison.
♦ Le langage de la raison; discours, conseils raisonnables. || Parler (1. Parler, cit. 89) raison. — ☑ Loc. Entendre raison. ⇒ Entendre (infra cit. 60).
♦ Par ext. La juste mesure, le juste milieu. ☑ Loc. Plus que de raison : plus que la mesure raisonnable (→ Forcer, cit. 32). || Boire plus que de raison.
30 Dans la juste nature on ne les voit jamais;
La raison a pour eux des bornes trop petites;
En chaque caractère ils passent ses limites (…)
Molière, Tartuffe, I, 5.
5 Philos. Connaissances que l'homme peut acquérir par ses rapports avec le monde, la nature, par oppos. à toute connaissance qui lui serait fournie par une révélation, à la foi, à la croyance (dans ce sens, la raison est « naturelle »). (→ Irrationnel, cit. 1). || La raison naturelle (→ Astreindre, cit. 2, Pascal). || Raison et foi (cit. 26 et 31), et religion (→ Choquer, cit. 6, Pascal; dévotion, cit. 4). || Connaître par la foi et non par la raison. ⇒ Fidéisme, révélation. || Raison et mysticisme (cit. 4). → Mystique, cit. 4. || Les impies (cit. 8, Pascal) qui font profession de suivre la raison. || Humilier (cit. 6 et 10) la raison et la nature (Pascal). || Faiblesse de la raison, selon Pascal (→ Démarche, cit. 4; déterminer, cit. 9).
31 (…) la raison est l'enchaînement des vérités; mais particulièrement, lorsqu'elle est comparée avec la foi, de celles où l'esprit humain peut atteindre naturellement, sans être aidé des lumières de la foi.
32 (…) ce ne sont point mouvements humains, cela vient de Dieu. Point de raison ! C'est la vraie religion cela. Point de raison ! Que Dieu vous a fait, monseigneur, une belle grâce ! Estote sicut infantes : soyez comme des enfants. Les enfants ont encore leur innocence; et pourquoi ? Parce qu'ils n'ont point de raison. Beati pauperes spiritu ! bienheureux les pauvres d'esprit ! ils ne pèchent point. La raison ? C'est qu'ils n'ont point de raison.
♦ Spécialt. || La raison, considérée comme une puissance stable, organisée, comme un système de principes appartenant à la nature même de l'homme et lui permettant d'accéder à la vérité, au bien, en s'opposant à la superstition et au fanatisme. — REM. Ce sens, en honneur au XVIIIe s., conduisit sous la Révolution à une sorte de divinisation de la raison. ⇒ Lumière (cit. 34), philosophie. || Le culte de la raison. || La déesse Raison. || L'autel, le temple de la Raison.
33 Que des citoyens (…) viennent déposer sur l'autel de la patrie les monuments inutiles et pompeux de la superstition (…) la patrie et la raison sourient à ces offrandes. Que d'autres renoncent à telles ou telles cérémonies, et adoptent sur toutes ces choses l'opinion qui leur paraît la plus conforme à la vérité, la raison et la philosophie peuvent applaudir à leur conduite.
Robespierre, Contre le philosophisme, in le Moniteur universel, no 66, nov. 1793 (in Textes choisis, t. III, p. 83).
♦ Par ext. Les tenants de la philosophie, des « lumières » ⇒ Philosophe.
34 (…) la raison finira par avoir raison (…)
d'Alembert, Lettre à Voltaire, 23 janv. 1757.
6 Philos. Pouvoir d'organisation, de synthèse, dont la valeur ne dépend que de la nature de l'esprit humain; système de principes a priori qui règle la pensée et dont nous avons une connaissance réfléchie. Dans ce sens, raison s'oppose à expérience (supra cit. 23), à perception, sens… (→ aussi Fait, cit. 36; préexistence, cit.). || L'associationnisme, l'empirisme, le sensualisme contestent l'existence de la raison (→ ci-dessus, cit. 7, Taine).
35 La thèse selon laquelle la raison ne comporte aucun élément fixe à travers l'histoire et doit changer non pas de comportement mais de nature, sous l'action de l'expérience; c'est la thèse des « âges de l'Intelligence » de Brunschvicg, qui veut, en somme, que la raison soit soumise à l'expérience (…) et déterminée par (elle) (…) Si la raison, à l'âge où l'homme, en lutte avec l'entour, jetait les fondements de sa nature, est sortie de l'expérience, elle lui est devenue transcendante… en d'autres termes, l'expérience, dans la mesure où elle est autre chose qu'un constat mais un enrichissement de l'esprit, implique la préexistence de la raison.
Julien Benda, la Trahison des clercs, p. 56.
♦ (Dans la philosophie kantienne). || Raison théorique, spéculative, concernant exclusivement la connaissance, et fondatrice de la science. || Raison pratique : principe a priori de l'action (morale). || La critique de la Raison pratique. — (Sartre) || Critique de la raison dialectique.
♦ Spécialt. Chez Kant, la faculté de penser supérieure qui nous fournit les idées du monde, de l'âme, de Dieu… || La raison fait la synthèse des concepts de l'entendement. — Chez Schopenhauer, la raison forme et combine les concepts abstraits.
♦ Cour. || La raison et les sens (→ Abuser, cit. 10). || « Quand l'eau courbe (cit. 1) un bâton, ma raison le redresse » (→ aussi Œil, cit. 34). || Peintres qui parlent (→ 1. Parler, cit. 58) à la raison plus qu'aux yeux.
36 La raison nous trompe plus souvent que la nature.
Vauvenargues, Réflexions et maximes, 123.
37 Une seule démonstration me frappe plus que cinquante faits. Grâce à l'extrême confiance que j'ai en ma raison, ma foi n'est point à la merci du premier saltimbanque (…) Je suis plus sûr de mon jugement que de mes yeux.
Diderot, Pensées philosophiques, L.
7 (Dans des philosophies idéalistes). Faculté naturelle (→ ci-dessus, 6.) — ou octroyée à l'homme par un principe suprême — de connaître le réel et l'absolu, à travers l'apparence et l'accident (⇒ Transcendantal). || Kant a critiqué cette conception de la raison dans la« Critique de la Raison pure ». — Théorie de la raison impersonnelle, d'après laquelle la raison de chaque homme n'est que le reflet d'une Raison universelle (Dieu, pour les croyants). — Raison, chez Bossuet, Fénelon… est synonyme de Logos.
38 La vraie raison (…) loge dans le sein de Dieu (…) c'est de là qu'elle part quand il plaît à Dieu nous en faire voir quelque rayon (…)
Montaigne, Essais, II, XII.
39 À la vérité, une raison est en moi (…) mais la raison supérieure qui me corrige dans le besoin et que je consulte n'est point à moi (…) cette règle est parfaite et immuable, je suis changeant et imparfait (…)
40 Admettre quelque conformité entre la raison de l'homme et la raison éternelle, qui est Dieu, et prétendre que Dieu exige le sacrifice de la raison humaine, c'est établir qu'il veut et ne veut pas tout à la fois.
Diderot, Additions aux pensées philosophiques, II.
41 La raison est bien une faculté innée à l'âme humaine, constitutive de son essence; on pourrait dire que c'est la faculté de l'absolu : mais cette faculté n'opère pas primitivement ni à vide; elle ne saisit pas son objet sans intermédiaire; cet intermédiaire essentiel, cet antécédent de la raison c'est le moi primitif.
Maine de Biran, Du physique et du moral de l'homme, p. 389.
42 (…) une sphère de lumière et de paix, où la raison aperçoit la vérité sans retour sur soi, par cela seul que la vérité est la vérité, et parce que Dieu a fait la raison pour l'apercevoir (…)
Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien, 3e leçon.
8 (Sens objectif). Ordre, structure présente dans le monde; absolu, vérité (ce sens correspond aux sens 2., 5. à 7. concernant la raison subjective).
43 (…) l'homme peut dire : « Mes sentiments, mon angoisse, ma nausée, ma mort ». Il ne peut dire : « ma raison », mais seulement : « la Raison », la Raison étant commune à tous, et même, semble-t-il, présente dans les choses, dont elle constitue la structure. La Raison est toujours extériorité, nécessité, toujours elle semble découverte en ce qui n'est pas nous.
Ferdinand Alquié, Deucalion, I.
B Opposé à tort; en loc. (Dire raison au XIIe). Vérité, opinion, jugement en accord avec les faits; action ou comportement que l'on approuve.
♦ ☑ (V. 1175). Avoir raison : être dans le vrai, ne pas se tromper (dans la pensée ou dans l'action). → Appartenir, cit. 15; beau, cit. 14; clabauder, cit. 2; destin, cit. 4; doute, cit. 24; indigner, cit. 8; parti, cit. 31. || « Brigadier (cit. 3), vous avez raison ». — Avoir bien raison. || Vous avez bien raison de… : vous faites bien de… (→ Fortune, cit. 42). || Il a tout à fait raison (Contr. : errer, tromper [se]).
44 Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort.
Beaumarchais, le Mariage de Figaro, I, 1.
45 — Mon cher, me répondit le dessinateur, il a peut-être raison d'avoir tort !
Balzac, Un Prince de la Bohême, Pl., t. VI, p. 845.
46 On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir pas raison de se plaindre.
Hugo, Post-Scriptum de ma vie, L'esprit, « Tas de pierres », II.
47 Il a souvent raison, c'est entendu; mais il croit trop que cela suffit, d'avoir raison, et qu'il n'y a que la raison qui compte.
Gide, Robert, II, 1.
48 Nous ne somme pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes (…)
Beaumarchais, le Barbier de Séville, II, 15.
♦ ☑ À tort ou à raison. — ☑ Avec raison : en connaissance de cause. — Contre toute raison.
———
II (Premier sens attesté, 980). Ce qui est juste, équitable; ce qui est de droit. — Vx. || La raison écrite : le droit romain (cf. Montesquieu, l'Esprit des lois, XXVIII, XII).
♦ ☑ (Est raison, XIIe; est bien raison que…, fin XIIe). Loc. (Vx). Il est raison, c'est (bien) la raison que, c'est raison de… (→ Double, cit. 18). — ☑ (Langue class.) Il n'y a point de raison : c'est excessif, absurde, fou. — ☑ Faire raison à qqn, lui rendre raison : lui rendre justice. ☑ Tirer raison : obtenir satisfaction. — REM. Ces locutions se rencontrent fréquemment chez Corneille. — ☑ Vx. À raison, par raison : justement. — ☑ Contre toute raison : de manière excessive, absurde. || « Il fait un froid et une pluie contre toute raison » (Mme de Sévigné).
♦ (Dans la langue juridique). || De raison. ☑ Pour valoir, pour servir ce que de raison, ce que de droit (ce à quoi on peut prétendre selon le droit). ☑ À telle fin que de raison : → À toutes fins utiles. ☑ Comme de raison. ⇒ aussi Juste (comme de). — REM. Plus que de raison n'est plus compris dans ce sens, mais au sens I.
———
III (1190. Raison a signifié « contribution, somme, caution, profit… » en moyen français).
1 Compte. — REM. Ce sens subsiste dans l'expression livre de raison [d'abord écrit livre de raisons, fin XIIIe] (→ Livre) où, sous l'influence du sens I., raison a pris le sens de « revue discursive de tout le train d'une maison » (M. Blondel, in Lalande).
49 (…) tout fut confisqué, sans que jamais (…) j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille.
Rousseau, les Confessions, V.
b Mod. (Code de Commerce, 1807). || Raison sociale. Dr. Désignation (d'une société en nom collectif ou d'une société en commandite), réunion des noms des associés ou des commandités, ou, plus souvent, des noms de quelques-uns d'entre eux suivis de la mention et Cie. — Cour. Nom (d'une société), quelle que soit la forme juridique de celle-ci. ⇒ Nom (→ Associé, cit. 5). ⇒ aussi Commerce.
50 Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale ? On pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature.
Balzac, la Maison du Chat-qui-pelote, Pl., t. I, p. 39.
51 Dans plus de dix ans d'intimité, nous n'en avons reçu qu'une seule (lettre) qui dérogeât à cette douce raison sociale : c'était celle où le malheureux survivant criait du fond de son désespoir la mort de son frère bien-aimé.
Th. Gautier, Portraits contemporains, Jules de Goncourt.
3 (XVe). Rapport entre deux grandeurs, deux quantités. || Raison d'une progression : terme constant, qui, multiplié par un terme d'une progression ou additionné avec lui, donne le terme suivant. || Dans la progression arithmétique 1, 3, 5, 7, 9… et dans la progression géométrique 2, 4, 8, 16, 32 la raison est 2. — (1771). || Raison directe de deux quantités : rapport tel que, quand l'une des quantités augmente, l'autre augmente aussi. || Varier en raison directe de… ⇒ Fonction. — (Mil. XVIIIe). || Raison inverse : rapport tel que, quand l'une des quantités augmente, l'autre diminue. || En raison inverse (cit. 2) de… — Vx. || Dans la raison renversée de… (→ Attractif, cit. 1). — Mus. || L'octave (cit. 1) est en raison double. || Raison triple (→ Mesure, cit. 33).
52 La raison exprime comment un nombre est contenu dans un autre, ou comment il le contient (…) On la peut représenter par une fraction dont un nombre sera le numérateur et l'autre le dénominateur.
♦ ☑ Loc. prép. (Déb. XVIe). À raison de : en comptant, sur la base de… || Trois mille francs « qui lui rapportèrent, à raison de deux sous pièce, trois cents francs » (Balzac). ⇒ Pied (sur le pied de…), prix (au prix de…).
♦ À raison de… : à proportion de… ⇒ Suivant (→ Drôlement, cit. 1; pièce, cit. 4). — REM. Il arrive qu'on emploie aussi en raison de…, dans ce sens, malgré la confusion qui peut en résulter avec en raison (IV., 1.) de…, causal. || La vie sociale nous donne (cit. 49) en raison de nos efforts. || On ne reçoit qu'en raison de ce qu'on donne (cit. 26) : dans la mesure où… ⇒ Mesure, proportion (en).
53 Je désirais surtout être jugé non point à raison de mérites extérieurs, mais à raison des services que je pouvais rendre.
G. Duhamel, la Pesée des âmes, VII.
———
IV (V. 1112, « cause, motif », et aussi « affaire, problème », 1080, la Chanson de Roland).
1 Principe d'explication; ce qui rend compte d'un effet, permet de comprendre l'apparition d'un événement, d'un fait, d'un objet nouveau. || Demander, donner la raison. ⇒ Cause, explication, origine (cit. 13), pourquoi (n. m.). || Faire connaître la raison de… ⇒ Expliquer. || Comprendre la raison, les raisons d'une chose. || La nécessité (cit. 8) et les raisons. || Ce dont on peut donner la raison. ⇒ Compréhensible, explicable. || Ignorer (cit. 5) les raisons de tout ce qu'on voit.
♦ Philos., sc. || Une raison métaphysique. ⇒ Origine (cit. 10), principe. || Tout existant (cit. 2) naît sans raison. || Chaîne (cit. 27) de raisons. — Je me plaisais aux mathématiques (cit. 3) à cause de l'évidence de leurs raisons.
♦ Raison formelle (cit. 7, Descartes).
♦ (1710). || Raison suffisante : principe selon lequel « rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante » (Leibniz).
54 La raison suffisante, comme son titre l'indique, n'est que la raison même en action ou appliquée à la liaison ou l'enchaînement des faits, dans l'ordre naturel et légitime de la succession, comme à la liaison des conséquences à leurs principes, dans l'ordre logique de nos idées et de nos signes conventionnels.
Maine de Biran, Du physique et du moral de l'homme, p. 397.
♦ Dr. || Raisons de fait, raisons de droit. ⇒ Motif, moyen. — Raison d'État. ⇒ État (cit. 126 à 129, et supra).
♦ Raison d'être (→ un autre sens, cit. 71 et supra).
55 Le mal est l'unique raison d'être du bien. Que serait le courage loin du péril et la pitié sans la douleur ?
France, le Jardin d'Épicure, p. 88.
♦ Cour. La cause, le pourquoi d'un acte, d'un comportement, d'un sentiment. ⇒ Mobile, motif. || Un accès d'impatience (cit. 4) dont il est impossible de dire la raison. || Des mélancolies sans raison apparente (→ Originalité, cit. 4). ⇒ Sujet. || Il faut qu'il y ait une raison qui nous détermine (→ Gratuitement, cit. 4). || La raison cachée de son attitude, de sa conduite (cit. 13). → Le fin mot.
56 (…) il n'y a aucune raison pour que je sois fidèle, sincère et courageux. Et c'est précisément pour cela que je dois me montrer tel.
Sartre, Situations I, p. 243.
♦ Par plais. (et allusion aux sens philosophiques traités ci-dessus).
57 Un jour Cunégonde (vit) le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère (…) Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée (…) songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
Voltaire, Candide, I.
♦ Vx. || Par la raison de…, que… ⇒ Par; parce que, puisque (→ Aisément, cit. 4). || Par cette seule raison que… (→ Équité, cit. 15).
58 S'ils n'ont pas été publiés dans les précédentes éditions du livre, c'est par une raison bien simple.
Hugo, Notre-Dame de Paris, Note ajoutée à l'éd. définitive, 1832.
59 Par la raison que les contraires s'attirent (…) je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé.
A. de Musset, On ne badine pas avec l'amour, I, 3.
♦ (1671). || Pour (cit. 59) la raison que… ⇒ Puisque. || Pour quelle raison ? ⇒ Comment, pourquoi. ☑ Pour une raison ou pour une autre (→ Hasard, cit. 28) : sans raison précise et connue. || Pour cette raison. ⇒ Car. — ☑ Loc. vieillie. Pour raison de quoi : à cause de quoi.
60 (…) pour la seule raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle était souffrante.
Proust, le Côté de Guermantes, Pl., t. II, p. 321.
♦ La raison, les raisons pourquoi (cit. 21). → aussi Bon, cit. 5.
♦ ☑ Loc. adv. (1580, Montaigne). À plus forte raison : avec des raisons encore plus fortes (par rapport à une chose donnée pour vraie ou supposée telle). ⇒ A fortiori; plus (supra cit. 43); → Laisser, cit. 7. — REM. L'inversion du sujet est fréquente après cette locution.
61 À plus forte raison un Jerphanion restait-il hors de jeu.
♦ ☑ (1835). En raison de… : en tenant compte de… ⇒ Cause (à cause de), conséquence (en conséquence de), égard (eu égard à), vertu (en). → la loc. homonyme « à proportion de » ci-dessus III., 3., supra cit. 53.
62 (…) On s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idée que l'on s'est formée de soi.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. III, p. 2.
♦ ☑ Loc. vieillie. Demander raison de quelque chose : en demander l'explication (→ Gastrite, cit.). || Demander raison d'une offense : → ci-dessous, sens IV., 4. — ☑ Vx. (XVIIe). Faire raison de : expliquer, rendre compte de… — ☑ (Déb. XIIIe). Rendre raison de… : expliquer.
63 Qui pourrait rendre raison de la fortune de certains mots et de la proscription de quelques autres ?
La Bruyère, les Caractères, XIV, 73.
64 Je vous ai déjà surpris trois fois allant à la messe, vous ! Vous me ferez raison de ce mystère, et m'expliquerez ce désaccord flagrant entre vos opinions et votre conduite.
Balzac, la Messe de l'athée, Pl., t. II, p. 1156.
♦ ☑ (Fin XVIIe). Se faire une raison : se résigner à admettre ce qu'on ne peut changer. ⇒ Parti (prendre son), résignation (→ Premier, cit. 7).
65 — Voyez-vous, monsieur Baillehache, il faut se faire une raison, les jambes ne vont plus, les bras ne sont guère meilleurs, et, dame ! la terre en souffre (…)
Zola, la Terre, I, II.
♦ ☑ Point de raison : pas d'explication (→ ci-dessus, cit. 32, Saint-Évremond).
2 Cause ou motif légitime qui justifie qqch. en l'expliquant. ⇒ Justification; cause (cit. 16), considération, excuse, fondement. → Excuser, cit. 9. || Se proposer une raison d'agir (cit. 14), d'entreprendre. || Établir sur des raisons. ⇒ Fonder. || Il lui a donné des raisons, de bonnes raisons de le haïr, de se méfier. ⇒ Occasion; motif, sujet. || Avoir de fortes raisons de penser, de croire… (⇒ Indice, probabilité). || Si les raisons manquaient, les exemples ne manqueraient pas (→ Cas, cit. 27). || Des raisons apparentes (cit. 4), captieuses, fallacieuses (⇒ Couleur, 2. prétexte). || Inventer des raisons de faire quelque chose, de fausses motivations (→ 1. Faux, cit. 34). || Des raisons de famille (→ Crampon, cit. 3). || Absent pour raison de santé. — ☑ Avoir de bonnes raisons pour… (cf. Être fondé à…). ☑ J'ai mes raisons (→ 1. Penser, cit. 21)… — ☑ (1830). Il n'y a pas de raison, aucune raison pour… ⇒ 1. Lieu (III.). — ☑ (Déb. XXe). Ce n'est pas une raison : ce n'est pas une bonne excuse. — Écouter, entendre les raisons de quelqu'un. — ☑ (1732). Vieilli ou littér. Entrer dans les raisons de qqn : admettre son point de vue, se laisser convaincre. — REM. Les emplois de ce type peuvent souvent être interprétés au sens 3. ci-dessous.
66 Vous me semblez troublé. — J'ai bien raison de l'être.
Corneille, la Suite du Menteur, V, 4.
67 Et lorsque de la sorte on se met en colère,
On fait croire qu'on a de mauvaises raisons.
Molière, Amphitryon, III, 5.
68 Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,
C'est que je m'appelle Lion (…)
La Fontaine, Fables, I, 6.
68.1 — Mais pourquoi ?
— Parce que… j'ai mes raisons (…) Eh ben ! j'ai mes raisons; laissez-moi tranquille.
— Mais on en dit une, de raison, madame Badoulard; on en dit une, de raison.
Henri Monnier, la Victime du corridor, 5, in Scènes populaires, t. I, p. 264.
69 Il y a des raisons pour tout. Si la guerre vient, on dira qu'on avait donc raison de la préparer; si la paix suit, on dira que c'est en préparant la guerre qu'on assure la paix.
Alain, Propos, 16 mai 1922, Conditions de l'expérience.
70 L'esprit a ses raisons subtiles, et comme son cœur, que le cœur méconnaît.
J. Paulhan, Entretiens sur des faits divers, p. 66.
♦ ☑ La raison du plus fort. ⇒ Fort (infra cit. 4). → Justice, cit. 25; montrer, cit. 13; plaisir, cit. 2.
♦ ☑ Raison d'être : ce qui justifie l'existence d'une chose ou d'une personne. ⇒ Destination, fin, justification. || Son enfant est sa seule raison d'être. || Raison de vivre. — (→ dans un autre sens, supra, 1., cit. 55, France).
71 Je compris aussitôt que, l'ayant perdue, c'en était fait de ma raison d'être, et je ne savais plus pourquoi désormais je vivais.
Gide, Et nunc manet in te, p. 8.
♦ ☑ (Mil. XVIIe). Loc., au sing. Avec raison, avec juste raison : en ayant une raison valable, un motif légitime de… (et, aussi, en ayant raison, au sens II.). ⇒ Justice, titre (à juste titre); → Dépositaire, cit. 6; interrogation, cit. 1.
♦ ☑ (V. 1165). Sans raison : sans motif (→ À plaisir), sans justification raisonnable. || Il s'est inquiété sans raison. — Non sans raison. — (Qualificatif). || Vos inquiétudes sont sans raisons, immotivées.
72 (…) une propreté dont on cherche le but en ce salon où il n'y a personne, un luxe sans raison pour un intérieur où ne régnerait que la nuit.
Charles Cros, Fantaisies en prose, Le meuble, Pl., p. 153.
3 (Une, des raisons). Argument destiné à démontrer, à prouver. ⇒ Allégation, argument. → Persuader, cit. 3 et 19. || Raisons alléguées pour réfuter. ⇒ Réfutation. || Raisons démonstratives, déterminantes (cit. 1), péremptoires (cit. 1), pertinentes, probantes, toutes droites (→ 1. Droit, cit. 22) et toutes vraies. || Puissantes raisons. || Raisons « massue » (cit. 6). || Une raison bien forte (cit. 28) en sa faveur. || Prouver par des raisons naturelles (→ Athée, cit. 2). || Les raisons qui prouvent que… ⇒ Preuve (→ Âme, cit. 5). — Raisons pour et raisons contre (→ Partialité, cit. 1). || Les bonnes et les mauvaises raisons. || Raison valable. — ☑ Conduire qqn à ses raisons : le convaincre. || Opposer des raisons à celles de qqn (→ Jaune, cit. 3). ☑ Se rendre aux raisons de… : admettre l'argumentation de… — ☑ Prov. Comparaison n'est pas raison.
73 (…) ils ont jugé plus à propos et plus facile de censurer que de répartir, parce qu'il leur est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons (…)
Pascal, les Provinciales, III.
74 La lutte des idées est possible, même les armes à la main, et il est juste de savoir reconnaître les raisons de l'adversaire avant même de se défendre contre lui.
Camus, Actuelles III, Avant-propos, p. 14.
4 Par ext. du 1. (dans quelques syntagmes verbaux). Vieilli. Réparation à un tort; vengeance… — ☑ (1580). Demander raison d'un affront, d'une offense (en provoquant en duel, etc.). → Honneur, cit. 13. — ☑ Vx. Tirer (sa) raison de qqn : s'en venger.
75 (…) je vous demande raison de l'affront qui m'a été fait.
Molière, George Dandin, I, 6.
♦ ☑ (V. 1570). Vx. Avoir la raison de qqch. : en tirer vengeance. || Avoir sa raison : faire triompher son droit.
♦ ☑ (V. 1830). Mod. Avoir raison de… || Avoir raison de quelqu'un : en venir à bout (→ Effacer, cit. 5). — Par ext. || Avoir raison de qqch. || Avoir raison des difficultés, des obstacles. ⇒ Franchir. — Fig. || La fatigue, la terreur eurent raison d'elle, s'emparèrent d'elle sans qu'elle pût résister (→ Épouvante, cit. 6; inégal, cit. 11).
♦ ☑ (V. 1460). Vx. Faire la raison de qqch. : en donner réparation. Fig. Faire raison de (qqn, qqch.) : vaincre, venir à bout. — ☑ Se faire raison : se faire justice.
76 (…) six pieds de terre, comme le disait Mathieu Molé, feront toujours raison du plus grand homme du monde.
Chateaubriand, Itinéraire…, VI.
♦ ☑ Spécialt. (Vx). Faire raison à quelqu'un d'une santé qu'il a portée : lui rendre la pareille en buvant avec lui (cf. La Fontaine, Lesage, in Littré; → aussi Éponge, cit. 2, La Fontaine).
5 ☑ (1835). Fam., vx (au plur.) Avoir des raisons avec qqn : avoir une dispute (→ Avoir des mots). || Ils ont eu des raisons. — ☑ (Déb. XXe). Chercher des raisons à qqn, lui chercher querelle.
❖
CONTR. Aberration, aliénation, cécité (fig.), délire, démence, déraison, égarement, extravagance, folie, fureur, insanité; bêtise. — Caprice, impulsion, instinct; cœur, sentiment; charme, chimère. — Tort.
DÉR. et COMP. Arraisonner, déraison. — Raisonnable, raisonnement, raisonner.
Encyclopédie Universelle. 2012.